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Après une enfance et une adolescence douloureuses, Jérôme tient enfin sa revanche puisqu’il est devenu sapeur-pompier de Paris. Pourtant, il suffit d’un nouveau drame dans sa vie pour que le passé ressurgisse. Et lorsque le meurtrier de son frère sort de prison, Jérôme se lance en quête de réponses, animé par une soif de vengeance. Mais la vérité pourrait bien bouleverser son existence et mettre en péril sa carrière. Un récit intense où rédemption, secrets et vengeance se mêlent dans un tourbillon de tension.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Frédérique Roger a toujours eu un don pour raconter des histoires. C’est dès le collège qu’elle développe sa passion pour l’écriture. Avec "Le cygne noir", elle s’immerge dans l’univers captivant des pompiers, offrant une saga addictive et pleine de suspense.
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Seitenzahl: 931
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Frédérique Roger
Le cygne noir
Tomes I, II & III
Roman
© Lys Bleu Éditions – Frédérique Roger
ISBN : 979-10-422-7153-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pour Florent,
Marine et Thomas,
mes enfants
À David, mon mari
Bourgogne, été 2001
C’est le soir du 14 juillet, tout le monde part au feu d’artifice, sauf moi. J’ai décidé de rester à la maison. Mes parents n’insistent plus pour me traîner dehors. Ils m’ont juste proposé de les accompagner pour la forme.
— Vraiment, tu fais chier, Jérôme…
Ça, c’est ma sœur Sophie. Elle espère me faire changer d’avis. C’est plutôt une jolie fille qui évolue dans son monde, entourée d’amis, de petits copains à la pelle, aspirant à la famille idéale et au frère idéal aussi.
Mais je suis loin de correspondre à l’image qu’elle veut me coller. Je me vois plutôt comme un boulet qu’elle traîne et ma sœur s’obstine encore. Assis devant mon ordinateur, les yeux rivés sur l’écran, les écouteurs sur mes oreilles, je fais comme si je ne l’entendais pas, absorbé par les rythmes électros de Daft Punk.
— C’est ça, reste dans ta bulle à ruminer !
Et elle quitte ma chambre, en claquant la porte.
Alors que j’entends enfin le moteur de la voiture dans la cour, des pas résonnent encore dans l’escalier. Les talons de ma mère martèlent les marches.
— Tu ne veux vraiment pas nous accompagner ?
— Non, j’ai des trucs à faire.
Je ne la regarde même pas, en disant cela. Je veux m’assurer qu’elle ne lira pas la connerie que je m’apprête à faire… Oui, pour tout le monde, c’est une grosse bêtise ; mais pour moi, c’est le chemin de la délivrance. Ma mère reste plantée là un moment. Alors je prends sur moi pour lui adresser le regard le plus réconfortant qui soit.
— Ne t’inquiète pas… Je gère…
Elle pose une main sur mon épaule, je la serre fort entre mes doigts. Puis au son du klaxon de mon père qui s’énerve, elle quitte ma chambre.
— Allez… Partez… Bon sang…
Je m’impatiente comme si j’étais pressé d’en finir. Je ne veux pas traîner, le faire avant que le courage ne me manque. Ma décision est prise. C’est mon choix, ma solution à moi, peut-être une fuite en avant, mais il en faut quand même de la détermination pour aller jusqu’au bout du geste.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Toujours la même question. Chacun a ses raisons, moi j’ai les miennes, plus valables que toutes les autres, plus légitimes aussi.
D’abord, je ne supporte plus ce gros tas de graisse que je croise tous les matins dans la glace. Oui, je bouffe, pour compenser tout ce qui va de travers dans ma vie. Je suis un boulet au propre comme au figuré. Au collège, les autres l’ont bien compris. Ils me harcèlent et trouvent chaque jour une nouvelle façon de m’humilier.
Et puis, il y a Julia. Je suis tombé amoureux de cette fille dès que je l’ai vue. Mais il n’y a que dans les « Disney » que la BELLE tombe amoureuse de la BÊTE. Pour moi, cette nana est un rêve inaccessible. Julia est trop belle, trop vivante. Et moi, le gros, je ne suis plus que l’ombre de moi-même, un pied dans la tombe de Clément.
Et là, je vous bats tous… À moi, la palme de l’histoire la plus tragique.
J’ai perdu mon frère jumeau, ma moitié, mon deuxième moi… Même si cela remonte à neuf ans déjà, la plaie ne s’est pas refermée ; bien au contraire… Avec les années, la douleur s’est amplifiée, à mesure que je prenais conscience de son absence. C’est comme si on m’avait amputé d’une partie de moi-même. Notre entité a volé en éclats comme un puzzle dont jamais je ne pourrai retrouver toutes les pièces. Je ne ressemble plus à ce que j’étais avant. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Il manquera toujours des morceaux…
Le poids de sa perte s’est transformé en kilos, des kilos de tristesse en kilos de graisse… À l’époque, j’étais trop jeune pour comprendre. Quand on est gosse, on n’a pas de recul sur les événements qui nous frappent. On les vit, on souffre et le temps, normalement, doit faire son œuvre… Mais ça n’a pas fonctionné pour moi.
Et puis, mes parents m’ont donné le coup de grâce.
Date de l’exécution : Mardi soir.
Une dispute, une bourde à table, un tremblement de terre dans ma vie… Vous savez, « la petite phrase qui tue ».
— Et puis, si Clément n’avait pas été tué, vous ne seriez pas toujours sur son dos !
Sophie prenait encore ma défense. Merci frangine !
Un ange passa ; un petit ange qui s’appelait Clément. Tout le monde se regarda autour de la table. Après m’avoir servi pendant toute mon enfance la version de la noyade accidentelle, je recevais en pleine figure que mon jumeau avait été assassiné. Un peu rude tout de même. J’en demandais pas tant. J’étais choqué, aucun mot ne franchissait mes lèvres.
Puis les questions affluèrent dans ma tête, comme une vague déferlante qui vous emporte, vous secoue dans tous les sens et vous jette sur la plage, tel un pantin désarticulé. Et les souvenirs de cette journée remontèrent, le magasin, les courses, la disparition de mon frère…
On me balança des bribes de réponse, de vagues excuses. Ma mère se pressa de reprendre un rendez-vous avec un psy et le dossier « Clément » fut clos entre le fromage et le dessert.
Pas question de laisser ressurgir les fantômes du passé. Il fallait avancer, tourner la page, passer à autre chose. Mon père usait de toutes les expressions pour me secouer, parfois brutalement ; tandis que ma mère entretenait une certaine compassion à mon égard, dans laquelle je me complaisais d’ailleurs. La mort de mon jumeau excusait bien des choses ; ma prise de poids notamment.
Voilà, ils étaient satisfaits. Sophie et sa langue trop pendue leur avaient permis de se débarrasser d’une corvée. Il aurait bien fallu me le dire un jour ou l’autre. Je n’étais plus un gamin. Non, effectivement, mais, même adolescent, j’accusais le coup difficilement.
Comment voulez-vous que je sois serein après une telle révélation ? J’étais déjà mal, alors, cette information brutale finissait de m’achever.
Voilà autant de raisons pour mettre fin à mon calvaire.
Depuis ce mardi, je ne vis plus, je survis laborieusement une journée après l’autre. J’aspire maintenant à mettre fin à mon supplice.
Alors, ce soir, j’ai attendu d’être enfin seul à la maison pour sortir de ma chambre. Je sais où mon père range ses lames de rasoir. Tandis que je vais les chercher, je fais couler l’eau dans la baignoire. J’ai vu ça dans un film policier. Je me rappelle aussi avoir écrit le brouillon d’une lettre d’adieu, pour dire au revoir, pour expliquer mon geste ; finalement, je ne laisse rien sur le bureau de ma chambre.
