L'inconnu de Penmarc'h - François Lange - E-Book

L'inconnu de Penmarc'h E-Book

François Lange

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  • Herausgeber: Palémon
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2021
Beschreibung

Dans la nuit du 17 au 18 janvier 1861, la disparition d'un espion britannique risque de compromettre la paix fragile qui règne en Europe.

Que s’est-il donc passé dans la nuit du 17 au 18 janvier 1861 au large du port de Saint-Pierre, en Penmarc’h ? Après le talonnage d’une goélette anglaise sur un banc de sable, l’un des passagers manque à l’appel… Mystérieusement volatilisé à quelques encablures des côtes bigoudènes. L’affaire se révèle grave de conséquences, car le disparu n’est autre qu’un espion britannique porteur de documents ultra-confidentiels destinés à l’Empereur Napoléon III et dont la divulgation risque de compromettre la paix fragile qui règne en Europe. Chargé par le ministre de l’Intérieur de retrouver « l’inconnu de Penmarc’h » et sa précieuse correspondance, François Le Roy va s’installer dans une auberge de Kérity afin de mener une enquête aux multiples rebondissements. Heureux de retrouver la terre de ses ancêtres bigoudens et fort d’y replonger ses racines, Fañch devra affronter de redoutables assassins, bien décidés à récupérer, coûte que coûte, les courriers secrets de la Reine Victoria pour le compte d’une puissance ennemie… Cette fois, la Mort a donné rendez-vous à François Le Roy chez lui… Là où finit la terre.

Cette enquête de l'inspecteur François Le Roy nous entraine dans une histoire haletante mêlant intrigues politiques, héritage familiale et secrets internationaux !

À PROPOS DE L'AUTEUR

François Lange est né au Havre en 1958 d’un père normand et d’une mère bretonne. Militaire pendant sept ans, puis Officier de Police, il a exercé sa profession en Haute-Normandie et en Finistère. Désormais à la retraite, il consacre son temps à la sculpture sur pierre, la lecture, la course à pied, l’archéologie et l’écriture. Passionné par l’Histoire de France en général et celle de la Bretagne en particulier, il a créé le personnage de François Le Roy, un policier bigouden intuitif mais gardant les pieds bien calés sur la terre de ses ancêtres. Les aventures de cet inspecteur de police breton, plutôt atypique, se déroulent au XIXe siècle, dans le Finistère du Second Empire.

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Seitenzahl: 372

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Visuel de couverture :

Le brûlage du goémon devant la chapelle

Notre-Dame-de-la-Joie à Penmarc’h

Lucien Simon

© Dépôt du Fnac au musée des beaux-arts de Quimper

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr.

Ce livre est un ROMAN, mais il fait souvent référence à des personnalités ayant réellement existé et, parfois, à des faits s’étant effectivement déroulés. Ces personnages et ces évènements appartiennent désormais à l’Histoire de France ou à celle de la Bretagne et relèvent donc, de fait, du domaine public. Pour le reste, toute ressemblance entre cette fiction et des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait relever que du pur hasard. Sauf, peut-être, pour ce qui concerne l’une des principales figures évoluant dans cette enquête romanesque. Mais le modèle ne m’en tiendra pas rigueur… de cela je reste persuadé.

À Suzette Pinson

En souvenir des beaux étés…

ceux des années 1960-1970 au Guilvinec.

PRÉFACE

Quand j’ai reçu le manuscrit de L’Inconnu de Penmarc’h, je l’ai dévoré ! Emporté par le plaisir de suivre les aventures de Fañch Le Roy, Bigouden pur jus, dans son pays natal, où il enquête pour la première fois, j’ai dévoré le livre en un jour ! Quel bonheur de parcourir les alentours de Penmarc’h, qui signifie « Tête de cheval » ou « Cap du cheval », puisque « pen » signifie tête, bout, cap. D’où ce nom latin de Cap Caval, l’ancien nom du Pays Bigouden. Quel bonheur d’être parmi ces gens qui m’ont tant appris ! Je suis d’origine nantaise, et les premières fois que j’ai entendu parler breton, au début des années 50, c’était au Croisic, où habitaient mes grands-parents maternels et où mon oncle était pêcheur. Devinez qui parlait breton ? Des Bigoudènes en costume, qui brodaient sur les quais. Elles avaient suivi leurs maris venus pêcher la sardine ! Par la suite, j’ai chanté souvent dans ce beau pays où le public est si chaleureux, et j’ai bien connu Pierre-Jakez Hélias, natif de Pouldreuzic, dont j’ai mis des poèmes en musique pour fêter ses quatre-vingts ans sur scène, au Festival de Cornouaille de Quimper, en 1994.

Donc, emporté par tous ces souvenirs j’ai couru derrière Fañch comme un affamé. Le soir, j’avais tout dévoré !

Deux jours plus tard, passé mon emballement initial, j’ai repris L’Inconnu de Penmarc’h, pour le déguster, cette fois, pour le savourer comme Fañch et ses amis savourent les repas au Marsouin Boiteux, à Kérity, ou au Lion d’Or, à Quimper, repas de recettes bretonnes accompagnées de cidre du pays ou de vins de Loire. Quels délices que ces recettes pour le lecteur ! Merci François Lange de nous faire passer ces moments de contentement ! Comme Fañch, je fermais les yeux, saisi d’une émotion un peu mystique, au bord d’un autre monde.

J’ai donc repris une lecture plus profonde, avec une carte d’état-major pour suivre dans le détail les parcours de Fañch autour de Penmarc’h. Depuis Treffiagat, bourg natal de Fañch, où son père, décédé, était ébéniste et où vit toujours Anna, sa mère, il rejoint à pied Kérity, la plage de Porzh Karn, la pointe de la Torche, Saint-Nonna (l’église de Penmarc’h), Lescors… Pour gagner Landudec, par contre, il faudra des chevaux. Mais je vous laisse vivre tout cela, je ne veux vous donner aucune piste, qu’elle soit bonne ou fausse. C’est à vous de suivre Fañch avec votre flair à vous, parmi toute cette beauté de paysages.

