Le Cheveu du diable - Édouard Cadol - E-Book

Le Cheveu du diable E-Book

Édouard Cadol

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Extrait : "En ce temps-là, il y avait rue Saint-Denis, une vieille maison. Le pignon en surplombait la base, et l'on apercevait de grandes poutres transversales qui dataient de plus de cent ans. Le rez-de-chaussée, sombre et profond, offrait deux étroites baies de chaque côté de la porte. Les croisées du premier étage étaient coupées, au tiers de leur hauteur, par une enseigne, légèrement penchée où se lisait : A LA TOISON D'OR."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 184

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Première partie

En ce temps-là, il y avait, rue Saint-Denis, une vieille maison. Le pignon en surplombait la base, et l’on apercevait de grandes poutres transversales qui dataient de plus de cent ans.

Le rez-de-chaussée, sombre et profond, offrait deux étroites baies de chaque côté de la porte.

Les croisées du premier étage étaient coupées, au tiers de leur hauteur, par une enseigne, légèrement penchée où se lisait :

 

À LA TOISON D’OR.

 

Et, au-dessous, en plus petits caractères :

 

Antoine Gaudin, drapier.

 

L’enseigne avait, en plus d’une place, sa peinture écaillée, montrant un bois noirci par le temps, fendillé, rongé par la pluie, et c’est à peine si l’on parvenait à lire les indications qu’elle portait.

À vrai dire, l’enseigne était superflue. Tout le commerce de Paris, de Sedan et d’Elbeuf connaissait Antoine Gaudin, dont la signature valait de l’argent comptant.

Celui-ci, était un bon gros père, jovial et facile en affaires, – la réussite rend aimables les âmes simples. – Actif, très au fait du métier, sans ambition étrangère à son industrie, il avait cette constance de belle humeur qui distingue le bourgeois de Paris.

Il était veuf ; mais loin d’en remercier le ciel, ainsi qu’il arrive, en secret, à plus d’un, qui ne parle de « la défunte » qu’en s’évertuant à faire une grimace contrite, le bonhomme, sans rien dire, avait grand chagrin d’avoir perdu sa femme, un ange !

Pour la remplacer, elle avait laissé une fille, en tous points pétrie de sa pâte : Mademoiselle Clémence, qui était la vivante image de sa mère.

Jolie blonde, aux yeux bleus, au visage rond, et gentiment coloré, la jeune fille avait la physionomie d’une bonne personne, mais cela sans banalité.

De taille moyenne et bien prise, elle avait, en ses mouvements, des grâces natives, dont la simplicité imposait la sympathie. Et puis elle était bien nommée : Clémence.

Certes, la bonne ville de Paris n’est pas pauvre en belles et jeunes demoiselles, qui n’ont qu’à choisir entre les prétendants ; mais celle-ci, plus qu’aucune autre, en avait le droit, car en surcroît de sa gentillesse et de sa bonté, elle devait apporter en ménage une fortune considérable.

Eh bien ! elle était insensible à tout hommage ; non par trop haute opinion de soi ; non par sécheresse de cœur : tout bonnement parce que, aimant son père, et sachant qu’il songeait à son établissement, elle s’en remettait lui du choix à faire d’un mari.

Pour tout dire, Clémence n’avait qu’un petit mérite en cela, car elle avait deviné les dispositions du drapier, et ces dispositions cadraient le mieux du monde avec ses prédilections intimes.

Le jour où commence ce récit, on achevait l’inventaire chez maître Antoine Gaudin.

Trois commis et le garçon de magasin remuaient la marchandise avec ardeur. Le patron n’était plus avec eux. Enfermé dans une pièce du premier étage, il alignait des chiffres à n’en plus finir, entouré de registres et de paperasses, pendant qu’au magasin on remettait en place les coupons de drap qu’il avait fallu auner un à un.

À sept heures, ce fut fini. Les commis, fatigués, étaient assis sur les comptoirs, en différentes postures, attendant un souper encore mieux gagné cette fois que de coutume.

