Le diable est un enfant - Hélène Armand - E-Book

Le diable est un enfant E-Book

Hélène Armand

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Beschreibung

Une biographie romancée, mais surtout, une magnifique aventure en pleine montagne !Lors d'un voyage dans l'ouest américain, Marie va rendre visite à Jon, son ancien compagnon de montagne et amant. Sur la route, elle croise des personnages de son passé qui lui remémorent ses plus beaux souvenirs d'escalade et l'intensité de ses aventures humaines. Plus elle approche de sa destination, plus le souvenir de Jon se fait lancinant, voire douloureux. Véritable voyage initiatique, elle fait d'étranges rencontres qui lui ouvrent les portes d'un nouveau monde.En contradiction avec la dure réalité des parois rocheuses qu'elle a côtoyées sa vie durant, cet univers spirituel du chamanisme ne fait qu'ajouter à son trouble, la retenant dans d'étranges pérégrinations qui, insidieusement, la rapprochent petit à petit de l'épreuve des retrouvailles. Hélène Armand a recueilli les confidences de Catherine Destivelle pour nous offrir ce road-book dans les décors majestueux de l'Arizona et de l'Utah. Ce voyage fictionnel aborde avec pudeur la biographie de la célèbre grimpeuse et nous fait vivre les plus grands exploits de cette figure illustre de l'alpinisme.Ce roman, fruit d’une amitié coup de foudre, nous fait voyager et nous entraine au cœur d’une vie pleine de rebondissements !EXTRAITLe hall, immense, est sombre et silencieux. Le veilleur somnole derrière le comptoir d’accueil. Ils passent à pas de loups pour ne pas faire crisser le marbre du palace. Arrivée sur le seuil, Marie, surprise par l’intense éclat du jour, ferme les yeux et se replie stratégiquement à l’intérieur de la porte à tambour, à contresens. À son tour, surpris par le mouvement de recul de sa compagne, Jérôme la cueille de justesse dans ses bras.« Tu allais te faire mal !– C’est le soleil ! »Le mécanisme s’est arrêté. Tous les deux sont maintenant coincés entre les ventaux, collés l’un à l’autre contre les parois de verre, ne sachant dans quel sens pousser la porte pour se libérer. Marie éclate de rire. Un rire syncopé qui fait des pauses pour mieux rebondir. Un rire bien à elle qui découvre largement ses dents et illumine son visage. Un rire joyeux et sincère qui lui vient de son enfance et ne l’a jamais quittée.A PROPOS DE L’AUTEUR Hélène Armand : une sensibilité Moyen-Orientale. Jusqu’à l’adolescence, elle vit en Turquie puis en Grèce. Elle y déploie ses rêves, nourrit son imagination, aiguise ses émotions. Dans le giron des intérieurs laissés à la liberté des femmes, elle partage les complicités, rires et chuchotements ; dans le pas des archéologues, découvreurs de sites, elle aiguise et éduque sa curiosité.Ses parents reviennent en France, elle passe alors son adolescence aux environs de Grenoble. Journalisme, voyage, sport-loisir, l’alliance des trois pour combler ses envies de courir le monde et rapporter des impressions. Une passion révélée pour la nature, les grands espaces et ceux qui y mènent une existence authentique.

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PRÉFACE

La première fois que j’ai rencontré Hélène Armand, l’auteur de ce roman, c’était en 1986 au SIG de Grenoble, un salon réservé aux professionnels des sports de plein air. Ce grand show était l’événement à ne pas manquer. Tous les acteurs du monde de la montagne s’y retrouvaient.

C’était le premier salon auquel j’assistais. Par devoir envers mes sponsors il me fallait être présente sur leur stand pour signer des posters, répondre à la curiosité des visiteurs et rencontrer les journalistes. Comme je venais de gagner pour la deuxième fois la grande compétition internationale d’escalade de Bardonecchia, en Italie, j’avais un certain succès. Hélène, journaliste à cette époque au Figaro Magazine, était venue me proposer une interview.

Sa façon franche et directe de me la demander m’a plu immédiatement. Elle me traitait normalement, sans détour. Alors que nous ne nous connaissions pas encore, nous sommes aussitôt parties bras dessus, bras dessous, comme deux vieilles copines se réjouissant d’être ensemble, à la recherche d’un endroit calme. C’est sans hésitation que nos pas nous ont guidé jusqu’au bistro du salon… Je me souviens encore du plaisir que j’ai éprouvé lorsque je me suis assise en face d’Hélène, plaisir mêlé aussi au soulagement de me retrouver un peu dans l’anonymat. Et c’était en toute bonne conscience car j’allais quand même faire mon devoir : répondre aux questions d’une journaliste.

Avant de démarrer l’interview, Hélène m’a demandé ce que je voulais boire, puis, sans attendre ma réponse, elle a enchaîné sur le ton d’une gamine qui va faire une bêtise :

« Moi, je boirais bien un petit kir savoyard ! Regarde, ils en proposent. Ce n’est pas raisonnable mais j’en ai quand même bien envie… (en appuyant sur le i avec des yeux gourmands).

– Moi aussi ! me suis-je surprise à répondre. C’est pas tous les jours la fête ! »

Avec ce petit plaisir partagé, l’interview démarrait bien. J’aimais bien son élan et sa joie de vivre. Je n’avais pas une très grande envie de kir, mais j’avais besoin de me détendre. Un peu d’alcool pouvait m’aider à jouir pleinement de la pause de tranquillité que m’offrait cet entretien, en plein cœur d’un salon international.

J’en ai finalement profité bien au-delà de ce que j’aurais imaginé. Une fois effectué le travail des questions-réponses, nous sommes restées là plus de quatre heures, à parler, rire, boire, fumer… sans voir le temps passer !

Pour moi, cette rencontre était étonnante. Bien que très différentes dans nos activités, nos modes de vie, notre façon de nous vêtir, nous nous comprenions. Hélène, pourtant toute en retenue, me faisait part de sa vie, de ses sentiments, de ses doutes, de son envie d’avoir un enfant. Elle mettait des mots sur ce que je ressentais moi aussi, me révélait ce que j’étais incapable d’exprimer parce que trop pudique ou trop renfermée. Avais-je déjà eu l’occasion de parler avec une autre femme de cette façon ? Pas que je me souvienne. Depuis l’âge de 13 ans, je ne fréquentais que des grimpeurs. Et de quoi parlent les grimpeurs lorsqu’ils sont ensemble ? Surtout pas de leur vie ! Ça fait trop peur !

Depuis ce jour-là, Hélène est devenue l’une de mes meilleures amies. Nous ne nous voyons pas très souvent, ni très longtemps à chaque fois, mais nos rencontres sont toujours très vraies.