De retour dans la salle de bain, je retire mon tee-shirt, observe mon corps une dernière fois dans la glace, avec dégoût.
— « Bouboule » vous salue bien et vous fait ses adieux.
J’adresse alors un salut militaire au miroir.
Mes yeux brillent.
Des larmes coulent silencieusement sur mes joues.
Je renifle.
Mais je ne suis pas triste, plutôt saisi par l’émotion de l’instant. Dans ma tête, je me sens soulagé d’en finir…
Puis, déterminé, je saisis une lame et m’entaille les deux poignets, en serrant les dents. Elle tranche ma peau comme du papier et, bizarrement, la douleur n’est pas immédiate…
J’observe alors les premières gouttes de sang couler dans le lavabo, en faisant d’étranges dessins écarlates. Absorbé par cette image fluide qui se détache de la blancheur de la vasque, je reste là un moment, immobile à contempler les gouttes qui s’écoulent de mes poings serrés. Je respire cette odeur ferrique qui me prend aux narines.
Je réagis enfin. Je ne peux pas rester là, planté devant le lavabo. Je vais m’écrouler, m’évanouir et mourir. On me retrouvera certainement dans une position grotesque, étalé sur le carrelage. J’ai encore un peu de dignité et d’amour-propre. Alors, résolu à mener mon projet mortel jusqu’au bout, je m’allonge dans la baignoire d’eau tiède, ferme les yeux, aspirant à la délivrance prochaine.
***
Combien de temps l’adolescent demeure-t-il ainsi à se vider de son sang ? Assez pour être inconscient quand ses parents et sa sœur sont de retour.
Isabelle Garnier culpabilisait d’avoir laissé son fils seul. Dès qu’elle a quitté la maison, la mère a pris conscience de multiples signes qui laissaient présager d’un malheur proche… Le regard serein et paisible que Jérôme lui avait adressé, comme si le garçon tourmenté avait fait la paix avec lui-même. Un « Ne t’inquiète pas » qui sonnait comme un adieu. Sa main qu’il avait gardée plus longtemps dans la sienne. Une chambre en ordre comme s’il avait décidé de partir pour un long voyage… UN VOYAGE SANS RETOUR !
Le feu d’artifice vient de débuter lorsque la mère, saisie par un mauvais pressentiment, bouscule toute la famille pour rentrer.
Cinq minutes de voiture. Isabelle garde le téléphone crispé à son oreille et écoute inlassablement la sonnerie qui résonne dans le vide. Sophie saute de la berline pour ouvrir le portail. Pierre descend à son tour et rattrape sa femme ; il tient à rentrer le premier. Quand il pénètre dans l’entrée, la maison baigne dans l’obscurité. Le silence pesant et une faible lumière qui filtre sous la porte de la salle de bain confirment les craintes d’Isabelle. Tous les trois grimpent l’escalier, imaginant déjà le pire. Et le pire se confirme…
Jérôme est juste là, flottant, le teint livide, les yeux fermés, son corps baignant dans l’eau devenue rouge…
— NOOOOON ! s’écrie le père, en se précipitant vers la baignoire.
La mère pousse un cri rauque provenant du plus profond de son ventre, celui de l’animal blessé, secoué par une douleur innommable.
Jérôme, est-il encore vivant ? C’est la terrible question.
Pierre Garnier est médecin. Aussitôt, les gestes professionnels prennent le dessus sur la détresse du père. Il appose deux doigts à la base de son cou pour tenter de déceler un pouls et commande à sa femme d’appeler les secours. Isabelle compose le 18. Mais la mère, bouleversée, est incapable d’exprimer clairement la raison de son appel ni de répondre précisément aux questions des pompiers.
Comment décrire ce que ses yeux refusent de voir ? Comment exprimer ses angoisses ? Verbaliser la mort, c’est l’accepter… Non, Jérôme ne peut pas être mort. Perdre un fils, c’est déjà insupportable. Perdre le second, la mère ne peut pas le concevoir. Son mari lui arrache l’appareil et, tandis qu’il renseigne les sauveteurs, Isabelle s’effondre sur le carrelage froid, près de la baignoire et caresse les cheveux de son fils, en sanglotant nerveusement.
Pierre s’aperçoit alors que sa fille est toujours plantée à l’embrasure de la porte, hypnotisée par la scène. Elle en a déjà trop vu. Il la chasse de la pièce. Mais Sophie reste là, tétanisée. Alors, son père la saisit par le bras et l’entraîne dans sa chambre. Malgré ses dix-neuf ans, elle part se recroqueviller sur son lit comme une gamine. Choquée, la jeune fille reste un moment, prostrée sur sa couette, écoutant les sirènes, d’abord lointaines, puis de plus en plus proches. L’image de son frère mort reste fixée sur sa rétine. La lumière bleue des gyrophares inonde sa chambre plongée dans l’obscurité, puis elle entend les pas précipités sur le gravier de la cour. Les pompiers arrivent en nombre. Coordonnés, il y a ceux qui s’occupent de Jérôme, ceux qui apportent le matériel de réanimation, tandis que le chef d’agrès prend sa mère et son père à part pour les interroger.
Qui a utilisé le mot « suicide » ? Son père, un pompier ? …
C’est dur à entendre quand il s’agit d’un garçon de quatorze ans.
***
Treize ans plus tard… Paris, printemps 2014
Jusqu’au dernier moment, j’ai cru à une mauvaise blague de mes collègues… Le mail, puis le coup de fil pour m’assurer que j’étais retenu, j’ai cru que c’était pour mieux me piéger. J’ai plutôt l’habitude des mauvais tours, alors je restais sur la réserve. Mais j’ai vite compris qu’ils ne s’étaient pas fichus de moi. Aujourd’hui, ce n’est pas une journée comme les autres, pas de manœuvres, pas d’interventions, je suis « en représentation »… C’est sous leur œil amusé et taquin que j’abandonne mes équipiers, flanqué d’un ordre de mission pour le moins inattendu.
***
Jérôme attend patiemment son tour, quand une maquilleuse s’approche et lui demande de bien vouloir retirer son tee-shirt. Il s’exécute un peu gêné, tandis que la jeune femme lorgne ses abdos contractés. Elle verse un filet d’huile pour le corps sur son torse et commence à le masser en gestes réguliers. L’homme frémit. Il se laisse toucher, mais Jérôme a le souffle court, embarrassé par la situation.
— C’est pour les photos, se justifie la maquilleuse.
Alors il se tourne pour que son dos subisse le même traitement. Chaque muscle de son corps est luisant. Si la gent féminine doit l’imaginer comme une friandise à croquer, Jérôme se voit plutôt comme un poulet qu’on va rôtir au four. Les projecteurs dégagent assez de chaleur pour qu’il refuse le peignoir.
Puis la maquilleuse l’invite à s’asseoir. Elle examine son visage. Il est plutôt agréable à regarder, bien que collant au stéréotype du militaire, cheveux ras, front large, mâchoire carrée, le sourire plutôt rare, mais un regard profond et rassurant. La professionnelle procède à quelques retouches.
Une coiffeuse arrive à son tour. Elle sort une tondeuse pour rafraîchir sa coupe sur la nuque, puis applique un peu de gel sur ses cheveux bruns.
IL EST PRÊT.
Jérôme scrute l’homme qu’il voit dans le miroir d’un œil critique et sans concession. Il n’a pas toujours eu ce physique et touche, en quelque sorte, la récompense pour ses années d’efforts et de persévérance. Lui, qui ne supportait pas son image auparavant, se retrouve là, dans un coin de la caserne, transformé pour l’occasion, en studio photo.
Quand je regarde les autres types présents, ça me fait sourire. JAMAIS je n’aurais imaginé être catalogué de la sorte. « Le vilain petit canard » évolue au milieu des cygnes à présent !
