Nos heureux hasards - Frédérique Roger - E-Book

Nos heureux hasards E-Book

Frédérique Roger

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Beschreibung

Décembre cristallise une kyrielle d’événements car tout le monde veut mettre des paillettes dans sa vie. Cependant, parfois, des imprévus bouleversent nos existences. Entre un enfant abandonné au profil particulier, un accident de voiture en pleine tempête ou la rencontre d’un auteur à succès dans un supermarché, accompagnez Mathieu, Emma et Mathilde pour vivre ce Noël qui ne sera pas comme les autres…


À PROPOS DE L'AUTRICE


Frédérique Roger a développé son goût pour l’écriture dès le collège, puis elle s’est consacrée à sa vie de famille et à son métier d’enseignante. Par ailleurs, elle est aussi l’auteure de plusieurs romans dont la saga Le Cygne Noir.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Frédérique Roger

Nos heureux hasards

© Lys Bleu Éditions – Frédérique Roger

ISBN : 979-10-422-0470-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À David, mon mari

Pour Florent, Marine et Thomas,

Mes enfants

Un présent devant ma porte

Prologue

Les derniers jours avant Noël sonnent toujours comme un compte à rebours ; la course aux derniers cadeaux et aux derniers préparatifs. Inconsciemment, on se dit que c’est le moment de réaliser ce qu’on n’a pas réussi à faire toute l’année. C’est l’heure du bilan, c’est aussi le temps d’amorcer un changement radical pour bien démarrer l’année suivante, entre constats et nouveaux engagements, entre rapprochement familial et séparation, entre secrets et révélations… Noël cristallise une kyrielle d’événements car tout le monde veut mettre des paillettes dans sa vie.

Tout le monde, sauf Mathieu ; il se fiche de tout ça. Je pourrais vous présenter sa vie comme une bande-annonce de film mais lui saura mieux vous la raconter. Parce que pour lui, ce Noël ressemblera aux Noëls précédents et qu’il n’espère rien. L’homme n’attend rien et pourtant…

1

Ce n’était pas un soir comme les autres… Non, la soirée était plutôt agréable. J’ai redécouvert les joies d’un dîner à deux, le plaisir de partager une conversation dont les sujets n’étaient pas exclusivement le boulot, la météo, la crise politique qui secoue le pays ou bien les résultats du foot… J’ai pu parler de moi, j’ai pu l’écouter raconter sa vie ; et rien que le son de sa voix mélodieuse, assorti de sourires, ponctués d’éclats de rire, me berçait dans une atmosphère apaisante et sereine à laquelle je n’avais pas goûté depuis longtemps.

Cette fois, j’avais décidé de prendre mon temps, faire les choses bien et dans l’ordre… Apprendre à se connaître, partager un café, un ciné, un déjeuner, une balade, fréquenter tous les lieux publics possibles avant de l’inviter dans mon appartement. Séduire plutôt que satisfaire un besoin viril et choper la première venue en lui promettant tout et n’importe quoi, pourvu qu’elle dise « oui »…

Je commençais à me lasser des histoires sans lendemain. Je maudissais mon célibat et l’éternelle spirale dans laquelle je tournoyais désespérément. Et puis, il faut dire, je l’avoue que ma sœur Clothilde m’avait mis la pression. Célibataire à Noël, j’allais battre mon record et me transformais dangereusement en « vieux garçon », multipliant les mauvaises habitudes dans un quotidien sans « touche féminine ».

Comme si la vie de couple était une fin en soi, « Clo » estimait qu’à trente-quatre ans, je m’étais suffisamment amusé et qu’il était temps de construire quelque chose de durable. Moi aussi, j’avais envie d’une vraie histoire, de quelque chose de sérieux. Mais il ne suffisait pas de le vouloir. Dans mon cas, je comptais beaucoup sur la chance aussi ! Et puis, l’idée de relever son défi, prouver à ma frangine que je n’étais pas le « Serial looser » qu’elle dépeignait à tout le monde, était une motivation suffisante pour me retrouver, ce soir, aux côtés de Pauline, trente et un ans, petite brune, orthophoniste de métier que je croisais régulièrement au boulot. Passé le cap des sourires et du frôlement d’épaule, après m’être assis à côté d’elle à chaque réunion, lui avoir chargé ses feuilles à la photocopieuse, je l’avais véritablement abordée quelques semaines plus tôt en faisant la queue à la boulangerie. Elle m’avait piqué la dernière part de flan ; je ne plaisante pas avec la bouffe. Finalement, on l’avait partagée ; le début d’une belle histoire comme on raconterait plus tard à nos enfants peut-être…

***

À présent, Pauline est là dans mon hall d’immeuble entre le sapin de Noël et les boîtes aux lettres. Notre reflet dans la glace est digne d’un téléfilm. J’arbore fièrement mon bonnet rouge et blanc, tandis que son écharpe scintille, comme un avant-goût des fêtes prochaines. Je ne rentre pas seul ce soir. Une semaine avant Noël, je suis tout juste dans le timing. BRAVO pour l’exploit !

23 h 35, j’en suis là, tout près de conclure… Je souris, je suis aimable, je la joue serein, je maîtrise. Les escaliers ou l’ascenseur ? J’ai un faible pour la cabine exiguë où l’on tient difficilement à deux. Je bloque la porte pour Pauline, puis je m’engouffre à mon tour et serre ma doudoune contre son manteau au col fourré. L’alcool aidant, son regard pétillant et la proximité entre nous me donnent le courage de me lancer et je colle mes lèvres sur les siennes… Elle me rend mon baiser avec ardeur, un baiser plein de promesses. Je pose alors une main pleine d’assurance sur sa taille et l’entraîne dans le couloir, sourire aux lèvres, avec l’ambition de poursuivre les réjouissances.

Et puis, je le trouve là… Assis par terre devant ma porte, à moitié somnolant contre son sac à dos, la tête renversée contre un gros lapin bleu aux oreilles tombantes et fripées.

L’image du gosse sur mon palier stoppe net Pauline dans son élan. Il faut dire que je n’en mène pas large non plus ; c’est une mauvaise plaisanterie. Et puis je me ressaisis. Que fiche ce gamin devant mon appartement un soir de semaine alors qu’il est presque minuit ?

Je m’approche, m’agenouille et le secoue doucement. À mon contact, le garçon se recroqueville, en serrant sa peluche contre lui.