Le premier d’entre ceux-ci était un grand garçon bien bâti et agréable de figure, qui comptait au plus vingt-quatre ans. Ses cheveux bouclés, de nuance très foncée, jouaient autour de son front, d’un teint clair et mat. Il avait l’oreille fine, des yeux noirs, un peu mélancoliques par échappées, et sa moustache naissante était encore si fine qu’on lui tolérait de la porter, en dépit du décorum commercial, qui ne souffrait, à cette époque, qu’un tout petit semblant de favoris.

On l’appelait Félicien Merlet, et c’était le fils d’un homme qui, lorsqu’il vivait, n’avait pas son pareil pour monter un métier de tissage.

Il était un peu fier à cet égard. Malheureusement, il n’en fut jamais plus riche, et son désespoir en mourant, quelques mois après avoir perdu sa femme, fut de laisser isolé, sans un sou, le pauvre Félicien, à peine sorti d’adolescence.

Dame ! il était bien seul, celui-ci ! Pas un parent de part ni d’autre, encore qu’en dehors de ses père et mère il ne se fût connu qu’une vieille grand-mère, la bonne maman Merlet, comme on l’appelait à Elbeuf, laquelle, à quatre-vingt-seize ans, avait pris congé de son monde, tout doucement, sans embarras, comme s’endort, à la nuit tombante, un pèlerin confiant en Dieu et en son hôte, après une étape un peu longue.

Cependant Félicien ne souffrit pas matériellement de la situation qui lui était faite par ce dernier deuil. Les gens pour qui son père avait travaillé se chargèrent de son existence. Lui voyant de l’entendement et les éléments de certaines capacités, on ne l’employa au commencement que juste assez pour ne le point dégoûter du travail, et de façon à ce qu’il pût continuer d’apprendre ce qu’un maître d’école du pays lui enseignait le soir, au plus juste prix.

Et ainsi, il se trouva, vers dix-huit ans, avoir des notions superficielles sur une foule de choses.

Mis en apprentissage, à Paris, chez maître Antoine Gaudin, il se fit, peu à peu, si bien venir, que le drapier le considéra, finalement, comme l’enfant de la maison. Sans en rien dire, le bonhomme projeta de le marier à sa fille Clémence, et de lui céder son commerce.

Mais, si discret qu’eût été le père Antoine, il n’avait pu empêcher la jeune fille de pénétrer ses dispositions, et voilà surtout pourquoi Clémence manifestait tant de docilité, quant à la question de son mariage.

Félicien avait su lui plaire. Non qu’il y eût tâché : le pauvre garçon ne l’eût jamais osé. Sans famille ni patrimoine, eût-il pu se permettre de porter si haut ses vœux !

En sorte que le jour où, lui aussi, il devina les intentions de son patron, il en fut profondément étonné. Restait à savoir pour Félicien, si la fille de son patron accueillerait le projet paternel sans répugnance. Il avait un peu de susceptibilité, et il n’eût pas été flatté de la voir consentir par pure soumission.

Alors seulement, il observa la jeune fille, et, facilement, il constata, de sa part, un acquiescement qui n’avait rien que d’honorable pour lui.

Il aurait dû en être ravi. Pourtant, à sa propre surprise, il en fut attristé. Pourquoi ? Pour un garçon tel que lui, n’était-ce pas là fortune inespérée ? Si vraiment ; pour peu qu’il raisonnât, il en tombait d’accord ; mais… mais !…

Ce garçon était un rêveur. Dans le silence un peu gris de ce magasin, il avait bien des fois poursuivi, en pensée, des chimères héroïques, poétiques, presque folles, où l’idéalisation d’une vie de luxe, de satisfactions inouïes, s’était déroulée en mirages éblouissants, en aspirations confuses, et, par cela même, d’autant persistantes. Ah ! qu’en comparaison, la destinée probable lui avait paru mesquine et terre-à-terre !

Mais rougissant de son injustice envers le sort, jamais il n’avait parlé de ses égarements, même au jeune Landry, un petit commis de maître Gaudin qui, presque enfant et doué du caractère le plus tendrement naïf, était comme le type idéal de l’amitié.