Jérôme Garnier a vingt-sept ans. Le fantasme du pompier opère toujours quand on voit débarquer ce grand brun aux yeux verts, athlétique dans sa tenue bleu marine, prêt à secourir son prochain. Alors, quand la Brigade a décidé de réaliser son calendrier « Les Dieux du feu », le sauveteur a remporté tous les suffrages avec ses mensurations irréprochables, son corps sculpté et sa gueule d’ange gardien.
Quand on lui a proposé de participer à la séance photo, Jérôme a d’abord été surpris, puis flatté. Finalement, il a accepté la proposition. C’est pour la bonne cause. L’argent récolté sera reversé aux familles des pompiers décédés en intervention, ainsi qu’à la Fondation des grands brûlés.
Et puis, sa participation au calendrier des pompiers, c’est aussi une sorte de revanche sur la vie…
Je le prends comme faisant partie de la thérapie… Pour repousser l’image de Bouboule, l’adolescent en surpoids et mal dans sa peau… Accepter le reflet de l’homme que me renvoie le miroir… J’ai beau m’en convaincre chaque matin… J’ai toujours du mal à rentrer dans la peau du super pompier ; un costume que j’enfile pour quarante-huit heures de garde.
***
Jérôme Garnier, a-t-il toujours voulu devenir un soldat du feu ? Non, mais ce métier s’est imposé à lui dans un moment de souffrance.
À chaque fois, qu’il revêt sa tenue, le pompier est reconnaissant envers ces hommes qui ont débarqué un soir de fête nationale pour lui sauver la vie.
Cette nuit-là, j’ai remis le compteur de ma vie à zéro. J’ai appuyé sur la touche « reset » comme si mes quatorze premières années étaient un cauchemar, un faux départ… Conscient d’avoir une seconde chance, je me suis fait la promesse de ne pas la bousiller. J’ai effectivement mis tout en œuvre pour devenir celui que je suis à présent…. Il y en a qui veulent devenir pilotes, policiers, avocats ou médecins ; moi, c’était pompier et j’y suis parvenu.
Jérôme a parcouru un sacré chemin depuis l’âge de quatorze ans. La métamorphose était autant physique que mentale. Autrefois centré sur lui-même et ses propres malheurs, il fait preuve, à présent, d’altruisme et d’un véritable intérêt pour les autres. Oublier son malheur, laisser le passé derrière lui, profiter de l’instant présent, espérer l’avenir ; voilà sa nouvelle philosophie de vie. Depuis, l’homme éprouve ce besoin viscéral de porter secours. Sauver des vies, c’est devenu un engagement profond pour lui, presque une addiction. Plus il aide les autres, plus il se sent mieux. Après avoir failli mourir lui-même, Jérôme s’est fixé pour mission de ne pas laisser mourir les autres. Voilà presque dix ans qu’il exerce son métier, toujours avec cette même fierté et cette volonté de s’engager à fond à chaque fois que résonne la sirène.
***
Quand son tour arrive, la maquilleuse revient et s’emploie à appliquer quelques traces de suie noire sur son buste et sa figure pour donner l’illusion d’un retour d’intervention. Une assistante lui confie un casque de pompier et Jérôme s’en va poser devant un des engins, le torse nu, simplement vêtu de son pantalon d’incendie et de ses bottes. Un peu stressé, le sauveteur se détend grâce à l’atmosphère sympathique qui règne dans le centre de secours, les regards encourageants et admiratifs qu’il rencontre autour de lui. Les flashs crépitent, Jérôme s’efforce de prendre la pose, attentif aux conseils du photographe, âgé d’une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants, à l’aise dans son jean usé et son tee-shirt à l’effigie d’AC/DC. Le type, plutôt corpulent, évolue sans complexe au milieu des hommes de la Brigade. Il mitraille le pompier sous tous les angles.
Après plusieurs clichés, Jérôme a le droit de voir le résultat. Il est plutôt satisfait de l’homme qu’il découvre dans l’appareil… Le torse nu et musclé, un casque rutilant sous le bras au biceps gonflé. Son pantalon, légèrement descendu sur les hanches n’est pas très réglementaire, mais tellement sexy. Le sauveteur se tient là devant l’engin d’incendie, prêt à allumer le feu. Il n’a même pas besoin de sourire. L’homme apparaît concentré ; le regard perçant droit dans l’objectif suffit. Quelques semaines plus tard, Jérôme Garnier sera, sur papier glacé, l’un des Sapeurs-Pompiers de Paris du calendrier 2015.
***
Novembre 2014, en Bourgogne
Il est à peine minuit quand le médecin et son épouse quittent leurs amis après un dîner copieux et arrosé. Des amis, plutôt des connaissances, des relations, qui s’ajoutent à la longue liste des gens gravitant autour des Garnier. Cela fait bien de connaître du monde et d’avoir, dans son carnet, les notables influents de la région. Isabelle se moque de ces dîners conventionnels et ennuyeux. Ils ne servent que les intérêts de son mari et de ces hommes qui se rendent mutuellement service.
Le médecin qui boit peu habituellement s’est pourtant lâché sur la bouteille ce soir, révélant une personnalité cynique. Plusieurs fois, Isabelle a croisé son regard dur au détour de la conversation. Ne pas rire trop fort. Ne pas se mettre trop en avant. Ne pas le contredire. Ne pas trop raconter non plus et puis sa tenue qui n’était pas à son goût. L’épouse a subi les commentaires désobligeants et l’humour corrosif de son époux toute la soirée.
Ce n’est pas l’envie qui lui manquait de répondre et de l’envoyer au diable… Comme l’envie de lui balancer sa coupe de champagne à la figure lorsque l’homme s’est vanté d’avoir toujours été un époux et un père attentif. Mais Isabelle sait aussi où se trouve son intérêt et continue d’avaler les couleuvres. C’est le prix à payer pour conserver la vie confortable qu’elle a toujours menée.
— Bien, il se fait tard, ma chérie… Je pense que nous avons assez abusé de l’hospitalité de nos hôtes, annonce Pierre, en posant une main délicatement sur son épaule.
Le médecin prétexte une journée harassante pour donner le signal du départ, comme si toute leur vie était régentée par sa carrière de généraliste. Isabelle abandonne avec soulagement le cercle des femmes dont elle ne supporte plus les conversations récurrentes sur la réussite de leur progéniture et celle de leurs époux. Elle aussi a la désagréable impression de n’avoir vécu qu’à travers ses enfants et son mari. Des « invisibles », voilà ce qu’elles sont, sans existence propre.
Un sacrifice pour quel retour ? Après avoir perdu un fils, l’autre lui a tourné le dos. Sa fille mène son existence de femme active et n’a heureusement pas suivi son exemple. Bien sûr, Isabelle tient le secrétariat de son mari et gère ses rendez-vous, mais elle a toujours vécu dans l’ombre du médecin, son époux, son employeur…
Quant à Pierre, l’homme la laisse profiter d’une vie agréable sans se soucier d’argent, à condition qu’elle n’exige plus rien d’autre de lui. Leur maison est à présent une coquille vide, sans amour, sans enfant. Deux colocataires qui se croisent pour le dîner. Même leur lit n’est plus le lieu des réconciliations intimes, puisque l’homme a déserté dans la chambre d’amis.
Au moment du départ, Pierre se montre prévenant, l’aide à enfiler son manteau, lui ouvre la portière, abrégeant ainsi la conversation qui s’éternise sur le perron. Elle lui rend son sourire et le gratifie d’un regard aimable. Les Garnier s’efforcent encore de donner l’illusion d’un couple solide et uni ; mais elle voit bien que la situation se dégrade depuis plusieurs mois sans qu’aucun parti ne fasse l’effort d’engager des « pourparlers »… Chacun s’enferme dans un quotidien faussement rassurant.
