Le démon du crépuscule - François Lange - E-Book

Le démon du crépuscule E-Book

François Lange

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Beschreibung

17 janvier 2022, un météore traverse le ciel du Finistère avant de terminer sa course dans le bois du Névet, à Locronan. Plusieurs enfants du village présentent d’étranges stigmates sur le corps… des blessures évoquant des morsures d’âne. Thomas Salaün, journaliste pour une revue de psychologie parisienne, est chargé d’enquêter. Il va découvrir que de curieux phénomènes ébranlent la région depuis le passage du bolide, et que la chute d’un autre météore, exactement au même endroit, le 17 janvier 1955 fut elle aussi suivie de terribles conséquences. Profanations de tombes, meurtres rituels, apparitions, les évènements vont progressivement prendre une tournure dramatique aux abords de la « petite cité de caractère ». Épaulé par un vieil occultiste, Thomas devra lutter contre Le démon du crépuscule, dans un voyage initiatique qui lui fera prendre conscience de ses racines bretonnes ainsi que du poids du passé. Car l’empreinte omniprésente des Druides et des Chevaliers du Temple l’aidera dans son combat contre l’Abomination afin d’éviter que le Chaos ne s’installe définitivement sur la Terre Sacrée de Locronan.


À PROPOS DE L'AUTEUR


François Lange est né au Havre en 1958 d’un père normand et d’une mère bretonne. Militaire pendant sept ans, puis Officier de Police, il a exercé sa profession en Haute-Normandie et en Finistère. Désormais à la retraite, il consacre son temps à la sculpture sur pierre, la lecture, la course à pied, l’archéologie et l’écriture. Passionné par l’Histoire de France en général et celle de la Bretagne en particulier, il a créé le personnage de François Le Roy, un policier bigouden intuitif mais gardant les pieds bien calés sur la terre de ses ancêtres. Les aventures de cet inspecteur de police breton, plutôt atypique, se déroulent au XIXe siècle, dans le Finistère du Second Empire.

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Couverture

Page de titre

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CE LIVRE EST UN ROMAN.Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

L’enfer est vide, tous les démons sont ici.

Shakespeare, La Tempête

La magie noire n’est pas un mythe. C’est une forme de magie totalement non scientifique et émotionnelle, mais elle donne des résultats… de nature extrêmement temporaire.

Aleister Crowley

À la mémoire des Grands Anciens

Et à mon Ami Stéphane Tissier, intoxiqué tout jeune, lui aussi, par les exhalaisons méphitiques en provenance de Rhode Island.

« Comme tout ce qui touche à une culture ou à la civilisation, l’amitié repose d’abord sur des rites ».

Jean d’Ormesson, Voyez comme on danse

PROLOGUE

Le 17 janvier 1955, aux alentours de sept heures du soir, un météore de grande taille fut observé dans le ciel du Finistère sud. Le bolide, nimbé d’un halo lumineux de couleur verte, suivait une direction est-ouest lorsqu’il infléchit brusquement sa trajectoire au-dessus de la baie de Douarnenez avant de disparaître soudainement dans le bois du Névet, non loin du village de Locronan. Aucun débris de l’aérolithe ne fut retrouvé.

Dans les jours qui suivirent le passage du météore vert, plusieurs enfants de la région présentèrent d’étranges marques sur différentes parties du corps. Selon les médecins appelés au chevet des jeunes malades, les blessures évoquaient des morsures d’âne.

CHAPITRE 1

Route nationale 24, aire de service de Brocéliande, jeudi 10 février 2022 à treize heures

À l’intérieur du distributeur automatique de boissons chaudes, le gobelet se remplissait lentement de café… trop lentement, et cela l’agaçait. Au-dehors, une noria incessante de voitures et de camping-cars déployait son interminable spirale bruyante et fumante entre le parking de l’aire de repos et la voie express.

Machinalement, Thomas Salaün glissa prestement sa main dans le réceptacle des pièces de monnaie, afin de vérifier si un consommateur distrait n’y avait pas oublié une pièce ou deux. C’était plus fort que lui, à chaque fois qu’il se trouvait devant ce type de machine, il agissait de la même façon. Cette vieille habitude, relevant presque du rituel, remontait à l’enfance quand, avec ses deux frères, il écumait les aires de services lors des haltes imposées par ses parents sur la route des vacances. À l’époque des derniers francs, quand il avait un peu de chance, il parvenait à récupérer une pièce ou deux à chaque arrêt… et c’était toujours ça de pris.

Les gens du nouveau siècle devenaient sans doute un peu plus pingres, ou, peut-être, un peu moins distraits, car sa discrète inspection des monnayeurs le laissa bredouille. Il quitta la cafétéria et s’en fut déguster son café à deux euros sur une table de pique-nique, vaguement baignée d’un timide rayon de soleil. Dans un peu plus de deux heures, il serait à Châteaulin. Son logement avait été réservé directement par Stéphane Abgrall, directeur d’Alternatives-Psy, la revue spécialisée en psychologie et psychiatrie pour laquelle il travaillait en qualité de journaliste, récemment titularisé. C’était un Breton, tout comme lui, mais qui n’avait pas oublié ses origines et conservait des attaches solides en Finistère. Il remonta dans l’Opel Corsa et, après avoir glissé un CD du groupe Electric Light Orchestra dans le lecteur audio, prit le chemin de la Basse-Bretagne en ayant bien soin de ne pas dépasser les 110 kilomètres à l’heure en vigueur sur les voies rapides de la région. Mentalement, il refit, pour la dixième fois au moins, la liste des affaires qu’il avait emportées en quittant son appartement parisien du quartier Saint-Sulpice à la va-vite, le matin même. Quelques vêtements solides et chauds, en rapport avec la mission qui lui avait été confiée, des vêtements de rechange, deux appareils photos, un drone muni d’une caméra haute définition et puis, surtout, le gros dossier à couverture cartonnée qui lui avait été remis, du bout des doigts, par son vieil ami Robert Le Besneux, l’archiviste et la mémoire du journal.