Il n’en faut pas plus à Pauline pour s’écarter de moi, comme si l’étiquette « mauvais père » était plaquée sur mon front. Je sens mon rencard prendre la tangente…

— Je ne le connais même pas, ce gosse !

Mais Pauline continue de me fixer d’un air suspicieux.

Je m’adresse à l’enfant qui n’a pas bougé, toujours les fesses scotchées sur mon paillasson.

— Et t’es qui toi, d’abord ?

Il ne me répond pas, son regard est fuyant, ses mains triturent nerveusement le doudou. Je l’observe un moment faire ce geste hypnotique, caresser l’oreille fripée du lapin entre son pouce et son index. Après dix secondes, je laisse tomber.

— C’est bien ce que je disais… JE NE LE CONNAIS PAS, CE GAMIN !

— Mais lui, il te connaît ! insiste Pauline, en fronçant les sourcils. Sinon, ce petit bonhomme ne serait pas là, à attendre devant ta porte depuis des heures !

Puis, elle repousse une mèche brune en arrière comme pour chasser le mauvais scénario qui se profile et commence à reboutonner son manteau. J’interprète aussitôt son geste comme un mauvais signal.

— Attends, on va régler ça rapidement.

Des promesses, je suis le roi des promesses, surtout celles qu’on est incapable de tenir. J’attrape mon téléphone portable et compose le numéro des flics. Pauline m’arrête aussitôt.

— Mais tu ne vas pas faire ça ! s’exclame l’orthophoniste, horrifiée.

Et Pauline m’accuse de manquer cruellement d’empathie. Il y a certainement une raison pour que ce garçon se retrouve devant ma porte.

À cet instant-là, je me moque de ses raisons, j’ai seulement envie de me retrouver seul avec Pauline et dévisage sévèrement le gosse qui est en train de ruiner ma soirée…

Mais le combat est perdu d’avance. Pauline a cette fibre que possèdent toutes les femmes. Elle fait le choix de partir là, maintenant, et de me laisser régler mes « petits soucis », comme elle les qualifie…

Cette fois, l’orthophoniste me quitte avec une bise cordiale sur la joue. Puis, elle s’approche du petit pour ébouriffer ses cheveux blonds avec tendresse, histoire de le rassurer ; mais ce dernier s’écarte immédiatement. Elle n’insiste pas et disparaît définitivement du couloir et peut-être de ma vie… Enfin jusqu’à jeudi prochain, c’est le jour où je fais le point avec tous les thérapeutes. Je savais bien que c’était une galère de draguer une nana du boulot.

— Ben, voilà ! Merci beaucoup !

Et je me laisse glisser à mon tour contre le mur du couloir à côté de lui.

Ma vie sentimentale est comme un désert médical… Trois mois d’attente pour un rendez-vous et voilà qu’un gosse se pointe et fait tout capoter…

À ce moment, le gamin effrayé se bouche les oreilles. Il commence à se balancer d’avant en arrière, en se cognant volontairement le crâne contre la porte d’entrée.

***

L’homme range son téléphone et s’agenouille face à lui, s’efforçant de faire tampon avec ses mains entre le crâne fragile et le bois.

Mathieu Grimaud est éducateur spécialisé et se retrouve devant le genre d’enfant qu’il rencontre au centre toute la journée.

Non, ce n’est pas une blague ; c’est un appel au secours… Lorsqu’elle les voit disparaître enfin dans l’appartement, la mère désespérée sort de son retranchement et s’engouffre dans l’ascenseur, les yeux emplis de larmes qui s’écoulent silencieusement sur ses joues. Elle a eu le cœur brisé quand Mathieu l’a soulevé pour l’emporter et que son fils ne l’a même pas regardée… C’est peut-être mieux ainsi.

Elle se repasse en boucle ces derniers instants, espère se convaincre qu’elle n’avait pas d’autre choix et donner un peu de légitimité à sa décision. Elle n’a plus rien, elle a tout perdu… Impossible d’embarquer son fils dans sa galère… Donner une chance à Adrien de s’en sortir, c’est tout ce qu’elle souhaite. Elle espère naïvement que la magie de Noël va opérer…

***

2

Après maintes ruses, j’ai réussi à le faire entrer chez moi. À défaut d’une jolie brune, je me retrouve assis en face d’un petit blond qui aligne méthodiquement toutes ses voitures sur ma table basse, sans même s’intéresser à moi.

Mais moi, je commence à m’intéresser à lui. J’ai fouillé dans son sac à dos, quelques vêtements, un livre sur la tour Eiffel, un DVD et un « cahier de suivi » comme j’en tiens pour les enfants que je prends en charge. Il y a une lettre à mon attention aussi…

C’est comme ça que j’apprends qu’il s’appelle « Adrien », qu’il a six ans, qu’il est diagnostiqué depuis un an et qu’il est inséparable de son doudou surnommé « Dodu Lapin ». C’est comme ça aussi que j’ai découvert l’identité de sa mère. C’est Vanessa…

Vous, ça ne vous dit rien naturellement, mais moi, ce prénom ravive des émotions que je croyais enfouies depuis longtemps, sous un léger surpoids et plusieurs couches d’amour-propre.

Sa lettre, son écriture, son fils… Les bras m’en tombent. Ce prénom me renvoie aux meilleures années de ma vie et paradoxalement les plus douloureuses aussi. Vanessa était ma meilleure amie, une amitié de vingt ans, débutée à l’adolescence, période durant laquelle la frontière est trouble entre l’amitié et l’amour. Mais elle m’avait toujours considéré comme un ami.

J’avais endossé le rôle du « bon camarade ». Je suis un champion de la « friend zone », trop gentil pour être aimé tout court… Celui qu’on regarde en second quand le n° 1 a disparu. J’étais son « Dodu lapin » à elle. Des bras confortables pour recueillir ses chagrins. Un copain sympa prêt à la suivre dans tous ses plans foireux, avec assez d’imagination aussi pour la sortir des mauvais pas quand c’était nécessaire. Le bon pote capable de lui proposer les meilleurs alibis et lui trouver toujours des excuses aussi, même quand elle ne les méritait pas. J’avais cette capacité d’écoute et assez de recul pour lui prodiguer toujours de bons conseils. J’étais son détecteur de « mecs pourris » car Vanessa était toujours attirée par le même profil, à l’apparence un peu trop séduisante pour avoir une âme aussi belle.