En plus de cette beauté, j’ai pris le temps de goûter la chaleur des relations humaines entre Fañch et ceux qui deviennent ses amis. Quand on vit en Pays Bigouden, au mois de janvier, on a besoin de cette chaleur-là. Elle est dans les gènes. L’amitié n’est pas immédiate, mais si le contact est bon, elle vient très vite et ne fait que croître et embellir, comme on dit. Avec son second, Brieuc Caoudal, cet attachement est bien ancré, depuis longtemps. C’est avec Léonce Caradec, le facteur, que l’amitié naîtra et se développera, après un début dans la méfiance.

Enfin, source d’étonnement tout au long du roman : son époque. Il se déroule sous le Second Empire, avec des luttes qui n’existent plus de nos jours. Je vous laisse les découvrir. Mais la plus grande source de dépaysement est dans la description de la société bigoudène, en proie à la pauvreté, et dans ses moyens de déplacement : la marche et le cheval, monté, ou attelé aux charrettes, aux chars à banc, aux tilburys, aux diligences… Dans un roman précédent, Le Secret du Télémaque, François Lange, toujours par l’intermédiaire de Fañch Le Roy, nous décrit un monde qui commence sa transformation : Paris bouleversé par les travaux de Haussmann. Mais le train venant de Paris s’arrête à Lorient et le Cap Caval, Penmarc’h sont toujours le royaume du cheval.

Je vous laisse au plaisir de découvrir tout cela.

Juste une dernière chose : peu avant la fin du roman, Fañch rencontre Bérengère Hélias, qu’il connaît déjà. Elle doit retourner à Audierne en passant chez une de ses cousines, à Pouldreuzic. Là où est né Pierre-Jakez Hélias… Serait-ce son arrière-grand-mère ?

Pour terminer cette préface, je tiens à remercier encore François Lange pour son imagination et son talent d’écrivain.

Merci, François, pour ce beau voyage dans cette belle écriture.

Gilles Servat

PROLOGUE

Port de Kérity, Penmarc’h, jeudi 17 janvier 1861, onze heures du soir.

Mathurin Tirilly, patron de l’auberge à l’enseigne du Marsouin Boiteux, baignait doucement dans l’inconscience du demi-sommeil lorsqu’on frappa vigoureusement à la porte d’entrée située au rez-de-chaussée de son établissement. Il sursauta en donnant un coup de coude involontaire à son épouse qui, à son tour, se réveilla en hurlant.

— Que se passe-t-il, Tirilly ? Pourquoi t’agites-tu comme un diable ? Tu viens de me réveiller, espèce de gros butor !

L’aubergiste se glissa hors du lit en grognant, chaussa ses sabots doublés de peau de mouton et enfila un manteau de laine.

— On frappe à la porte, je vais aller voir, rendors-toi.

Dehors, la tempête qui s’était levée aux alentours de neuf heures du soir avait gagné en vigueur et des paquets d’eau, portés par les bourrasques du vent marin, venaient s’éclater contre les volets solidement arrimés aux murs.

L’aubergiste s’empara du fusil à un coup qui était accroché à l’arrière de la tête de lit et vérifia, par acquit de conscience, qu’une amorce était bien fixée sur la cheminée du canon avant de descendre prudemment l’escalier menant à la salle à manger, une lampe à pétrole dans l’autre main. L’arme était chargée en permanence de chevrotines, et son canon court, redoutable à bout portant, produisait un effet dissuasif face aux personnes mal intentionnées ou rendues téméraires par le trop-plein d’alcool. Les braises du feu qui avaient chauffé les convives tout au long de la soirée rougeoyaient encore sous la cendre et Tirilly profita quelques secondes de la douce chaleur émanant de la grosse cheminée de granit avant d’être rappelé à l’ordre par une autre série de coups, fortement assénés contre la porte.

— Voilà, voilà… j’arrive ! Ne vous impatientez donc point comme cela !

Mathurin Tirilly posa la lampe sur l’une des tables de la salle mais, avant de libérer les trois verrous qui maintenaient la lourde porte irrémédiablement fermée, il fit glisser le petit volet qui obturait l’ouverture pratiquée à hauteur d’homme, juste au milieu, afin de regarder au-dehors. La nuit était noire, mais il distingua deux silhouettes blotties sous le porche, un homme et une femme d’après les vêtements. Il haussa la voix :

— On se sert plus à manger à cette heure, braves gens. La tempête va grossir et je vous conseille de vite regagner votre logis avant que les ardoises ne tombent des toits.

L’homme qui venait de frapper à l’huis colla son visage contre la lucarne et Mathurin Tirilly crut déceler une vague odeur de tissu mouillé, comme un relent d’eau de mer. C’est avec un fort accent d’outre-Manche qu’il s’adressa à l’aubergiste.

— Je vous prie excuser nous, monsieur. Mon femme et moi-même avons été surpris par la tempête ; nous désirons passer la nuit chez vous et repartir demain matin. Ouvrez-nous, please !

À cette heure, et avec les trombes d’eau qui rinçaient le village, il n’y avait guère de risques que des malfaiteurs s’aventurent dans les parages ; aussi, après avoir déverrouillé la porte et dissimulé l’arme derrière son dos, Tirilly laissa entrer les deux Anglais dont les habits ruisselants eurent tôt fait d’inonder les larges pierres du sol. L’homme se secoua, il était plus grand et plus charpenté que l’aubergiste, pourtant bien bâti. Son regard était perçant mais non hostile, et ses vêtements, bien coupés et confectionnés dans un tissu de qualité, dénotaient une certaine aisance. La femme, dont le visage était masqué par un voile sombre, se tenait en retrait sans bouger, serrant et desserrant ses mains gantées de cuir fin.