— Je te laisse prendre le volant, dit son mari, en lui confiant les clés. On ne sait jamais si les gendarmes font du zèle, ce soir… Je ne voudrais pas me faire contrôler. Ils seraient trop heureux de m’épingler pour alcoolémie !
Isabelle se résigne à s’installer à la place du conducteur, mais elle déteste conduire la berline. Elle démarre en même temps qu’un morceau classique au piano de Frédéric Chopin, d’une tristesse inouïe.
La nuit est noire et profonde. Les étoiles se substituent rapidement aux lampadaires de la ville. Tandis qu’elle est absorbée par le maniement du levier de vitesse, Pierre contemple la route qui fait des méandres, en s’enfonçant dans la forêt. Les nappes de brume flottant à quelques centimètres du bitume confèrent au lieu une atmosphère fantomatique.
Isabelle observe son mari du coin de l’œil. Habituellement, Pierre lui aurait fait des remarques quant à sa manière de conduire. Là, il est perdu dans ses pensées, totalement indifférent à sa présence. Silencieux, le médecin fixe la route.
Isabelle sent bien que quelque chose le tracasse. Elle pose une main sur sa cuisse et se force à poser « la » question.
— Ça ne va pas ?
Sans même la regarder, encouragé par l’alcool qui se diffuse lentement dans ses veines, l’homme se montre d’une sincérité désarmante.
— Je vais partir…
Trois mots ordinaires, lâchés dans la nuit.
« Partir », ce mot résonne dans son esprit, un vent de panique secoue l’épouse.
— Partir ? répète-t-elle.
— Je te quitte, Isabelle, c’est fini. Il y a trop de passifs entre nous. J’aurais déjà dû m’en aller…
Il parle avec la froideur et la distance d’un chef d’entreprise qui licencierait un salarié.
« Trop de passif », c’est comme ça que Pierre appelle les épreuves qu’ils ont surmontées ensemble…
Isabelle est incapable d’articuler un mot. Elle agrippe le volant et essaye de se concentrer sur la route, tandis que de sombres pensées se bousculent dans sa tête.
Que dire ? Que faire ? Elle sait seulement une chose…
ELLE NE VEUT PAS qu’il la quitte. Après toutes ces années, Pierre ne peut tout simplement pas l’abandonner comme ça.
— Et ton cabinet ? demande-t-elle.
C’est sorti tout seul. L’épouse semble se soucier davantage des contraintes matérielles que cette séparation implique.
— J’ai d’autres projets. Mais rassure-toi, tu auras ta part de la maison, si c’est ça qui te préoccupe ; et puis un bel appartement en centre-ville.
— Mais je ne veux pas quitter notre maison ! J’y ai trop de souvenirs…
— Trop de malheurs, oui… Ne complique pas les choses, Isabelle.
Elle déteste qu’il finisse ses phrases par son prénom, c’est infantilisant. Elle déteste le ton qu’il emploie quand il le prononce. Plus d’amour, juste un respect conventionnel et une pointe d’agacement quand elle le contredit.
— Tu as quelqu’un ?
L’épouse pose la question dont elle redoute par avance la réponse. L’hésitation qu’elle décèle dans son corps tendu à l’extrême, sur son visage fermé, laisse présager de l’annonce qu’il va lui faire.
— … Je l’ai revue.
Son cœur manque un battement. ELLE, toujours ELLE…. L’image de l’ancienne maîtresse de son mari se reflète dans son esprit, devant ses yeux, dans le pare-brise. L’épouse trompée ne voit plus qu’ELLE.
— Non… non, tu ne peux pas. Après tout ce qui est arrivé…
Pierre semble peu se préoccuper des impressions de sa femme. Sa décision est prise.
— Voilà vingt ans que je reste auprès de toi. Je t’ai épaulée dans ta dépression. Je t’ai permis de vivre sans te soucier de rien.
Isabelle est bouleversée par sa déclaration. Ce n’est plus l’époux qui parle, mais le médecin. Ses deux mains se crispent sur le volant, son pied appuie sur l’accélérateur et la berline vrombit dans la nuit.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande Pierre.
L’inquiétude qui pointe dans sa voix lui procure une certaine satisfaction. Elle ne ralentit pas ; bien au contraire, l’épouse meurtrie libère les chevaux du bolide, malgré la route sinueuse.
— Ralentis, bon sang ! Tu veux nous tuer ?
Sans attendre la réponse, Pierre s’empare du volant et tente de reprendre le contrôle. Mais, en lisière de forêt, la Mercedes quitte la route et s’encastre dans un arbre.
***
À Paris, plus tôt dans la soirée…
Il est presque vingt-trois heures, c’est sa troisième sortie de la soirée. Jérôme Garnier est affecté à l’EPA, plus communément appelé la grande échelle. Il décale pour une intervention « PNRPA » (« Personne Ne Répondant Pas aux Appels »). Sans trop savoir à quoi s’attendre, les pompiers s’arrêtent au pied d’un immeuble Haussmannien, typique de l’architecture parisienne, et déploient la grande échelle pour Honorine. La vieille dame vit seule à Paris, tandis que ses enfants et petits-enfants ont tous migré en province. Alors, quand la grand-mère ne répond pas au téléphone et que sa voisine n’obtient pas non plus de réponse, ce sont bien les pompiers qu’on appelle ; histoire de vérifier que « mamie » est toujours de ce monde.
Jérôme grimpe dans la nacelle et s’envole jusqu’au cinquième étage. Arrivé à la hauteur de l’appartement, il détache le mousqueton de son harnais et fait signe à son collègue de patienter. Le sauveteur enjambe le balcon, en espérant qu’il s’agisse simplement d’une personne âgée ayant mal raccroché son téléphone. Mais Jérôme garde à l’esprit qu’il peut trouver la vieille femme dans une situation critique, malaise, « tortue »… C’est le nom que les pompiers donnent affectueusement aux personnes âgées incapables de se relever seules.
Il s’approche de la porte-fenêtre donnant sur un élégant salon. L’homme a sa technique pour ouvrir, inutile de briser la vitre pour rentrer, au risque d’effrayer l’occupante. L’appartement semble plongé dans l’obscurité. Jérôme allume sa torche et avance prudemment sur le parquet ciré. Il ne constate rien de particulier, pas de désordre, pas d’odeur de cadavre rance. C’est déjà arrivé qu’il retrouve le corps de personnes décédées depuis plusieurs jours, sans que personne ne soit au courant ; seule la puanteur du cadavre en putréfaction alertait un jour les voisins.
« C’est vrai qu’on ne l’a pas beaucoup vu ces derniers temps… »
Jérôme tâtonne à travers le salon.
— Madame ? Ce sont les pompiers ! appelle-t-il plusieurs fois, en s’engageant dans les autres pièces.
Rien dans la cuisine, rien dans la salle de bains. Le sauveteur se dirige vers la chambre au bout d’un long corridor. Quand il pousse la porte, Jérôme a alors une drôle de vision. On dirait la Belle au bois dormant que le prince charmant aurait oublié de réveiller… La princesse Aurore a quatre-vingts ans, ses longs cheveux blancs reposent sur l’oreiller, sa peau s’est flétrie comme les roses sur le guéridon.
Quelle surprise aussi pour la vieille femme ! Se réveiller à la lueur de la torche de l’homme casqué, aux bandes phosphorescentes. D’abord effrayée, elle se calme, vite rassurée par la voix apaisante de Jérôme qui décline sa fonction et son identité.
— Pas difficile à deviner, répond Honorine qui se redresse dans son lit. Et que faites-vous chez moi à cette heure ? Il y a le feu ? demande-t-elle d’une voix forte.
— Vous n’entendiez pas quand votre voisine frappait à votre porte ?