Il pleuvait un peu, et le paysage qui bordait la route nationale changeait, imperceptiblement. De part et d’autre de la voie rapide, les conifères avaient laissé la place aux genêts et aux ajoncs tandis que les rochers de schiste ou de grès rose du pays gallo avaient progressivement disparu au profit des longues barres de granit beige, qui se teintaient de noir au fur et à mesure que tombait la pluie. Tout cela sentait le rustique et le rugueux et, dans l’habitacle légèrement chauffé, bercé par le va-et-vient saccadé des essuie-glaces, Thomas se laissait envahir par une agréable torpeur, accentuée par le passage de son titre préféré de l’album d’Electric Light Orchestra, Telephone line. Il leva le pied de la pédale d’accélérateur ; il avait inconsciemment augmenté l’allure à cause du morceau de rock qui précédait, et, après avoir vérifié que l’aiguille du compteur revenait au 110, il se remémora comment, la veille au matin, son expédition avait été promptement décidée dans le bureau du directeur d’Alternatives-Psy. Alors qu’il était convoqué par Abgrall afin de signer sa titularisation et recevoir la carte de presse tant convoitée, ils avaient été subitement interrompus par Le Besneux, fébrile et survolté, qui avait fait irruption avec une liasse de vieux journaux sous le bras.

*

— Stéphane… Nom de Dieu ! On tient un scoop d’enfer, mon vieux ! Tu te souviens… la comète du mois dernier, en Bretagne ? On en avait parlé… Eh bien, il y a déjà eu un truc comme ça dans le même secteur, il y a plus de soixante ans. Et les mômes, figure-toi qu’ils présentaient les mêmes blessures. C’est incroyable !

Abgrall regardait Thomas avec effarement, la carte de presse tendue à bout de bras, immobile au-dessus du bureau. Robert Le Besneux, archiviste modèle, était âgé d’une soixantaine d’années et il avait vu une bonne dizaine d’hommes et de femmes se succéder dans le fauteuil directorial depuis son arrivée aux Éditions de l’Hippocampe, gros groupe de presse qui publiait, entre autres ouvrages spécialisés, la revue Alternatives-Psy. Ce nouveau mensuel était consacré principalement aux dernières avancées de la psychiatrie, de la psychologie et de la psychanalyse, mais, phénomène de mode obligeant, avait récemment vu son champ éditorial s’étendre aux thématiques relevant du développement personnel et de la spiritualité.

Qu’est-ce qui avait pu le remuer de la sorte, le bonhomme, d’un naturel habituellement discret et effacé, pour l’inciter à pénétrer ainsi, presque par effraction, dans le bureau de son chef ? Dévoré par la curiosité, Thomas Salaün s’était tassé dans son fauteuil en attendant la suite des événements… et il n’avait pas été déçu.

— Bon sang, Robert, tu m’as foutu la trouille ! Qu’est-ce qui te prend d’arriver ici comme un dingue, tu ne vois pas que nous sommes occupés ? De quoi me parles-tu ? Je ne comprends rien à ton charabia… tu as picolé ou quoi ?

L’archiviste laissa tomber les vieux journaux sur le bureau devant son patron, et une fine poussière se dispersa dans le rayon de soleil qui baignait la pièce. Thomas trouva qu’elle avait une odeur de biscuit à la vanille.

— Je te parle de ce bolide qui a traversé le ciel du Finistère, le mois dernier. Rappelle-toi que la presse locale a fait état de drôles de trucs qui seraient arrivés à des gamins après son passage dans la région où habite l’un de tes cousins.

Abgrall tirait méthodiquement sur sa cigarette électronique en fixant Le Besneux ; une vapeur bleutée se mêlait à la poussière des journaux en une longue et jolie spirale ascendante.

— Oui ! Je me souviens de ça… un truc bizarre, c’est vrai. On avait même évoqué l’idée d’aller faire un tour sur place pour un projet d’article. Il y a du nouveau ?

— Tu parles ! Regarde ces vieux canards, ils racontent quasiment la même chose, sauf que, tiens-toi bien… tout ça s’est passé en 1955.

Enfoncé dans le gros fauteuil de cuir, Thomas se faisait tout petit. Il ressentait, intuitivement, que quelque chose de capital allait se déclencher, de manière imminente… quelque chose qu’il ne devrait pas laisser passer. Stéphane Abgrall, les sourcils froncés, parcourait l’article de presse que Le Besneux lui avait pointé du doigt tout en tétant sa vapoteuse ; son regard semblait littéralement scotché au vieux journal.

— Merde alors, c’est pas possible ! Bon Dieu, c’est incroyable, ce machin… tu te rends compte ? Il y a combien d’articles datant de cette époque, Robert ?