— I thank God for your charity, Sir. Merci beaucoup de prêter assistance à nous. Nous sommes really désolés de vous déranger, mais nous nous sommes perdus dans la tempête ce soir. Nous ne vous dérangerons pas et partirons demain, in the morning. Tenez, prenez cela comme… comment dit-on… compensation ?

Mathurin Tirilly resta bouche bée en considérant la pièce que l’Anglais venait de lui glisser dans la main. C’était un Souverain en or frappé de l’effigie du roi George III, quasiment un bon mois de salaire1.

— Déposez donc votre manteau ainsi que vos souliers devant la cheminée, Milord, et dites à la dame de faire de même, tout cela séchera au cours de la nuit. Je vous mènerai à votre chambre ensuite.

La femme au visage voilé devait comprendre le français, car elle se débarrassa rapidement de son manteau et le posa sur le dossier d’une chaise pendant que l’homme ôtait ses bottes avec difficulté avant de les disposer devant l’âtre. Tirilly remarqua la qualité du cuir et la finesse de leur confection ; c’étaient là des bottes d’aristocrate.

— Suivez-moi, je vous prie, je vais vous loger dans la chambre qui est accolée au conduit de cheminée, elle est toujours bien chauffée.

À l’étage, l’aubergiste ouvrit la fenêtre afin de bloquer solidement les volets et une rafale de vent au parfum iodé envahit soudainement la pièce. La femme, assise sur un coin du lit, se recroquevilla sur elle-même, elle ne paraissait pas en bonne santé.

— La dame me semble un peu faible. Voulez-vous que je vous apporte quelque chose à manger, Milord ?

L’Anglais eut un sourire rassurant. Il posa sa main sur l’épaule de Tirilly et l’accompagna doucement jusqu’à la porte.

— No need… thank you ! Madame est juste fatiguée, nous allons nous reposer maintenant. May God bless you and help you continue such a christian commendable work2.

L’aubergiste, bien que n’ayant rien compris à ce que venait de lui dire l’étranger, sourit aimablement en hochant la tête. À ce tarif-là, il aurait donné la réplique à l’Empereur de Chine en personne.

Il regagna tranquillement sa chambre et entra dans le lit, prenant toutes les précautions pour ne pas réveiller son épouse qui ronflait comme une chaudière. La nuit fut courte, mais nimbée de rêves dorés. Quand il se leva, au petit matin, la chambre des Anglais était vide et il n’y avait plus aucun vêtement devant la cheminée. Le couple avait disparu sans faire de bruit, comme évaporé, et Tirilly, subitement angoissé, mit fébrilement la main dans sa poche. Non, il n’avait pas rêvé ! La bonne grosse tête du roi George III d’Angleterre figurait bien sur la pièce en or nichée dans le creux de sa paume. Il souffla sur les cendres pour faire repartir les braises du feu et y jeta une botte de fougères séchées.

La tempête était passée, les flammes commençaient à danser dans l’âtre et il avait de l’or dans la poche… cela allait être une belle journée.

1Un franc de 1850 équivalait à 3,27 euros d’aujourd’hui et le Souverain en or de George III cote actuellement 380 euros. Le Souverain équivalait au 20 francs-or français.

2Que Dieu vous bénisse et vous aide à poursuivre une œuvre aussi louable pour les chrétiens.

Chapitre 1

Campagne de Treffiagat, mardi 22 janvier au matin.

Depuis quelques minutes, le gros corbeau commençait à resserrer progressivement les larges arabesques qu’il dessinait dans le ciel afin de s’assurer qu’il pouvait atterrir en toute tranquillité. Il avait repéré la carcasse de blaireau qui gisait au milieu du champ recouvert d’une fine pellicule de givre et, particulièrement méfiant comme tous les charognards de son espèce, il prenait soin de ne venir récupérer les proies mortes qu’après un long rituel de sécurité.

Caché derrière le talus empierré d’une garenne, François Le Roy l’observait avec attention. Il y a quelques années de cela, lorsqu’il était un gamin en sabots aux genoux perpétuellement écorchés, il aurait cassé la tête du gros oiseau d’une pierre de fronde bien ajustée. Ce temps-là était fini, heureusement, et il appréciait désormais de rester tapi dans un coin obscur afin de surprendre, au hasard de ses balades dans la campagne bigoudène, le ballet aérien d’une buse ou d’un épervier, la valse-hésitation d’un renard en maraude ou les promenades matinales et sautillantes d’un groupe de chevreuils.

Le Roy s’était levé de bonne heure et avait gagné la salle à manger du penty familial dès qu’il avait entendu sa mère moudre le café, au grand dam de celle-ci qui lui avait reproché de ne pas profiter pleinement de son congé et de son lit.

Il avait pris son petit-déjeuner, douillettement attablé près de la cheminée, car ce milieu de mois de janvier était particulièrement rigoureux en Basse-Bretagne, tout en se demandant s’il allait finalement avouer à sa vieille mère qu’en réalité ses vacances n’étaient qu’un leurre et, qu’officieusement, il était chargé d’une enquête très spéciale réclamant à la fois un maximum de discrétion et, surtout, une marge de manœuvre que sa qualité officielle d’inspecteur de police n’offrait pas complètement.

L’année avait débuté en douceur mais, après avoir fêté Noël et le Nouvel An en famille puis passé quelques jours à se reposer, il avait dû rejoindre en urgence son bureau de Quimper, car un fonctionnaire parisien, affecté au Cabinet de l’Ombre de l’Empereur, souhaitait le voir dans les meilleurs délais. Le Roy connaissait le messager ; il faisait en effet partie du service du commissaire Hébert et il avait eu l’occasion de le rencontrer, quelques mois auparavant, dans la capitale3. L’homme était chargé de lui confier une mission de la plus haute importance, suffisamment particulière pour que le ministre de l’Intérieur ait décidé de s’adresser directement à lui en s’abstenant d’en informer le préfet. Une première dans la procédure administrative si hiérarchisée du Second Empire.