Alors, la vieille femme lui montre qu’elle a débranché ses appareils auditifs.
— J’aime dormir tranquille, sans être dérangée.
— Comme je vous comprends ! convient le sauveteur, au sommeil haché par la sirène et le bruit des engins durant ses gardes.
Après avoir signalé que tout allait bien par radio, le pompier lui explique la raison de sa venue. Puis il repart dans l’entrée. Le verrou est tiré, la chaîne de l’entrebâilleur est posée et la clé est dans la serrure ; pas étonnant que personne n’arrive à entrer. Il ouvre la porte pour rassurer la voisine toujours plantée devant l’appartement, avec sa clé dans la main. Le pompier la surprend en robe de chambre. Elle s’affole, croyant que quelque chose de terrible s’est produit. Mais Jérôme dissipe rapidement le malentendu et elle repart, soulagée.
Quand il retrouve la vieille femme, cette dernière ressort son téléphone de la table de chevet ; le portable n’est pas chargé. Quant au fixe, posé sur le buffet du salon, Jérôme n’entend aucune sonnerie et remarque que la box tourne dans le vide, en pleine réinitialisation. La petite chenille en pointillé fait le tour de l’écran lumineux interminablement. Alors, il s’improvise technicien, pour remettre l’appareil en marche, puis cherche le chargeur de la vieille dame.
— Voilà, votre téléphone fonctionne et j’ai mis votre portable à charger. Vous devriez rappeler vos enfants pour les rassurer.
— Si je me souviens de mon code ! J’ai dû l’écrire quelque part… Non, mais vraiment, ils ne pourraient pas me rendre visite plus souvent, plutôt que déranger les pompiers et tout le voisinage pour avoir de mes nouvelles !
Jérôme se sent obligé d’approuver. C’est le bon sens qui parle. À ce moment, il pense à sa mère, dont il ne prend aucune nouvelle et culpabilise un peu ; mais le fils a ses raisons. Son rêve de pompier, Jérôme l’a réalisé loin de la Bourgogne.Maintenant, c’est à Paris qu’il refait sa vie.
Après s’être assuré qu’Honorine pourra poursuivre sa nuit tranquillement, le sauveteur referme la porte-fenêtre du salon et décide de redescendre par les voies ordinaires, en prenant tout simplement les escaliers.
Quand il rejoint l’engin, ses collègues ne manquent pas de lui demander comment était « Juliette ». Jérôme sourit à la plaisanterie.
— Charmante, mais visiblement, elle n’attendait pas son Roméo…
Quelques plaisanteries fusent encore. Des rires résonnent dans le camion. Les hommes aiment détendre l’atmosphère après une intervention qui s’est bien déroulée.
Et l’échange est d’autant plus nécessaire quand cela a été pénible ou douloureux. Les hommes communiquent, déchargent, évacuent… Il faut éviter de ramener les horreurs et les drames à la maison.
Il est déjà tard quand Jérôme rentre d’intervention, mais il s’emploie à faire les dernières vérifications. C’est à ce moment que son capitaine débarque dans la remise.
— Garnier, commence-t-il, la mine grave, en apposant une main sur son épaule. Ta sœur a téléphoné. Tu dois rappeler ; c’est urgent.
Une impression désagréable s’empare de lui. Il a coupé les ponts avec sa famille depuis plusieurs années et le pompier n’aime pas que son univers professionnel et sa vie personnelle interfèrent. C’est pour lui, une manière de se préserver…
Et puis, Sophie qui appelle à la caserne au milieu de la nuit, c’est forcément pour annoncer une mauvaise nouvelle.
— Elle a dit pourquoi ?
— Tes parents… Ils ont eu un accident de voiture.
Dans un premier temps, Jérôme ne réagit pas. Il se sent complètement détaché de l’événement et laisse peser un long silence. L’officier est obligé de le secouer.
— Bon Jérôme… Faut que tu bouges là. Tes parents vivent en province, non ?
— Oui… En Bourgogne.
— Tu veux qu’on t’emmène à la gare ?
— Non, c’est bon.
— Tu es sûr ? Ce n’est pas très prudent de prendre la moto comme ça, en pleine nuit, après une inter…
— Ça va aller…
Jérôme se débarrasse de son équipement, sous le regard soucieux de son supérieur.
— Va prendre une douche, ça va t’éclaircir les idées, lui conseille-t-il encore.
L’homme s’exécute, puis s’isole dans sa chambre.Il attrape son portable, fixe l’appareil d’un air anxieux avant de composer le numéro de sa sœur. La sonnerie est interminable. Jérôme est prêt à raccrocher quand il entend la voix familière de Sophie à l’autre bout du fil.
— Merci, mon Dieu… J’ai cru que tu ne rappellerais jamais.
— On m’a parlé d’un accident… C’est grave ? demande son frère, sans s’encombrer avec quelques marques de politesse ou d’affection.
— Oui… Papa a été transporté en hélicoptère à l’hôpital d’Auxerre. Pour le moment, les médecins sont réservés sur son pronostic vital.
Jérôme aspire une bouffée d’air, maîtrise sa voix avant de reprendre.
— Et maman ?
Le pompier est rattrapé par des images d’accidents routiers sur lesquels il intervient régulièrement.
— Maman n’a presque rien. C’est un miracle… Juste une plaie au crâne et quelques côtes fêlées. Elle n’était pas du côté du choc.
Jérôme soupire de soulagement ; sa mère va bien.
— Je suis très inquiète. Je ne comprends pas tout ce qui arrive. Tu as plus l’habitude que moi dans ce genre de situation… Papa risque de mourir. Je t’en prie, Jérôme. Maman a besoin de toi. Elle a besoin de nous deux pour surmonter cette épreuve.
Un goût amer remonte dans sa bouche, quand l’homme repense à son enfance sous anesthésie, son adolescence douloureuse et la cohabitation difficile avec son père. Mais il finit par confirmer son arrivée. Jérôme ne peut rien refuser à sa sœur.
Et puis, je me mets une grosse baffe dans la figure. Moi qui passe mon temps à secourir les autres, je dois avoir la même attention pour ma famille !
Le pompier aurait bien fait une pause pour récupérer de sa garde, mais chaque minute compte. Si bien qu’au milieu de la nuit, Jérôme dévale les escaliers pour rejoindre la remise. Là, à la lumière des néons, il enfile son casque et fait rouler sa moto d’un rouge rutilant entre les engins d’incendie et les ambulances, avant de l’enfourcher. La Yamaha R1 vrombit et s’engage avec un bruit furieux dans le boulevard. Le motard fonce sur le périphérique parisien relativement dégagé à cette heure de la nuit et file vers l’autoroute A6, direction la Bourgogne. Jérôme avale les kilomètres. Il lui faut moins de deux heures pour rejoindre Auxerre. Un délai si court et pourtant, il a mis plus de dix ans pour parcourir à nouveau cette route.
Lorsqu’il arrive à l’hôpital, il fait encore nuit. Le pompier fatigué se dirige comme un automate vers l’accueil, puis déambule dans les couloirs et les étages comme si tous les hôpitaux se ressemblaient. Jérôme retrouve sa sœur assise sur un banc dans le service de réanimation. Sophie est devenue une belle jeune femme. Grande, mince, les cheveux châtain clair tressés en une lourde natte ramenée sur l’épaule, vêtue d’un chandail et d’un leggings sombre, elle affiche ses trente-deux ans sereinement.
Sophie se lève quand elle aperçoit l’homme qui surgit dans le couloir. D’abord hésitante, elle le regarde à deux fois avant d’avancer vers son frère. Jérôme a troqué sa tenue de sauveteur contre un jean et un sweat gris à capuche. Mais ce qui la surprend, c’est sa taille et sa carrure quand il retire son blouson. Tant d’années sans le voir… et elle découvre un homme.