En me parlant d’elle avec franchise, Hélène me donne aussi l’envie de partager des choses sur ma vie ; nos vies sont très différentes mais nos émotions, nos sentiments envers nos proches, notre enfant ou l’être aimé sont très similaires ou peut-être, tout simplement, communément féminins, ce qui est encore plus rassurant.

Il n’y a qu’une chose qui chez moi reste obscur pour Hélène, c’est ma façon de vivre la montagne et d’en parler. Le fait que je n’utilise pas de superlatifs en permanence pour exprimer les difficultés, l’engagement, l’hostilité du milieu, la dépasse complètement. J’ai beau lui avoir expliqué en détail et avec sincérité mes motivations profondes et ce que je ressens pour chacune de mes ascensions, rien à faire !

« Pour moi, me dit-elle toujours, ce que tu fais est incompréhensible, extra-ordinaire, et relève un peu de la magie et du mystère. »

Avec Le Diable est un enfant Hélène a voulu exprimer cette part de mystère qu’elle ressent en évoquant ma vie.

De façon étonnante, Hélène a su encore un peu plus saisir quelques traits de mon caractère. Et pour être franche, sa fiction n’est pas loin de ma réalité. Pudiquement, je ne dirai rien, car j’aime rester cachée, surtout vis-à-vis de moi-même.

Catherine Destivelle

Catherine. C’est une femme adorable et une brillante alpiniste à tous points de vue, une des seules femmes d’ailleurs à avoir joué le même jeu que les hommes, et à l’avoir poussé encore plus loin.

Chris Bonington

PRÉAMBULE À LAS VEGAS

Le hall, immense, est sombre et silencieux. Le veilleur somnole derrière le comptoir d’accueil. Ils passent à pas de loups pour ne pas faire crisser le marbre du palace.

Arrivée sur le seuil, Marie, surprise par l’intense éclat du jour, ferme les yeux et se replie stratégiquement à l’intérieur de la porte à tambour, à contresens. À son tour, surpris par le mouvement de recul de sa compagne, Jérôme la cueille de justesse dans ses bras.

« Tu allais te faire mal !

– C’est le soleil ! »

Le mécanisme s’est arrêté. Tous les deux sont maintenant coincés entre les ventaux, collés l’un à l’autre contre les parois de verre, ne sachant dans quel sens pousser la porte pour se libérer.

Marie éclate de rire. Un rire syncopé qui fait des pauses pour mieux rebondir. Un rire bien à elle qui découvre largement ses dents et illumine son visage. Un rire joyeux et sincère qui lui vient de son enfance et ne l’a jamais quittée.

« Allez, en avant et en chœur ! » s’esclaffe-t-elle en attirant Jérôme contre elle.

L’exiguïté de l’espace ne lui permet pas de se retourner. Elle le retient fermement, profitant du plaisir de son corps tout près du sien.

Les lumières éclatantes de la ville se reflètent dans les convexités des parois de verre. Des bleus, des rouges, des verts, des couleurs aguicheuses… Les néons clignotent et se contorsionnent, créant sur le verre d’étonnantes métamorphoses. Au dehors, sur le perron, des clients de l’hôtel qui attendent de pouvoir entrer, les observent à travers le prisme déformant. Aussi captivés que s’ils suivaient les ébats de deux poissons rouges évoluant dans un bocal.

« On nous regarde. Ils sont au spectacle ! » s’exclame Marie en riant de plus belle, mais tout de même pressée d’en finir avec cette situation embarrassante.

Derrière elle, Jérôme qui la dépasse d’une tête, cherche plus à coordonner ses mouvements dans l’espoir de réenclencher le mécanisme qu’à voir ce qui se trame à l’extérieur. Les badauds sont de plus en plus nombreux.

Marie et Jérôme finissent par s’extraire, sous les applaudissements de ceux qui apprécient le divertissement. Des attardés de la nuit qui se sont battus contre les machines à sous jusqu’à l’aube et reviennent harassés d’avoir été vaincus, la bouche pâteuse de n’avoir pu s’offrir le dernier verre qui leur aurait peut-être fait oublier, pour un temps seulement, qu’ils rentrent les poches vides. Parmi cette majorité silencieuse, quelques joyeux lurons titubant qui ont bamboché jusqu’à la pleine ivresse. Ce qu’ils n’ont pas dépensé dans les casinos, ils l’ont consommé dans les bars. Un melting-pot odorant de sueur et d’alcool que Marie trouve pour finir assez pathétique.

Jérôme n’y prête guère attention. Il pense déjà à ses rendez-vous de la matinée qui vont se bousculer. Il est à Las Vegas pour ses affaires. Un festival du film dédié aux grands espaces le retient pour une huitaine. Producteur lui-même, il a des contrats à conclure et les enjeux sont importants.

Marie cherche ses lunettes de soleil dans son sac et les porte délicatement à ses yeux, dans un geste volontaire de fausse diva. Par jeu. Peut-être dans l’espoir de distraire Jérôme qui plisse déraisonnablement les yeux pour repérer la voiture louée la veille et garée au pied des marches.

« C’est la petite bleue ou cette grosse rouge ?

– Le pick-up rouge », répond-elle en lui claquant un baiser furtif et concluant sur le coin des lèvres.

Elle veut le faire réagir.

Soudain, Jérôme réalise que Marie s’en va.

« Tu t’en vas.

– Eh oui, je m’en vais ! », réplique-t-elle avec un petit sourire ironique.

Il sait très bien qu’elle s’en va, puisqu’il se trouve là, sur le perron pour lui dire au-revoir. Mais parfois, Marie le déconcerte. Il prend alors, comme ça, au débotté, un air désemparé dont elle s’amuse. Elle est tentée de le rassurer, de lui dire qu’elle l’aime, de lui rappeler qu’ils vont se retrouver dans quelques jours à Denver. Mais non, après tout, il le sait. Un soupçon de doute ne peut qu’attiser l’attente. D’un mouvement ample, elle réajuste son sac sur l’épaule et descend les escaliers d’un pas vif, légèrement chaloupé, qui lui donne une apparence de totale liberté. Elle jette un coup d’œil espiègle par-dessus son épaule et lève le bras en signe d’au-revoir. Un signe dégagé de toute contrainte.

