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Le « Bienvenue dans ma vie » était plein de promesses. Julia a tout quitté pour suivre son pompier, Jérôme, à Paris. Toutefois, la jeune femme ne s’habitue pas à la vie en caserne. L’été suivant, elle fuit la capitale pour se réfugier en Corse. Elle y voit l’occasion de se réconcilier avec son père et retrouver Baptiste, son amour d'enfance. Cependant, une mystérieuse affaire de disparition bouleverse leurs retrouvailles. Pour découvrir la vérité, elle se rapproche de Baptiste. Jérôme, de son côté, sent bien que son couple est en danger et rejoint la Corse pour récupérer sa compagne. Seulement, n’est-il pas déjà trop tard ?
À PROPOS DE L'AUTEURE
Frédérique Roger a développé son goût pour l'écriture dès le collège, puis elle s'est consacrée à sa vie de famille et à son métier d'enseignante. Avec Le cygne noir - Tome IV, elle renoue avec sa passion et signe le grand retour de son personnage charismatique, Jérôme « le pompier », dans un récit toujours aussi captivant.
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Seitenzahl: 785
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Frédérique Roger
Le cygne noir
Tome IV
Roman
© Lys Bleu Éditions – Frédérique Roger
ISBN : 979-10-377-6593-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À David, mon mari
À Florent, Marine et Thomas, mes enfants
Prologue
Printemps 2018
La salle de la mairie est bondée et un brouhaha joyeux résonne dans son dos. Toutefois, il s’abstient de se retourner et de contempler l’assemblée au risque de perdre le peu d’assurance qu’il conserve encore. Jérôme Garnier, grand brun à la silhouette athlétique, a troqué sa tenue de pompier pour un costume bleu roi ; élégant jusqu’au gilet cintré de même ton. L’homme défait quelques boutons pour se donner plus d’aisance, puis réajuste sa cravate pour tenter d’évacuer la pression qui l’envahit.
Jérôme lâche un sourire de façade à son ami Arnaud qui se tient debout à ses côtés et qui affiche une expression plus détendue.
— Allez, ça va aller, l’assure ce dernier, sur un ton confiant. T’as fait le plus dur. Juste encore un dernier papier à parapher, plaisante-t-il, en lui adressant une tape amicale sur l’épaule.
— Franchement, je ne sais pas comment tu fais pour être aussi détendu, fait remarquer Jérôme.
Pour toute réponse, Arnaud arbore un sourire clinquant comme son costume d’un bleu électrique.
La carrure n’est pas la même, la coupe de cheveux non plus. Jérôme reste sobre et militaire avec son crâne rasé de près sur la nuque, tandis qu’Arnaud a discipliné sa tignasse sauvage à grand renfort de gel.
À ce moment, le maire pénètre dans la salle, reconnaissable à son écharpe tricolore et aussitôt l’assemblée l’accueille dans un silence solennel.
Les deux hommes se retournent et guettent alors l’entrée de la mariée. Quand les portes s’ouvrent, elle apparaît radieuse dans sa robe d’un blanc immaculé, sans frou-frou, d’une sobriété élégante, pendue au bras de son père, escortée par une petite puce qui a refusé de lâcher sa mère…
Jérôme ne cache pas son émotion et appréhende la cérémonie prochaine. Lui, qui espérait tant vivre un jour ce moment, se trouve à présent là et se projette dans la célébration. Il imagine Julia tenir le rôle principal. Une vision fugitive que son cerveau s’était pourtant promis d’ignorer, de repousser par-delà son imaginaire, mais que son cœur blessé lui impose pourtant. Et puis un coup de coude le ramène à la réalité.
— Tu as les alliances ? lui demande Arnaud dans un murmure discret.
Jérôme hoche la tête et tapote la poche intérieure de sa veste pour s’en assurer. Il serait de mauvais ton que le témoin manque à sa mission.
Quand Cathy arrive à leur hauteur, elle lui adresse un large sourire puis se tourne vers son futur mari qu’elle couve d’un regard lumineux.
Et oui, le patient et sa kiné officialisent enfin leur liaison… Comme quoi, le destin vous joue parfois de drôles de tours. Jérôme voulait foutre la vie d’Arnaud en l’air ; au lieu de ça, le motard lui avait permis de rencontrer la femme de sa vie. Il avait suffi de quelques mois de convalescence dans un centre de rééducation.
Jérôme s’écarte pour laisser la place au couple. Il se sent soudain bien seul et un vide énorme creuse son cœur meurtri.
L’homme se retourne encore pour jauger la salle.
Inutile d’espérer, elle ne viendra pas.
À défaut de voir apparaître Julia parmi les invités, Jérôme distingue une jolie brune resplendissante dans une robe fuchsia qui le détaille avec appétit. Mais cela lui importe peu…
Son esprit torturé lui impose encore une projection douloureuse. Julia éblouissante, en blanc… Lumineuse… Tel un ange… Il s’en détourne à regret, se raccroche vainement à la réalité, cette salle, cette cérémonie, ce monde autour de lui, qui ne connaît ni son histoire ni sa peine.
Elle ne viendra plus…
Non, Jérôme n’a jamais pu décider sa belle et le projet de lui passer la bague au doigt semble définitivement et irrémédiablement éloigné désormais. Le mariage d’Arnaud avec Cathy, sa kiné, aurait pourtant dû être comme une sorte de répétition pour eux. Un rappel, une suggestion pour lui donner l’envie, le goût pour elle aussi d’être la reine de cette journée, même si elle était déjà l’amour de sa vie. Mais le destin en avait décidé autrement.
L’homme jette encore un regard à l’entrée et croise le sourire entendu de la jolie brune, avant de replonger dans la cérémonie et dans son rôle de témoin.
Jérôme a bien ri quand Arnaud Berton lui avait demandé d’être présent à ses côtés et d’assurer cette fonction.
Témoin de quoi de son enfance chaotique, de son adolescence pourrie ? L’union sacrée entre les deux hommes s’était construite de la plus étrange manière qui soit… Ennemis sur les bancs de l’école, de harceleur à harcelé, de victime à sauveteur, une drôle d’amitié les lie à présent, née sur un tas de rancœurs, de mauvais tours, embaumant la vengeance et les remords… Jérôme et Arnaud partagent de bons et de mauvais souvenirs que le temps a polis comme les coquillages au fil des marées. Les tensions apaisées, il ne reste que deux hommes qui s’appliquent à construire ou à reconstruire leurs vies.
L’un d’eux se marie ce jour-là et ce n’est pas Jérôme. Décidément, Arnaud fait tout avant lui… Comme dans une compétition, ils s’affrontent et alimentent la surenchère ; mais la vie n’est ni un jeu, ni une succession de défis à relever.
À ce moment, Jérôme fait l’amer bilan de ces derniers mois depuis ce fameux été en Corse. Il affiche alors une grimace douloureuse qui contraste avec l’humeur festive ambiante. Le regard soucieux d’Arnaud le ramène à ses obligations et il s’intéresse de nouveau à la célébration. C’est à son tour, l’homme dépose les alliances pour l’échange de consentement.
Les noces se déroulent comme un spectacle bien rodé, préparé de longue date par Cathy, qui n’a négligé aucun détail ; même le soleil est convié. La séance photo dans le parc de la mairie avec la famille et les amis, autant d’inconnus pour Jérôme qui s’est affiché sobrement sur celle des mariés encadrés de leurs témoins. Et puis la réception dans la salle des fêtes magnifiquement décorée pour l’occasion à grand renfort de ballons argentés, de guirlandes en crépon et de fleurs fraîches.
En contemplant les mariés entamer la soirée sur un tube de Whitney Houston ; je me suis demandé ce que Julia aurait choisi pour nous deux.
Et cela lui a fait mal, alors Jérôme a commencé à boire ; à boire pour s’oublier et s’alléger l’esprit. Après quelques verres, il a joué à la perfection son rôle de témoin ; même si c’est avec résignation et un sens certain du devoir que l’homme a rempli sa fonction.