— Trois en tout. On dirait que l’affaire a été étouffée, car les journaux arrêtent d’en parler au bout d’une semaine. Mais tu as vu, ce sont des numéros du Figaro et du Monde, j’imagine que la presse locale doit avoir développé la chose plus en profondeur.

Thomas Salaün était sur les charbons ardents ; il lui fallait absolument en apprendre davantage. Il se leva d’un bond et se rapprocha du plan de travail où se trouvaient étalés les trois vieux journaux au parfum de biscuit vanillé. L’article que venait de lire le directeur était intitulé : « Le météore de la nuit », et cela lui rappela le titre d’un vieux film de science-fiction. Stéphane Abgrall venait de déplier les deux autres quotidiens de 1955 et, sur les pages régionales de l’exemplaire du Figaro, il repéra immédiatement un autre article au titre racoleur : « Les petits stigmatisés de Locronan ». Qu’est-ce que cela signifiait ? Il laissa le patron parcourir fébrilement le journal et s’adressa à Le Besneux.

— Tu parles de quoi exactement, Robert ? Tout cela m’a l’air très étrange, mais je ne comprends pas bien le rapport entre le passage d’une comète et des gamins malades. Tu peux m’expliquer ?

L’archiviste passa sa main dans ce qui lui restait de cheveux, ôta ses lunettes et le fixa curieusement un court moment. Thomas crut discerner une ombre d’inquiétude dans son regard.

— C’est extraordinaire, mon gars ! Le mois dernier, le 17 janvier pour être plus précis, une comète qui venait du ciel allemand a été repérée puis surveillée par l’observatoire astronomique de Strasbourg. Son trajet dans le ciel a été anormalement long et, par la suite, il fut suivi sans interruption par l’observatoire Camille-Flammarion de Juvisy-sur-Orge et celui de Plouzané, en Bretagne. C’est dans cette région que le bolide a disparu subitement… en Finistère, non loin d’un village nommé Locronan.

Thomas n’était pas un spécialiste d’astronomie ou de phénomènes célestes, mais une trajectoire aussi longue pour un météore lui sembla quelque peu anormale. Il lui fallait en savoir plus et ne craignait qu’une chose… que Stéphane Abgrall le congédie après lui avoir remis sa précieuse carte de presse.

Il devait s’incruster dans le débat à tout prix.

— Tu te rends compte, une course de plus de mille kilomètres au travers de la France, c’est incroyable pour un météore, même de grande taille ! On a retrouvé les restes de ce truc, en Bretagne ? Il paraît que les fragments de météorites valent une fortune ; il y a même des gars qui font profession de les chercher, avec des détecteurs de métaux.

— Rien… on n’a rien trouvé, là-bas. Mais le plus incroyable, c’est qu’il s’est produit exactement le même phénomène en janvier 1955, et le bolide s’est également écrabouillé près du même bled… Locronan.

Stéphane Abgrall referma délicatement le dernier journal, quitta son fauteuil et se dirigea vers la fenêtre du bureau qui donnait sur la rue Lobineau de laquelle on pouvait apercevoir les clochers de l’église Saint-Sulpice. Il remuait la tête, les yeux perdus dans le vide, complètement déconcerté.

— Ce truc nous dépasse… bordel, c’est du lourd ! Il faut absolument qu’on fasse une série d’articles là-dessus. Je vous colle mon billet que, dès la parution de notre premier papier sur le météore de Locronan, toute la presse va enquiller derrière nous, amateurs de psychologie ou non. Il faut nous organiser maintenant, il n’y a pas une seconde à perdre.

C’était inespéré, et Thomas avait compris qu’il se trouvait au bon endroit, au bon moment. Il lui fallait désormais intégrer le dispositif en douceur.

— Excuse-moi, Stéphane, mais il y a une chose qui m’échappe. La coïncidence entre la disparition de deux comètes dans le secteur de ce bled… Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Locronan !

— Oui, c’est ça, Locronan. Bon, c’est vrai que le truc est curieux et sympa, mais, de là à en faire une série d’articles. En plus, je ne vois pas en quoi ça touche à notre secteur éditorial.

Abgrall rendit les journaux à Le Besneux. Deux colonnes de vapeur sortaient en continu de ses narines.

— Il y a un truc complètement dingue qui est lié aux passages de ces deux météores. D’abord, les observations ont été faites exactement le même jour et à la même heure, à soixante-sept ans d’écart ; les 17 janvier 1955 et 2022. Tu ne trouves pas que ça fait un sacré hasard, toi ?

Thomas fit la grimace. Que répondre à cela, même le cartésien le plus borné resterait sec sur ce coup-là.

— Même jour, même endroit… effectivement, c’est assez étrange. J’ai l’impression qu’il y a une enquête poussée à mener dans le secteur. Mais alors, quel rapport avec Alternatives-Psy ?

Abgrall se tourna doucement vers Thomas et le fixa un long moment, un surprenant sourire aux lèvres.

— Quel rapport, tu demandes ? Eh bien, je vais te le dire, mon gars ! En 1955, après le passage du bolide, plusieurs gosses des environs de l’endroit où il avait disparu ont soudainement présenté de curieuses blessures sur le corps. D’après ce qu’en dit le troisième et dernier article de 1955, cela ressemblait à des hématomes ou des ecchymoses de forme circulaire, avec de petites incisions espacées… comme des lignes pointillées, est-il précisé dans le journal.