« Plus que jamais une femme libre », songe-t-il. Il sait où elle va et pourtant il a le vague sentiment qu’elle fuit. L’agitation de Las Vegas ou lui ? Il est peut-être trop tard…

Pour l’instant, il ne veut pas de réponse. Il n’a pas le temps d’y réfléchir. Il la regarde s’éloigner, ému de sa simplicité. Son jean bleu du ciel, sa chemise du vert tendre de l’herbe, ses baskets couleur sable. Ses cheveux de sauvageonne aux reflets de feuilles d’automne… « Une sacrée dégaine ! Elle ne cherche son image que dans le miroir du granit. Elle est belle, belle de sa nature vraie ! »

La portière de la voiture se referme en claquant. La carrosserie écarlate comme une enseigne de casino semble vouloir apporter une contradiction aux pensées de Jérôme. Aussi grosse ! Aussi voyante ! Qui l’a choisie ? Personne… Le loueur… Pur hasard ! Il ne voit plus Marie derrière les vitres fumées… Et il retourne à ses préoccupations.

Marie traverse la ville, embrasée de lumières mais vide de gens, encore assoupie à cette heure trop matinale pour Las Vegas. Elle ouvre grand les vitres. Un souffle d’air chaud se répand dans l’habitacle. Elle ne veut pas de climatisation. Il y en avait trop dans l’univers clos des hôtels de luxe de ce monde surgi du désert comme une immense fête foraine ! Où chacun hoquette les borborygmes de son désespoir dans le brouhaha des campements de touristes exilés entre le clinquant des lustres et la violence insidieuse des néons.

Elle sourit à l’évocation des forteresses d’illusions que sont capables de créer les hommes pour engloutir leurs rêves.

Il faut des jeux pour tout le monde, se dit-elle. Les miens se pratiquent ailleurs. Là où je joue, ils ne viendront pas. Là où ils ont envie de s’amuser, je leur laisse la place. Tous les enfants ne sont pas obligés de jouer dans la même cour !

La voiture bifurque vers la route 15, en direction de St Georges et l’Utah. Quelques mille kilomètres la séparent de son but. Elle voulait avoir le temps. Le temps d’arriver jusqu’à Boulder, de se préparer à la rencontre. Comme avant d’affronter une compétition, d’entrer sur scène, en conférence, de se retrouver face à un public. Elle a besoin de ce temps d’isolement plus ou moins long pour façonner sa bulle, celle qui lui permet de se recentrer sur sa confiance et de se tenir prête à toute éventualité.

Elle n’a pas revu Jon depuis près de dix ans. Des nouvelles l’ont décidée à faire le voyage. La lettre de Chris était formelle : dans six mois, il n’est plus là. Elle veut le revoir et le remercier avant qu’il ne parte… Lui dire : Jon, ma carrière, je l’ai faite grâce à toi. Le Dru1, je l’ai fait grâce à toi. Même l’Eiger, j’y suis allée pour toi. Jon… Lui dire toutes ces choses qu’elle n’avait pas eu le temps de lui dire.

Ils s’étaient quittés si vite, si mal.

Dès la sortie de la ville, la route trace sa voie en plein désert, droite, large, lisse, peu fréquentée. Pas un mouvement alentour. La terre bistre et craquelée ne respire pas. Le paysage est figé. Même l’air n’a pas de sonorité. Marie ne sent pas la voiture rouler. Pas un soubresaut. Comme en lévitation, l’être détaché de la réalité qui l’entoure.

Sa montre s’est arrêtée. Elle allume la radio pour animer le temps qui passe. Une musique synthétique introduit une voix immatérielle qui s’élance vers les cimes, se glissant entre les tonalités de l’adolescence et celle de l’angélisme. Elle reconnaît « Jon et Vangelis ».

Le duo qu’ils écoutaient ensemble au pied des sommets, sous la tente, au camp de base ! Un signe ? Oui.

Alors, un déferlement de nostalgie la submerge d’une émotion absolue, parce que née de la pensée d’un amour inachevé. Dans le bouleversement qui l’envahit, il y a toute l’extase et toute la douleur du souvenir, une sensation si fortement intime qui serre le cœur sans faire trop mal, qu’elle aimerait même en prolonger la suffocante étreinte… pour attiser le grain de l’image sur le point de se faner. Des sons cristallins pareils à des coups de cymbales résonnent comme des éclairs avant que la musique n’opte pour une doucereuse accalmie. La musique remonte à sa conscience. Elle sait donner un titre au morceau. Une durée aussi… Horizon ! Plus de vingt minutes !

Elle se laisse entraîner dans les sables mouvants du new-age. L’inspiration musicale de Jon. La musique qui touche mon âme, assurait-t-il. Celle qui s’accorde le mieux au silence de la montagne…

« Celle qui s’accordait le mieux à son idéalisme conquérant, à ses utopies », songe Marie.

Ce n’était pas tout à fait sa musique à elle ! Celle qui éveillait ses sens était plutôt du côté des Beatles : Let it be, Help, Hey Jude, Yesterday… Mais il lui arrivait de se laisser prendre aux émotions de son monde à lui, qui voulait transcender la puissance et la passion des hommes. Surtout quand il lâchait plein volume les chœurs des Chariots de Feu ou de Christophe Colomb. C’était alors sublime. Il répondait par des citations qui collaient à sa peau d’aventurier. « Fais que ton rêve soit plus long que la nuit. »

Jon aimait !

Aime-t-il encore ?

Marie le revoit rythmant la musique de ses mains. Un peu gauche, à demi enfoui sous son duvet, le bonnet enfoncé sur ses lunettes cerclées de métal, quelques mèches blondes fugueuses tombant sur ses joues mal rasées. Il laissait aller sa tête en arrière, ne sentait pas le froid du givre traverser la toile de tente. Il ouvrait la bouche, formait les sons, mais ne chantait pas. Cela aurait été sacrilège. Des volutes de buée s’échappaient dans l’espace confiné de la tente. Il était tout à son bonheur de laisser la musique couler dans ses veines et le réchauffer. Sous perfusion, son visage s’illuminait ! Il oubliait tout, et même sa vie qui le perdait. Et il devenait immensément beau. Éblouissant.

« Piètre chef d’orchestre, se souvient Marie. Mais quel virtuose dans les pires parois ! »

Jon !

« Le meilleur et le pire ! »

Dans la confusion de ses sentiments, Marie le revoit encore, attaquant la paroi de l’Ogre. Malade, fiévreux mais convaincu d’aller au sommet. « Qu’est-ce qui le guidait ? L’héroïsme ou le jusqu’auboutisme, » C’était un homme qui savait lutter, pour ou contre des idéaux, toujours à l’extrême.

Elle se laisse attendrir par son american-lover passionné de musique, de montagne, de glace, de haute altitude, d’ouverture de voies inaccessibles et de tant d’autres choses qui le mettaient en dehors du flot ordinaire des humains. Très fort, si fort qu’ici, sur la route 15, elle en oublie le revers du mythe, le talon d’Achille du héros. Les raisons qui lui ont fait lâcher prise après quatre années d’union et de désunion sur les plus hauts sommets.