Témoin malheureux, second rôle, spectateur encore une fois, jamais acteur…
Lire un discours pour débuter le dîner avec une touche d’humour, balancer quelques « vieux dossiers » sur le marié, conclure avec émotion, lancer le quiz pour mieux connaître « sa moitié ». Puis il a fait honneur au buffet, s’est montré sociable avec sa voisine de table ; sans toutefois franchir le cap des présentations courtoises et des éloges faciles sur les jeunes mariés.
Les heures s’écoulent au rythme de la musique, des rires, des étreintes et des discussions légères où les familles et les amis se mélangent, gravitant autour des nouveaux époux comme les planètes autour du soleil.
Lui garde ses distances, trop de bonheur, ce ne peut être contagieux. Il est tard, Jérôme se retrouve seul à une table que les autres convives ont désertée depuis un moment pour naviguer tels des bateaux ivres sur la piste ou pour voguer jusqu’à une autre table où les noceurs sont plus enjoués. Il reste là, occupé à faire des cocottes avec les serviettes en papier.
L’homme observe d’un œil distrait les rares couples en train de s’étreindre sur la piste tandis que le DJ annonce les derniers morceaux de la soirée. Le témoin a découragé les éventuelles prétendantes qui espéraient rencontrer leur futur époux ou du moins un cavalier pour la soirée. Et puis Jérôme la voit qui le détaille encore à l’autre bout de la salle. Elle a certainement dû patienter toute la journée, en espérant qu’il fasse le premier pas…
Alors que la réception s’achève, la jolie brune se décide à prendre les choses en main. Quand il aperçoit la robe fuchsia fendre la salle à sa rencontre, Jérôme sait déjà comment cela va se terminer… Il est déjà trop tard pour faire les présentations. Aucun intérêt, il repartira dans quelques heures pour Paris.
Mais la jeune femme est motivée. Elle sait déjà l’essentiel sur lui et quelques mots résonnent en boucle dans sa petite tête : témoin du marié, pompier, célibataire depuis quelques mois… Quelques mots qui suffisent à alimenter les spéculations les plus folles sur la fin de soirée.
— C’est Julien ? lui demande alors la cousine de la mariée, en réajustant son décolleté qui en dévoile toujours plus au fil de la noce.
Elle n’a que vingt-cinq ans et pourrait être sa sœur. Elle croque la vie à pleines dents avec une insouciance qu’il lui envie.
— C’est ça…
L’anonymat de la fête lui convient parfaitement. Jérôme ne lui demande même pas son prénom. Pour lui, cette fille ne restera que le souvenir de la jolie brune en robe fuchsia. La jeune femme ne s’en formalise pas. Elle l’entraîne sur la piste pour un ultime morceau.
À sa grande surprise, l’homme accepte. Déjà, elle se pend à son cou en lui susurrant tout l’effet qu’il lui fait. Des mots qui se perdent entre ses lèvres et son oreille, les notes de musique et les effluves d’alcool qui embrouillent leurs sens. La musique est trop forte, son parfum entêtant. Il fait trop chaud dans la salle. Jérôme lui propose alors de « faire un tour »…
L’expression à la con pour formuler une proposition plus licencieuse. Un tour de quoi ? Le tour de moi… Monter sur mon manège… Putain à trois heures du matin, j’ai encore de l’humour !
Ils croisent les derniers invités, alcoolisés et joyeux qui fument une dernière cigarette en riant fort, en se frottant les uns aux autres, en échangeant des regards de connivence. Tous les deux s’attardent un moment avec eux, puis s’éloignent, déambulent en silence dans les allées faiblement éclairées du parc. Ce soir, la lune est pleine et leur offre un spectacle nocturne saisissant. La demoiselle retire alors ses escarpins et marche pieds nus sur la pelouse fraîche, en l’attirant d’une main hasardeuse hors des sentiers.
Il n’est pas difficile, un banc, un arbre ou le capot d’une voiture, tout ce qui peut justifier l’urgence et la brièveté du rapport. Elle n’est pas farouche et Jérôme lui laisse l’initiative. L’alcool désinhibe sa partenaire d’un soir qui se montre plutôt entreprenante. L’accord est tacite entre eux, pas de promesse, ni de belles paroles. L’homme fait la différence entre le désir fugitif et les sentiments. Là, il a juste envie de satisfaire un besoin primaire.
Mon cœur est « aux abonnés absents ». Mon cerveau tourne en boucle un mauvais scénario ; y a juste le matériel qui fonctionne…
Voilà comment il gère depuis que Julia l’a quitté.
Et la brune colle sa bouche avec détermination sur les lèvres du pompier. Ses seins s’écrasent sur sa chemise tandis que ses doigts s’activent sur la fermeture de son pantalon ; ne laissant aucune ambiguïté sur ses intentions. Pourtant l’homme est saisi d’appréhension. Lui ne sait plus où poser ses mains. Sa bouche à lui manque soudain cruellement d’appétit. Même son envie s’est évaporée, volatilisée entre un vague désir et l’illusion que tout allait revenir comme avant… Le contact de sa peau devient alors dérangeant, désagréable, au point de faire remonter les souvenirs d’une autre, de celle qu’il aime toujours finalement.
S’il avait su comment cela allait finir, jamais Jérôme ne l’aurait laissée partir. On n’éteint pas l’incendie, en s’éloignant de la maison en flammes. À présent, le pompier le sait et survit sur un tas de cendres.
Alors il repousse sa partenaire d’un soir, ses mains entreprenantes, ses lèvres affamées, même son regard qui passe du désir à l’incompréhension
L’homme s’excuse, il est maladroit. Elle est vexée.
— Ben alors, le pompier ne sait plus comment utiliser sa lance à incendie ?
Remarque facile, vulgaire, affligeante… Jérôme préfère ne pas répondre à la provocation. Il s’excuse encore et s’éloigne. L’homme allait faire une connerie, comme s’il avait envie de leur faire payer à toutes…
Cet épisode sonne pour lui l’heure de prendre congé. Alors le témoin regagne la salle, sans prendre la peine d’arranger sa chemise, plantant ici la jolie brune insatisfaite. Elle se résigne à mettre un peu d’ordre dans sa tenue avant de rejoindre les derniers convives.
Son allure débraillée fait jaser, son col marqué de rouge à lèvres aussi. Mais Jérôme s’en fout, il entretient le mystère et la convoitise.
Quand il rejoint les jeunes mariés, ces derniers concluent finalement que lui aussi a passé une bonne soirée. Arnaud et Cathy le remercient chaleureusement d’être venu malgré tout ; et ce « tout » est bien lourd à porter.
— Franchement, tu n’étais pas obligé d’être là, pour nous, aujourd’hui… insiste Arnaud, peut-être un peu lourdement.
D’ailleurs, Cathy lui envoie un coup de coude bien placé pour le faire taire.
Jérôme se contente de hocher la tête, pas de mots. Il a répondu présent, ça lui a fait mal, mais il a endossé son rôle. Après tout, ce n’est pas parce que la sienne de vie a déraillé qu’il ne doit pas participer à celles des autres.
C’est bien ça « être pompier » ; un engagement sans faille, même au-delà du supportable. À présent qu’il a repoussé encore les limites de la souffrance, l’homme lustre sa carapace, celle que Julia lui avait fait promettre d’abandonner. Pourquoi Jérôme tiendrait-il sa promesse ? Elle n’avait pas tenu la sienne, de rester toujours à ses côtés.
***
1 – La fille qui voyait du sang couler dans les caniveaux
Deux ans plus tôt,
Paris, juin 2016…
Il fend l’eau avec cette puissance que lui confère son entraînement quotidien. Alors que le pompier enchaîne les longueurs, Marion peine à le suivre et préfère l’attendre au bord du bassin. Elle observe son buste athlétique disparaître de la surface pour réapparaître quelques mètres plus loin en mouvements réguliers et fluides. S’apercevant qu’il est seul dans la ligne, Jérôme la rejoint en quelques brasses.
— Ben alors, tu abandonnes ?
— Je croyais que tu m’accompagnais. Mais là, c’est plutôt un entraînement solo, lui reproche la jeune femme sur un ton teinté d’humour.