Thomas Salaün serrait les mâchoires au fur et à mesure que son directeur énonçait les faits. Il éprouvait une sensation étrange, comme s’il se sentait progressivement glisser vers une autre dimension.

— Merde, c’est pas banal ! En fait, ça me fout même un petit peu la trouille, mais c’est super intéressant.

— Comme tu dis… et, ce qui est encore moins banal, c’est que, le mois dernier, après que le météore du 17 janvier a été repéré en fin de course dans les bois de Locronan, trois gamins ont été admis aux urgences de Quimper, porteurs d’étonnantes blessures. Dois-je te faire un dessin ?

— Nom de Dieu ! Ne me dis pas que c’était le même genre d’ecchymoses et de coupures qu’il y a soixante-sept ans ?

Robert Le Besneux s’approcha de Thomas et lui tendit la liasse de journaux.

— Tu liras toi-même, il y a là les trois articles de 1955 ainsi que ceux du mois dernier, tu compareras.

*

Le voyant de la réserve de carburant était allumé depuis déjà un bon quart d’heure lorsque Thomas décrocha de la voie rapide pour entrer dans la station-service. L’air était frais et la pluie avait cessé, sitôt passée la limite du département du Finistère… un signe.

Il régla le carburant et, après avoir fait quelques mouvements d’assouplissement, alla prendre un café à la machine. Deuxième signe, il extirpa, avec une joie à peine dissimulée, une pièce de 50 centimes du monnayeur. Sa mission débutait sous de bons auspices.

Posée sur le siège passager de l’Opel, la couverture de carton rouge du gros dossier de Robert laissait dépasser les bords des vieux journaux. Thomas posa machinalement la main dessus en souriant.

*

Tout était allé très vite… trop vite même. Dès l’instant où il avait donné son sentiment sur les blessures des enfants de Locronan à ses deux collègues, tout le processus s’était déclenché. Thomas exulta :

— Incroyable ! J’ai choisi la thématique des marques corporelles des mystiques chrétiens pour composer mon mémoire de maîtrise de psycho. Je me suis ramassé une mention « bien », d’ailleurs. Je connais pas trop mal le sujet des troubles psychosomatiques qui semblent être à l’origine de ce type de blessures.

Malgré sa vapoteuse vissée entre les dents, Stéphane Abgrall arborait toujours son mystérieux sourire. Bien que plus calme, il semblait réfléchir intensément ce qui provoquait, par réaction, un énorme nuage de vapeur ambrée autour de lui.

— C’est ta spécialité, ce truc-là, dis-tu ? Intéressant, ça… très intéressant, même. C’est quoi, ton programme, pour les jours qui viennent ?

Gagné… c’était gagné. Thomas se mordit la joue pour ne pas sauter en l’air en hurlant. Il prit un air faussement étonné et se gratta la tête.

— Euh… ben ! En fait, tout dépendait de ma carte de presse. Marjorie envisageait de m’envoyer travailler sur les maquettes de couvertures du magazine pour commencer. Elle m’a dit qu’après elle me donnerait un petit article à rédiger sur les bienfaits de la « méditation de pleine conscience », pour le prochain numéro d’Alternatives.

— Ouais, eh bien, tu diras à Marjo qu’elle trouve un autre stagiaire pour faire le job. Tu es célibataire, je crois, hein ? Je vais te poser une seule question, Thomas, une seule : peux-tu partir pour le Finistère à la première heure, demain matin ?

La joie, trop longtemps refoulée, lui donnait des tremblements irrépressibles. Thomas mit les mains dans ses poches et planta son regard dans celui du directeur.

— Demain matin ? Ouais… je peux. Merci, Stéphane !

*

Il arrivait au terme de son voyage et venait de dépasser la sortie nord de Quimper. Tout en tenant le volant d’une main, il composa le numéro du cousin de Stéphane Abgrall sur son téléphone portable. La route était droite, peu encombrée et les risques de croiser une voiture de police quasi inexistants. Pourquoi était-il autorisé de manger un sandwich, de fumer ou de changer un CD de l’autoradio tout en conduisant… et pas de téléphoner ? Cette interdiction lui avait toujours semblé idiote et énervante. Son correspondant décrocha et il actionna le haut-parleur de son mobile.

— Bonjour, monsieur Gentric. Thomas Salaün, je suis le collègue de Stéphane, votre cousin. J’appelle pour vous avertir que je me trouve sur la voie rapide, en direction de Châteaulin, je viens de passer Quimper.

Le cousin avait une voix juvénile et sympathique. Il avait décroché rapidement et devait donc attendre son coup de fil. Stéphane avait préparé le terrain.

— Bonjour, Thomas, vous avez bien roulé, dites donc. D’ici une vingtaine de minutes, vous allez voir la sortie Châteaulin, à l’échangeur du Pouilhod. Quittez la nationale et garez-vous sur le parking du McDo, juste à la sortie, je vous y attendrai. J’ai une Mercedes grise ancien modèle, et vous ?

— Une Opel Corsa rouge, immatriculée en 75… vous ne pouvez pas me louper. À tout de suite !

— Kenavo !