— Comme tu as changé…
— Ne dis pas de bêtise. Allez, viens-là, dit Jérôme, en l’embrassant sur la joue. Puis il la serre contre lui avec une chaleur qu’il n’avait pas au téléphone.
Cette étreinte la réconforte et lui fait du bien aussi. Mais Sophie s’écarte déjà et le fixe d’un regard empli de reproches.
— Je t’en veux, tu sais… Tu as décidé de mener ta vie seul à Paris et c’est à moi de faire le tampon et de gérer les problèmes de famille.
— Quels problèmes ? Depuis mon départ, tout devrait aller pour le mieux, non ?
La jeune femme hausse les épaules.
— C’était plus facile de fuir…
— Qu’est-ce que tu essayes de me dire ?
— C’était pire après ton départ, ils pouvaient s’en prendre l’un à l’autre sans aucune retenue.
À ce moment, sa mère sort de la chambre. Isabelle Garnier est toujours la même femme menue, à la silhouette soignée. Mais elle porte les stigmates de l’accident. Jérôme découvre le bandage grossier autour de son front. Si cela ne tenait qu’à lui, il le referait immédiatement. Elle semble tenir le choc. Cependant, l’homme remarque son air soucieux plutôt qu’accablé. Son regard éteint s’illumine quand elle aperçoit son fils.
— Jérôme… Tu es venu, constate Isabelle, les yeux brillants d’une émotion soudaine.
Naturellement, il attire son corps fragile contre lui ; gommant ainsi toutes ces années de séparation.
— Que s’est-il passé ? s’inquiète-t-il, en embrassant son front meurtri.
— Nous rentrions après un dîner chez des amis. Un chevreuil dans la forêt. J’ai essayé de l’éviter, mais j’ai perdu le contrôle et la voiture s’est encastrée dans un arbre.
— Et toi, comment vas-tu ?
Il observe son chemisier de soie blanc tâché de sang, sa jupe droite dont la couture a cédé sur le côté. Il caresse les mèches folles échappées de son chignon.
— Ça peut aller, confie-t-elle, en balayant ses inquiétudes d’un geste qui lui arrache une grimace. Il paraît que j’ai eu de la chance.
— Et pourquoi c’est toi qui étais au volant ? Tu détestes conduire la nuit.
— Ton père avait pas mal bu ce soir…
Jérôme est prêt à réfuter de telles accusations. Mais Sophie acquiesce d’un air désolé. Le fils est surpris. Ça ne ressemble pas au médecin à l’hygiène de vie irréprochable, jamais une goutte d’alcool, jamais une cigarette et course à pied tous les week-ends.
Jérôme se doute que certaines choses ont changé durant son absence. Devant l’air embarrassé de sa mère, il n’insiste pas.
Fatigué par son interminable journée, par la route à pleine vitesse depuis la capitale, l’homme se frotte les tempes pour rester lucide. Puis, Jérôme va à l’essentiel.
— Comment va-t-il ?
— On attend les résultats du scanner. Il a fait un arrêt cardiaque au moment de l’extraction du véhicule ; les pompiers l’ont ranimé sur place… raconte Isabelle. Son état reste critique. Il n’est pas sorti d’affaire… Mais il est conscient. Va le voir. Je lui ai dit que tu allais venir.
Jérôme hoche la tête et avance, déterminé.
Quand le fils entre dans la chambre, il éprouve une certaine appréhension ; bizarrement la même que lorsqu’il entrait dans son bureau. Comment le médecin va-t-il l’accueillir ?
Mais Jérôme découvre un homme allongé, dans un lit cerné de machines ; son adversaire est déjà à terre… Il est bien moins impressionnant que celui dont il a gardé le souvenir. Ses cheveux bruns ont viré au gris, ses traits se sont creusés. Mais son père a conservé cette expression dure, la même que par le passé. Jérôme se souvient des ordres et des réprimandes ; les compliments et les encouragements étaient plutôt rares. Si bien qu’il ne ressent quasiment rien, à le voir allongé là.
Le fils reste debout, près du lit et fixe son père, imperturbablement, l’esprit ailleurs. Et puis, un râle sort de sa gorge, Pierre a du mal à parler.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Jérôme, en s’approchant.
Il attrape une chaise, s’assied et se penche sur son père. Pierre Garnier ouvre les yeux et découvre l’homme près de lui.
Le médecin le dévisage, en fronçant les sourcils.
— Tu me reconnais ? C’est moi, Jérôme… Ton fils.
D’abord, il ne réagit pas, puis son père hoche péniblement la tête.
— … Faut que je sois en train de mourir pour que… tu daignes réapparaître…
Prends ça dans les dents ! pense Jérôme un peu fort. Décidément, il n’a pas changé, toujours aussi caustique.
Aucun geste tendre entre le père et le fils et déjà les reproches. Jérôme ne s’attendait pas à un accueil chaleureux de sa part. Le médecin a conservé sa verve habituelle, même sur un lit d’hôpital. Cela ne le surprend pas, il est seulement un peu déçu. Pierre a donné le ton de leur entretien, Jérôme contre-attaque.
L’homme se relève et se plante devant le lit.
— Regarde-moi bien. Je m’en suis sorti finalement… et sans ton aide.
Le médecin détaille son fils de la tête au pied et constate que les années de séparation ont fait de Jérôme un parfait inconnu.
Pourtant, le fils s’efforce de renouer le lien rompu depuis trop longtemps. Les pensées se bousculent dans sa tête. Il y a tellement de choses qu’il voudrait dire à son père. Et Jérôme a l’impression que le temps presse. Si Pierre est encore là devant lui, c’est pour qu’il puisse lui confier enfin ce qu’il a sur le cœur. Mais il ne sait pas comment exprimer son besoin de reconnaissance. C’est ce qui lui a manqué le plus…
Il réfléchit encore, passe la main dans ses cheveux bruns.
— Tu peux être fier de moi, tu sais… Je suis pompier. Je sauve des vies.
Jérôme guette une réaction, piétine sur place, puis se rassied. Il se remet à marteler le sol du pied nerveusement, se ronge l’ongle du pouce comme un gosse qui aurait fait une bêtise. Face au silence de son père, il reprend.
— Tu m’en veux encore ?
La douleur que le fils éprouve en sa présence est encore vive. Comme si leur dernière dispute n’était survenue que la veille. Il entend encore leur échange de paroles dures. Jérôme s’entend crier à son père toute sa haine, celle d’un adolescent en pleine révolte.
***
Et « tuer le père »…
C’étaient quelques semaines après mon retour d’exil. Suite à ma tentative de suicide, l’addition avait été salée. J’avais bien vu une lumière au bout du tunnel, mais c’était celle du néon qui m’aveuglait dans ma chambre. J’avais pris pour deux mois d’hôpital psychiatrique sans recevoir quasiment aucune visite de ma famille. Il paraît que cela faisait partie du protocole. Puis on m’envoya un an dans un centre pour adolescents obèses, loin, très loin, dans le sud de la France. Là-bas, on me délesta de mes kilos de graisse et du poids de la culpabilité. Le travail avec les psys avait mis en lumière des douleurs anciennes.
SANS BLAGUE !
Depuis la disparition tragique de mon frère, je n’avais toujours pas fait mon deuil. Et pour cause, quand j’avais appris dans quelles conditions Clément avait été tué, ce crime hanta mon esprit et m’empêcha de dormir plusieurs nuits.