Ce petit Landry, doux et sage, délicat et gracieux, avait une âme faite exclusivement pour l’affection. Rien ne le décourageait de se dévouer.

Maître Antoine Gaudin avait un troisième commis, Alexis Bouscarel, un beau gars, rubicond et tant soit peu rustaud, qui vous avait un appétit du diable et des pieds à dormir debout. Quand ce cadet-là se mettait à rire, les vitres en tremblaient, et, pour l’y amener, il n’était pas besoin d’une farce bien fine ; le moindre coq-à-l’âne lui désopilait la rate à le faire tomber en pâmoison.

Néanmoins ce n’était pas une bête ; il avait beaucoup de bon sens ; mais un gros bon sens, volontiers emporte-pièce, qui le faisait aller droit au but, comme un bœuf qui voit rouge. Une bonne pâte de garçon, au demeurant, qui trouvait Clémence charmante et qui regrettait bien, – sans plus toutefois, – que le patron n’eût pas jeté les yeux sur lui pour la mettre en ménage.

Or, – pour en venir au fait, – ces trois garçons-là, assis sur les comptoirs, soufflaient un peu, en attendant que le père Gaudin leur dît ce qui restait à faire jusqu’à l’heure du souper.

Tout à coup, on entendit les pas de celui-ci. Bien que le jour déclinât dans ce rez-de-chaussée, on vit sur les traits du drapier une expression de bon augure. Il était à parier que l’inventaire avait été satisfaisant.

– Superbe ! mes enfants, dit Antoine, en les abordant. Aussi, ma foi, nous ferons ripaille aujourd’hui. J’ai envoyé chercher les parents et quelques amis. On a pris de la marée à la halle : les petits pots seront mis dans les grands et, durant le souper, je vous dirai de bonnes nouvelles, dont on ne paraît pas se douter !…

On s’en doutait parfaitement. Et si parfaitement que Clémence, retirée dans sa chambrette, se faisait belle, et chantonnait, un peu haletante sous les battements de son cœur.

– Te voilà devenu notre patron, dit tout bas Bouscarel à Félicien. Il ne se trompait pas.

Bien que maître Gaudin se fût résolu à garder la bonne nouvelle pour le dessert, la langue lui démangea si fort, qu’après la soupe, n’y pouvant plus tenir, il dévoila d’un coup tout le mystère ; mystère percé à jour, il est vrai, le secret de Polichinelle ; ce qui n’empêcha pas ces braves gens de s’exclamer, de battre des mains et de se conjouir, comme s’ils eussent été à mille lieues de s’attendre à pareille révélation.

Les bonnes âmes ont de ces délicatesses dont il ne faut pas se moquer.

Clémence fit tout ce qu’elle put pour rougir ; mais, sa sincérité l’entraînant, elle trahit tout le contentement qui lui emplissait l’âme. Ma foi, tant pis ! et dites-moi où est l’inconvenance ? Est-ce vraiment beaucoup mieux de simuler le contraire de ce qu’on ressent ? Rien que de très chaste et de très légitime, après tout, puisque père et parents déclaraient souhaiter son mariage avec le beau Félicien Merlet.

Bouscarel, plus qu’un autre, applaudissait à tour de bras. Du meilleur de son cœur, il faisait abnégation de lui, et il n’y avait guère que Landry qui fût plus enchanté.

Quant à maître Gaudin, sans se l’expliquer bien clairement, il sentait qu’en agissant ainsi, non seulement il faisait le bonheur de sa fille, mais encore qu’il donnait cette sorte de bon exemple auquel les heureux de ce monde sont moralement tenus.

– Tel est mon projet, fit-il. Dites-moi, maintenant, si vous l’approuvez.

Ce disant, il s’adressait plus particulièrement à sa fille, et chacun fit silence, regardant celle-ci qui, alors seulement, devint pourpre.

– Eh bien ?… fit le drapier, voyant qu’elle tardait à répondre.