McDo… il aurait préféré une crêperie, et cela aurait été plus adapté au « kenavo » final. Il coupa le mobile et le reposa sur le siège passager, à côté du dossier rouge. Il y avait, dans cette vieille chemise cartonnée, l’alpha et l’oméga de son équipée finistérienne et, si tout se passait comme il l’espérait, le scoop du siècle qui allait lui donner un début de carrière fulgurant.

*

Robert Le Besneux était un journaliste à l’ancienne. Comme tout le monde, aux Éditions de l’Hippocampe, il avait bien été contraint d’utiliser les nouvelles technologies au fil des années, mais il avait conservé les bonnes vieilles méthodes du « journalisme à la papa » et continuait de constituer des dossiers papier en fonction des thématiques qu’il jugeait comme pouvant relever de la ligne éditoriale d’Alternatives-Psy. Rigoureux et ordonné dans son classement, doté d’une mémoire phénoménale, c’est tout naturellement qu’il avait été nommé, pour sa plus grande joie, bibliothécaire et archiviste de la rédaction. Après trente-six années de journal, il était devenu le gardien du temple et était le dernier à en avoir connu la première mouture : Science et Conscience, un journal à thématiques psychologiques créé à la fin des années 1980 à partir d’un magazine strictement scientifique datant, lui, de l’immédiate après-guerre. Sitôt après être sorti du bureau de Stéphane Abgrall, Thomas l’avait accompagné jusqu’aux archives où Robert lui avait fait un bref résumé des faits concernant les bolides du 17 janvier et leurs conséquences extraordinaires.

— Je vais te laisser le dossier. Prends-en soin, s’il te plaît, j’y tiens comme à mon œil droit. Il a été constitué, il y a bien longtemps, par le vieux bonhomme qui m’a accueilli au journal, voilà plus de trente piges, tu te rends compte ? Il s’appelait Maurice Tondriau et avait été engagé comme pigiste en 1949, lors de la création du premier journal, uniquement scientifique celui-là… et chiant comme la mort. Ça s’appelait : Sciences de la vie et de la terre. Tu vois, ça ne nous rajeunit pas, tout ça. Maurice avait été complètement fasciné par l’histoire du météore de Locronan en 1955, plus encore lorsqu’il avait enquêté en détail sur les gamins stigmatisés de la région. Il avait fouillé au maximum, mais, à l’époque, le pouvoir politique et, surtout, l’Église catholique avaient écrasé l’affaire. C’était avant Vatican II, tu comprends ?

Sur ce point précis, Thomas ne comprenait pas vraiment, et son air ahuri accabla le bibliothécaire.

— Bon sang ! C’est bien la peine d’avoir une maîtrise de psycho. Vatican II, c’est un concile hyper important qui a fondé le christianisme moderne, même s’il date de 1962. Le pape de l’époque, Jean XXIII, était un brave bonhomme et il a voulu l’ouverture de l’Église au monde d’après-guerre et à la culture contemporaine, qui changeaient à la vitesse grand V. Du jour au lendemain, les curés ont vu leur pouvoir s’affaiblir et les fidèles se sont mis à gamberger par eux-mêmes. Mais en Bretagne les choses ont mis du temps à évoluer, et je peux te dire qu’en 1955, si l’évêque du coin décidait de faire fermer sa gueule à tout le monde, députés, maires, flics et journalistes… personne ne mouftait. C’est ce qui s’est passé, et l’affaire des gamins mordus a été étouffée.

— Mordus ! C’est quoi, ce truc, encore ?

— Tu verras, dans le dossier. Les blessures des gosses, c’étaient des morsures.

— Des morsures… mais des morsures de quoi ?

— D’âne !

*

La grosse Mercedes des années 1970 était stationnée, moteur tournant, juste à l’entrée du parking. Il devait sentir sa douleur lorsqu’il faisait le plein, le cousin. Thomas se gara derrière lui et les deux hommes sortirent de leurs véhicules respectifs. Comme lui, Ronan Gentric devait être âgé d’une trentaine d’années. Il avait une silhouette sportive et ses cheveux blonds, coupés très court, lui donnaient l’apparence d’un surfeur américain, comme ceux que l’on voyait sur les vieilles affiches des Beach Boys. Il écrabouilla la main de Thomas en lui souriant de toutes ses dents… oui, ce devait être un sportif de haut niveau.

— Salut, Thomas, je suis Ronan, le cousin ! Tu as eu bonne route, pas trop de pluie en arrivant en terre sacrée de Bretagne ?

Tout en faisant bouger ses doigts engourdis, Thomas se dit que le tutoiement était bienvenu, cela allait lui permettre de gagner du temps.

— Non, justement, il a arrêté de flotter dès que j’ai franchi la limite du Finistère. Encore un cliché à mettre au rancart, j’ai l’impression. C’est sympa d’être venu jusqu’ici pour me guider, mais il me semble que la route de Châteaulin est directe depuis le rond-point ; j’aurais sans doute trouvé sans avoir eu à t’embêter.

— Pas évident ! J’habite en dehors du centre-ville, au lieu-dit Coatigrac’h, ce n’est pas facile à trouver la première fois. Allez, on y va ! Tu me suis, on va prendre la direction de Châteaulin et tourner à gauche au rond-point de Run ar Puñs… je roulerai doucement.