Marion ne lui en tient pas rigueur. Elle apprécie toutes les fois où le pompier saisit l’occasion de passer du temps avec elle, même s’il a toujours l’objectif sibyllin de l’aider à se reconstruire… Jérôme fait de son mieux, mais c’est difficile. Les mois s’écoulent et lui échappent sans qu’elle ait de prise sur le temps. Impossible de tourner la page. Sa vie s’est arrêtée il y a huit mois, le 13 novembre 2015, depuis elle survit…
— Excuse-moi, j’étais pris dans mon élan.
Jérôme sort de l’eau avec l’aisance de celui qui n’a pas besoin de passer par l’échelle. Prévenant, il tend la main à sa demi-sœur, une frêle jeune femme blonde d’une vingtaine d’années, aux jolis yeux bleu clair. Elle s’enveloppe promptement dans une serviette, refusant que son regard s’attarde sur la cicatrice qui s’étire le long de sa cuisse. Marion n’aime pas s’afficher de la sorte ni croiser son regard compatissant, celui qu’on adresse à la victime… Le défaut du pompier, trop d’empathie. Ses yeux verts lui renvoient l’image d’une miséreuse, la « pauvre fille » qui n’a pas eu de chance…
Voilà ce qu’elle se dit : « Pas de chance ». Elle était au mauvais endroit, au mauvais moment, et elle va le payer toute sa vie. Certains jours, elle est habitée par la colère et un profond sentiment d’injustice. Et puis, à d’autres moments, c’est l’abattement, l’envie de tout laisser tomber. Marion se demande si ça vaut la peine de continuer. Se lever, s’habiller, se déplacer… Tout est difficile, tout est douloureux.
Ils retournent au vestiaire. Quand le frère et la sœur ressortent, il est presque midi et Jérôme a une faim de loup. Il invite naturellement Marion à déjeuner dans un bistrot au coin de la rue. L’homme sait qu’il la met de nouveau à l’épreuve. Depuis l’attentat aux terrasses, la jeune femme a la phobie compréhensible des lieux publics. Jérôme lit l’hésitation dans ses yeux, le glacier s’assombrit. Sa demi-sœur observe longuement la rue animée, le bistrot. Le pompier se demande si elle compte le nombre de pas pour l’atteindre.
Rien n’est plus naturel dans ses déplacements. Marion a besoin d’anticiper. Plus rien n’est laissé au hasard. Jérôme patiente. Il lui laisse le choix, il ne veut pas la brusquer. Elle va à son rythme. La piscine, c’était déjà une petite victoire pour lui, pour elle aussi. Accepter de se mettre en maillot de bain, de s’exposer à la vue de tous, le corps à jamais marqué par les stigmates de l’attentat.
Marion finit par accepter, imaginant qu’elle n’a rien à craindre au côté de ce grand gaillard de trente ans, bâti comme le colosse de Rhodes. Jérôme a déjà dix ans de métier. Son engagement au GRIMP, sa nouvelle spécialité, lui a largement profité, au rythme des hélitreuillages, de ses assauts répétés sur le mur d’escalade et des interventions, suspendu dans les airs, son nouveau terrain de jeu. Quand le pompier s’accoude à table pour examiner le menu, ses biceps explosent et son polo souffre le martyre. La jeune femme sourit, s’imaginant tel un mikado qu’il pourrait briser entre ses bras.
Jérôme en profite pour l’interroger sur ses activités. Mais Marion lui fait toujours la même réponse, pas grand-chose. Elle n’a envie de rien. Sa demi-sœur a du mal à remonter la pente. Ses blessures physiques et morales sont lourdes à porter. Elle pense encore à son petit ami qui n’était pas présent le soir des attentats. Il est venu régulièrement la voir après ses trois mois de coma, puis ses visites se sont espacées, puis ce n’étaient plus que des appels téléphoniques et quelques SMS pour dire au final qu’il ne se sentait pas capable… De quoi ? De l’aimer encore ou bien de la soutenir dans cette épreuve ?
Désormais, Marion n’attend plus de réponses ni d’excuses, encore moins des justifications. Alors pour le moment, elle occupe ses journées entre la musique et des cours par correspondance, ne sortant que pour ses rendez-vous chez le psy ou le kiné.
Jérôme est content qu’elle ait accepté de déjeuner avec lui, « à l’extérieur ». Il inscrit mentalement dans sa tête de lui proposer un cinéma la prochaine fois.
— Suffit de parler de moi. Et toi, comment ça va ? l’interroge sa demi-sœur.
— Ça roule… Tout va bien.
Sa manière à lui de résumer sa nouvelle vie. Le pompier a abandonné le secours à la personne et les feux pour intégrer officiellement le Groupement de Reconnaissance et d’Intervention en Milieu Périlleux.
Sa façon à lui de tourner la page. Jérôme repense à Laure. Déjà six mois qu’elle a été arrêtée et jugée dans la foulée. La mort du gendarme avait accéléré le processus judiciaire. Elle devait rendre des comptes. Finalement, une petite amie qui s’accroche, ce n’est pas mieux qu’un copain qui préfère s’en aller, réfléchit l’homme, en faisant un parallèle entre leurs deux histoires.
Heureusement, Jérôme a définitivement refermé ce chapitre plutôt sombre pour vivre son histoire avec Julia… La façon dont il évoque sa compagne transpire de tout l’amour qu’il lui porte. Et même s’il s’attarde encore à Paris, le pompier a hâte de rejoindre sa petite famille en Bourgogne.
Jérôme en profite pour évoquer ses derniers moments avec Clémence, agrémentant son récit de quelques photos prises sur le vif. Le jeune papa est carrément dingue de sa fille. La paternité est un nouveau statut pour lui qu’il découvre au fil des mois.
Et puis le pompier enchaîne sur une intervention marquante ; parler du boulot parce qu’il est toujours passionné par ce qu’il fait… Jérôme perd sa demi-sœur dans des détails techniques. Le regard de la jeune femme flâne aux alentours, les tables qui se remplissent, la circulation plus dense à l’heure du déjeuner.
— On y va ? demande Marion, après vingt minutes, alors que son assiette est encore à moitié pleine.
Visiblement, c’est tout ce qu’elle peut endurer. Il n’insiste pas, Jérôme règle l’addition et la raccompagne.
Marion sourit, s’arrange, improvise une relation avec ce demi-frère qu’on lui a présenté à son réveil. Cela s’est fait simplement, presque naturellement. Plus que leur filiation, le drame qu’ils ont partagé les a aussitôt liés. Lui le sauveteur et elle la victime, mais tous les deux bouleversés par ces images terribles, marqués par le bruit des balles perforant les corps et les vitrines, les cris et les sirènes mêlés, révulsés par cette odeur de chair blessée et de sang s’écoulant dans les caniveaux.
***
2 – « Bienvenue dans ma vie… »
Il était une fois un prince charmant venu chercher sa princesse. Le pompier l’hélitreuilla à bord de son destrier de fer jaune et rouge, le Dragon 75, pour l’emmener vivre en région parisienne…
Août 2016,
À la fin de l’été, Jérôme et Julia franchirent un pas de plus dans leur engagement et leur souhait de démarrer une nouvelle vie. Le pompier avait obtenu un logement de fonction dans la caserne où son unité était basée ; de quoi lui éviter les allers-retours incessants entre la capitale et la Bourgogne. Ce déménagement, c’était un nouveau chapitre. Un choix, une opportunité pour consolider leur famille. Julia en avait assez de le voir disparaître chaque semaine pour effectuer ses gardes à la capitale. Alors elle avait tout lâché pour lui et pour mettre définitivement son histoire passée derrière elle. Prendre un nouveau départ avec LUI, son fils Lucas et Clémence leur petite fille de quelques mois…
Voilà une semaine que la jeune femme déballait ses cartons dans un appartement inconnu, en se demandant comment faire entrer tout ce qu’elle avait emporté. Elle avait vidé sa maison pour ce « trois pièces » exigu. Julia n’avait pas trouvé de nouveau boulot. Elle n’avait pas envie de chercher non plus. Abandonner l’institut de beauté qu’elle gérait avec Sophie avait pesé lourd dans la balance. La jeune femme avait privilégié son avenir avec le pompier. À présent, elle préférait laisser passer la rentrée scolaire, s’installer tranquillement et prendre ses marques.