Elle ne retient que ce qui l’a attirée.

Dès le premier jour où ils s’étaient rencontrés, elle savait que ce serait lui, qu’il avait fait irruption dans sa vie pour l’emmener ailleurs, exactement là où elle avait envie d’aller, hors des voies toutes tracées, hors des salles d’escalade refermées sur leurs egos et des circuits de compétition qui l’enfermaient. Marie n’aimait pas être enfermée. Et pourtant, alors, enfermée, elle l’était. Enfermée dans une gloire qu’elle ne recherchait pas. Et retenue par l’amour de Rafaël qui, de main de maître et depuis plusieurs années, conduisait sa carrière au plus haut niveau…

Sur la route monocorde, les images ressurgissent et défilent comme des flashs. Marie fouille ses souvenirs, à la recherche du cœur qui continue si vigoureusement à les faire palpiter.

Snowbird, « Oiseau de neige » ! C’était Jon qui avait inventé ça, qui avait déployé grand ses ailes d’aigle impérial pour réaliser un rêve, un parmi ses innombrables rêves de création. Quand l’annonce faite aux grimpeurs était arrivée à Chamonix : « Le 10 novembre 1989, Jon Shelly organise une compétition d’escalade à Snowbird », cela avait déclenché un courant d’excitation fébrile dans le petit monde de l’escalade. Ils crevaient tous d’envie de répondre à l’appel. Galvanisés par le personnage, ils auraient traversé l’Atlantique à la nage ou à tire d’aile pour voir ou participer. Jon était reconnu comme le plus doué de son époque, réputé pour grimper en artificiel avec une technique remarquable, mais aussi avec sa tête et ses tripes. Il lançait de perpétuels défis à la haute montagne. Pour lui, nulle citadelle n’était imprenable. Pas un big wall de Californie, du Wyoming, de l’Utah ou du Colorado qui ne lui ait résisté ! Free climbing – Ice climbing… Il était le pionnier. Tout naturellement un symbole ! Un tombeur de paroi… Jon à Snowbird, elle y repense… Un jour marqué du sceau de la rupture… Elle avait coupé le lien avec la compétition, coupé aussi le lien avec Rafaël… Jon avait tout fait exploser… Jon, le détonateur !

Secouée par les chaos de ses pensées, Marie poursuit sa route.

1. Le massif des Drus comprend deux pics : le grand Dru qui culmine à 3 754 m et le petit Dru à 3 730 m. Ce dernier possède une paroi granitique de 1 000 m de haut.

SNOWBIRD

La salle d’isolement était silencieuse. Chacun s’était approprié une part de l’espace. Les concurrents sacrifiaient au rituel de leurs préparatifs. Certains s’assouplissaient, d’autres se concentraient. Chacun s’évitait. Régnait, perceptible, la lourdeur de l’attente qui, ils le savaient, pouvait durer des heures. Une épreuve avant l’épreuve. Attendre, reclus, l’appel de son dossard, le sésame qui ouvre le Saint des Saints, le site de compétition où chaque grimpeur devra parcourir la voie, à vue et le plus rapidement possible.

Cela faisait maintenant quatre ans que Marie suivait les circuits de compétition, retrouvait les mêmes atmosphères confinées, le même petit monde de grimpeurs, juges et spectateurs, quatre ans qu’elle répétait les mêmes échauffements, des automatismes conditionnés. Sur le banc devant elle, tout était organisé, rangé en bon ordre : chaussons, baudrier, sac à magnésie, gourde d’eau, serviette éponge, mouchoir, bandeau… Rien n’était laissé au hasard. À proximité du dossard, un livre, si l’attente devait se prolonger. Rafaël avait pensé à tout. Il n’avait rien oublié. D’ailleurs, il n’oubliait jamais rien. Et il n’était jamais loin. Depuis le temps qu’il s’occupait d’elle, il savait à la perfection. Il avait posé son blouson sur une chaise au premier rang des gradins et, tandis que la salle se remplissait, il faisait les cent pas, juste derrière la porte qui le séparait de Marie. Elle n’avait pas besoin d’aller voir. Elle le savait là. C’était toujours ainsi. Fusionnel.

Marie se tenait au chaud dans un survêtement aux couleurs de son sponsor. Elle s’assit par terre, allongea ses jambes en ouverture, leva les bras au-dessus de la tête, poussa le torse en avant et alla délicatement poser son visage sur le sol, dans l’espace laissé entre la parenthèse de ses jambes. Elle referma les bras comme si elle désirait s’y cacher et resta ainsi un long moment, laissant aller sa respiration sur les sensations de ses muscles qui, un à un, se détendaient. Sa souplesse était extrême.

Elle appréciait tout particulièrement ces instants de derniers réglages où elle mettait son corps au diapason de son esprit. Plus son corps devenait malléable, plus elle devenait mentalement radieuse. Lorsqu’elle sentait qu’il se rendait, totalement délié, apaisé, disponible, elle mesurait alors à quel point il lui était un don. Ce corps lui appartenait et dans quelques instants, il serait l’expression chorégraphiée de son art. Elle aurait la liberté de se dessiner sur la paroi. Œuvre éphémère, offerte aux regards des autres, le temps d’une longueur de corde. Sa création.

La jubilation que lui procurait sa force réactive face à la verticalité était toujours aussi ardente. Mais au fond d’elle, quelque chose s’était modifié. Le feu sacré avait perdu de sa flamme. Il ne restait que des braises. Elle n’y pouvait rien. Tous les entraînements, tous les échauffements n’y pourraient plus rien. Elle le ressentait profondément. Ça se passait au niveau du plexus, là où normalement la rage et la trouille se mêlent, bouillonnent, exacerbent le désir et dynamitent la motivation. À cet endroit même, il ne se passait plus rien de palpitant.

Cela avait commencé un jour de grand soleil à Chamonix. Avant d’entrer dans la salle, elle s’était attardée plus que de coutume sur le profil étincelant des montagnes environnantes. Les jours suivants, petit à petit, elle avait perdu le goût de franchir le seuil, de refermer la porte. « Ne plus m’enfermer ! » s’était-elle jurée.

Elle s’était mise à aborder les compétitions comme une très bonne élève qui connaît sa leçon sur le bout des doigts ; se donnant à fond et en virtuose, parce qu’elle savait, parce qu’elle ne pouvait faire autrement que de bien faire et qu’elle s’imposait de devoir être la meilleure. Pour elle et ceux qui la soutenaient. Mais les parois artificielles maintenues par des échafaudages de barres métalliques ne l’enthousiasmaient plus. « Décor de carton pâte ! » Des couleurs trop bariolées, trop agressives. Des matières sans vie, sans résonance. Les prises lui paraissaient désormais trop bien ajustées et sans poésie. Elle avait envie d’écrire autre chose. Elle avait envie d’entrer en conversation avec la montagne… La grande, la haute…

« J’ai des choses à te dire », pensait-elle à son adresse.