Moi, je ne rivalisais pas avec ses « standards » ; mais j’avais peut-être la meilleure place. Les mecs passaient et moi je restais, un ami aussi fidèle qu’un toutou, le bon St Bernard sur lequel on peut toujours compter en cas de coup dur ! Je me suis toujours vu comme ça finalement ; ma barbe brune, ça rappelle un peu le côté poilu de la bête…

Malheureusement, notre amitié a volé en éclats… La plupart du temps, Vanessa m’écoutait. Mais un jour, elle avait fini par tomber sous l’emprise d’un maniaque du contrôle. Quand les autres me toléraient, lui m’avait aussitôt désigné comme l’homme à abattre. Il m’avait discrédité aux yeux de mon amie, s’employant à la retourner contre moi, jusqu’à lui demander de faire un choix… Vanessa avait choisi et j’avais disparu de sa vie sans faire d’esclandre. Je m’étais retiré, j’avais déserté le champ de bataille, trop fier et trop blessé sans doute pour les affronter tous les deux.

Des regrets ?... Ouiiii, tous les jours !

« Vanessa »…

Une page tournée difficilement mais il a bien fallu avancer. J’ai compris pourquoi on donnait des noms de femme aux ouragans. Elles mettent votre vie sens dessus dessous. Dans le meilleur des cas, elles emportent vos meubles, votre maison et votre voiture ; dans le pire, elles vous malmènent et finissent par vous jeter. Tout est détruit après leur passage… Votre existence est en pièces et vous n’avez plus qu’à vous mettre à genoux, si ce n’est pas déjà fait, pour ramasser les morceaux et essayer de faire quelque chose avec… Alors j’ai bricolé et je bricole toujours depuis sept ans.

***

Suffit la psychanalyse ! J’ai mis de côté mes états d’âme. Pragmatique, j’ai géré les urgences les unes après les autres. Coucher Adrien, reconstruire dans un appartement inconnu un petit bout de son univers…

Difficile de s’endormir sans ses repères et sans sa mère… Alors je l’ai laissé faire sa séance de « flapping », une vingtaine de minutes à travers tout l’appartement. Adrien avait besoin de battre des mains pour décharger le stress qu’il avait emmagasiné et faire baisser la tension. C’est sa façon à lui d’exprimer ses émotions. Même si ce genre de comportement est plutôt mal vu en société, le réprimer serait encore plus dommageable.

Le garçon a eu besoin de tourner plusieurs fois autour de mon canapé, en s’appliquant à tapoter les coussins à chaque passage. Un rituel hypnotisant que j’ai respecté aussi. Et puis, je me suis efforcé à reproduire le schéma du couchage comme j’ai pu. Le lit collé sous la fenêtre, enfiler le pyjama « Sam Le Pompier », border « Dodu Lapin », brancher la petite veilleuse et enfin laisser la porte entrouverte. Une fois couché, Adrien s’est endormi. À minuit passé, la fatigue l’a emporté dans les bras de Morphée.

C’est alors à mon tour d’arpenter le salon, le portable collé à l’oreille, en espérant que Vanessa réponde à mes appels ; mais en vain. Alors j’enregistre son nouveau numéro pour composer un sms laconique :

« Salut, c’est Mathieu. J’ai fait la connaissance de ton fils… Appelle-moi… »

Ma voix se trouble, l’émotion toujours, le doute, l’inquiétude surpassent mes rancœurs. Mais je reste distant, « professionnel ». Vanessa fait plus appel à mes compétences d’éducateur qu’à mes qualités humaines. Celles-ci, mon ex-amie les a toutes épuisées… Enfin, peut-être que si je cherche bien…

Non, je ne vais pas prévenir les flics ; en tous cas, pas tout de suite. Si elle a abandonné son gamin devant ma porte, c’est qu’elle a vraiment des ennuis ; inutile de lui coller les services sociaux en plus.

Et puis pourquoi moi ? Après tant d’années ?... Je me fais les questions et les réponses tout seul dans ma tête. Ça cogite là-dedans, presque deux heures du matin et je suis incapable de trouver le sommeil. Je m’affale dans le canapé et feuillette le carnet de suivi de l’enfant. Adrien est autiste « Asperger » ; une forme d’autisme sans déficience intellectuelle ni retard de langage.

Et moi, je suis éducateur spécialisé depuis six ans. Après une courte expérience auprès d’adolescents fragilisés, je me suis tourné vers un public plus jeune. Depuis trois ans, j’accompagne des enfants TSA (Trouble du Spectre de l’Autisme) âgés de 6 à 10 ans.

Vanessa ne peut l’ignorer. Elle le sait. Si moi je l’ai perdue de vue, mon ancienne amie ne m’a finalement pas oublié. Cela me réconforte un peu.

Je tourne les pages, contemple les photos, consulte les bilans, examine les dessins, étudie les progrès d’Adrien, analyse ses rituels. Soudain, le Trouble du Spectre de l’Autisme me semble bien lourd à porter.

***

3

BIP BIP BIP…

Sept heures, j’hésite entre éteindre mon réveil ou le fracasser contre le mur de ma chambre. Et puis je me souviens du cauchemar de la nuit dernière… À ce moment, mon esprit ankylosé fait l’effort de me servir quelques flashs de la veille. Exit Pauline, bienvenue Adrien !

Nuit difficile, à quatre heures du matin, des coups contre la cloison.

— Bon Dieu, c’est sa tête !

On s’est retrouvé, au milieu de la nuit, le gosse et moi devant son dessin animé préféré. Il adore plus particulièrement un robot « infirmier » surnommé Baymax, un compagnon auquel je m’identifie un peu, en espérant tout de même que j’ai moins de bide, mais tout aussi maladroit.

BIB BIP BIP…

Je saute du lit et me dirige dans la chambre voisine, personne… Je retrouve Adrien, assis sur le tapis du salon. Et là, je stoppe net, scotché par ce que je découvre. Le garçon a échafaudé des tours avec mes CD et mes vieux DVD, des tours branlantes qui manquent de s’écrouler à tout instant.

Et puis je l’entends… Cette petite voix monocorde et fluide…

« Il faisait semblant de dormir. Il surveillait l’entrée du tunnel. Bilbon recula précipitamment, bénissant la chance qu’il avait de posséder son anneau. Alors Smaug parla.

— Eh bien, voleur. Je te sens. Je t’entends respirer. Approche donc… »

Assis en tailleur, penché sur un de mes bouquins, Adrien, six ans, lit avec une fluidité impressionnante pour un enfant de son âge.