Et puis ce soir, Julia n’a pas envie de se tracasser pour l’avenir. On prolonge encore un peu l’été et l’esprit des vacances. Tout le monde s’est rassemblé pour un barbecue improvisé dans un coin de la caserne. Accueillir les nouveaux venus, c’est la tradition. À la manière d’une fête des voisins, chacun a apporté de quoi participer aux festivités. L’ambiance est conviviale, les discussions animées et joyeuses.
Jamais Julia ne retiendra tous les noms, les surnoms des uns et des autres. Mais peu importe, le défilé de pompiers accompagnés ou pas de leurs compagnes et la horde de gamins lui témoignent, à elle et aux enfants, un accueil chaleureux. L’occasion pour Lucas de se trouver de nouveaux camarades de jeu.
Déjà, les épouses l’encerclent pour lui prodiguer les conseils et les consignes de cette nouvelle vie en communauté ; pour lui poser mille questions aussi, tantôt bienveillantes, tantôt curieuses. Faut-il s’inquiéter de la nouvelle venue, du charme de ses boucles blondes, de sa silhouette voluptueuse, de la beauté de ses traits et de ses jolis yeux bleus ?
L’affectation de Jérôme dans leur centre de secours quelques mois auparavant avait déjà fait jaser. Voir sa compagne s’installer avec lui va encore alimenter les discussions. « Trop beaux » pour être vrai… Tous les deux attirent la lumière. Mais que cache le couple derrière cet apparent bonheur trop neuf et trop reluisant ?
D’un commun accord, Jérôme et Julia ont tiré un trait sur 2015…
— Sais-tu qu’il y a plusieurs bonnes raisons de « sortir » avec un pompier ?
Alors que la soirée touche à sa fin, un type pose une fesse sur le banc à côté d’elle, sans lui demander la permission. Julia a bien son idée, mais lui laisse l’opportunité de disserter sur le sujet. Le sourire de Jeff, l’équipier de Jérôme, laisse présager une réponse pleine d’humour.
— D’abord, on ne va pas se leurrer, c’est pour son physique. OK, c’est moche de considérer les hommes comme des objets. Nous, les pompiers, on a un petit cœur comme tout le monde, mais il est bien planqué derrière des pectoraux en béton, sans compter nos biceps et nos abdos, ni oublier nos petites fesses en acier trempé…
Sur ce, le sauveteur joint la démonstration au commentaire, en soulevant son tee-shirt pour afficher « la marchandise »… Julia sourit, amusée par sa mise en scène. Il n’y a rien à jeter chez lui non plus.
— Et puis, c’est trop la classe de sortir avec un soldat du feu. Il sauve des vies en entrant dans des immeubles en flammes au péril de sa propre existence. Alors que le mec de ta copine a passé sa soirée à jouer à la PlayStation avec ses potes…
Jeff sait de quoi il parle, pour avoir vécu l’un et l’autre, avant de se sentir « appelé » par ce métier. Rentrer à la Brigade n’a rien d’anodin, c’est un engagement profond, l’envie d’un truc plus fort que des horaires de bureau et un salaire qui ne rend pas justice à leurs prises de risque.
— Et puis, reconnais que coucher avec un pompier, c’est comme sortir avec une hôtesse de l’air pour un mec : c’est le fantasme n° 1 ! Tu as le calendrier gratuit et « Monsieur juillet » dans ton lit !
Julia se met à rire franchement car le sauveteur fait remonter des souvenirs où Jérôme s’affichait sur papier glacé, torse nu, un casque rutilant à la main.
Encouragé par son public, Jeff poursuit son argumentaire implacable, sans se soucier de l’homme qui arrive dans son dos, ni de sa petite amie qui le toise d’un regard agacé.
— Avoue que même si c’est flippant à chaque fois qu’il part en intervention, c’est aussi excitant… Quand il revient, ta joie est proportionnelle à ton inquiétude ! Tu n’as qu’une envie, c’est de lui arracher tout ce qu’il a sur le dos, surtout si ça sent un peu la fumée…
Julia sourit quand le pompier en question se plante devant eux et dégage son collègue qui s’octroie des prérogatives et des privilèges que Jérôme n’est pas près de lui concéder.
— Bon, on sait bien tous les deux que dans ce qu’il vient de te raconter, il y a pas mal d’idées reçues véhiculées par les reportages et les séries TV, fait remarquer le grand brun. Que tous les pompiers ne sont pas aussi bien foutus que moi, qu’on ne passe pas notre temps à faire des sauts périlleux dans les flammes et qu’on vient en aide le plus souvent à de vieilles mamies qui n’arrivent pas à se relever.
Pour conclure, Jérôme étreint sa compagne. Sa main pressante aux creux de ses reins, sa bouche qui se colle à ses lèvres suffisent à mettre un terme à la conversation avec son binôme. Jeff, bon joueur, abdique et rejoint sa copine.
Le « PAS TOUCHE » est une règle inébranlable au sein de l’unité si on ne veut pas voir les gars s’écharper dans le camion.
À ce moment, Julia aperçoit Lucas occupé à jouer avec les autres gamins dans l’aire de jeux ; ça hurle, ça grimpe, ça rigole. Clémence s’est endormie dans sa poussette, bercée par les conversations et la musique en fond.
Ce barbecue dans la cour, c’est pour fédérer les gars, associer les épouses, accueillir Julia, la nouvelle venue dans cette grande famille qu’est la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris.
— Il y a une tradition… Une sorte de rituel de passage… lui chuchote alors Jérôme à l’oreille, sous le sceau du secret bien gardé. Toutes les femmes de pompier ne peuvent y déroger quand elles arrivent ici, affirme le sauveteur, en vidant son gobelet, tout en la dévorant des yeux.
Julia patiente. Mais son regard pétillant, son sourire dissimulant avec peine l’idée qui lui traverse l’esprit à cet instant-là sont déjà bien suffisants comme éléments de réponse.
Jérôme jette encore un œil aux gosses, confie la surveillance de Clémence à des mamans qui couvent d’un regard attendri la petite endormie. La caserne est une « grande maison » où l’on peut compter les uns sur les autres. Comme pour le déménagement, une dizaine de paires de bras secourables avaient porté leurs cartons, monté ou remonté des meubles pour qu’ils profitent rapidement de leur nouveau logement.
— Tu viens ? Un petit tour de la remise s’impose.
— La visite du propriétaire en quelque sorte…
— C’est ça !
Sa main tendue s’apparente à une proposition indécente qu’elle accepte, qu’elle espère, qu’elle revendique car la passion, le feu qui brûle entre eux depuis le début, c’est le ciment de leur couple. Tous les deux s’esquivent. Quelques sifflets trahissent leur échappée discrète. Jérôme s’en moque et balaie les remarques car à cet instant, l’homme se sent le plus chanceux du monde. Et Julia empoigne à son tour la taille de son pompier avec conviction sous les regards envieux, admiratifs et parfois jaloux…
Leur couple alimente déjà les commérages et les spéculations.
Une bombe pareille dans leur caserne, cela laisse présager du pire…
La visite tourne court, l’alibi surexploité, le secret éventé. Après le premier engin, le sauveteur l’a déjà plaquée contre un engin de la remise. Julia laisse « son » pompier allumer consciencieusement plusieurs foyers… Et l’incendie se répand rapidement sur tout son corps, de sa bouche à son ventre. Jérôme dévore ses lèvres avec un appétit certain avant de plonger dans son corsage. La petite robe d’été ne résiste pas longtemps à l’urgence de l’intervention.