Marie se releva, faisant face à un mur aux couleurs défraîchies. À donner envie de s’évader vers les neiges éternelles et immaculées. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que Louise l’observait. Le frémissement de ses paupières s’était propagé à travers la pièce avec l’intensité de l’effet papillon. Marie sentit le regard de Louise se planter entre ses omoplates. Elle savait qu’elle cherchait à provoquer une joute de pupilles qui n’aurait d’autre objectif que de la déstabiliser. Mais Marie n’avait pas l’intention de lui offrir ce plaisir. Tête baissée, elle resta attentive à ses exercices et à son matériel. Chacune sa tactique.

L’Américaine était sa rivale la plus redoutée. La réciproque était valable et Marie ne se laissait pas intimider. Baisser la garde lui était une notion étrangère. En compétition, elles étaient au combat. Cependant, les deux filles avaient appris à se respecter. Parfois, les notes du jury attribuées, les feux de la rampe éteints, il leur arrivait de se retrouver et de revisiter la voie ou de s’entendre pour aller s’entraîner le lendemain dans les mêmes secteurs de falaise. Mais chacune gardait ses secrets de grimpeuse.

Nasillard, le haut-parleur annonça le passage de Marie.

Elle se défit de son survêtement et découvrit un justaucorps rose fluo, son habit de scène ! Elle oublia la couleur que lui obligeait son sponsor pour se concentrer sur ses chaussons. Machinalement, elle passa la paume de la main sur la gomme de son chausson droit, puis l’enfila avec beaucoup de précaution. Elle fit de même avec le chausson gauche. Elle ajusta son baudrier et y accrocha son sac à magnésie, but une gorgée d’eau, se dirigea vers la porte qui s’entrouvrit et se referma aussitôt sur elle.

Elle fut soudain projetée dans l’arène, sous les sunlights.

D’un côté le mur d’escalade. De l’autre, le jury au plus près de l’action. À l’arrière-plan, les spectateurs. La salle était pleine. Marie marqua un temps d’arrêt. Elle avait besoin de saisir l’insaisissable. Une présence, une harmonie, un signe, une consonance, un courant qui passe. Dans le jury, elle distingua la haute stature de Jon Shelly, sa chevelure blonde. Il avait reculé sa chaise. Il paraissait distant, le regard absent, un air faussement détaché. « Pourquoi se tient-il ainsi, en retrait ? »

Simple constat qui n’ébranla pas sa détermination. Que lui importait ce Jon, l’important était de réussir. Tranquillement, elle s’approcha de la paroi et tout en prenant la corde et la nouant à son baudrier, elle se lança un défi. « Je vais l’étonner, il sera obligé de réagir. »

En quelques secondes, elle verrouilla sa « bulle », toutes pensées focalisées sur la seule envie de vaincre, et s’élança. Pour elle, plus rien n’existait d’autre que le corps à corps avec la paroi. Il n’y avait plus un millimètre de place pour une sensibilité autre que celle de ses doigts et de la pointe de ses chaussons. Elle s’empara des premières prises et, aussitôt, s’éleva avec une justesse incroyable, une gestuelle inimitable. Vive, véloce, rapide, elle jouait sa partition en virtuose. En même temps qu’elle saisissait une prise, elle prenait la lumière. Elle ne la cherchait pas, elle la prenait tout spontanément. Un éclat dans sa chevelure, un soulignement de la courbure de ses hanches, un halo à la pliure de ses membres, une harmonie de tout son être, engagé, voluptueux, désirable, car seule à montrer la grâce d’un corps de femme en ce milieu de jeunes filles souvent trop graciles. Elle révélait une sensualité instinctive, presque animale.

En était-elle consciente ? À demi peut-être. Elle jouait. C’était son plus grand plaisir.

Elle joua avec le vide, dans le jeu des verticales et des obliques, dans le jeu des ombres et des lumières. L’aisance de ses gestes faisait oublier la difficulté du parcours, tandis que de savants jeux d’équilibre entretenaient le suspens. Dans le surplomb, suspendue par un doigt, son bras se replia et son corps se hissa sans crispation, puis elle lança une jambe et l’accrocha très haut, fit suivre l’autre main et après un balancement qui déclencha un souffle d’émoi dans le public, elle se rétablit sans une hésitation. Les spectateurs, subjugués, ne voyaient que la beauté des attitudes. Et du corps, esthétique, plastique, héroïque.

La magie opéra. Les yeux de Jon Shelly s’animèrent, brillant soudain de mille petites étoiles. Il avança sa chaise, posa les coudes sur la table, puis le menton dans les mains, et tout naturellement s’émerveilla. L’inclassable alpiniste, porté au panthéon des demi-dieux, était manifestement ébranlé. Marie avala la voie comme une flèche.

Sa prestation terminée, redescendue les deux pieds sur le plancher, elle se retrancha habilement dans une fausse allure de garçon manqué qui la caparaçonnait. Trop pudique, trop éduquée pour dévoiler plus longtemps les exubérances de sa féminité. La réalisation avait été parfaite et la performance sans conteste. Vite elle enfila une veste, cala ses deux mains dans les poches et fit face au public qui applaudissait à tout rompre. Elle lui sourit généreusement, le remercia et s’éclipsa d’une volte-face, tête baissée, toujours les deux mains dans les poches. Elle devait maintenant attendre le passage de toutes les concurrentes avant la proclamation des résultats. Louise ne manquerait pas d’être remarquable. « Que la meilleure gagne ! » se dit-elle, le visage maintenant refermé.

Elle choisit de quitter la salle et d’attendre à l’extérieur. Rafaël ne tarda pas à la rejoindre. Il savait qu’elle aimait se planquer au pied des arbres. Les plus gros possible. Celui-là était immense et majestueux. Le seul séquoia alentour, marquant la lisière d’une forêt d’épicéas de moindre taille. Une plaque précisait qu’il avait été importé de Californie par un attorney, originaire de Lake Tahoe.

Marie était assise dans l’herbe, adossée contre le tronc rugueux, pensive.

« Tu as réussi, lui dit-il en s’approchant.

– Oui, tu as vu. Une belle performance ! »

Que lui répondre d’autre ? C’est vrai qu’elle avait réussi quelque chose de remarquable dont Rafaël pouvait tirer une immense satisfaction. La performance ! Cela ne lui suffisait plus.