— Tu sais lire ?

Ma question flotte dans l’air, au-dessus de ses cheveux blonds.

— … J’sais pas…

— Ça parle de quoi ?

— … J’sais pas…

— Tu aimes les histoires ?

— … J’sais pas…

Perturbé par mon interrogatoire, le garçon délaisse le roman et caresse l’oreille de son lapin. Je soupire… Ce n’est pas un rêve, c’est bien la réalité ; j’ai un gosse dans mon salon. Je reprends le livre, examine la couverture avant de le reposer sur la table basse. « LE HOBBIT » de JR Tolkien ; pas vraiment de son âge…

J’essaye de me souvenir alors des recommandations que m’a laissées sa mère. Préparer pour son petit-déjeuner, un bol de chocolat chaud et des tartines à tremper, pas difficiles à mâcher ; sinon il avale tout rond et s’étouffe !… Je n’ai pas de pain… Juste des biscottes… J’hésite à foncer à la boulangerie en bas de chez moi.

DRING DRING !!!

Pas le temps de réfléchir… C’est Vanessa, j’en suis certain. Elle s’est rendu compte que me laisser en plan avec son fils, ce n’était pas une bonne idée finalement.

— J’arrive !

Mais quand j’ouvre la porte, c’est Clothilde que je trouve ; toute pimpante à 7 h 30 du matin. Son manteau sombre fait ressortir sa chevelure d’un rouge flamboyant, coupée au carré. Ma sœur cultive une certaine originalité depuis l’adolescence. Maintenant qu’elle a vingt-sept ans, ma mère a fini par s’habituer à ses excentricités. Et son côté « artiste » n’est pas seulement capillaire, ma sœur ne cesse également de développer ses talents culinaires. Elle transforme la cuisine familiale en un laboratoire expérimental dont je suis le cobaye favori.

Clo ne reste pas longtemps plantée sur mon palier.

— Tiens, je t’ai apporté ça… dit-elle, en me présentant une barquette d’aluminium, une « Tatin d’endives au chèvre et au miel ». À croire qu’elle se prend pour les « Restos du Cœur » quand elle arrive chez moi et se sent obligée de m’apporter à manger. Vraiment, est-ce que j’ai l’air de dépérir ?

Elle me dévisage un instant, admire mon look matinal tout juste sorti du lit… Vieux tee-shirt METALLICA, caleçon TEX AVERY et cheveux en bataille, mon style est moins recherché que le sien.

— La vache… T’as soigné la présentation ! se moque-t-elle, toujours avec un brin d’ironie.

Elle caresse ma barbe, me rappelle que je pique, comme à chaque fois qu’elle pose un baiser sur ma joue et s’avance dans le salon.

Là, je fais barrage de mon corps imposant.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu me caches ? T’as ramené une fille ? plaisante-t-elle, en tambourinant de ses maigres poings sur mon torse.

Ma sœur esquive le balourd que je suis, entre dans la cuisine et se retrouve nez à nez avec le petit intrus. J’espère qu’elle ne va pas effrayer le gamin. Mais c’est à peine si Adrien lève les yeux pour contempler la visiteuse. Trop occupé, il échafaude une nouvelle tour avec des morceaux de sucre cette fois. Je me rappelle alors son intérêt pour la tour Eiffel.

— C’est qui ça ? m’interroge Clo, en poussant un sifflement de surprise.

— Le fils de Vanessa.

Je préfère lui dire la vérité, plutôt que subir son interrogatoire comme ça dès le matin. Je n’ai rien à cacher, rien à me reprocher non plus.

— Vanessa ?... « TA » Vanessa…

— Arrête avec ça… Ce n’est pas « MA » Vanessa.

Clothilde m’a reproché assez longtemps mon manque de courage. Ma petite sœur connaissait mes sentiments pour cette fille. Mais j’avais fait mon choix, conserver une amie plutôt que perdre la femme que j’aimais ; finalement, j’avais perdu les deux…

— Et pourquoi a-t-il atterri chez toi ? Elle est où, Vanessa ? Aaaah, tu la caches, hein ? Elle est dans ton pieu ! s’écrie soudain ma frangine, en fonçant dans ma chambre.

— C’est plus compliqué que ça…

Je la laisse fouiller mon appartement, tandis que je mets un peu d’ordre dans mes CD et DVD. Lorsqu’elle réapparaît, je la renvoie chercher une baguette pour le gamin.

Adrien n’a plus dit un mot depuis sa lecture matinale de Tolkien. Je m’accoude en face de lui, à hauteur d’yeux, il m’ignore royalement. Je lui adresse un « ça va ? » plein de douceur et n’obtiens en retour qu’un chuchotement…

« Sur une échelle de un à dix, quel est votre degré de souffrance… Sur une échelle de un à dix… un à dix… un à dix… »

Je souris…

— Je suis au moins à 16 avec ma nuit fichue.

J’attrape un morceau de sucre et le place au sommet de sa tour. Adrien fixe l’édifice et balance tout d’une main leste. J’ai compris la leçon… Ne pas déranger son ordre ni sa création.

J’ai besoin d’un café… Mais avant je répare les dégâts. Clothilde revient et partage notre petit-déjeuner. J’aime bien ces moments entre frère et sœur. Clo semble les apprécier aussi. Je me rends compte que ma frangine me colle un peu plus ces derniers temps ; sa manière à elle de me témoigner son affection. Parfois, je lis son trouble et son hésitation, comme si elle avait besoin de se confier. Mais au lieu de lui tendre une perche, je me contente de prendre les choses comme elles viennent ; tant mieux si elles sont bonnes ; dommage si elles sont mauvaises…

Je lui raconte alors mon aventure malheureuse avec l’orthophoniste entre une boisson chaude et une tartine de pain frais à la confiture.

Clothilde sourit, tout en tournant le mug entre ses doigts.

— Je vais bientôt gagner mon pari, déclare-t-elle, en m’adressant un regard plein de malice.

Ah, mon Dieu, si Pauline ne s’était pas sauvée la nuit dernière, je n’aurais pas à soutenir le regard triomphant de ma petite sœur.

— J’ai encore quelques jours…

— Ouais, l’espoir fait vivre ! J’ai déjà choisi la chanson, ajoute Clo, en faisant allusion à mon futur gage ; comme si elle était certaine de l’emporter.