Les faits, tels qu’énoncés par l’agent du Cabinet de l’Ombre, semblaient être d’une simplicité enfantine mais leurs conséquences pouvaient s’avérer terriblement dangereuses à terme. Un espion anglais, en provenance de Londres et porteur de documents ultra-confidentiels frappés du sceau de la reine Victoria, avait mystérieusement disparu au large des côtes bretonnes alors que le navire sur lequel il voyageait avait talonné, à la suite d’une malencontreuse manœuvre du timonier, au large du port de Saint-Pierre, près du village de Penmarc’h. Le navire avait rapidement pu reprendre sa route en direction de Bordeaux, sitôt que la marée montante l’avait remis à flot, mais l’homme de Londres s’était littéralement volatilisé, tout comme les documents à teneur hautement explosive qui devaient être remis en main propre au secrétaire particulier du comte de Persigny à Paris.

Depuis cette disparition inquiétante, la panique avait gagné le Cabinet impérial et une ambiance où se mêlaient fébrilité et gesticulation désordonnée régnait au sein des ministères des Affaires étrangères, tant à Paris qu’à Londres. Les ministres des deux monarques évoluaient sur des charbons ardents, dans la crainte de la divulgation imminente de documents dont le contenu risquait de compromettre définitivement la paix fragile de l’Europe. C’est pour cela que, bien que ses congés « officiels » soient désormais terminés, François se trouvait toujours dans la maison familiale de Treffiagat, ne sachant pas comment expliquer à sa mère les raisons du prolongement subit de son séjour au pays.

Le gros corbeau devait être l’éclaireur de la bande, car il venait maintenant d’être rejoint par une dizaine de ses congénères et la mise en pièces méthodique du blaireau mort avait débuté, selon un ballet bien réglé en fonction de la prééminence hiérarchique en vigueur chez les oiseaux nécrophages.

Le Roy fit marche arrière et se dégagea doucement de sa cache afin de laisser les charognards festoyer en paix. Il était largement temps pour lui de rentrer au logis, ayant promis à sa mère d’aider deux de ses voisines après le repas du midi. La fille de l’une des femmes du bourg venait d’accoucher de superbes jumeaux et la literie ainsi que le linge de corps de la parturiente nécessitaient un lavage ne pouvant attendre la grande lessive d’avant Pâques. Le temps était beau, bien qu’un peu froid, et un simple aller-retour au lavoir suffirait au nettoyage, sa présence n’étant requise que pour le transport des lourds paquets de linge humide dans la brouette, car la remontée de la petite côte de retour jusqu’au hameau exigeait des muscles solides.

Il longea une vieille garenne qui n’était plus empruntée depuis des lustres et où la nature avait définitivement repris ses droits afin de couper au plus court dans la campagne. Passant sous les arbustes d’un talus, une superbe branche de houx attira son attention et, instinctivement, il mit la main dans sa poche pour prendre son couteau. Non ! il n’avait plus le temps de sectionner le morceau de bois qui aurait pourtant fait un beau « penn-bazh4 ». Pressant le pas, il atteignit les premières maisons du bourg alors que le clocher de Treffiagat annonçait midi plein.

— Reprends donc un peu de tarte aux pommes, François, tu n’as presque rien mangé. Il va te falloir des forces pour aider Léonie Trébaol et Ambroisine Jézégabel tout à l’heure. Tu te souviens au moins que tu t’es engagé auprès d’elles ? Mais, dis-moi, mon gars, tu as l’air soucieux… quelque chose te tracasse ?

Le Roy vida son verre de vin puis s’essuya doucement les lèvres avant de répondre.

— J’ai quelque chose à vous dire, Mamm5, quelque chose que je vous demande de bien garder pour vous, car si mes chefs apprenaient que j’ai livré un secret d’État, même à ma mère, je risquerais alors de graves sanctions.

La veuve Le Roy, qui surveillait la petite marmite d’eau mise à bouillir sur la crémaillère de l’âtre, vint s’asseoir face à son fils. Son visage avait perdu l’expression moqueuse de l’instant précédent et elle serrait contre elle, par un réflexe de protection incontrôlé, le torchon de gros drap qui ne la quittait jamais en cuisine.

— Je ne suis plus vraiment en vacances, Mamm. En réalité, je viens juste d’être chargé, par le ministre Persigny lui-même, de résoudre une drôle d’affaire qui a eu lieu non loin de chez nous, du côté de Penmarc’h. C’est pour cela que j’ai dû me rendre à Quimper hier.

Anna Le Roy regardait son fils avec un air effaré ; elle ne comprenait pas réellement ce qu’elle venait d’entendre et les pensées s’entrechoquaient dans sa tête. Le Roy se leva et lui prit doucement la main.

— Ne vous faites point de souci, Mamm, c’est un grand honneur que m’a fait le ministre en me confiant cette mission plutôt délicate. Je vais rester chez nous le temps de mettre de l’ordre dans mes idées et préparer mon plan d’enquête, ce sera plus discret.

La vieille dame avait repris ses esprits ; elle se leva pour décrocher la marmite d’eau chaude destinée au lavage de la vaisselle.

— Viens donc m’aider, mon gars, c’est lourd pour mes vieux bras.

Le Roy se saisit du récipient et le déposa sur la pierre d’évier. Sa mère avait pris le temps de la réflexion et il savait que, maintenant, les questions allaient fuser. Il regagna sa place et fit semblant de s’intéresser à son assiette, attendant la suite des évènements avec résignation.

— Tu as raison, François, c’est un bien grand honneur que te fait monsieur le ministre, mais c’est également une grande responsabilité qui pèse désormais sur tes épaules. Et puis, dis-moi donc, as-tu au moins des chefs au-dessus de toi qui sont au courant de la tâche qui t’est confiée ?