Déjà, le pompier se colle à sa victime consentante pour lui témoigner son désir et son envie d’elle. Son bas-ventre s’écrase furieusement contre celui de sa partenaire qui gémit sous ses assauts répétés. Alors de ses bras sûrs et musclés, Jérôme empoigne ses cuisses, la soulève et s’impose en elle rudement tandis que la jeune femme se laisse posséder. Pendue lascivement à son cou, Julia n’est plus qu’un brasier tandis que le pompier s’est transformé en pyromane… Le rapport est bref, mais intense. L’urgence, l’interdit, l’originalité du lieu a décuplé leur plaisir. La jeune femme retombe chancelante contre l’engin. Jérôme ramasse sa robe avant de reboucler son ceinturon et tirer sur son tee-shirt comme si de rien n’était.
Son dernier baiser sur son front scelle leur union et leur nouveau projet de vie.
— Tu vas voir, on va se plaire ici…
***
3 - Une famille en construction
Automne 2016,
Au fil des mois, le couple se rode dans sa nouvelle vie. Julia n’est pas restée longtemps inactive. Ce n’est pas dans ses habitudes de rester à l’appartement pour attendre son pompier.
Ce matin, Jérôme a enfilé son uniforme, vidé la brique de jus d’orange, avalé une banane et s’est échappé, après avoir déposé un baiser dans son cou, en lui souhaitant une bonne journée. Le pompier n’a qu’à traverser la cour pour prendre sa garde. Partir la veille au soir ou se lever à cinq heures du matin n’est plus qu’un lointain souvenir pour le motard qui roulait en automate sur l’autoroute.
Mais pour Julia, désormais, c’est devenu la course à 7 h 30…
Juste le temps de remettre la cuisine en ordre et s’octroyer quelques minutes devant le miroir, histoire d’être présentable. La maman s’élance dans le couloir, sa fille de onze mois sur la hanche, sac à langer sur l’épaule, aux côtés d’un Lucas intrépide qui sautille dangereusement vers les escaliers avec son cartable sur le dos. Premier arrêt à l’étage en dessous, pour confier Clémence à une voisine, épouse de pompier et assistante maternelle ; histoire que la petite soit élevée au son des sirènes et des récits d’inter. Puis, goûter aux joies des transports en commun. C’est l’enfer, le parcours du combattant à huit heures du matin. Elle dépose Lucas à l’école, interceptée déjà par sa maîtresse de CE2 qui l’accueille au portail.
— Vous n’avez pas répondu à ma demande de rendez-vous…
Mais Julia sait déjà ce que l’enseignante va lui dire. Ses punitions et les incidents à répétition relatés dans son cahier de liaison témoignent de son comportement insolent. La jeune femme n’a tout simplement pas envie de s’entendre reprocher l’attitude de son fils comme une défection de sa part.Elle ne supporte pas de passer pour une mauvaise maman. Lucas n’a plus de papa, n’est-ce pas suffisant ? Le garçon semble en avoir pris conscience véritablement et il se fiche de tout.Tout est bon pour se faire remarquer, mais il le fait mal. Connerie sur connerie, imaginant toujours une bêtise à faire plus grosse que la précédente…
Julia promet de venir, avant de plonger dans le métro pour rejoindre le cœur de la capitale et le premier boulot qu’elle a trouvé. Elle qui gérait un salon avec son amie, se retrouve comme simple masseuse dans un institut de beauté où elle enchaîne les clientes, sans se soucier véritablement de leur bien-être. Une rétrogradation professionnelle que la jeune femme vit mal. À trente-cinq ans, ce n’est pas ce qu’elle espérait.
Le soir, même circuit en sens inverse, récupérer Lucas à la garderie et puis retour à la caserne, faire un petit coucou à Jérôme qui reste d’astreinte, récupérer Clémence chez la nourrice qui attend déjà avec la petite en manteau pour lui faire remarquer qu’elle est en retard et soirée seule à l’appartement.
Métro, boulot, dodo… et le sacerdoce du pompier en prime !
Assise en tailleur sur le canapé devant une série, une tisane entre les mains, la jeune femme souffle enfin après sa journée en apnée. Et puis Julia pense à Sophie qu’elle devrait appeler pour prendre des nouvelles, pour en donner aussi. Mais depuis que Jérôme et elle ont annoncé leur intention de s’installer en région parisienne, sa meilleure amie a mal vécu la nouvelle. Sophie s’est sentie trahie par Julia et par son frère qui a enlevé sa copine…
Peut-être qu’elle avait raison finalement. Julia commence à regretter leur collaboration, leurs échanges et leur proximité quotidienne. Sophie l’avait pourtant mise en garde de ne pas tout précipiter. Mais comme d’habitude, Julia fonce et réfléchit aux conséquences après…
***
Julia ne s’y retrouve pas professionnellement, alors la jeune femme reporte ses espérances sur Jérôme. C’est à lui de combler ses désillusions, mettre des paillettes dans sa vie puisqu’elle a tout quitté pour lui.
Mais le soir venu, le couple échange sur leur quotidien de béton et de responsabilités. L’avenir, c’est trop loin, demain, c’est plus rassurant, le présent, c’est suffisant. Chacun raconte sa journée avec plus ou moins d’intérêt. Tous les deux consultent le planning des jours suivants. C’est devenu un rituel ; les gardes du pompier rythment leur quotidien.
Et puis le pompier « grimpeur » enfile sa casquette de « papa poule ». Affalé sur le canapé, Jérôme joue avec sa fille. Clémence escalade le buste de son père avec l’assurance qu’au moindre dérapage, il la rattrapera.
— Je vais la coucher.
Papa fait voler la petite dans les airs pour attraper le bisou de maman, puis il s’élance dans la chambre que les deux enfants partagent. Lucas est déjà dans son lit, un arsenal de Legos planqués sous la couette…
Les deux parents s’associent pour le rituel du couchage, un moment chaleureux qui renforce l’unité de leur nouvelle famille, un moment aussi que Jérôme s’applique à perturber quand il est présent. C’est comme ça que Julia retrouve son fils suspendu à son lit mezzanine, les pieds dans le vide sous les encouragements du pompier. Elle a toujours le mauvais rôle, celui de rétablir l’ordre. Et puis Julia rumine encore sa mauvaise journée et aspire à un peu de sérénité quand elle refermera la porte des enfants.
Difficile à trente-cinq ans de replonger dans les couches, les pleurs et les nuits hachées parce que bébé a faim ou fait ses dents… Alors Julia apprécie ce moment, lorsque la soirée s’offre à eux, libérés des contraintes professionnelles et familiales. Se retrouver à deux, retrouver son homme, disponible rien que pour elle, être à nouveau l’objet de ses attentions. Les occasions sont devenues rares. Tous les deux ont plongé trop rapidement dans un quotidien trop réaliste, chargé de contraintes. Les responsabilités, les décisions, les engagements ont bouleversé leur histoire naissante.
Julia s’est inquiétée de savoir comment lui encaissait ce débarquement dans sa vie, passé du stade de célibataire à père de famille, de un à quatre en un seul coup. Elle sait comment il gère. Quand c’est « trop » pour lui, Jérôme trouve une excuse et file rejoindre ses collègues dans la remise. Il ne l’avoue pas vraiment, mais la jeune femme est compréhensive ; attentive à ses signaux de détresse, son regard éperdu, ses soupirs, ses silences, son exaspération. Jérôme ne s’avouera jamais vaincu ; une fierté toute masculine.
L’homme en est conscient ; le fait d’avoir grillé les étapes, ses premiers mois de paternité « surprise » et ses affrontements quotidiens avec Lucas qui lui fait payer son statut de « remplaçant » pèsent sur ses épaules. Cependant, c’est juste une tolérance que Julia lui accorde ; le temps de s’imposer et prendre sa place au sein de leur famille. Elle savait tout ça, Jérôme le découvre au fil des semaines et des mois. Toute sa bonne volonté ne suffit pas.