Elle pianote alors sur son téléphone et me colle sous le nez la vidéo « You Tube » de Maria Carey…

— Rien que ça ! Tu veux que je me tape la honte en plus…

— « All I want for Christmas is you », c’est un chant de Noël parfait pour clôturer ta fête au centre après-demain ; les petits seront ravis, tes collègues aussi !

Je l’abandonne à ses délires. Je suis bon joueur dans la victoire comme dans la défaite. Je n’ai plus la tête à notre pari de toute façon.

Je me lève, ouvre le micro-ondes, m’assure que le lait n’est pas trop chaud, mélange deux cuillères de chocolat en poudre. « Poulain » ou « Nesquik », c’est pareil, j’espère qu’Adrien ne verra pas la différence. Je tartine deux morceaux de pain que je dépose sur l’assiette devant lui. Je vérifie qu’il est bien installé. Quand le garçon examine la table, j’ai l’impression de passer « l’épreuve du petit-déjeuner ». Il commence par repousser la tasse. Alors je réfléchis, puis fonce dans le salon récupérer le gobelet en plastique que Vanessa a glissé dans son sac à dos. Je verse le chocolat chaud dedans. Verdict ?... Je garde le gobelet en main, des fois qu’il le balance. Ses doigts frôlent les miens. Adrien hésite, renonce, puis finalement s’en empare et le porte à ses lèvres. Ça fonctionne.

Yes !… Ma première victoire de la journée.

— Bon appétit, bonhomme.

Et puis je croise le regard soucieux de Clo. Assise sur le tabouret, elle tambourine de ses ongles manucurés sur le comptoir.

— C’est quand même dingue qu’elle ait le culot de te recontacter après ce qui s’est passé…

Je hausse les épaules ; pas de jugement à porter sur Vanessa… « No comment », comme diraient les Anglais.

— Que vas-tu faire de lui ?

— J’en sais trop rien… Faut que je retrouve sa mère… En attendant, je vais l’emmener au boulot avec moi. J’ai pas le choix.

À cet instant, je jette un œil à la pendule.

— Zut, je suis en retard !

Accompagnant le geste à la parole, je saute du tabouret. Ma sœur accepte de surveiller le gamin le temps que je prenne une douche rapide, enfile un jean, passe une chemise et un pull ; ma tenue réglementaire…

Je suis « grave à la bourre » et c’est sans compter la toilette et l’habillage d’Adrien. Je n’ai jamais eu à me soucier de ces angoisses quotidiennes de parents… Pas la peine de le brusquer, les bouchons, mes séances, mes rendez-vous, tout ça, il s’en fout. Il refuse d’entrer dans la salle de bains et commence un « flapping » pour soulager son stress. Peut-être devrais-je en faire autant ? Ça me ferait certainement du bien. Car ma frangine choisit ce moment-là pour m’abandonner, sous prétexte qu’elle aussi doit aller travailler.

— Je te rappelle que tu as promis à Maman de lui rapporter son sapin. Tu sais comment elle est quand Noël approche, elle veut tout gérer seule mais, en même temps, elle a besoin de tout le monde…

Clothilde a bien cerné le personnage.

— Ouais, je m’en charge !

Adrien… mon boulot… le sapin… Moi aussi j’essaye d’ordonner les infos, prioriser, m’organiser ; sauf qu’avec ce petit intrus dans mes pattes, la tâche est plus compliquée.

Gestion de crise, passage aux toilettes, brossage des dents, lavage des mains, enfiler des vêtements propres et dans l’ordre s’il vous plaît, car le laisser s’habiller seul, ce n’est pas une bonne idée…

Je passe un coup de fil, préférant annoncer tout de suite que j’aurai du retard. On me prête une excuse bidon, panne de réveil, rencard avec la petite orthophoniste…

Tout le monde est au courant ?

***

4

Dix heures, quand j’arrive enfin au centre, je tiens fermement la main d’Adrien dans la mienne. Mon « crédit patience » a atteint ses limites. Il a bouffé toute mon énergie en trois heures de temps. Je ralentis encore pour suivre son rythme. Mais pénétrer dans le bâtiment est un premier obstacle qui se révèle compliqué à surmonter. Je souffle, respire, on admire le ciel et les pigeons. Lorsque nous pénétrons dans le hall, je ne m’attarde pas, j’évite l’ascenseur et préfère les escaliers ; mais c’est une nouvelle occasion de tester sa résistance. Quand j’atteins enfin mon bureau au deuxième étage, j’ai l’impression d’avoir couru le marathon de Paris. Je suis aussitôt accueilli par des sourires moqueurs et des œillades pas du tout discrètes. Décidément, ma vie sentimentale n’est plus un secret pour personne. Je préfère stopper tout de suite les ragots.

— Voilà mon excuse !

Et j’installe Adrien sur mon fauteuil de bureau.

— Je n’ai rien dit ! s’écrie Camille, la psychomotricienne.

— Mais tu le pensais très fort…

Et puis je consulte rapidement mon planning de la journée. À ce moment, Pierre débarque. Si mon travail consiste à accompagner au quotidien des enfants TSA assez jeunes et souvent non verbaux, en passant par l’organisation des emplois du temps et la mise en place d’actions éducatives et d’ateliers, ce dernier assure toute la partie administrative, le suivi des dossiers MDPH (Maison Départementale de Personnes Handicapées), la paperasse ; enfin tout ce que je déteste.

Moi, je suis dans l’action. J’ai la responsabilité concrète du projet de chaque enfant et en assure la réalisation. C’est moi qui réceptionne également toutes les informations de la part de mes collègues thérapeutes et des familles. J’ai pour mission de coordonner l’ensemble pour donner du sens et de la cohérence à l’accompagnement de chaque enfant.

En tant qu’éducateur référent, je suis aussi le premier contact des parents. Cela m’assure une relation quotidienne, privilégiée, favorisant la confiance entre la famille et la structure. À ce titre, Pierre fait toujours appel à moi pour jouer les médiateurs. Il ne se gêne pas non plus pour me confier de nouveaux gamins, parce que « j’assure » comme il dit, et que je ne sais pas dire « non », parce que je ne trouve jamais d’excuse et que je vais toujours m’arranger…

À ce moment-là, mon collègue dévisage le garçon qui tourne et tourne sur mon siège de bureau.

— Ça ne va pas être possible…

Ben oui ! Maintenant qu’il a blindé mon agenda jusqu’en 2025 !