Elle seule avait décrypté dans le regard de Jon, la réponse impulsive, presque impudique, qu’il avait apportée à l’appel de son corps. C’est cela qui lui importait. C’est cela qu’elle attendait. Rafaël n’avait pas saisi la nuance infime qui s’était glissée entre la réussite qu’elle venait d’évoquer et celle à laquelle lui-même avait assisté. Et pourtant, sur-le-champ, elle venait d’esquisser la fêlure. L’un et l’autre, de part et d’autre.

Marie se releva, abandonna son avant-bras sur l’épaule de Rafaël. Ensemble, ils s’éloignèrent, comme de bons amis.

« C’était bien. »

Il croyait à une interrogation, mais ce n’était qu’une affirmation. Il était heureux, Rafaël. Il était toujours heureux du bonheur de Marie. Il voulait être le maître d’œuvre de son bonheur. Chaque jour, il s’y appliquait, croyait-il, avec un dévouement sans bornes. Il avait conquis tant de sommets, réalisé tant de prouesses, réussi tant de voies, qu’il n’avait plus rien à prouver, que lui prouver qu’il l’aimait.

« Je crois que tu n’as jamais été aussi rapide. »

Sa voix était grave, enveloppante, en accord avec l’intensité de son regard bleu glacier. De ses origines germaniques, il avait gardé la densité gutturale des intonations et quelques hésitations de langage qui le rendait attirant et touchant.

Il était fier d’elle et surtout satisfait de l’avoir décidée à participer. Cette première compétition internationale organisée aux États-Unis, tous voulaient y être, sauf elle. Il avait su la persuader. Une fois encore, il avait été son révélateur, son moteur, sa base de lancement.

Revenue dans la salle, Marie fut accaparée par les médias. Ils espéraient un mot de la « frenchy girl » qui avait charmé le public. C’était la bousculade. Elle se sentait un peu perdue, un peu agacée aussi. « À quoi bon tout ça ! Et après ? », se dit-elle en se renfrognant. Jon s’avança, à la fois nonchalant et solennel, la démarche souple, le regard porté au-dessus de la mêlée. Les journalistes s’écartèrent sur son passage. Il leur demanda le silence et leur expliqua qu’une conférence de presse aurait lieu dans quelques minutes. Marie fut ainsi soustraite aux interrogations trop pressantes. Saisissant son bras d’une main ferme, Jon l’entraîna à l’écart de la foule.

Elle n’avait pas encore eu l’occasion de l’approcher. Comme d’habitude, Rafaël s’était occupé de toutes les formalités d’usage avant la compétition. Maintenant qu’il se tenait devant elle, c’était comme si elle découvrait une nouvelle montagne. Impressionnante et mystérieuse. Il esquissa un vague sourire.

« Bravo la France ! » Se voulait-il moqueur ? Pourquoi ? Pour se disculper de son observation charnelle qui était allée au-delà de la notation du juge impartial.

« Merci l’Amérique ! » En écho à une banalité, il ne lui restait qu’à renvoyer une banalité, en s’efforçant de prendre un ton aussi détaché que le sien. Elle rit. Un petit rire prompt, unique comme une gorgée de plaisir.

« Jolie tenue, pink-lady !

– Je n’avais pas mieux ! » rétorqua-t-elle, soudain contrariée qu’il s’attache à son costume de scène, un peu voyant certes. N’avait-il rien de plus essentiel à lui dire ?

« Pas grave, j’ai adoré.

– Sinon, quoi d’autre ?

– Quelle fougue ! Vous maîtrisez si bien l’espace.

– Et je suppose que vous voulez me dire que, ça aussi, vous avez adoré !

– Plus, je me suis passionné ! »

Intriguée par le tournant que prenait la conversation, Marie marqua un temps d’arrêt. « Que veut-il au juste ? Me défier, exercer son humour ou me parler sérieusement. Se montrer intéressant ? Pas son genre ! »

Jon remarqua le trouble qu’il venait de provoquer et changea de ton.

« C’est vraiment très gentil d’être venue, énonça-t-il avec maladresse.

– Merci, c’est la moindre des choses que de répondre à l’invitation d’un mythe tel que vous ! répondit-elle avec défiance.

– Soyons sérieux, Marie, nous respirons au même rythme. Je t’ai observée. J’ai compris que tu avais besoin d’espace, d’un bien plus grand espace qu’une salle de sport. En haut de la voie, tu en avais encore sous le pied. Et dans la paume des mains. Ah ! Dans la paume des mains. Tu avais encore envie d’en découdre, d’aller plus haut, plus vrai. Tu cherchais la pierre, l’aspérité froide de la pierre, la sensation d’amour. Tu as infiniment d’amour au bout des doigts. »

Elle resta interdite, ne sachant que répondre, face à l’audace soudaine de son interlocuteur. Sans autre forme de politesse, il était passé du vouvoiement au tutoiement.

« Oui tu n’étais plus sur la voie artificielle que je te proposais, tu étais ailleurs, loin, très loin.

– C’est vrai… un peu… » hésita-t-elle, déroutée.

« Pourquoi cet homme cherche-t-il à percer mes sentiments ? Il ose sous prétexte qu’on respire au même rythme ! Qu’en sait-il ? Pourquoi est-il si sûr de lui ? »

« Marie, je veux te proposer d’aller loin.

– Où ? questionna-t-elle vivement, tentant de se ressaisir.

– Je prépare une expédition au Pakistan. Les tours de Trango, ça te dit ?

– Bien sûr que ça me dit ! La région du Baltoro. Des merveilles ces montagnes !

– Et bien, tu n’as qu’à venir. Je vais faire un film. J’ai besoin d’une fille qui grimpe bien. Ce sera toi si tu le veux.

– Et Louise ?

– Non pas Louise. Une frenchy-girl, c’est beaucoup mieux !

– Ah bon ! Parce que la frenchy est plus cotée ? »

Elle était maintenant franchement vexée. « En fait, je me suis trompée. Ce type est un mufle ! »

« C’est du sérieux Marie. Penses-y et on en reparle.

– Oui, on en reparlera, répondit-elle sèchement.

– Ne réfléchis pas trop longtemps, et ne te laisse pas influencer, ajouta-t-il en lançant un regard entendu en direction de Rafaël qui attendait non loin de là.

– Bon, d’accord, au revoir. »

Et elle tourna les talons.

« N’oublie pas, Marie, je viens de te proposer la liberté. »

Alors qu’elle s’éloignait de lui, elle l’entendit très nettement répéter : « La liberté, Marie. La liberté. »

Cette dernière phrase, lancée comme une bouteille à la mer, la désarma. Cette liberté, elle y pensait depuis des mois. Elle ressentait la nécessité de se réapproprier son destin à un moment où l’implication de Rafaël devenait trop intrusive, les entraînements draconiens et répétitifs, où la rigueur de sa vie perturbait le plaisir qu’elle retirait de l’escalade. Au bilan : une addition de « plus » qui se délitait en soustraction de « moins ». Des petits signes qui ponctuaient ses réflexions et allaient infléchir ses décisions.