Clémence baissa les yeux, en souriant, comme malgré elle, puis se levant vivement, elle prit son père par le cou, et, sous prétexte de l’embrasser, elle dissimula son visage sur l’épaule du bonhomme enchanté.

– Allons ! reprit-il, en lui rendant son baiser, donne la main à Félicien. Vous êtes fiancés, mes enfants.

– Bravo ! bravo ! crièrent les assistants.

– Donc, ajouta Gaudin, quand Clémence eut repris sa place, et s’adressant au jeune homme, dont le silence fut attribué à l’émotion, donc te voilà mon associé à compter de demain. Le temps des publications et tu deviens mon gendre ; ce qui ne te changera guère, en somme, puisque depuis longtemps j’ai pris l’habitude de t’aimer comme mon enfant.

Le plus heureux de tous, c’était Landry. Il ne put se tenir d’exprimer au patron la satisfaction qu’il éprouvait de sa conduite. C’était un peu bien singulier, de la part d’une sorte de bambin comme lui ; mais le sourire de ses yeux n’allait pas sans une petite larme, et on fut touché de la candeur de son élan irraisonné.

Je ne vous dirai pas le détail de la fête qui suivit. Vous entendez d’ici les toasts, vous voyez l’entrain de chacun et vous apercevez au bout de la table les jeunes fiancés qui se parlent à mi-voix.

À onze heures seulement, les parents et amis songèrent à se retirer. Le temps de se dire adieu, de chercher ses affaires et d’échanger les derniers mots sur le pas de la porte, mena jusqu’à la demie. Après quoi, le silence se fit dans cet intérieur paisible.

Maître Antoine Gaudin, suivi de sa fille, gagna le second étage, où étaient leurs chambres. Bouscarel et le garçon restèrent au rez-de-chaussée, selon l’habitude, et le futur mari de Clémence, accompagné de Landry, monta au magasin du premier, afin de faire son lit sur le comptoir, comme il en était depuis qu’il faisait partie de la maison.

 

Autant Landry manifestait de contentement, autant Félicien restait silencieux.

– Ah çà ! fit à la fin le petit bonhomme, le bonheur a l’air de te briser bras et jambes. Assis sur ton matelas, les pieds pendants, tu parais écrasé. N’es-tu pas satisfait ?

Si fait ! dit le jeune homme d’un ton dolent ; si fait !…

Landry le contempla un moment, et la mélancolie le gagnant :

– Tu me trompes, ajouta-t-il. Je le vois clairement. Qu’as-tu ?

Félicien se défendit d’avoir une arrière-pensée. Pourquoi n’eût-il pas été enchanté ? Pouvait-il arriver rien de plus heureux à un garçon tel que lui, sans parenté, sans fortune, une espèce d’enfant perdu ?

L’un des commerçants le mieux en crédit de la première ville du monde lui donnait la moitié de ses bénéfices, le titre d’associé et sa fille par-dessus le marché ; il eût fallu qu’il fût bien difficile, si ce n’est ingrat, ou un peu fou, pour n’être pas « à la joie de son cœur !… »

D’autant que sa fiancée était une personne charmante à tous égards : belle, honnête, estimée. Et puis, elle ne cachait plus qu’elle avait, dans l’âme, un réel et légitime penchant pour celui qu’avait choisi son père ; mieux que de la bienveillance : un sentiment fort net, dont, avec l’autorisation paternelle, elle venait de lui faire l’aimable et discret aveu.

Que désirer de plus, à moins d’avoir la tête à l’envers ?

C’est ce que répétait Félicien, avec une insistance singulière. On eût dit qu’il cherchât, non seulement à persuader son petit ami, mais encore à s’imposer à lui-même une conviction qui se montrait rétive.

Landry, le regardant en face, le lui dit tout à coup.

Alors, le jeune homme se troubla, baissa les yeux ; puis vaincu, il fit un mouvement de colère, comme un homme dont le bon sens succombe à des incitations persistantes, irrésistibles, fatigantes ; un homme que sa conscience blâme, qui s’en veut de faiblir, et qui, pourtant, se laisse aller.