Je lâche un profond soupir et tout en reprenant mon souffle après mes efforts, je me mets en mode « persuasion »…

— Écoute… Il me semble t’avoir dépanné à de nombreuses occasions. Quand tu avais besoin que je prenne en charge un nouvel enfant, je n’ai jamais refusé. Je ne compte pas mes heures ; alors s’il te plaît, cette fois c’est moi qui te demande un service…

Je lui adresse mon regard tendre de « Bisounours », trop bon, trop con, trop gentil… Pierre passe une main sur son crâne dégarni, réajuste ses lunettes. Il sait que j’ai raison et je sais que j’ai gagné.

— C’est qui ce gamin ?

— Le fils d’une amie. Adrien, six ans, TSA Asperger…

Je sais, c’est un peu réducteur comme présentation. Ce gosse est certainement plus que ça. Mais je ne le connais pas encore.

J’omets volontairement la galère où nous sommes plongés tous les deux. Je reste « pro » et ne m’attarde pas sur les détails de notre rencontre et de notre nuit ratée.

Voilà comment j’entame ma journée. J’enchaîne les visites et les séances, repousse mes consultations à l’extérieur quand je peux. La pause-déjeuner se passe relativement bien, contrairement à ce que j’aurais pensé. Le menu semble lui convenir, la compagnie des autres enfants aussi. L’animation à table est toujours un peu vive, mais Adrien ne s’en formalise pas, concentré sur ses pommes noisette qu’il fait rouler dans son assiette avant d’échafauder un nouvel édifice.

Mon portable sonne. Je pourrais ignorer l’appel mais quand le numéro de ma mère s’affiche sur l’écran, je décide de décrocher. 

— Oui, je sais… le sapin !

Mais au ton qu’elle emploie, je m’aperçois que ce n’est plus sa priorité.

— Mathieu, il faut que tu ailles chercher ton grand-père à la gare… Il fait n’importe quoi !

— Mais de quoi parles-tu ? Y a un problème avec Raymond ?

Je n’ai plus l’âge de l’appeler « papy » ou « pépé » ; et puis à quatre-vingt-deux ans, il déteste ça… Le père de ma mère est un vieux bourru, entêté et grincheux, veuf depuis une dizaine d’années. Il a fait ses adieux à ma grand-mère Françoise, emportée trop tôt par la maladie et vit seul à présent, dans une maison trop grande pour lui mais qu’il refuse de quitter.

— Je n’ai pas tout compris, avoue-t-elle, un peu débordée par la situation. C’est la police qui m’a appelée. Raymond aurait tiré le signal d’alarme parce qu’il se serait trompé de train… Son train, tu imagines ! Je ne sais pas ce qu’il lui a pris de partir comme ça et pour aller où ?... Lui qui râle déjà quand je l’invite à déjeuner à la maison ! S’il te plaît, va le chercher, m’implore ma mère.

Moi, je me rassure comme je peux. Mon grand-père n’est pas à l’hôpital, il n’a pas encore perdu la boule ; enfin, j’espère. Raymond est juste entre deux agents, prêt à écoper d’une amende…

— Tu ne t’es pas dit que j’étais en train de bosser là… Y a pas que moi, bordel !

— Ne jure pas… Je déteste la vulgarité !

C’est l’institutrice à la retraite qui parle.

— Et papa ?

— Il est encore au dépôt et ne rentrera pas avant vingt heures.

Mon père est chauffeur de bus. Il assure la ligne 58, entre Vanves et le Châtelet, et mène sa vie comme il conduit son bus. L’homme a toujours suivi un itinéraire programmé, un mariage, une famille, trois enfants… Il déteste l’imprévu. Respectueux des horaires, il ne tolère aucun retard et stresse tout le monde à chacune de nos réunions familiales pour passer à table.

— Et Antoine ?

Oui, j’ai un frère aussi, deux ans plus jeune que moi. Aussi canon, mais avec une dizaine de kilos de moins. Aussi blond que moi je suis brun… Plus jeune, mais avec un meilleur job, mieux payé aussi. Architecte d’intérieur, il embellit les appartements pendant que moi je m’efforce de construire des petits êtres capables de prendre leur place dans le monde… Non, je ne critique pas. Il a bossé dur dans sa spécialité. Il a cassé la tirelire de papa et maman pour ses études… Un canapé d’angle plutôt qu’un sofa… À moins qu’un divan ou une méridienne soit davantage à sa place ?... Un placement en institution plutôt qu’une hospitalisation, des séances de « sophro » plutôt que des médicaments… Les enjeux ne sont pas les mêmes, les responsabilités aussi…

Alors Antoine ?

— Ton frère a mis son portable en mode avion. Je crois qu’il avait une importante présentation ce matin avec Hugo dans un hôtel parisien…

Ben oui, Hugo, le bon pote, architecte lui aussi… Maman l’adore, comme son troisième fils ! Trop gentil, trop poli, trop serviable, trop mignon…

— Mathieu ?

Mon prénom est le raccourci à bien des formulations. Elle s’interroge : Mathieu ? Elle s’impatiente : Mathieu ! Elle s’inquiète : Mathieu… Elle sait aussi mixer le tout pour donner plus de justesse et de poids à ses affirmations.

Mathieu, range ta chambre !

Mathieu, fais tes devoirs !

Mathieu, baisse la musique !

Mathieu, arrête de piocher dans le frigo !

Mathieu tu devrais faire du sport…

Mathieu, arrange-toi un peu…

Mathieu, ne fume pas dans les toilettes !

Mathieu, tu bois trop !

Mathieu, ça te plaît ton boulot ?

Mathieu, quand est-ce que je serai grand-mère ?...

Je suis l’aîné alors c’est sur moi que reposent toutes les espérances, c’est moi qui essuie les plâtres aussi, mon frère et ma sœur ont la belle vie… Non, je ne me plains pas ! J’aime ma mère. Elle transfère son stress et toutes ses angoisses sur moi, ses espoirs, ses désillusions aussi… Mais je l’aime car elle se fait du souci. Pourtant tout va bien, je vous assure. Je poursuis mon bonhomme de chemin…

— OK, j’y vais…

— T’es sûr ? Ça ne te dérange pas ? se sent-elle obligée de demander ; comme si ma mère m’avait laissé le choix.

— C’est bon. T’inquiète, je vais m’arranger.

C’est ma phrase favorite car je suis incapable de dire « non » et l’impossible, connais pas !

Je regarde Adrien qui monte et redescend inlassablement la fermeture éclair de son gilet ; cela le stimule et semble lui procurer un certain contentement.