Sur la route 15, sans perdre de vue le paysage de plus en plus désertique, ses souvenirs ressurgissent en ribambelles. Le soir de sa rencontre avec Jon, le 10 novembre 1989, il était vraiment question de liberté. En rentrant à l’hôtel, elle avait allumé la télévision. Toutes les chaînes annonçaient la chute du mur de Berlin, tombé sans préavis la veille, ouvrant une brèche immense vers la liberté à des milliers d’Allemands de l’Est contenus dans le totalitarisme depuis près de trente ans. Le pouvoir de la liberté avait vaincu les barrières. Elle était restée scotchée devant la télé, hypnotisée par les images.

Elle se souvient de la scène fabuleuse de Mstislav Rostropovitch jouant du violoncelle devant un parterre de jeunes submergés par la musique et l’émotion. Elle aurait aimé y être, partager l’ode à la liberté, l’instant de recueillement dans la liesse générale. Ce jour là, elle aurait rêvé d’accompagner l’artiste sur quelques notes, elle parmi tant d’autres, elle comme tant d’autres jeunes musiciens amateurs qui avaient vibré ensemble et rêvé en même temps de s’inscrire dans l’instantané de leur Histoire en mouvement. Il n’y a que les grandes fugues pour donner matière à faire résonner les grands bouleversements de nos histoires ! Mais quelles barrières donnait-elle donc à sa propre liberté ? Rafaël ? L’homme et l’admiration qu’il lui portait. L’affirmation de toute puissance dont il ne cessait de la gratifier ? L’illusion de vie facile et de confort qu’il entretenait ?

Croit-elle entendre battre son cœur à l’unisson de ceux qui, ce 10 novembre, ont chanté leur identité retrouvée ? Non, c’est la radio, les trompettes qui accompagnent les voix du jazz. Non, c’est surtout le klaxon impérieux d’un camion qui surgit d’une route transversale sans intention apparente de ralentir. Extirpée de son rêve, Marie freine brutalement. Elle en est quitte pour une frayeur qu’elle évacue aussi vite. « Il y avait de la marge ! » se dit-elle pour se rassurer. « Et la liberté est mon luxe ! » ajoute-t-elle pour se donner du courage avant de reprendre le fil de la route.

ZION PARK

Après Saint George, Marie quitte la 15. Le pick-up rouge bifurque sur une route parallèle qui longe la Virgin River et aborde le parc national de Zion par l’ouest. Seule au volant, elle décide. De son itinéraire, de son instantané d’existence. Dégagée de toute obligation, elle suit la voix chaude et imposante de Diana Krall qui chante Temptation. Sa tentation est grande de musarder, d’improviser, de se laisser aller à toutes les libertés. Elle en oublierait la raison qui l’a poussée à entreprendre ce voyage.

La Virgin River, tumultueuse, bordée de peupliers de Virginie, de sureaux, de saules, ouvre le passage. En quelques virages, on pénètre dans un pays d’éternité. Des roches vieilles de plusieurs centaines de millions d’années, surgies du soulèvement des Rocheuses, puis sculptées par l’érosion, se dressent hiératiques en cheminées de fée, tuyaux d’orgue, hautes colonnes, pics aiguisés, projections tabulaires, dentelles de grès… Le vent et les intempéries ont mis à vif l’ocre de la pierre. L’air immobile et la luminosité infinie du ciel embrasent les reliefs de pourpre, de carmin, d’or et d’orangé, accentuant la profondeur des empreintes du temps. Longtemps, la terre s’est convulsée pour aboutir à ce gigantisme de splendeurs minérales, le plateau du Colorado.

Marie connaît les lieux, mais aujourd’hui, tout lui semble différent. Elle se sent attirée dans un monde nouveau et fantastique. Sa vision se transforme. Les falaises ne se présentent plus seulement comme des défis à vaincre, mais comme des créations statuaires à révérer. Ce voyage n’est plus une urgence. Il prend l’allure d’une initiation, guidé par un infléchissement spontané de tout son être vers la contemplation. Face au magnétisme du paysage, elle éprouve le désir de se rapprocher de la mémoire indienne, de ceux qui vivaient là avant la conquête de l’Ouest, gens de nature qui enrichissaient leurs terres de croyances et de sagesse.

« Quel que soit le défi auquel tu seras confronté dans la vie, souviens-toi toujours de regarder au sommet de la montagne. Penses-y et ne laisse aucun problème, si grand semblet-il, te décourager ; seul le sommet de la montagne doit retenir ton attention. » Telle était ou à peu près, la réflexion d’un sage Tewa qu’elle avait retenue très jeune en lisant un livre de Graham Ward. Elle s’était accrochée à ces mots pour sortir de l’enfance sans la perdre, grandir en maturité sans oublier le plaisir du jeu, acquérir un savoir pour atteindre ses sommets sans casser la candeur qui l’habitait.

Marie roule lentement, une main sur le volant, l’autre saluant les sentinelles de pierre qui forment une haie d’honneur sur son passage. Elle les honore d’un sourire d’une candeur enchantée. Elle reconnaît Moonlight Buttress ! Un pilier proéminent qui émerge d’une longue muraille et s’élance à vouloir crever le ciel, presque insolent. Sous la lumière de la pleine lune, elle s’en souvient, il devenait effrayant… ou peut-être envoûtant. Il y a trente ans, Jon en avait réussi l’ascension. Il avait vingt ans. Il était revenu ensuite avec elle, avant le Dru. Il y a… Peu importe le temps qui passe.

« Avant le Dru ? » se demande-t-elle.

Avant le Dru ! C’était comme un bonheur tangible qu’elle vivait de falaise en falaise, de jours d’effort en nuits de flamme, et qui allait la porter jusqu’à son ultime aspiration : l’union retrouvée avec les plus hautes altitudes. Elle se souvient, dans le moindre détail, de ce long préambule de sensations de nature qui l’avaient accompagnée jusqu’au dépassement, jusqu’au Dru, jusqu’à l’autonomie ou tout au moins jusqu’à la charnière de l’autonomie. Elle ne peut oublier qu’il y avait Jon. Il avait pris le relais. Il avait réussi à l’apprivoiser. Il avait réussi la métamorphose de la « danseuse de roc ». Il avait su lui transmettre la certitude d’y parvenir. Elle avait en elle la force de tutoyer les sommets et le talent de les apprivoiser, d’affronter le froid, le mal des montagnes, la violence des vents, les difficultés des parois de neige et de gel, les nuits de solitude, les inévitables peurs… Il avait trouvé les mots pour lui démontrer qu’elle ne pouvait échapper à son destin. Il l’avait inspirée sans la pousser, sans la brusquer. Avec beaucoup d’amour et de conviction. Un amour et une conviction qu’elle partageait et qui l’enthousiasmaient.