La route était déserte et, après avoir viré à gauche au giratoire, squatté comme partout ailleurs par les grandes enseignes friandes de ce type de zones déprimantes, les deux voitures s’engagèrent sur un chemin récemment goudronné qui longeait une rivière. Le site était très boisé et Thomas se rendit compte que, bien qu’ayant quitté la nationale depuis très peu de temps, il se trouvait maintenant perdu en pleine campagne. L’endroit était beau, il se sentit bien et fut finalement heureux de ne pas être obligé de résider dans le centre-ville.

Il avait freiné un peu trop brusquement pour laisser passer un promeneur et son chien et la chemise rouge avait glissé sur le bord du siège. Il le repoussa vers le dossier en pensant à Robert Le Besneux ; c’était l’équivalent du Saint Graal qu’il avait à côté de lui et, dans son vieux bureau aux étagères croulantes de livres, Robert, qui l’avait lu et relu, lui en avait clairement fait comprendre toute sa valeur.

*

— Maurice Tondriau avait pas mal bossé sur les gamins de Locronan, mais il n’avait pas pu gratter grand-chose d’intéressant à se mettre sous la dent. Tu trouveras une trentaine de pages écrites par lui, dans la chemise. Il y a également des coupures de presse et d’articles concernant des personnalités chrétiennes qui auraient présenté des stigmates, au XXe siècle : Padre Pio, Thérèse Neumann, Marthe Robin et quelques autres encore. Maurice ne s’intéressait qu’aux phénomènes récents relatifs à ce type de blessures mystiques, afin qu’on puisse les mettre en perspective avec les progrès scientifiques d’aujourd’hui. Il a ajouté pas mal d’infos au sujet de l’approche psychiatrique de ces faits ; tu verras, on apprend plein de trucs sur le sujet… c’est passionnant. Et puis, il y a toute la partie que je viens de rajouter à la suite du passage de la comète du mois dernier. Les témoignages des observateurs, astronomes ou simples curieux, et les articles de la presse sur le météore et les enfants de Locronan. Il y en a un peu plus que pour 1955, mais rien de transcendant. Tout est à faire, mon gars ! Tu vas avoir du boulot au pays des buveurs de chouchen.

Thomas avait pris le dossier sous le bras. Il lui fallait faire vite s’il voulait être prêt à partir au plus tôt, le lendemain matin. Il se retourna vers son collègue, juste avant de quitter le bureau.

— Au fait, pour les morsures d’âne, il y a des renseignements valables, là-dedans ?

Le Besneux fit une grimace peu éloquente, reflétait-elle le doute ou l’inquiétude ?

— L’âne ? Ah, oui… je n’ai rien à dire là-dessus. Il y a quelques indications de Marcel à ce sujet, dans une enveloppe de papier kraft. Tu verras, elle est marquée « Magie », tout un programme !

*

Ils avaient traversé la rivière en passant sur un vieux pont en pierre et venaient de longer une ancienne construction, à moitié ruinée, qui se dressait tout au bord du cours d’eau. Avec la lueur du soleil qui amorçait sa descente, la teinte des murs lézardés prenait des reflets irisés qui conféraient un aspect à la fois fantastique et romantique à la ruine. Thomas se promit de revenir à la même heure, un autre jour, muni de son appareil photo.

La maison de Ronan Gentric était relativement récente, une vingtaine d’années tout au plus, et elle reflétait le goût des architectes de l’époque pour les demeures campagnardes alliant harmonieusement pierre et bois, des matériaux nobles et naturels qui s’intégraient parfaitement dans la campagne château-linoise. Il stationna sa voiture derrière la Mercedes du maître de maison, sur l’allée de graviers, et admira les environs. La rivière était toute proche et le bruit de l’eau courante, juste derrière le rideau de frênes et de saules mêlés, ajoutait au charme des lieux. Son involontaire sourire de contentement n’échappa pas à Ronan.

— Trouz an dour ! Tu verras, ça vaut toutes les berceuses. Allez, ouvre ton coffre, je vais t’aider à porter tes bagages. On ira faire le tour du propriétaire dès que tu seras installé dans ta piaule.

Ronan extirpa prestement la valise à roulettes du coffre et Thomas récupéra son sac de voyage et le précieux dossier de Robert à l’avant de l’Opel.

— Il y a un drone, dans la sacoche noire, à l’arrière. On peut le laisser dans la voiture ? Il n’y a pas de voleurs par ici, je pense ?

— Les voleurs et les rôdeurs, c’est Sultane qui s’en charge. Tu peux laisser ton engin dans le coffre, personne n’y touchera.

— Sultane ?

— C’est ma chienne, un groenendael croisé border collie, tu feras sa connaissance quand elle aura terminé sa balade dans la campagne, elle est très indépendante.

— Super ! Ça m’arrange, car le truc est un peu lourd. Dis-moi, ça veut dire quoi trouz an dour ?

Ronan pila net avant de franchir la porte d’entrée et se retourna, les sourcils froncés.

— C’est vrai que tu es parisien. Trouz an dour signifie le bruit de l’eau, en français. C’est idéal pour s’endormir, on ne se voit pas partir une fois la tête sur l’oreiller.

Le rez-de-chaussée de la maison était très spacieux et un feu de bois crépitait dans la cheminée. Thomas, impressionné par le décor, fit un rapide tour d’inspection et ne cacha pas son étonnement.

— C’est bien agencé, l’architecte était vraiment un pro, car la maison a l’air encore plus grande à l’intérieur que dehors et les espaces sont vachement bien mis en valeur. En plus, j’adore ! Un feu de cheminée qui n’est pas mis sous verre, ça devient tellement rare.