Je savais tout au fond de moi que mes parents avaient eu raison de me servir la version selon laquelle mon frère s’était égaré et noyé dans l’Yonne « accidentellement » ; version à laquelle j’avais cru pendant dix ans. Elle avait soulagé mes angoisses d’enfant. Quand on a cinq ou six ans, on ne remet pas en cause ce que disent les adultes. Cependant, à quinze ans, j’étais en âge de comprendre ce qui était réellement arrivé. J’avais demandé des comptes à mes parents, posé les questions restées longtemps sans réponse. Je bouillonnais d’une colère longtemps étouffée, je voulais comprendre et ça a dérapé…
— Je vous déteste ! Quelle famille de MERDE !
— Tu dépasses les bornes ! s’était écrié mon père, en levant la main sur moi, prêt à me donner une trempe mémorable.
Une gifle pour mes propos injurieux ; ce n’était pas cher payé… Puis, sous le regard effrayé de ma mère, il avait suspendu son geste. J’étais frustré. J’aurais voulu qu’il perde le contrôle pour répliquer. Je le défiais du regard. Il ne représentait plus rien pour moi. Je ne craignais plus mon père.
— Allez vas-y ! Frappe-moi ! Je n’attends que ça pour te casser la figure ! J’en ai rien à foutre !
— Ça suffit tous les deux ! avait hurlé ma mère, en s’interposant entre nous.
Blessé certainement, mon père me tourna le dos. Usé par les conflits, il jetait l’éponge, abandonnait le ring par KO.
Ma mère était effarée par la violence de mes propos. Mais j’avais fermé ma gueule trop longtemps. Je ne réfléchissais pas, mes émotions bonnes ou mauvaises sortaient pas tous les pores de ma peau. J’étais un volcan en activité permanente, prêt à exploser à la moindre occasion. Décidé à ne plus me laisser faire, à ne plus me taire. Chaque échange, chaque commentaire, un simple regard pouvait dégénérer en dispute.
Longtemps éloigné de ma famille, j’avais perdu mes repères et rejetais l’autorité parentale. Je n’aurais jamais dû remettre les pieds ici ; je ne faisais plus partie de cette maison où j’étais mort… J’étais incapable de redémarrer une nouvelle vie entre ces murs. Je me suis bien réfugié quelque temps chez mes grands-parents. Mais l’abri que m’offraient Mado et Lucien, si doux soit-il, renforçait ma coupure avec le monde extérieur. Malgré tout l’amour qu’elle me portait, ma grand-mère refusait que je reste là à me morfondre sur mon sort. Je devais rebondir, avancer, prendre les rênes de ma vie en main. Si bien que Mado se résigna à me voir partir une nouvelle fois. Elle ne supportait plus la situation tendue avec mes parents. Ma grand-mère organisa mon départ à Paris, chez son fils Alain. Le choix ne s’était pas fait par hasard. Mon oncle était sapeur-pompier de Paris. Elle me donnait une chance de m’en sortir. J’acceptais sa décision, au grand dam de ma mère. Mais la communication avec ma famille était rompue. Même mes progrès, ma métamorphose physique ne suffisaient pas à inverser la tendance.
***
Voilà pourquoi Jérôme n’est pas revenu depuis plus de dix ans, ou si peu que ça ne comptait pas.
Trop fier, trop entêté, trop lâche aussi… Et puis, le temps a enfin fait son œuvre. Sa vie est ailleurs à présent…
Le pompier passe une main lourde sur son visage fatigué. Il se frotte les yeux, en attendant une réponse qui tarde à venir. Les lèvres de son père demeurent irrémédiablement serrées.
— Tu sais, je voulais juste que tu m’aimes… C’est tout, exprime enfin Jérôme d’une voix emplie d’émotions et de regrets. Je suis encore là, moi…
Pierre tourne alors péniblement la tête vers lui et lâche quelques mots dans un soupir rauque.
— … trop tard…
— Ne dis pas ça.
L’homme est pris d’une nouvelle quinte de toux. Jérôme lui sert un verre d’eau. Il boit dans le gobelet que lui tient son fils, avec prévenance. Son père le remercie du regard.
Silence…
— Désolé… Je n’ai pas su m’y prendre avec toi…
Silence…
Jérôme écoute ses excuses avec émotion ; comme si ses quelques mots valaient toutes les thérapies. Combien de fois, il avait espéré l’entendre reconnaître ses torts, assumer une fois qu’il n’avait pas été un père exemplaire… ou du moins juste un père. Même s’il était présent physiquement puisque son cabinet médical était à la maison, Pierre était plus préoccupé par l’état de ses patients que celui de son fils ; alors qu’il l’avait vu chaque jour, perdre un peu plus pied…
Soudain, Jérôme observe l’homme s’agiter, secoué par de violents tremblements. Il veut prévenir les infirmières, mais son père lui saisit alors le bras avec angoisse. Dans un effort ultime, il force les mots à sortir de sa bouche.
— Jérôme… Il faut que tu saches… Plusieurs fois, j’ai voulu te le dire…
— Me dire quoi ?
— Tu ne sais pas tout…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
L’homme plisse les yeux, serre les dents, incapable de développer davantage.
Jérôme observe son père avec une appréhension mêlée d’incrédulité. Puis le fils sent la main qui se crispe entre ses doigts, avant de retomber lourdement sur le lit. Soudain, l’appareil sur lequel son père est branché se met à sonner. Le cœur de l’homme vient de s’arrêter pour la seconde fois. Plusieurs blouses blanches entrent précipitamment dans la chambre. Le fils est mis à l’écart. Une infirmière le repousse sans ménagement en dehors de la pièce.
Dans le couloir, sa mère et sa sœur lui demandent des explications. Jérôme reste un moment, prostré contre le mur, silencieux, l’esprit encore dans la chambre voisine.
— Son cœur est en train de lâcher, dit-il enfin lorsqu’il croise les regards tourmentés des deux femmes.
Les minutes qui suivent sont interminables, le quart d’heure passe, puis vingt minutes, vingt-cinq minutes, une demi-heure avant qu’un médecin sorte enfin de la pièce pour communiquer avec la famille. Les mots sont inutiles. Il a l’air abattu. Jérôme connaît cette expression qui signifie « On n’a rien pu faire… ».
— C’est fini. Monsieur Garnier est décédé d’un arrêt cardiaque.
Alors, Isabelle s’effondre sur le banc et Sophie vient se blottir contre elle dans le même élan douloureux. Jérôme contemple sa mère et sa sœur, incapable de s’associer à leur souffrance. Il repense aux derniers instants passés avec son père. Le fils ne sait pas comment appréhender cet échange. Il serait facile de mettre ce revirement sur le compte de la morphine et du traumatisme qu’il vient de subir. La confession expresse d’un homme qui veut mettre de l’ordre dans sa vie avant de se présenter devant la grande porte. Jérôme garde le souvenir d’une mère chaleureuse et d’un père distant. Ses années passées loin d’eux ont renforcé cette image de famille qu’il a fuie.
Et puis les derniers mots de son père résonnent en boucle dans sa tête. Qu’est-ce qu’on lui a encore caché ? Jérôme contemple sa mère et se rend bien compte que ce n’est ni le lieu ni le moment pour demander des explications. Il devrait plutôt prendre cette ultime conversation comme une chance de trouver enfin la paix.
L’homme s’associe à l’étreinte des deux femmes pour enfin partager leur affliction. Du bout des doigts, il renoue le contact et ensemble, tous les trois tentent vainement de s’épauler dans cette épreuve.
Alors, Sophie pose maladroitement la main sur son épaule et l’invite à revenir dans la chambre ; mais Jérôme refuse. Il s’écroule à son tour sur le banc et plonge sa figure entre ses mains. Il devrait pleurer, mais rien ne vient. L’homme s’est endurci avec les années, au point de refouler chaque émotion qui pourrait le déstabiliser.
Jérôme reste seul dans le couloir aseptisé de l’hôpital, à nouveau silencieux. Le fils tente d’assimiler la mort de son père. Comme une machine, il intègre cette nouvelle information. Comme un être humain, il prend conscience que Pierre ne sera plus là et qu’il reste le seul homme de la famille.