Les yeux rivés sur le fond de son assiette, François eut une moue embarrassée. Sa mère n’avait pas perdu de temps pour identifier le cœur du problème ; un problème qui le tarabustait depuis qu’il avait été contacté par le messager du Cabinet de l’Ombre. Il prit son air le plus dégagé pour répondre :

— Euh… eh bien, non ! Les ordres émanent directement du Cabinet de l’Ombre de l’Empereur et ont été donnés par monsieur de Persigny lui-même. En fait, je ne dois parler de cela à quiconque. Il s’agit d’une affaire privée entre notre pays et l’Angleterre, une histoire diplomatique en quelque sorte et…

La maîtresse de maison claqua son torchon sur la table cirée et le bruit sec fit sursauter Le Roy.

— Ah, ma Doue, nous y voilà donc ! Je me doutais bien que cette affaire n’était pas bien propre et qu’il y avait quelque chose de tordu là-dessous. Te rends-tu compte, mon gars, que si jamais les choses tournent mal, il n’y aura que toi pour payer les pots cassés et que tout ce beau monde, là-bas à Paris, jurera ses grands dieux qu’aucun ordre n’aura été donné à l’inspecteur principal François Le Roy. Car c’est bien comme cela que ça se passera, et tu le sais bien.

Sa mère avait raison, et Le Roy fut presque soulagé de pouvoir étaler au grand jour ses préoccupations.

— Vous n’avez pas tort, Mamm, et cet aspect des choses ne me plaît guère à moi non plus. Mais vous devez convenir que je n’avais d’autre choix que d’accepter la mission. Même si je continue d’exercer mon activité de policier à Quimper et dans la région, vous savez que je fais désormais partie du Cabinet de l’Ombre de Sa Majesté l’Empereur et que, de ce fait, certaines délégations et opérations de police doivent être effectuées en dehors du cadre officiel. C’est en quelque sorte le revers de la belle médaille que le préfet du Finistère m’a remise au mois de décembre dernier.

Anna Le Roy se leva et prit le cadre qui se trouvait au milieu de la poutre de cheminée, posé en équilibre contre la pierre du mur. Elle en frotta soigneusement le verre et regarda, les yeux légèrement embués, la superbe croix de la Légion d’honneur accrochée à son ruban couleur rouge sang. François Le Roy avait été fait chevalier de cet ordre, le 21 décembre précédent, au cours d’une belle cérémonie qui avait été organisée dans le grand salon de la préfecture, à Quimper. Le ministre de l’Intérieur avait délégué ses pouvoirs au préfet, le chargeant en outre de lire une longue lettre évoquant les récents états de service de l’inspecteur principal François Le Roy et, plus particulièrement, sa manière de servir l’Empereur lors de sa récente mission à Paris6. La veuve Le Roy avait suivi la cérémonie comme dans un rêve éveillé et n’avait pu retenir ses larmes lorsque le préfet en personne était venu lui offrir une coupe de champagne avant de trinquer avec elle.

Elle reposa délicatement le cadre sur la cheminée et vint se rasseoir en face de son fils. Son regard, couleur de silex gris-bleu, avait retrouvé toute son intensité.

— Je n’ai pas de conseils à te donner, François, tu as la confiance de tes chefs et j’en suis très fière, mais il me semble que ce qu’ils te demandent cette fois dépasse largement les compétences d’un simple officier de police, même s’il travaille pour le Cabinet impérial. Tout cela ressemble plutôt à une basse besogne d’espion, avec tous les risques que ça comporte… et je sais que tu penses comme moi, ton humeur de ces derniers jours en est la preuve vivante.

Anna Le Roy venait de viser juste et François fut contrarié du tour que prenait la conversation. Loin de le rassurer, sa mère le confortait dans la mauvaise impression que lui faisait l’enquête qui commençait. Il débarrassa la table pour se donner contenance et se dirigea dans la cuisine les mains chargées de vaisselle.

— Je n’ai guère le choix, maman, et vous le savez bien. C’est le commissaire Hébert qui a proposé au ministre de m’engager sur cette affaire. Louis a une totale confiance en moi et c’est réciproque, jamais il ne me laissera tomber en cas de problèmes, j’en suis convaincu. Allons ! Je vous promets de faire très attention et d’avoir constamment en mémoire vos inquiétudes ; l’enquête ne devrait pas être trop difficile, car il me faut simplement retrouver les traces d’un Anglais qui a mystérieusement disparu au large de nos côtes voilà quelques jours. Et puis, je suis dans les petits papiers du ministre, que diable ! N’oubliez pas que j’ai eu l’honneur de manger à sa table et de trinquer avec lui en dégustant son excellent vin de Bordeaux.

Les mains dans l’eau chaude, tout à sa vaisselle, la veuve Le Roy le regarda en souriant tristement :

— Digant mignon eo gwell kaout dour… evid gwin digant un traitour7.

*

Les bras tendus de part et d’autre de la grosse cuve ronde en bois de peuplier, les femmes Trébaol et Jézégabel tenaient fermement le « licher skloagerez », ce drap de petit format au milieu duquel on venait de déposer une bouillie de cendre de bois et de paillettes de savon de Marseille. François Le Roy plongea avec précaution son seau dans le grand chaudron qui reposait sur le foyer de la buanderie et versa, doucement, l’eau bouillante au centre du « licher ». Il recommença plusieurs fois l’opération et, progressivement, l’eau lessivielle imbiba le linge sale qui avait été placé, au milieu du cuvier, sur des fagots de chêne afin de permettre la bonne circulation du liquide.

— Tout doux, Fañch, vas-y lentement, c’est le dernier seau. Nous allons pouvoir baisser les bras, je n’en pouvais plus.

Léonie Trébaol essora le licher skloagerez et le pendit sur l’une des poutres de la buanderie.

— C’est bien aimable de ta part de venir nous aider à la lessive, François. Ambroisine et moi aurions été bien en peine de porter le seau d’eau chaude ; c’est rudement lourd pour nos vieilles carcasses tout ça.

Le Roy enleva le chaudron vide de dessus le foyer et replaça la plaque de fonte sur les braises.