– Eh bien ! s’écria-t-il, c’est vrai ; je suis absurde, je suis ingrat, indigne de la fortune que le sort me prodigue. Je devrais tomber à genoux, et remercier le ciel. Je ne le puis pas ! Non ! je ne suis pas satisfait. Non, cet avenir ne me sourit point. Cette vie occupée et lucrative, la plus facile et la plus honorable, cette vie me paraît morne, monotone, morose. Cette jeune fille, douée de beauté et de vertu, ne me semble pas le souverain bien. J’y vois, en dépit que j’en aie, une personne ordinaire, dépourvue de ce charme qui enivre et enthousiasme. Sa belle santé, sa bonne humeur, sa beauté, ne sont pas loin de me glacer. Il me semble que mon amour ne pourrait naître qu’auprès d’une créature diaphane et pâle, éplorée sans savoir pourquoi. Je ne me sens pas épris, à côté de la bonne Clémence. Je m’aperçois plutôt suppliant aux pieds d’une ombre vague, à demi perdue dans le crépuscule d’une nuit d’automne, accoudée à la rampe d’un balcon qui domine un lac bleu où la lune se mire !

Dans le silence embaumé, j’entends les avirons du nautonier, traçant un sillage fugitif sur les flots qui s’argentent de gouttelettes miroitantes. J’entends, derrière le rideau de velours qui nous isole, les accords d’une fête, où des femmes s’agitent, dans la tiède atmosphère de salons embrasés de mille flambeaux.

Et moi, dominant la foule, illustre, puissant, maître de l’étendue, arbitre des destins d’un empire, j’égare mes esprits dans le regard de la femme adorée, dont l’âme est près de remonter à la sphère des anges, sa patrie d’élection !

Le malheureux disait si bien ces balivernes sans rire, que Landry en restait navré :

– Mais !… mais fit-il, ce n’est pas possible ! Tu as trop bu du volney de notre patron ; l’ivresse te fait divaguer, Félicien ; il faut demander à la servante qu’elle te fasse une tasse de thé !

Le jeune homme l’arrêta d’un geste, et, souriant de pitié :

– Hélas ! fit-il, à qui vais-je ouvrir mon âme ! Il ne me comprend même pas !…

Le petit sentit son cœur se gonfler.

– Continue, dit-il, d’une voix toute douce. À force de volonté, je t’entendrai, j’espère. Parle, va, dis tout. Je vois bien que tu souffres, et ça te soulage de dire.

Félicien ne demandait pas mieux ; ne fût-ce que pour s’écouter lui-même, ce qui n’est pas un mince plaisir pour ces illuminés.

– Vois-tu, reprit-il, il est des créatures qui ont sans doute une mission céleste, à qui le bonheur du commun des mortels ne suffit pas. L’humanité ne peut compter que sur elle-même pour mener son progrès à travers les âges, et je te demande un peu en quoi j’aide au progrès de l’humanité, en vendant du drap dans un noir rez-de-chaussée de la rue Saint-Denis ?

– Cela, c’est vrai ! fit Landry. Mais pourquoi te crois-tu une mission si haute ?

– Une voix intérieure me le crie, Landry. Des aspirations intimes me tourmentent, et, dis-moi, sans cela, quelle raison auraient-elles d’être ? Pourquoi est-ce que je rêve de palais somptueux, pleins de lumière, de musique, de fleurs, et d’une société choisie ? Pourquoi me vois-je entouré d’un monde de secrétaires, de diplomates, expédiant des affaires d’État, dont les fils se rassemblent dans ma main ? Pourquoi, enfin, mon, sommeil est-il troublé par la voix d’un peuple immense, qui me supplie de le guider dans l’avenir ?

En dépit de sa bonne volonté, Landry ne se faisait pas aisément à l’idée que ce garçon drapier fût né législateur de « peuples immenses ».