Alors quand le couple se retrouve, la jeune femme oublie ses multiples casquettes et sa journée merdique pour redevenir simplement celle qu’il aime depuis toujours, magnifique dans son regard et déjà, objet de convoitise. Jérôme la dévore des yeux, ses mains s’égarent sur ses hanches, un baiser dans son cou, ses doigts entortillent une mèche blonde. L’homme déploie avec adresse un panel d’attentions. Un jeu de séduction qui perdure difficilement dans leur quotidien bien rempli. La charpente de leur relation est une construction encore fragile qui a besoin du savoir-faire d’ouvriers aguerris. Mais les deux artisans se dispersent sur de multiples chantiers, professionnels et familiaux…
Et puis ce soir d’octobre, Jérôme aborde le sujet qui fâche. Il sait bien que Julia ne veut plus entendre parler de cette histoire. Mais depuis son procès, un nouveau compte à rebours a démarré ; celui de sa libération. Pas de sursis cette fois, Laure aura bientôt fini de purger sa peine. Et leurs craintes étaient fondées, celle que la justice passe, qu’un trop bon avocat la défende et qu’elle s’en sorte avec une peine amoindrie. Elle n’avait tué personne dans les faits. Franck avait porté le chapeau et il s’était donné la mort.
— Elle ressortira bientôt…
— Oui, je sais, au printemps prochain. Mon beau-père m’a annoncé la « bonne nouvelle ». Il était presque content, une joie que je n’ai pas pu partager avec lui. Hors de question de replonger dans cette histoire sordide, la croiser à nouveau, c’est au-dessus de mes forces ; même dans le box des accusés, c’était déjà pénible…
Le pompier partage ses impressions. Lui aussi préfère avancer et tourner la page, ne garder que le meilleur… Sa rencontre avec son père Éric Beauchamp et ses demi-sœurs, oublier la trahison de sa mère qu’il refuse de voir depuis plusieurs mois, oublier Laure et ce qu’elle a fait pour ruiner son histoire avec Julia.
— Elle n’a pas gagné, lui chuchote-t-il à l’oreille. La preuve, nous sommes là, ensemble, et heureux, reprend Jérôme, en la prenant dans ses bras ; comme s’il avait besoin de l’assurer encore une fois de ses sentiments.
À ces mots, la jeune femme se trouble, examine le mobilier, cherche un point où accrocher son regard pourvu que ce ne soit pas dans les yeux du pompier.
— Regarde-moi, Julia. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Jérôme sent depuis quelque temps un certain malaise s’insinuer entre eux. Il n’aime pas ça, il n’aime pas que sa femme baisse les yeux, qu’elle fuie son regard, en pinçant les lèvres. Il préfère affronter directement ses reproches plutôt que ça… Mais Julia est incapable de lui confier le fond de sa pensée. Elle, qui l’encourageait à plus de transparence, n’est pas capable de suivre ses propres règles.
La jeune femme s’en sort par une pirouette, un sourire, une caresse sur sa joue et Jérôme s’en contente jusqu’à la prochaine fois.
***
4 – Une concurrence déloyale
Mais il y en aura encore des occasions manquées et des explications reportées.
Pourtant, le soir, quand il n’est pas de garde, Julia se colle à son homme. Elle se moque que Jérôme zappe tous les programmes, tant qu’il poursuit ses gestes tendres. La jeune femme est attentive à ses doigts qui s’entortillent dans ses mèches blondes, à ses baisers tendres qu’il dispense généreusement sur sa peau nue, à sa main posée avec assurance sur sa cuisse. Elle a besoin de lui, de se recharger, faire le plein d’amour pour supporter le déracinement.
Et puis, les sens en éveil, attentive au silence dans l’appartement, Julia déboutonne son chemisier, fait glisser sa jupe, en même temps que ses bas sous l’œil attentif de Jérôme. Le message est clair. Ce dernier répond à l’urgence par sa promptitude à en faire autant. L’homme se débarrasse de son tee-shirt, déboutonne son jean au moment où Julia grimpe sur lui à califourchon.
La jeune femme, experte dans son art, s’emploie à masser son torse en gestes réguliers. Ses mains glissent sur les muscles contractés du pompier avec une application et une lenteur contrôlées.
— C’est tout ce que j’espérais… Je suis « cassé », ajoute-t-il, l’œil pétillant.
Pour toute réponse, Julia sourit et poursuit ses attentions.
La jolie blonde aime le pouvoir qu’elle a sur lui. Voir monter l’excitation dans son regard fiévreux et deviner le souffle haletant qui s’échappe de ses lèvres entrouvertes. Ses doigts effleurent les biceps, caressent à nouveau le torse, s’égarent sur les abdos, à la lisière de son boxer…
Jérôme sent déjà le désir embraser tout son corps. L’homme l’attire à lui pour la couvrir des mêmes attentions. Déjà, ses mains audacieuses s’égarent sur la dentelle, dégrafent le soutien-gorge, pétrissent ses seins…
Mais soudain, son portable se met à vibrer sur la table basse ; un rappel brutal à la réalité ; quand ce n’est pas Clémence qui chouine ou Lucas qui demande un verre d’eau… Julia ne bouge pas, alors Jérôme empoigne les hanches de sa compagne pour se dégager. Le pompier récupère son téléphone et jette un œil bref sur l’écran en surbrillance. Devant le regard méfiant de la jeune femme, il hésite un instant, avant de prendre l’appel.
Trois minutes plus tard, Jérôme récupère son tee-shirt, enfile un sweat et se dirige vers l’entrée.
— Faut que j’y aille, lâche-t-il, en jetant son blouson sur l’épaule.
— Où vas-tu, à cette heure ?
L’homme hésite. Il sait que Julia va mal le prendre. Jérôme le sait, mais il part quand même…
— C’était Marion.
À l’écoute de ce simple prénom, la jeune femme sait déjà qu’elle a perdu la partie et que sa soirée est gâchée.
— Elle s’inquiète pour Jeanne…
En entendant celui de sa jumelle, Julia comprend qu’elle ne fera jamais le poids face à ses deux demi-sœurs.
— Jeanne est partie en soirée et semble avoir des ennuis. Enfin, Marion n’est pas très claire… Quand elle l’a appelée pour savoir à quelle heure sa jumelle comptait rentrer, Jeanne semblait être importunée par un type. Je vais la récupérer, annonce le pompier, sans laisser à Julia l’opportunité de discuter sa décision.
— Et ce n’est pas à ton père de s’en charger ?
— Beauchamp bosse aux urgences ce soir. Il n’est pas au courant, sinon tu penses bien…
— Alors tu es complice de leurs combines.
— Complice de rien du tout. Je veille sur elles, c’est tout.
— Le parfait grand frère, ironise Julia, qui voit leur moment d’intimité passer à la trappe une fois encore.
Elle remballe ses jambes nues sous le plaid, en signe de reddition.
— Je fais vite, promet-il, en attrapant son casque.
— Ne réveille pas les petits quand tu rentreras, c’est tout ce que je te demande.
Et voilà, même quand il n’est pas d’astreinte, Jérôme n’est pas fichu de rester la soirée avec elle. La porte d’entrée se referme sur sa boule au ventre et une colère sourde qui ne demande pourtant qu’à jaillir…
***
Quand Jérôme gare sa moto devant la boîte de nuit parisienne, il a toujours l’espoir de gérer ce contretemps et retourner rapidement à son foyer. Mais, si la jeune femme n’a pas eu de peine à se faire inviter, lui se fait recaler par le videur. Il parvient enfin à entrer à grand renfort d’arguments et un généreux billet pour ne rester qu’une dizaine de minutes dans l’établissement. Autrefois, accoutumé des lieux, Jérôme scrute minutieusement l’endroit, le bar, la piste de danse et les salons. Enfin, il repère Jeanne, affalée sur un sofa et fend la foule avec la même énergie qu’à la piscine. Son demi-frère ne s’embarrasse pas avec les présentations, il l’arrache des bras d’un mec un peu trop entreprenant.
— C’est bon. La fête est finie, on s’en va, annonce-t-il, en l’entraînant sans ménagement vers la sortie.
Jeanne oppose une vaine résistance avant de se laisser emmener par le grand brun qui l’escorte prestement à l’extérieur.
Une fois sur le trottoir, Jérôme détaille la jeune femme de la tête aux pieds. Il ne reconnaît pas l’étudiante de vingt-cinq ans sous ce maquillage vulgaire, ses cheveux savamment laqués en crinière de lionne et sa tenue aguicheuse. Il l’oblige à se couvrir, en lui jetant son manteau, dans l’espoir de dissimuler cet accoutrement qui n’est pas à son goût.
— Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? demande-t-elle, irritée.
— C’est plutôt à moi de te poser la question. Tu n’as pas des partiels à réviser ? C’est Marion qui m’a appelé. Qu’est-ce que tu cherches à la fin ? Regarde dans quel état tu t’es mise ? Et ce type, il a au moins dix ans de plus que toi…
— Ouais et bien ça ne m’aurait pas dérangé, figure-toi ! lâche sa demi-sœur, avec effronterie.
Jeanne a toujours le don pour lui répondre de sa manière la plus désagréable. Elle a toujours le sens de la formule. Il dit blanc, elle répond noir. Il est sympa, elle est odieuse. Il est odieux, elle s’offusque.
— C’est quoi ton problème ? Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu me détestes à ce point ? lui demande Jérôme, qui ne parvient pas à l’apprivoiser malgré les mois qui s’écoulent.
Jeanne observe longuement le pompier qui a débarqué dans sa vie, à la manière d’un de ces héros dont regorgent les romans sur sa table de chevet. Ce soir, elle va tout lui dire. L’alcool aidant, la jeune fille apparaît plus désinhibée que jamais.
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Je t’écoute, insiste-t-il, tout en la maintenant d’un bras sûr, des fois qu’elle s’écroule, perchée maladroitement sur ses talons.
Alors Jeanne pousse un profond soupir et souffle sur la mèche de cheveux qui brouille son regard fébrile.
— La première fois que je t’ai vu dans la chambre de Marion à l’hôpital, c’était surréaliste… Tu représentais tout ce que je désirais… Dix minutes, pendant dix minutes j’ai spéculé sur tous les scénarios imaginant comment un type tel que toi pourrait s’intéresser à une fille comme moi…
À ce souvenir, ses yeux brillent étrangement ; réminiscence de quelques minutes d’espérance.
— … Et puis papa a annoncé que tu étais notre demi-frère… Il a ruiné tous mes espoirs, anéanti tous mes rêves comme ça, ajoute-t-elle, en claquant des doigts. Et je dois passer le restant de mes jours à côtoyer un mec comme toi.
Jérôme est sidéré, il commence à comprendre. Le pompier passe une main dans ses cheveux bruns pour dissimuler l’embarras qui l’envahit.
— Sincèrement, tu ne vas pas me dire que…
— Si, si…, avoue-t-elle en caressant le bras solide qui la maintient. C’est plus fort que moi. J’ai craqué sur toi dès que je t’ai vu. Et je ne peux pas m’en empêcher ; même là alors que tu m’engueules… Mais je m’en sortirai, je vivrai avec ça, je serai malheureuse toute ma vie, enchaîne Jeanne, en jouant avec la fermeture éclair de son blouson.
Jérôme sourit, amusé par son ton mélodramatique.
L’homme refuse d’accorder une quelconque importance à ses états d’âme et préfère plutôt désamorcer la bombe prête à exploser dans son petit cœur.
— Tu lis trop de bouquins, renchérit son demi-frère sur un ton léger.
— Eh bien oui, je suis une cérébrale. Je réfléchis trop parfois… Alors pour une fois que je laisse les émotions dicter ma conduite… Mon existence n’est que drames et tragédies, constate Jeanne sur un ton amer.
— Allez, faut rentrer maintenant. La soirée est terminée, insiste-t-il, un brin flatté par sa déclaration.
Jeanne fait mine de le suivre, mais s’arrête net sur le trottoir.
— Prends-moi dans tes bras, j’ai un peu froid.
— Tu plaisantes ?
Et puis Jérôme lève les yeux au ciel et s’exécute. La jeune fille reste blottie contre lui de longues minutes. L’homme consulte sa montre et sent sa soirée avec Julia lui échapper. Mal à l’aise, le pompier s’impatiente ; mais cette étreinte chaleureuse, c’est tout ce qu’il peut lui offrir.
— Allez, faut rentrer maintenant. Marion s’inquiète…
Alors la jumelle hausse les épaules.
— Marion s’inquiète pour tout. Elle t’appelle et toi tu rappliques ventre à terre, ajoute Jeanne en le devançant de quelques pas.
Jérôme n’apprécie pas la façon dont elle résume son engagement. Il la rattrape par le bras et l’oblige à lui faire face.
— Ça suffit maintenant ! Tu crois que ça m’amuse d’abandonner ma famille pour venir te récupérer ? Tu pourrais au moins t’excuser ! Juste un « Je suis désolée ! »
— Mais j’ai rien demandé, moi ! répond froidement Jeanne.
Son cas est désespéré. C’est confirmé, elle a décidé de lui faire payer cher son incapacité à l’aimer. Alors il l’empoigne et la colle promptement dans le premier taxi.
— Tu me laisses rentrer toute seule ?
— Je ne vais pas prendre le risque de te ramener en moto…
Jérôme glisse un billet pour la course au chauffeur, en lui donnant l’adresse et insiste pour qu’elle lui envoie un SMS dès qu’elle arrive.
— Oui papa ! lâche Jeanne, en s’affalant sur la banquette.
Le pompier claque la portière et la regarde disparaître.
Alors qu’il fait rouler son bolide silencieusement dans la cour de la caserne, le pompier est intercepté par des collègues de retour d’intervention. L’escapade se prolonge encore. Les trois quarts d’heure généreusement accordés se sont transformés en deux heures ; si bien qu’à son retour, l’appartement est plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une lumière qui filtre sous la porte de leur chambre. Julia patiente, sous la couette, en tentant vainement de se concentrer sur le bouquin qu’elle tient entre les mains.
Difficile de se détendre pendant qu’il se balade dans Paris à la recherche de sa frangine, qu’elle surveille l’heure à la fin de chaque paragraphe et compte les minutes depuis son départ…
Ah le voilà, et puis non, c’est tant pis pour lui ! Trop facile d’avoir le beurre, l’argent du beurre et la crémière… Pas de crémière ce soir !
— Alors ? Ta mission de sauvetage s’est bien passée ? ironise Julia, par-dessus son roman. Tandis qu’il se débarrasse de ses vêtements pour la rejoindre, Jérôme lui raconte tout, y compris la déclaration de Jeanne.
Ce dernier n’a rien à cacher, ni les confessions malheureuses de sa demi-sœur, encore moins, ce corps puissant façonné au cours de longues heures d’entraînement et d’intervention. L’homme se contorsionne et fait danser sous les yeux de sa belle tous les muscles qu’il entretient avec fierté. Impossible de ne pas craquer sur ses abdos finement dessinés, son torse large, son dos puissant… Mais Julia résiste.
— Tu ne sembles pas étonnée, fait-il remarquer, en se glissant près d’elle.
— Plus Jeanne cherchait à le cacher, plus ça se voyait. Il n’y a que toi pour ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
— Elle me trouve « craquant », ajoute encore le pompier, en se collant à elle, animé par le désir brûlant de reprendre leurs préliminaires.
— Eh bien je suis contente pour toi, déclare Julia, en éteignant la lumière. Il est tard, je suis fatiguée et je bosse demain, confie-t-elle.
L’homme garde encore l’espoir, dans l’obscurité, de la faire revenir sur sa décision ; la chair plus faible que les résolutions… Mais c’est sans appel. Sa compagne repousse ses tentatives avec une détermination farouche.
Jérôme n’est pas une brute. Derrière la carapace, reviennent vite les incertitudes et le manque de confiance en lui. Julia ne veut pas… Alors l’homme s’allonge, résigné, de son côté du lit, en poussant un profond soupir, tandis que la jeune femme se blottit contre son oreiller, malheureuse, refusant de se laisser consoler. Tous les deux dans le même lit, mais séparés comme si le grand Canyon s’était creusé entre eux…
Julia n’aime pas se conduire ainsi, ni qu’ils s’endorment fâchés. Mais il faut que Jérôme comprenne qu’elle en a vraiment assez de le voir jouer les « Saint Bernard » à chaque fois qu’une des jumelles appelle à l’aide !