— Et la mère de l’accouchée, elle n’aurait pas pu venir nous aider, elle ?

Ambroisine Jézégabel souriait en observant François en biais. Les deux femmes étaient des voisines de longue date de sa mère et elles l’avaient connu tout gamin, au temps où il écumait les rues du village en compagnie d’autres sacripants sabotés. Elle posa son large postérieur sur un tabouret de bois et alluma sa pipe avant de répondre au fils de son amie.

— Si tu étais marié, Fañch, tu saurais que les jours qui suivent la naissance d’un enfant sont durs à supporter pour une jeune mère. Mais, ne t’inquiète pas, Thumette Cozic nous rejoindra tout à l’heure au lavoir et elle ne sera pas manchote du battoir, je te le garantis. Il faudra faire attention à tes fesses si tu n’apportes pas le linge à temps.

Le Roy n’aimait pas le regard inquisiteur d’Ambroisine. Derrière la fumée bleue de sa pipe en terre, elle ne le quittait pas des yeux et il savait qu’elle mourait d’envie, tout comme l’autre commère, de l’interroger sur sa vie sentimentale. Tous les hommes de sa génération étaient mariés ou veufs et, dans le village de Treffiagat, il était désormais considéré comme une énigme vivante et de multiples bruits couraient à son sujet.

Il trouva judicieux de couper court aux éventuels questionnements qui brûlaient les lèvres des deux lavandières d’un jour et mit toute son énergie à sortir le linge qui avait suffisamment macéré dans le cuvier de bois au moyen d’un manche de râteau, aspergeant au passage les deux femmes en une mesquine revanche. Léonie Trébaol fit un pas de côté en hurlant.

— Fais donc attention, François, tu nous ébouillantes, mon gars ! Attendons un peu que le linge refroidisse avant de le sortir du bailh kouezh8; nous avons bien le temps de reposer nos bras avant de l’apporter au lavoir.

Le Roy sentit le piège se refermer sur lui ; l’affaire avait été bellement préparée par les deux matrones et il lui fallait se tirer de ce guêpier le plus rapidement possible.

— J’attends la visite de mon adjoint Brieuc Caoudal en fin d’après-midi, Léonie. Il doit me remettre un pli important de la part du préfet et je ne veux le manquer sous aucun prétexte. Restez là tranquillement toutes les deux à vous reposer un peu pendant que je descends la brouettée de linge au lavoir ; je le déposerai et viendrai le remonter d’ici une heure ou deux. Pendant que vous le battrez au rinçage avec madame Cozic, j’aurai le temps de passer chez ma mère pour m’entretenir avec Caoudal.

Les deux femmes se regardèrent furtivement et ne répondirent pas. C’était raté, elles n’en sauraient pas plus aujourd’hui. Elles se levèrent avec peine et essorèrent le linge devenu tiède avant de le déposer dans la brouette. Le Roy s’empara des poignées du brancard et fila en direction du lavoir… la partie était momentanément gagnée.

Sitôt le linge déposé sur les pierres plates, il regagna le penty familial, bien décidé à attendre une bonne heure avant de retourner aider les trois femmes. La maison était vide et il se prépara un grand bol de café brûlant, qu’il dégusta par petites gorgées, laissant son esprit divaguer tout en appréciant le moment de tranquillité qu’il venait de remporter de haute lutte.

Alors qu’il allait mettre son bol vide sur l’évier, son regard se posa sur la médaille de la cheminée et une boule de chaleur lui envahit subitement l’estomac. Cela faisait déjà presque deux jours que l’envoyé de Paris lui avait communiqué l’objet de sa mission et il devenait urgent de se livrer à l’enquête. Mais par où commencer ? Tout dépendait des déclarations du capitaine ainsi que de celles des matelots présents sur le pont lorsque le navire avait talonné, entre les ports de Saint-Pierre et de Kérity. D’après ce qu’il en savait, la corvette anglaise, baptisée Horsewhip, était arrivée à Bordeaux le 19 janvier et les dépositions de tous les témoins, qui avaient été interrogés le jour même, devaient lui être transmises aussitôt traduites. Il n’avait donc raconté qu’un demi-mensonge aux deux commères, car c’était effectivement l’inspecteur Brieuc Caoudal qui était chargé de lui apporter le pli confidentiel contenant les témoignages de l’équipage du schooner, aussi vite que les délais de route pourraient le permettre.

Le Roy tournait en rond, il était conscient que le temps jouait contre lui et que chaque jour qui passait l’éloignait de l’espion anglais. Il prit la décision de se rendre au bourg de Penmarc’h dès le lendemain matin afin d’y opérer une discrète enquête de voisinage auprès de quelques commerçants de sa connaissance. Satisfait d’être tiré de son inertie forcée, il prit le chemin du lavoir en sifflotant. L’air était vif mais un franc soleil chauffait la campagne ; sitôt le linge vigoureusement essoré, il le porterait au village et laisserait les voisines le placer sur les cordes tendues entre des pommiers pour qu’il sèche au vent marin avant la tombée de la nuit. François avait hâte d’en finir avec cette corvée, la proximité des commères du village et leurs regards inquisiteurs lui tapant sur les nerfs. Lorsqu’il arriva au lavoir, les larges battoirs de bois reposaient sur les dalles de granit et les bavardages allaient bon train.

— Vous avez déjà terminé… J’espère que je ne vous ai pas fait attendre trop longtemps ? Bonjour, madame Cozic, comment se porte votre fille ?

Thumette Cozic avait les joues empourprées, elle devait sans aucun doute parler de lui au moment où il les avait surprises.

— Bonjour, François ! La jeune maman et les deux petits se portent bien, je te remercie. C’est très aimable à toi de venir nous aider à porter le linge, c’est tellement rare qu’un homme s’occupe de cela. Mais, c’est vrai que tu n’as pas la charge d’un foyer, toi. Tu verras lorsque cela arrivera.