Jon était un être trouble et double. Avait-il trouvé en Marie sa gémellité ? Lui qui était habité de contradictions, ne sachant où fixer sa vie personnelle, avait en matière d’ascension une extrême exaltation qui l’amenait au sommet de ses idées. Il l’avait liée à ses traits de génie. Elle n’aspirait qu’à se laisser entraîner. « Là où il allait, je voulais aller. Je mettais mes pas dans ses rêves. »

Il lui disait : « Quand tu dis que tu vas faire, tu fais. Quand tu décides de quelque chose, tu fais. Rien ne t’arrête, tu vas toujours au bout. Alors va ! » Elle savait qu’il disait vrai. Elle avait confiance. Il lui transmettait sa puissance, invincible.

Mais elle se rappelle aussi les « partir-revenir » qui rythmaient leur relation et n’établissaient jamais rien. Cela avait été comme une corde qui frottait trop souvent au même endroit sur l’aspérité de la roche. Elle avait fini par se rompre.

Ils avaient rompu !

Elle s’alarme. Que va-t-elle faire à Boulder ? Le revoir ? Mais pourquoi ? Le retrouver vieilli, affaibli ? Un autre homme que celui de leurs amours. Remuer le passé d’où rien jamais ne ressort comme avant ? Fouiller dans la ligne des rides pour tenter de faire revivre les grandes odes de l’inspirateur. À quoi bon ?

Soudain, elle doute. « Mauvais les come-back ! Très mauvais ! Que désillusions. » Elle a peur de l’inconnu qu’il est devenu pour elle. Peur du vide qu’ont créé la distance et le temps. L’inconnu, le vide ? Des paramètres qu’en montagne, elle sait si parfaitement maîtriser. Mais face à Jon, dans l’intimité des souvenirs qui jailliront, elle craint de perdre ses repères, et du même coup, son assurance. Face à lui, saura-t-elle exprimer l’émotion qui lui reste de leurs ascensions, et la gratitude qu’elle lui voue, et l’admiration qui demeure ? « Est-ce que je vais arriver à lui parler ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? Comment vais-je lui dire ce que, depuis si longtemps, j’ai envie de lui dire ? » Elle a peur de ne pas avoir les mots ou de s’exprimer avec des mots plats qui ne trouveraient aucun retentissement dans le cœur de Jon. Elle n’a plus envie d’y aller. « Et tous ces kilomètres qu’il me reste à faire avant Boulder ! Franchement, ça ne rime à rien. »

Elle ne comprend plus pourquoi elle est sur cette route, alors que quelques instants auparavant, elle s’imaginait entamer un voyage initiatique à travers les terres indiennes, et se réjouissait de le mener à son terme, jusqu’à Jon. « Je n’ai plus rien à faire dans sa vie ! »

Il est encore temps de faire demi-tour, de revenir avant le soir à Las Vegas, de retourner dans les bras de Jérôme, au présent de son amour, au confort des palaces. Jérôme ne demandait qu’à l’emmener dans le faste des soirées de gala et des salles de projection auquel l’obligeait son métier de producteur en cette période de festival. Pour quelques jours, ça l’aurait certainement amusée.

« Jérôme est ma réalité. Notre attachement est si fort… N’estce pas le plus important ? Lui aussi est exceptionnel. Lui aussi, je l’admire… J’ai tellement besoin d’admirer ! » Mais qu’en est-il de l’idéal extrême qui l’avait liée à Jon dans l’accomplissement de ses sommets ? Des exploits dans lesquels nulle autre fille qu’elle ne se serait engagée. Un tel degré d’intensité, aussi amoureuse soit-elle désormais d’un autre homme, jamais elle ne pourra le retrouver… Épuisant, rien qu’à s’en souvenir !

Marie ressent le besoin de faire une pause, de réfléchir. Elle a le temps. Elle arrête sa voiture près d’un motel au nom évocateur de Pionner Lodge. Une construction de bois de couleur orangée, avec un toit de tôle à peine dissimulé sur lequel flottent des bannières élimées, un auvent recouvrant une étroite plate-forme de planches où se balancent quelques rocking-chairs, un crâne de bœuf ornant un pilastre, des fenêtres à guillotines et une porte d’entrée à larges battants, à la façon des premières habitations du Far West. Mais un panneau géant multicolore planté en bord de route et déclamant tout à trac : Welche – Restroom – Open for breakfast – Burgger – Steak – Phone – Bar – Draft-Beer – Hotel… transporte vite le doux rêveur du monde des vieux westerns à celui de la modernité consommatrice.

Le vent s’est levé. Les petites enseignes de fer grincent. La poussière de la route se soulève. Une barre de nuage coupe le ciel en deux bleus, l’un très intense, l’autre plus laiteux. Le paysage saisissant est fixé dans l’heure de midi, la chaleur du désert, la pesanteur d’un no man’s land. Il ne manque que les cow-boys !

Marie se propulse hors de la voiture. Elle claque vivement la portière sans se retourner, allume une cigarette et marche de long en large, une main crispée sur la Philip Morris, l’autre coincée dans la poche de son jean. Elle garde la tête baissée, comme si elle cherchait quelque chose à terre. On pourrait croire qu’elle bougonne. Mais elle ne dit mot. Elle tire sur sa cigarette, aspire la fumée et la rejette par petites expirations qui lui font entrouvrir la bouche par saccades.

Elle s’énerve sur son hésitation. Sa cigarette totalement consumée, elle semble enfin s’apaiser, elle se redresse et stoppe ses vaet-vient pour se diriger vers l’entrée du motel. Elle passe devant un corral. Sur la barrière, un petit oiseau la regarde sans bouger. Il a du panache dans son plumage gris et blanc, portant haut une aigrette sombre et une queue de longues plumes dressées. Un instant, elle l’observe.

« Road Runner », lui énonce un passant qui la croise sans s’arrêter. « Thank’s », lui répond-elle tandis qu’il s’éloigne en se hâtant. Elle n’a pas eu le temps de voir son regard, ni même d’entrevoir une expression de son visage. Juste une peau cuivrée sous un inhabituel feutre à petits carreaux. Il est passé si vite. Elle a eu l’illusion d’un passe-muraille. Cette irruption la laisse aussi interdite que si elle venait d’apercevoir un fantôme. « Un coureur de route ! J’en rencontrerai peut-être d’autres si je continue celle qui me mène à Jon. »