***
5 – Celui qui joue l’homme providentiel
Tout ça Julia le garde au fond d’elle durant des semaines. Jérôme sent bien que quelque chose cloche. Et l’homme s’efforce de trouver des excuses à sa belle. Elle a certainement besoin de se poser, tout est allé si vite après l’arrestation de Laure. Au départ, il s’agissait d’un désir commun de concrétiser leurs projets. Le pompier se rend compte, à présent, que c’étaient plus ses projets à lui. Julia ne s’était certainement pas attendue à abandonner son ancienne vie en quelques mois. Voilà, c’est juste un petit passage à vide. Il doit lui laisser un peu de temps, le temps de trouver son propre équilibre…
Car il le voit bien, sa lumineuse Julia n’est plus que l’ombre d’elle-même, silhouette fragile, flottant dans son pull, s’activant à débarrasser le lave-vaisselle. Elle fait bonne figure devant les enfants, mais le masque retombe quand la jolie blonde croise son regard. Alors l’homme croit s’en sortir en donnant de sa personne, montrer qu’il est toujours présent pour elle. Julia a besoin de se sentir aimée, alors il l’aime par tous les pores de sa peau, quand il n’est plus pompier, qu’il n’est plus un papa, qu’il n’est plus le frère des jumelles ; ni le fils de son père. En fait, Jérôme l’aime à temps partiel… Car toute sa vie, le pompier la dispense gracieusement. Il est là pour tout le monde et Julia n’a plus qu’à se montrer patiente et attendre son tour.
Novembre arrive, triste mois, triste anniversaire des attentats pour Marion, triste anniversaire pour Clémence aussi ; sans Sophie, sans Isabelle parce que Jérôme est toujours fâché… Julia a renoncé à mener ce combat-là. Accaparée par son propre mal-être, elle n’est pas en mesure d’affronter Jérôme. Il ne veut pas voir sa sœur, il ne veut plus voir sa mère… Eh bien tant pis. Les parents feront mieux l’an prochain. Alors ils ont allumé une première bougie en petit comité. Est-ce que la petite se souviendra de son premier anniversaire ? Peut-être pas, mais Clémence se verra en vidéo sur les genoux de sa maman, dans une robe aussi rouge que le camion de son papa. Elle entendra les voix familières de ses parents et de Lucas qui se colle un peu trop près pour être certain d’être lui aussi sur l’image.
Et puis, il y a ce jour comme tous les autres, où sans vous en rendre compte votre trop-plein d’aigreur et de ressentiment vous noie sous une couche d’amour-propre. Parce que vous avez enchaîné les vies comme on change d’auto-tamponneuses. Alors, vous avez envie de crier STOP et de freiner d’un coup sec. Vous avez envie de taper du poing sur la table parce que votre vie, ce n’est pas ça. Et si vous ne dites rien, vous allez en crever…
Voilà dans quel état Julia a rendu visite à sa mère qui préfère la chaleur et le confort douillet de son appartement parisien, plutôt que sa résidence secondaire en Bourgogne. Et la simple visite de courtoisie pour « montrer » les enfants, partager un déjeuner, un café et échanger quelques nouvelles s’est transformée en un bilan amer et larmoyant.
Julia a craqué… Faire sauter la soupape de sécurité devant Christine qui espère toujours que tout va bien, plutôt que face à Jérôme ; parce que ce n’est pas de sa faute à lui, c’est juste elle qui ne va pas bien.
La jeune femme a lu la panique dans les yeux de sa mère. Comment résoudre les problèmes de sa fille ? Quelle responsabilité ! Quand on a toujours fait passer son propre bien-être et ses intérêts avant ceux des autres… L’inviter à déjeuner et s’apercevoir, une fois encore, que la roue de la vie ne tourne pas comme il faudrait…
Julia n’espérait rien. Elle avait juste besoin de déverser son amertume et ses désillusions. Mais sa mère avait écouté ses jérémiades. Et « Maman » avait assuré pour une fois.
Ce jour-là, quand Julia était repartie, Lucas gavé de chocolats, Clémence harnachée dans son siège-auto, pleurnichant car sa sieste était ratée, Christine n’avait pas sorti sa baguette magique mais pris son téléphone…
Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? C’était pourtant évident. Elle avait l’homme de la situation. Et le soir même, super « Bertrand » appelait sa belle-fille ; belle dans tous les sens du terme comme il s’amusait à le répéter. Julia avait d’abord cru à une plaisanterie ; mais ce n’était pas le genre du PDG. L’homme affichait la soixantaine bien tassée, un emploi du temps de ministre, une expérience et un sens des affaires confirmés et tout ce qu’il entreprenait réussissait.
Voilà cinq ans, sa mère avait su gagner les faveurs d’un de ces hommes puissants qui s’étalaient sur les brochures des magazines aux pages, « grosses fortunes » et « belle réussite ». Bertrand Carrière, du groupe portant le même nom, s’était fait connaître dans l’industrie des cosmétiques. La société qui développait, produisait et distribuait des produits de beauté de haut de gamme auprès des professionnels de l’esthétique, avait également investi dans des salons de beauté, spas et hôtels de luxe.
Trois jours plus tard, alors qu’il invitait Julia à déjeuner, Bertrand avait déjà consulté son parcours professionnel. Il savait presque tout sur elle. Sa mère faisait son éloge, vendant sa fille comme un produit marketing. Bertrand Carrière n’engageait personne au hasard ; tous avaient leur place dans la machine comme un rouage indispensable de la mécanique, aucun grain de sable. La chance du débutant, il n’y croyait pas. Faire sa place, investir la place, bousculer, écraser pour garantir sa place.
Ex-femme de gendarme, future femme de pompier, Julia collectionnait les uniformes… Ambassadrice de charme, elle avait démarché, sans le savoir, plusieurs fois ses fournisseurs pour son institut dans l’Yonne. Il était convaincu par son potentiel. À trente-cinq ans, elle aspirait certainement à autre chose que le poste qu’elle avait déniché à la hâte. Et puis surtout, elle représentait un atout inespéré dans les futurs projets que le PDG nourrissait. Julia était son joker pour une prochaine transaction…
Ils avaient longuement discuté, agréable conversation avec une interlocutrice qui buvait ses paroles. Le visage de la jolie blonde s’illuminait au fil des perspectives que Bertrand lui promettait. Pour une fois, l’homme avait l’opportunité d’être seul avec elle et sa compagnie le ravissait. Pour une fois qu’il avait le pouvoir d’éclaircir son horizon, Carrière se satisfaisait de ce nouveau rôle plutôt agréable, « le bienfaiteur », un surnom qu’on ne lui collait pas souvent dans le métier. L’homme était plutôt froid et calculateur, toujours inspiré par le profit et l’intérêt.
Après le déjeuner dans un restaurant étoilé où il avait ses habitudes, Bertrand avait continué de lui sortir le grand jeu, en l’invitant dans sa berline avec chauffeur pour la conduire dans un de ses instituts parisiens. La responsable partait justement dans quelques semaines en congé maternité. Le poste était pour elle si Julia le souhaitait.
C’était Noël avec un mois d’avance. La jeune femme n’avait pas hésité longtemps. Une opportunité comme ça ne se refusait pas. Parfois quand toutes les portes se referment, la vie vous ouvre une fenêtre… La proposition de Carrière est apparue comme une bouée de sauvetage que Julia a saisie sans hésiter, sans réfléchir, sans imaginer que son offre était loin d’être gratuite et désintéressée.
Avec son enthousiasme et son optimisme, elle avait su convaincre Jérôme. Si c’était bien pour elle, ce serait bien pour eux. Lui n’y connaissait rien, après tout il lui faisait confiance.
Dès lors, le pompier avait cédé sa place. Sans le savoir, il avait perdu son titre d’« homme providentiel ».
Et puis Carrière voyait déjà loin, déjà après. Elle n’aurait qu’à faire ses preuves si elle voulait postuler par la suite au sein du groupe. Au fil de ses paroles et de ses promesses, l’horizon de Julia s’éclaircissait.