Le Roy serra les dents, la doucereuse litanie recommençait. Il remarqua que la brouette avait été chargée de la lessive et un gros tas de linge débordait de sa caisse. Il s’empara des poignées et, après un vigoureux coup de reins, commença à remonter la pente menant au bourg en regardant droit devant lui.

— Prenez le temps de bavarder, mesdames, je remonte tout ça là-haut et pose la brouette sous les cordes. Kenavo !

La pente était raide, mais comme le fardeau avait été bien équilibré et que le moyeu de roue venait d’être graissé, il arriva assez rapidement sur l’aire de séchage. Après avoir repris son souffle, il fit le tour du village afin de ne croiser personne et regagna sa demeure, heureux en son for intérieur d’avoir éconduit, et de belle façon, les trois pipelettes.

— Déjà de retour, mon gars ! Vous avez travaillé bien vite. J’espère que les voisines ne t’ont pas trop assommé avec leurs bavardages.

— Ne m’en parle pas, Mamm ! Ces vipères s’étaient mises d’accord pour me tirer les vers du nez et, si je ne m’étais pas enfui à toutes jambes derrière la brouette, je me trouverais encore au lavoir à les entendre me vanter la jolie vie d’homme marié et le reste qui va avec.

Anna Le Roy pouffa de rire en épluchant ses pommes de terre ; elle n’était pas dupe et savait pertinemment que la demande d’aide de ses amies pour la lessive avait surtout été motivée par leur curiosité presque maladive.

— Bah ! Ne leur en veux pas, François, les occasions de se distraire ne sont pas nombreuses dans le village et elles avaient trop envie de te voir. Il faut se méfier cependant de la Thumette Cozic, celle-ci est sotte comme un panier troué et ne se rend pas bien compte que, parfois, elle peut faire du mal avec sa langue.

Alors qu’il s’apprêtait à regagner sa chambre, Le Roy remarqua qu’une grosse enveloppe de papier marron était posée sur la table de la salle à manger. L’ayant retournée, il reconnut les trois cachets de cire verte qui en scellaient le rabat… ils étaient frappés de l’Aigle Impériale9.

— Brieuc est passé à la maison durant mon absence ? Vous aviez oublié de me le dire, Mamm.

Anna Le Roy laissa tomber couteau et pomme de terre dans la cuvette en poussant un petit cri.

— Ma Doue ! Excuse-moi, mon gars, ça m’était sorti de la tête. Tu vois, ce n’est pas beau de vieillir. Monsieur Caoudal est arrivé comme un coup de vent tout à l’heure, quand tu étais à la lessive. Il m’a dit que tu étais au courant pour le courrier et que le préfet l’avait chargé personnellement de te remettre l’enveloppe en main propre et le plus rapidement possible ; c’est pour cela qu’il arrivait de Quimper sur son beau cheval. Il n’a même pas voulu que je lui offre une bolée de cidre, tu te rends compte ?

François tournait et retournait l’épaisse enveloppe qui contenait vraisemblablement les dépositions des hommes d’équipage de la goélette anglaise. Sitôt ouvert, le courrier impérial le projetterait directement dans l’étrange enquête qu’il n’avait pu refuser… et dans les inévitables problèmes qui y étaient attachés. Il reculait le moment de décacheter le pli lorsqu’il s’aperçut qu’une mention au crayon figurait au dos de la lettre. C’était l’écriture serrée de Caoudal ; il avait rédigé le mot en constatant son absence du domicile familial.

Fañch, je n’ai pas le temps de t’attendre car je dois regagner le service avant la nuit. Le courrier arrive directement de Bordeaux et le préfet m’a demandé de te le remettre personnellement. Tu lui diras que j’ai fait comme il voulait. Fais appel à nous au besoin. Bonne chance. Brieuc.

De la pointe de son couteau pliant, Le Roy décolla soigneusement les trois cachets de cire. Il les donnerait plus tard à sa mère afin qu’elle les conserve précieusement avec les autres « reliques » impériales dont il était parfois destinataire. Il y avait une dizaine de feuilles pliées dans l’enveloppe et François prit tout son temps pour les lire et les relire. C’était son homologue, un policier bordelais qui dépendait comme lui du Cabinet impérial, qui avait procédé, assisté d’un interprète, aux auditions du capitaine du Horsewhip, de l’officier de quart ainsi que du pilote et des deux matelots présents au moment du talonnage au large des deux petits ports de Penmarc’h.

L’incident n’était, en lui-même, pas trop grave et n’avait causé aucune avarie. Le schooner, naviguant nuitamment au large du bourg de Saint-Pierre, s’était trop rapproché de la côte et avait légèrement talonné l’un des nombreux bancs de sable parsemant le littoral bigouden. L’incident avait contraint le commandant à attendre la marée montante pour repartir et le navire n’était resté échoué que trois heures avant de pouvoir reprendre sa route sans encombre jusqu’à Bordeaux, sa destination finale, juste avant qu’une forte tempête ne se lève sur les côtes bigoudènes. Le capitaine Edward Bartlett, qui dormait au moment des faits, était persuadé que la mauvaise manœuvre de l’homme de barre était due à son intempérance habituelle et les déclarations de son officier de quart, le lieutenant Copper, allaient également en ce sens. Bien entendu, le matelot suspecté, un certain William Pinkney, jurait ses grands dieux de sa totale sobriété durant son service, mettant l’erreur de pilotage sur le compte d’un calcul de navigation erroné de l’officier d’une part, et incriminant le mauvais éclairage du seul phare existant sur les côtes de la région10 de l’autre. Dès que le schooner serait de retour à Bristol, son port d’attache, une enquête serait confiée aux détectives de la Stanley & Pickwick Earlier Navigation Company qui affrétait le navire, et les coupables seraient sanctionnés à juste titre.