Et pourtant, il n’osait nier l’inspiration, la voix d’en haut ; ces choses-là sont toujours un peu méticuleuses à constater. Le souvenir de Mahomet, de Jeanne d’Arc et de quelques autres, dont le nom ne lui revenait pas dans le moment, troublait légèrement sa raison.

Toutefois, ce n’est pas le tout d’entendre la voix d’en haut, on ne guide pas, comme ça, tout de go, les destinées d’un peuple, immense ou non, et, sans parler de ce qu’il en cuit quelquefois, les choses ne vont jamais si bien toutes seules, qu’il n’y ait qu’à paraître en disant :

« Me voilà ! je vais tout simplement mener l’humanité vers son progrès ; ne vous en occupez plus ! »

Quand on pense à ce qu’il faut de pas et de démarches, d’apostilles et de recommandations, rien que pour être nommé garde champêtre, il est permis de se demander par quel moyen cet inspiré s’imaginait arriver à ses fins.

Ce fut la question que lui posa Landry.

– Je ne doute pas de ta vocation, dit-il ; je crois même qu’en situation de faire à ton envie, tu ne resterais pas au-dessous de ta tâche ; mais il te faudrait être au moins ministre, et ce n’est pas mystère qu’en tout temps comme en tous pays, il y a bien de la concurrence. Prends garde d’user tes forces à tendre vers l’impossible !…

Félicien sourit bonnement comme un homme qui a conscience de son pouvoir.

– La question des voies et moyens, fit-il avec assurance, n’est plus rien qu’un jeu d’enfant.

Et comme Landry ouvrait de grands yeux :

– Écoute !… ajouta-il avec une foi mystérieuse qui frappa son confident.

À ce moment, la mèche du bout de chandelle qui éclairait le magasin s’inclina, perdant l’équilibre, dans une mare de suif liquéfié. Un petit crépitement se fit entendre, et la flamme, après deux ou trois éclats lumineux, s’éteignit brusquement.

Il aurait dû faire nuit. Pas du tout ; le magasin se trouva plus éclairé qu’avant. Mais ce n’était pas la même clarté. De rouge qu’elle était, elle devint verdâtre, mate, étrange.

Landry en frémit d’abord, puis il comprit que la lune venait à leur secours. Si simple que fût le fait, le petit ami de Félicien ressentit une impression singulière. L’heure, le lieu et l’aspect de son collègue, tout concourait à l’impressionner.

– Écoute ! répéta Félicien, en se rapprochant de Landry, qui tremblait. À défaut d’une lignée d’ancêtres illustres, j’ai dans mes ascendants un personnage dont tu n’es pas sans avoir entendu parler : l’enchanteur Merlin. La corruption du langage a modifié la dernière syllabe de mon nom : Merlin s’est changé en Merlet. Mais il ne peut y avoir doute sur la parenté. Ma vieille grand-mère m’a légué des papiers de famille que je te montrerai, au besoin, et qui établissent la filiation de façon évidente.

En outre, il avait laissé à sa famille une série de parchemins, les plus précieux du monde, que le temps a fort altérés. Deux seulement restèrent déchiffrables. L’un est sa généalogie. L’autre est ce qu’on nomme un grimoire, dans la plus exacte acception du terme ; une formule cabalistique – fruit de ses veilles et de ses travaux – grâce à laquelle l’Esprit des ténèbres devient l’humble serviteur, soumis, attentif et empressé, de celui qui la prononce en des conditions d’ailleurs déterminées.

Malgré la candeur et la bonté qui distinguaient le caractère de Landry, tout ce qu’il y avait en lui de raison se révolta.

– De deux choses l’une, s’écria-t-il : tu es fou, ou tu te moques de moi. Non ! non ! tu rêves, tu es la dupe d’imaginations maladives, et jamais tu ne me feras accroire qu’en prononçant des mots obscurs, accompagnés de grimaces, on fasse agir, de quelque façon que ce soit, un être absolument idéal.

– Qu’en coûte-il de risquer l’expérience ? répondit Félicien.

– Pourquoi faire ?

– Pour voir.

– Non !

À son tour, le futur gendre de maître Gaudin s’anima.