Jérôme s’efforce de respirer calmement, mais n’arrive pas à se poser. Il passe et repasse les mains sur son jean, pianote nerveusement sur ses cuisses. La fatigue, l’anxiété se mêlent à l’émotion liée à la perte de son père.
Soudain, son téléphone sonne et désamorce la bombe prête à exploser en lui. Le pompier attrape le portable dans la poche intérieure de son blouson. « LAURE » s’affiche en surbrillance sur son écran. Jérôme consulte sa montre, malgré l’heure tardive, il devine qu’elle est encore à l’hôpital. Le sauveteur se rend compte qu’il n’a même pas appelé son amie pour la prévenir.
Oui, le pompier et l’infirmière, ça fait « cliché ». Il s’était toujours interdit d’avoir une liaison sur son lieu de travail. Mais cette fille-là est entrée dans sa vie par la porte battante des urgences, avec un couteau sous la gorge…
Jérôme se lève et colle l’appareil à son oreille.
— Oui ? répond-il, en se frottant le crâne.
— Tu as un problème ? demande la jeune femme, à la fois surprise et inquiète de ne pas avoir eu de ses nouvelles plus tôt dans la soirée.
Généralement, quand ils sont de garde, les deux tourtereaux s’envoient régulièrement quelques SMS et là… Silence radio du côté de son amoureux.
C’est par bribes que Laure apprend la terrible nouvelle. Jérôme s’efforce de répondre à ses questions, mais c’est encore trop tôt pour en parler. Il semble accuser le coup, mais l’infirmière n’en est pas certaine. Qui ne serait pas ébranlé par la perte d’un parent ?
— Tu veux que je vienne ?
— Non… Ce n’est pas le bon moment-là.
— Si, justement, tu as besoin de moi, rétorque son amie qui a déjà pris sa décision.
— Non, je veux être seul. C’est déjà assez pénible…
Puis Jérôme se reprend, devinant qu’il s’est montré un peu trop sec avec elle.
— Enfin, fais comme tu veux…
— Bien. Je finis mon service à huit heures. Le temps de me préparer et je prends le premier train. Je t’aime.
— Moi aussi, lâche Jérôme, plutôt avare de la formule.
L’homme a du mal à réprimer un profond soupir. Il a toujours apprécié conserver un espace de liberté. Et là, Laure s’immisce de plus en plus dans sa vie. Enfin, c’est probablement dans l’ordre des choses. Après six mois de liaison, ils en sont là…
Jérôme a l’impression de s’être fait avoir comme un bleu. Un vrai débutant. Le pompier avait la corde au cou, le temps d’un arrêt de travail, une sale blessure, trois semaines sans bosser. Privé de caserne, il n’avait plus de toit où crécher. Le retour « blessé » en Bourgogne étant exclu, il avait accepté l’offre de l’infirmière de l’héberger. Laure se sentait redevable. En plus, elle lui avait prodigué ses bons soins : changement de pansement, Bétadine à volonté, régime à base de pâtes, pizzas ou sushis, car la fille n’était pas douée pour la cuisine… Et puis gros câlins, par contre, elle avait fait ça très bien ! Sans trop réfléchir, Jérôme avait posé son sac chez l’infirmière. À présent, Laure attend son retour après chaque garde. Le pompier ne pouvait pas la laisser tomber comme ça, une fois sur pied.
À peine a-t-il raccroché que Sophie se plante devant lui.
— Tu viens à la maison ?
Jérôme refuse l’invitation. Il ne veut pas s’imposer sur le canapé de sa sœur qui a déjà mari et enfant à gérer. L’homme ne se sent pas non plus capable de passer une nuit dans la maison familiale. Trop de mauvais souvenirs… et puis, Laure ne va tarder à le rejoindre.
— C’est gentil de ta part, vraiment, mais je préfère prendre une chambre à l’hôtel.
— Tu ne trouveras rien d’ouvert à cette heure, dit-elle en regardant sa montre.
— Ne t’inquiète pas pour moi.
Sophie n’insiste pas, elle ne veut pas se montrer trop envahissante. La jeune femme ne veut surtout pas que son frère reparte aussi vite qu’il est revenu.
Si bien que Jérôme abandonne sa famille fraîchement retrouvée pour quelques heures de sommeil. L’homme attrape son casque, regarde une dernière fois la porte de la chambre, avant de quitter l’hôpital au petit jour, résigné.
Dans le petit matin, Jérôme parcourt la ville encore silencieuse et plongée dans l’obscurité. Il a besoin de rouler. Le motard relève sa visière pour sentir l’air frais fouetter son visage. Il est épuisé, vidé aussi psychologiquement.
Toutes ces années que Jérôme a passées loin de sa famille à cause de la dispute avec son père. À présent, ce dernier n’est plus là… Et Pierre est parti, en plongeant, une nouvelle fois, son fils dans le désarroi.
Jérôme se sent mal. Voilà des heures qu’il n’a pas mangé. Il s’arrête devant une épicerie de quartier. Le commerçant vient juste de lever son rideau pour réceptionner une livraison. Sans se soucier du livreur qui décharge ses palettes à l’entrée, il rentre dans le magasin. Jérôme attrape une tablette de chocolat, quelques paquets de gâteaux, des chips et une canette de soda. Il paie et se met en quête d’un endroit tranquille.
L’homme s’installe sur un banc dans un square désert. Animé par l’urgence, il déchire les emballages et engloutit leur contenu en quelques minutes… Jérôme est pris d’une fringale absolument incontrôlable, qui ne cesse que lorsque son sac de nourriture est vide. Il en a encore plein la bouche ; limite s’il peut mâcher tellement l’homme s’est goinfré. Cette nourriture ingurgitée rapidement le soulage un temps. Il fait passer le tout en vidant la boisson gazeuse.
Une fois rempli, Jérôme prend enfin le temps de respirer. Il est aussitôt écœuré par ce qu’il vient de faire. Les goûts se mélangent dans sa bouche, le chocolat, le soda et le gras des chips. Il a mal au cœur. L’homme vacille au bord du malaise.
Putain de merde, ça ne va pas recommencer. Je fais attention et là, au premier coup dur, c’est le dérapage…
JE me dégoûte.
JE me sens mal.
JE culpabilise.
JE panique.
Cette bouffe me reste sur l’estomac.
Et puis, soudain, l’angoisse me saisit.
JE me sens gras.
JE VAIS STOCKER CETTE MERDE !
Pas possible !
JE dois m’en débarrasser au plus vite.
Animé par un dégoût certain, contrarié de s’être laissé piéger par ses émotions, Jérôme se lève précipitamment et s’en va vomir le tout derrière un buisson. C’est facile ; il ne supporte pas toute cette nourriture à l’intérieur de son corps. Puis il se redresse, s’essuie la bouche avec un mouchoir, crache encore quelques restes d’aliments coincés dans sa gorge qui le brûle.
Jérôme passe une main sur son front, trempé de sueur, fait quelques pas, avant de tomber à genoux, épuisé, dans l’herbe fraîche. Il est soulagé d’avoir évacué cette bouffe et se jure de ne pas recommencer.
***
BIP BIP… un SMS
Jérôme tâtonne, les yeux mi-clos, pour attraper son téléphone.Le pompier regarde l’heure, c’est le début de l’après-midi. Il consulte ses messages. Son amie est dans le train. Il a juste le temps de prendre une douche avant d’aller récupérer la jeune femme à la gare. Jérôme se frotte les yeux, encore assommé par un sommeil salvateur. Il contemple la chambre impersonnelle d’un hôtel du centre-ville, avec tout de même une vue sur l’Yonne, constate le pompier, en tirant les rideaux.