Ronan se rapprocha du foyer et, avec un pique-feu, remit de l’ordre dans les bûches qui se consumaient joyeusement. Son regard s’était soudainement voilé.

— C’est mon père, l’architecte. Il a voulu donner forme à la maison de ses rêves et puis, à peine était-elle terminée qu’il est mort d’un cancer. Ça va faire bientôt quinze ans, et je ne me suis pas encore remis de son départ… C’est con, hein ?

Thomas se reprocha d’avoir indirectement plombé l’ambiance et, en son for intérieur, en voulut un peu à Stéphane Abgrall de ne pas lui avoir fait part de ce décès.

— Excuse-moi ! Stéphane ne m’avait pas prévenu, je suis désolé.

Ronan remit une bûche dans le foyer avec un pauvre sourire.

— Pas de souci, c’est comme ça, que veux-tu ? On ne garde pas nos parents toute la vie et, à trente-trois ans, nous sommes pas mal dans le même cas. Dis-moi, Salaün, c’est breton comme nom, tu es originaire de quel coin de Bretagne ?

Thomas se rapprocha de la cheminée et s’agenouilla devant les flammes. Il avait toujours été fasciné par le feu.

— Moi, je suis né à Paris, comme mes parents et mes grands-parents, d’ailleurs. C’est mon arrière-grand-père Salaün qui est venu s’installer dans la capitale entre les deux guerres, dans les années 1920.

Il venait du pays bigouden, d’après ce que m’en ont dit mon père et mon grand-père, et, comme beaucoup de gars de là-bas, à l’époque, il ne trouvait pas de boulot au pays. Alors, il est venu en chercher à Paris, s’est marié à une fille de Vaugirard, et il est mort sans jamais revenir dans son bled. J’ai toujours trouvé ça d’une tristesse.

Ronan Gentric avait saisi la poignée de la valise.

— C’est beau, le pays bigouden. Il te faudra absolument prendre une journée pour y aller. Bon ! On grimpe, je te montre ta chambre.

Celle qui lui avait été attribuée, à la demande de Stéphane Abgrall, donnait sur la partie du jardin où passait la rivière. Par la fenêtre, Thomas admira la vue du parc qui entourait la maison. Il était vaste et planté d’arbres et de bosquets d’essences diverses. Pour un citadin comme lui, cela représentait une somme de travail d’entretien qui lui fit froid dans le dos. Un chien surgit d’un massif de buis et se précipita près de sa voiture pour la renifler. Ce devait être Sultane, et elle avait immédiatement repéré l’étranger.

— La chambre est superbe, je vais être bien ici et j’espère vraiment ne pas te déranger. Je ne sais pas trop comment te remercier pour ton hospitalité ; tout est allé très vite et je me rends compte qu’on ne t’a pas laissé beaucoup de temps pour te retourner.

— T’inquiète, Stéphane m’a tout expliqué au téléphone, pendant que tu étais sur la route. Écoute, je suis tout seul la semaine, ma compagne est partie il y a un mois. On traversait une petite crise de couple et les choses sont subitement devenues très compliquées, presque du jour au lendemain. Marion a donc préféré prendre un peu de recul et a quitté la maison avec notre fille, Naïg. Mais la petite passe quasiment tous les week-ends ici. Tu la verras demain soir, quand je la ramènerai de chez sa mère.

Il y avait une baignoire dans la salle de bains, et Thomas jubila intérieurement.

— Merde, j’arrive au mauvais moment, alors ! J’essaierai de ne pas interférer dans ton quotidien et, comme je dois passer beaucoup de temps sur le secteur de Locronan et ses environs, tu ne m’auras pas trop sur le dos. Maintenant, Ronan, je vais te mettre à l’aise. Stéphane m’a donné pas mal de moyens pour mener mon enquête par ici. Si tu trouves que je tape trop l’incruste, n’hésite pas à me le faire savoir, je le comprendrai fort bien et dénicherai une piaule ailleurs. En fait, tu n’es pas obligé de m’héberger simplement parce que je travaille pour ton cousin.

Ronan se rapprocha de la fenêtre et regarda au loin, il semblait fatigué d’un seul coup.

— Mon cousin, Stéphane… c’est un type bien ! Quand j’ai été licencié pour des raisons économiques du laboratoire de biologie marine de Concarneau, il a tout de suite percuté et m’a mis en rapport avec l’un de ses amis qui dirige un labo privé, pas loin d’ici, à Plonévez-Porzay. J’ai été immédiatement embauché en qualité de biologiste et chercheur, avec un salaire supérieur et beaucoup moins de route pour aller bosser. Alors, je vais te dire, le cousin Steph’, s’il me demandait d’héberger une compagnie de CRS, je le ferais avec plaisir.

— Je ne savais pas que tu étais chercheur en biologie marine, c’est passionnant, ce truc ! Tu vas bosser tous les jours avec ta grosse Mercedes, alors. Bon sang ! Ça doit te coûter une blinde en essence ?

Ronan sortit deux serviettes de toilette de la commode et les lança sur le lit en riant.