Je me rends compte que le balader comme ça n’est pas souhaitable. Il risque d’avoir une crise de panique à la gare. Je réfléchis encore quelques minutes avant de faire signe à Mélanie, une éducatrice comme moi. Je lui adresse mon sourire le plus charmant, en promettant de la dépanner une prochaine fois. Qu’ils en profitent tous, c’est la journée des promesses ! Je suis prêt à hypothéquer mon réveillon…

***

5

Je file au parking, remonte dans la voiture et prends le chemin de la gare Montparnasse. Je profite des ralentissements pour faire le point sur ma situation… Pas terrible en fait… Il vaut mieux que je me concentre sur le trafic.

Lorsque j’arrive dans le bureau des agents de la SNCF, je l’aperçois, pas très fier de sa situation lui non plus. Magnifique dans son costume désuet qu’il ne sort même plus le dimanche, ses cheveux blancs savamment coiffés, rasé de près, chemise éclatante, visage ténébreux, le sourcil froncé. Je m’avance.

— Ben alors, c’est quoi cette histoire d’escapade ratée ? Qu’est-ce que tu allais foutre en Bretagne ?

Raymond lève les yeux et son regard s’illumine en me voyant.

— À Saint-Malo, précise le vieil homme. À toi, je vais tout te raconter ! promet-il.

On prend le temps de se saluer d’une accolade affectueuse. Mais les agents ont vite fait de m’interpeler pour me relater les faits. Je demande à Raymond de présenter ses excuses, mais ils ne renoncent pas à le verbaliser, même à quelques jours de Noël, aucune pitié. Alors je dégaine ma carte bleue.

Et puis j’attrape son bagage. Mon grand-père m’emboîte le pas. Je vois bien que quelque chose le tracasse.

— Alors je t’écoute ?

— Tu ne le répéteras pas à ta mère, insiste-t-il.

J’aime cette complicité qu’on cultive tous les deux. Je vais prendre le temps de l’écouter. C’est une qualité rare que je m’efforce de conserver à une époque où chacun préfère ne parler que de lui, se vanter, se plaindre, s’auto-congratuler… Moi, moi, moi, mes amours, mes réussites, mes échecs, mes doutes, mes peurs, mes angoisses… D’ailleurs, qui m’écoute, moi ? Parfois, j’ai l’impression de donner plus que je reçois… C’était comme ça avec Vanessa.

— Promis.

Les premiers mots ont du mal à sortir, comme si se confier, avouer son inclination pour une autre femme que ma grand-mère lui coûtait. Je ne le force pas. Je laisse venir les mots, entre deux feux rouges, entre la voie de bus et deux motards pressés qui zigzaguent dangereusement, tandis qu’on roule sur l’avenue bordée de vitrines parées de décorations de Noël.

Cela fait trop longtemps que Raymond est seul. Il ne regrette pas son histoire heureuse avec sa défunte épouse, partie malheureusement trop tôt. Cinquante-deux ans de bonheur pour dix ans de solitude. À de multiples pages pleines de couleurs et de souvenirs, ont succédé des pages blanches dans le livre de sa vie.

Il est temps de reprendre la plume…

Depuis que je lui ai montré comment se servir d’un ordinateur et que je lui ai créé un compte Facebook, les journées passent plus vite. Mon grand-père s’est pris au jeu des réseaux sociaux ; ras-le-bol de croiser toujours les mêmes têtes au club de bridge, d’être l’un des rares hommes encore debout avec toute sa tête et d’échanger sur le dernier enterrement, pronostiquer sur le suivant et surtout écouter les bobos quotidiens des mamies… Lui, c’est d’espoir dont il a envie, de nouvelles perspectives et de nouveaux chapitres…

Alors, quand Raymond commence la journée en correspondant avec Brigitte, une septuagénaire qui vit en Bretagne, l’homme se sent d’humeur joviale. Des mois qu’ils échangent sur « Messenger » en « MP », après s’être virtuellement rencontrés sur un groupe passionné de nature. Alors le vieil homme s’est mis à imaginer l’étape suivante, au-delà du virtuel, rencontrer véritablement « sa bonne amie » ; peut-être même lui faire la surprise pour Noël… C’était l’idée de départ…

Mon grand-père refuse que je le dépose chez maman et préfère rentrer chez lui. Là, son premier réflexe est d’allumer son ordinateur. Il chausse ses lunettes pour pianoter son identifiant et son mot de passe qu’il laisse toujours en évidence sur un post-it jaune collé près de l’écran. Puis, Raymond me présente Brigitte avec qui il échange depuis plusieurs semaines sur les réseaux sociaux.

Peut-être que j’ai eu tort de l’initier ; mais Raymond m’assure que non.

— Je voulais lui faire la surprise, la rejoindre en Bretagne juste avant Noël, m’explique mon aïeul.

Et puis le vieil homme s’était trompé de train. Il avait paniqué et tiré le signal d’alarme. Je vois bien que l’expérience l’a refroidi. Je n’aime pas le voir malheureux…

— Et si c’est Brigitte qui venait te rendre visite ?

L’idée m’est venue naturellement, devant sa mine affligée. Je pose la question à tout hasard. Ce serait aussi une bonne façon de m’assurer que cette femme est animée de bonnes intentions à l’égard de mon grand-père.

Le regard de Raymond s’illumine sous ses sourcils broussailleux. Il adhère à ma proposition et nous nous mettons à deux pour rédiger un message. Un quart d’heure plus tard, on a donné rendez-vous dans deux jours à la fameuse Brigitte. Sa réponse ne se fait pas attendre, positive avec une surcharge de smileys et de gift… Ah les vieux, comme les jeunes, ils ont la main lourde sur les émoticônes !

— Bon, c’est pas que je m’ennuie, mais j’ai du boulot.

Raymond me raccompagne à la porte. Mon grand-père me serre maladroitement dans ses bras sur le palier et me remercie encore. Je suis content pour lui. Cette étreinte me fait du bien. Et puis je m’en vais, dévale les escaliers, empli de cette joie d’avoir rendu le sourire au vieil homme.

***

Sur les pancartes, les villes de banlieue défilent. Avant de retourner au centre, je fais un crochet par la maison des parents de Vanessa. Je suis l’itinéraire familier, bien que je n’aie pas emprunté cette route depuis plusieurs années. Je me gare devant le pavillon de banlieue avec cette mélancolie qui m’envahit. Et je me rappelle les nombreuses fois où je patientais dans cette même voiture en attendant que mon amie me rejoigne.