Tous ces détails n’intéressaient guère Le Roy et rien dans la liasse de documents en provenance de Bordeaux ne semblait apporter un éclairage quelconque à l’affaire dont il était en charge. Il commençait à sérieusement s’inquiéter de la suite des opérations quand, à la lecture du dernier rapport d’audition de l’un des marins de quart, son cœur se mit à battre plus vite. Ce qu’indiquait le matelot Isaac Jackson était particulièrement intéressant, car l’homme, décrit comme un marin sobre et sérieux, affirmait avoir distinctement vu, alors qu’il vérifiait les embases des mâts du fait que le brusque coup de talon avait fait crier la mâture, trois personnes semblant se disputer à la poupe du navire. Tout à sa tâche, il n’avait pas prêté attention à leurs propos sur le moment, puis avait regagné son hamac sitôt son service de quart accompli.

Le Roy savait que le schooner anglais, chargé du transport jusqu’à Bordeaux d’une cargaison de caoutchouc, d’engrais phosphatés et de coton, avait également embarqué plusieurs voyageurs avant de prendre la mer, ainsi que le règlement de la compagnie maritime l’autorisait, puisque « l’homme de Londres », celui qu’il était chargé de retrouver, faisait lui-même partie des personnes montées à bord du Horsewhip à Bristol. Que faisaient donc trois passagers sur le pont de la corvette échouée au large de la côte bigoudène au cours de la nuit du 17 au 18 janvier ?

Une courte note de synthèse, rédigée par l’inspecteur de police bordelais en fin de dossier, arracha un juron de surprise à François Le Roy. À l’encre rouge, il était mentionné qu’au débarquement des passagers du Horsewhip à Bordeaux, trois d’entre eux manquaient à l’appel.

3Voir Le Secret du Télémaque, même auteur, même collection.

4Bâton de marche, parfois ferré à son extrémité.

5 Mamm : Maman en breton. Dans le Pays Bigouden, le jeu du tutoiement-vouvoiement est assez fin. Dans certaines circonstances, notamment lorsqu’on veut marquer quelque gravité dans son propos, il n’est pas rare que des époux se vouvoient et que les parents agissent de même avec leurs enfants.

6Voir Le Secret du Télémaque, même collection, même auteur.

7Breton : Mieux vaut boire de l’eau d’un ami que le vin d’un traître.

8 Bailh kouezh : Baquet à lessive.

9Aigle Impériale : Emblème des légions romaines, devenu symbole impérial sous Napoléon. L’Aigle Impériale est un mot féminin.

10Le vieux phare de Saint-Pierre.

Chapitre 2

Pierre Guillossou entra dans l’auberge Huon, située dans le centre-bourg de Pont-l’Abbé, avec un grand sourire aux lèvres. Les cloches de Notre-Dame des Carmes avaient à peine sonné la neuvième heure de la matinée que la salle principale était déjà à moitié remplie d’assoiffés et de joueurs, maniant avec dextérité les dominos ou les cartes en fonction de l’humeur du moment. Pierre Guillossou était l’un des cochers de la grande diligence qui assurait le service sur la route reliant Quimper à Vannes, et son statut au sein de la prestigieuse compagnie de transport Laffitte et Caillard lui valait l’admiration des habitués de l’établissement11. Jacob Huon, le patron, lui serra la main vigoureusement.

— Tu me sembles bien joyeux, Perrig12. Ta femme aurait-elle fini par rentrer chez sa mère ?

Guillossou éclata de rire en donnant une bourrade à l’aubergiste. Ces deux-là se connaissaient depuis l’école des curés.

— Mieux que ça, Jacob, je vais te raconter, mais, en attendant, sers donc une tournée à tous ces braves gens, c’est moi qui régale.

Un murmure d’approbation remplit subitement l’auberge et le patron dut appeler à la rescousse son épouse et sa fille qui travaillaient en cuisine. Une fois les bolées et les verres remplis, il rejoignit le cocher qui dégustait un verre de vin blanc au comptoir.

— Te voilà bien généreux aujourd’hui, aurais-tu trouvé la bourse d’un archevêque en nettoyant ta diligence au dépôt ?

Guillossou s’essuya la moustache et fit un geste du pouce en direction de son verre vide.

— Memes tra mar plij !13 Mon vieux Jacob, tu ne peux pas savoir ce qui m’est arrivé lors de ma dernière virée à Vannes. C’était vendredi dernier, au départ d’ici, sur la Grand-Place ; j’étais prêt à partir et la voiture était pleine à craquer quand, tout à coup, voilà que se ramène en courant un drôle de couple. Lui, grand costaud et parlant le français avec un fort accent, et elle, vêtue d’une belle robe, mais avec le visage complètement caché sous un voile. « C’est trop tard pour embarquer ! » que je leur dis, mais le gars, il me prend à part et m’explique que sa femme et lui doivent absolument se rendre à Nantes car le père de la dame est mourant et qu’elle veut l’embrasser une dernière fois avant qu’il ne casse sa pipe. Enfin, tu vois le tableau.

Jacob Huon ne voyait pas vraiment le rapport avec la subite richesse de son ami d’enfance, aussi l’encouragea-t-il à poursuivre d’un haussement de sourcils.

— J’étais en train d’expliquer au bourgeois que la diligence était pleine et qu’il était grand temps que je parte quand il me prend la main d’un coup et y glisse quelque chose. Je regarde vite fait… Eh bien, mon ami, tu ne devineras jamais ce qu’il venait de me refiler en douce !

Jacob Huon restait la bouche grande ouverte et le cocher prit le temps de vider son verre afin de ménager ses effets.

— Une grosse pièce en or ! Une pièce anglaise qu’ils appellent un Souverain là-bas. Je suis allé trouver un changeur à la banque de Vannes, après avoir passé la diligence à mon collègue qui faisait le service pour Nantes, et on m’en a donné trente francs parce que la pièce était ancienne. Tu te rends compte, Jacob, trente francs, presque un mois de travail d’un seul coup !

— Tu les as donc embarqués, les Anglais, à ce tarif-là ?