— Le tank, c’est juste pour les petits trajets. Je l’ai pris tout à l’heure pour que tu me repères bien sur le parking. Non, j’ai une petite bagnole pour tous les jours, dans le garage. En fait, depuis l’épidémie de Covid, je ne vais plus que deux ou trois fois la semaine au labo, le reste du temps, je bosse par télétravail ou en visioconférence. En plus, j’ai équipé une pièce du rez-de-chaussée en laboratoire, avec des appareillages basiques pour les manipulations et les analyses qui ne demandent pas trop de précision. On ira voir, tout à l’heure, si ça t’intéresse.

Ce qui intéressait surtout Thomas, pour le moment, c’était de prendre un bain bouillant.

— J’ai vu qu’il y avait une baignoire dans la salle de bains, c’est de plus en plus rare de nos jours.

— Ouais… c’est d’ailleurs la seule baignoire de la maison, tu as de la chance. Bon, je te laisse te reposer un peu et défaire tes bagages. Voyons, il est presque dix-sept heures trente, je vais bosser un peu et on se rejoint au salon dans une heure, pour que je te fasse visiter la maison. On prendra l’apéritif après, ça te va ?

— L’apéro dans une heure, tu penses que ça me va ! À tout à l’heure.

Thomas s’accorda un bain prolongé en écoutant la radio locale, France Bleu Breizh Izel. Un chroniqueur judiciaire, particulièrement captivant, évoquait l’épouvantable périple criminel des deux derniers condamnés à mort de Bretagne, une histoire qui se déroulait en 1955… encore un signe. Au bout d’une demi-heure, il s’extirpa d’une eau devenue trop tiède à son goût et, après s’être rasé, enfila un pantalon de jogging confortable, quoiqu’un tantinet pelucheux, ainsi que son gros pull de ski tricoté par sa mère. En moins de cinq minutes, il avait rangé ses affaires dans la commode et le placard et se retrouvait, une fois encore, avec le dossier rouge de Robert Le Besneux dans les mains. Assis sur le bord du lit, il parcourut rapidement les liasses de documents et de coupures de presse pour arriver jusqu’à l’enveloppe de papier kraft à l’ancienne ; en travers, à l’encre noire délavée, était inscrit le mot « Magie ». Thomas l’ouvrit fébrilement et prit connaissance du contenu. Il y avait, plié en deux, un paquet de feuilles remplies de notes diverses concernant les dieux de l’ancienne Égypte ainsi que les rites et hiéroglyphes qui y étaient associés. L’astrologie était également évoquée, à plusieurs reprises, et des croquis relatifs à des conjonctions planétaires précisément datées avaient été dessinés par une main habile. Thomas connaissait bien l’écriture en « pattes de mouche » de son collègue Robert Le Besneux, et il comprit que tous les documents qui se trouvaient dans l’enveloppe avaient été rédigés par Maurice Tondriau, à la fin des années 1950. Il allait devoir les lire et les relire avec la plus grande attention, car, si le vieil archiviste avait pris le soin de conserver ces notes à l’abri, dans la chemise cartonnée, c’est bien qu’elles en constituaient la part la plus importante. Il s’apprêtait à replacer les feuilles dans l’enveloppe lorsqu’une image, collée au centre de l’une d’entre elles, fixa son attention. Il s’agissait, en réalité, de deux petites reproductions de photographies, en noir et blanc, vraisemblablement découpées dans un magazine puis recollées sur la feuille. Thomas eut une grimace involontaire en les regardant ; elles représentaient une étrange divinité égyptienne au corps d’homme et à la tête d’âne. L’un des personnages tenait deux gros couteaux dans ses mains et, sous les gravures, d’une écriture appliquée, Maurice Tondriau avait inscrit :

« Seth – Le dieu assassin à tête d’âne ».

CHAPITRE 2

Il s’arrêta quelques secondes pour souffler en haut de la côte de Kermenguy, juste devant le portail de son jardin. Cela n’était pas la première fois qu’il ressentait de légères difficultés respiratoires, au terme de ses petites promenades quotidiennes. Pourtant, ce matin-là, il n’avait pas marché très longtemps pour se rendre au cimetière de Locronan, situé à un peu plus d’un kilomètre de son domicile. Il remonta l’allée centrale du jardinet et pénétra dans son pavillon dont la porte, comme à l’accoutumée, n’avait pas été fermée à clé. Il habitait quasiment en face de la gendarmerie. Dix heures, il était largement le temps de prendre un bon café et, pendant que l’eau bouillait dans la casserole, il ôta sa cravate en soupirant d’aise. C’était là l’un des innombrables rituels qu’il s’était inconsciemment imposés au fil du temps, depuis que son épouse était décédée, cinq ans plus tôt. Deux fois par semaine, il se rendait sur sa tombe au cimetière du bourg, rasé de frais et porteur de l’une des cravates qu’elle lui offrait, invariablement, à chacun de ses anniversaires, en même temps qu’un ouvrage de la collection « La Pléiade ».

Jacques Blumen allait bientôt fêter ses quatre-vingt-cinq ans, mais, désormais, il ne recevrait plus jamais de nouvelle cravate en cadeau. Il tassa le café moulu dans le filtre de sa vieille cafetière, une relique des Trente Glorieuses émaillée de jaune avec un bec verseur tarabiscoté, en réalisant qu’il n’avait pas consulté de médecin depuis presque une année. Il lui faudrait appeler le cabinet du docteur Le Berre, dès ce jour, afin de prendre rendez-vous au plus vite.