Je m’efforce de ne pas être long. Mon emploi du temps s’est considérablement chargé depuis la nuit dernière et je ne cesse de consulter l’heure. Je pense à Adrien, même si je l’ai laissé entre de bonnes mains. Je pense à Vanessa. L’inquiétude surpasse tous mes autres sentiments à son égard…

Effectivement, j’aurais pu chronométrer mon passage chez les parents de mon « ex-meilleure amie » ; ça se dit ?...

Une porte qui s’ouvre sur un sourire de façade, tout juste cordial. Je n’ai droit qu’à stationner dans l’entrée. Je leur demande des nouvelles de leur fille. En réponse, je reçois des mines circonspectes ; cela fait plusieurs mois qu’elle ne s’est pas manifestée. Avec eux aussi, Vanessa a coupé les ponts, semble-t-il. La dernière fois qu’elle est apparue, c’était pour leur demander de l’argent… Pas génial pour des retrouvailles familiales. Son père lui a dit que c’était la dernière fois ; l’accusant ouvertement d’en faire mauvais usage. Le portrait qu’il me dresse alors de Vanessa n’est pas celui de mes souvenirs.

— Elle est toujours avec Kevin ?

(Celui qui était censé mettre des paillettes dans sa vie.)

La grimace de sa mère ne m’apporte aucune réponse qui puisse me réconforter.

Évoquer Adrien, je n’y pense même pas. Je ne sais même pas si ses parents sont au courant de son existence. J’ai un doute. S’ils savaient, elle ne me l’aurait certainement pas confié à moi. Dans tous les cas, ce n’est pas à moi de leur annoncer qu’ils sont devenus grands-parents…

Après avoir lourdement insisté, son père daigne griffonner sur un bout de papier l’adresse de son dernier appartement.

— Et vous n’avez pas été voir si tout allait bien ?

J’insiste, autant passer pour le balourd que je suis déjà…

— Bien sûr que si ! Nous nous y sommes rendus, se défend le père. Mais Vanessa n’a pas voulu nous ouvrir… Elle a même refusé notre argent.

Comme si « acheter » leur fille était la dernière des solutions. Menacer de lui couper les vivres et puis réapprovisionner son compte avec parcimonie ; pas très sain comme relation.

— Et votre amour, vous avez essayé ?...

C’est sorti tout seul. Je commence à parler sans filtre comme les gosses que j’accompagne, sans cette hypocrisie sociale qui semble convenir à tout le monde pour nous aider à vivre mieux.

La mère de Vanessa me gratifie alors d’un regard dur.

— Tu es bien placé pour savoir comment elle est…

Cette simple remarque me rappelle combien j’en ai bavé à l’époque. Comme celui qui s’est brûlé à la flamme et qui approche encore son doigt. Vanessa, c’était ma lumière au bout du tunnel, mon incendie aussi… La fille m’avait embrasé tout entier. Je vous passe l’image du tas de cendres après notre séparation.

Je chasse les souvenirs et referme la boîte de Pandore. Tout ça, c’est du passé. Je m’éclate à présent dans ma vie… Ça ne se voit pas ? Je passe plus de temps au centre que chez moi, au moins je me sens utile là-bas…

Je finis par lâcher un « OK », certain que c’est à moi de prendre les choses en main, une nouvelle fois ; comme d’habitude.

Je retourne à ma voiture.

— Elle a des soucis ? s’enquiert alors son père.

Je me retourne et le fixe d’un air entendu.

— Comme toujours…

Je replie le papier et le fourre dans ma poche. Je consulte mon portable, pas de message. Je dois retourner bosser. L’après-midi s’écoule, j’intègre Adrien dans mes ateliers. Puis je le confie à Camille, la psychomotricienne, lorsque je m’absente pour visiter un de mes « protégés », scolarisé dans une école du quartier. Échange avec l’enseignante, petits conseils aussi…

Non, Valentin ne lui a pas manqué de respect. Il n’a juste pas compris que « Bravo », c’était de l’ironie et qu’elle ne le félicitait pas d’avoir barbouillé son exercice. Ce dernier avait applaudi et avait continué, en riant. Difficile parfois de faire comprendre au reste de la société les codes de ces enfants, si différents de nous… Pas d’humour, pas d’implicite, ni de sens figuré avec les autistes.

Mais je comprends ce sentiment de frustration, d’être parfois démuni face à ces élèves atypiques. Quand un jour, on prend quelque chose pour acquis et que le lendemain tout semble à refaire… Quand la crise est là et qu’on ne sait pas ce qui l’a déclenchée.

Et puis, il y a cette fois où Lucas s’était mis à pleurer en classe alors que cela se passait relativement bien… Sa maîtresse était allée chez le coiffeur, il ne la reconnaissait plus !

***

6

Le soir, je m’arrête à la supérette du quartier et m’attache à choisir le plus beau sapin de Noël. C’est le moment de l’année que ma mère préfère. Même si nous sommes plutôt proches dans la famille, elle met un point d’honneur à réunir tout le monde pour célébrer cette fête, comme si rien n’avait changé et que ses enfants n’étaient pas devenus des adultes qui s’échappent un peu plus chaque année, happés par leur quotidien, leur boulot, leur histoire personnelle, leur vie…

Parfois, je le reconnais, ma mère doit se sentir comme spectatrice d’un film dont elle n’a pas la version sous-titrée… Elle ne comprend pas tout. On ne lui raconte pas tout non plus… On vient juste échanger un peu de réconfort, de bonnes nouvelles, un café et un bon plat certains dimanches.

Donc pour ce Noël, c’est moi qui me charge du sapin, Clothilde assure en cuisine et Antoine… Eh bien, mon frère nous honore de sa présence. Non, je suis méchant, il assure avec les cadeaux ! Les plus beaux, les plus chers… Mon frangin a besoin de montrer qu’il a réussi dans la vie.

Voilà, j’ai mon « Nordmann ». Adrien s’en moque, Adrien en a marre… Trop de stimulations et d’imprévus durant cette journée. Les épines piquent, l’odeur forte l’incommode, les lumières de l’enseigne et les décorations qui clignotent l’agressent. Il se réfugie dans la voiture. Je me presse de hisser l’épicéa dans mon coffre. J’ai promis à ma mère de lui livrer ce soir.