Le Jardin D'Épicure - Anatole France - E-Book

Le Jardin D'Épicure E-Book

Anatole France

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Anatole France fut académicien, prix Nobel et enterré lors de funérailles nationales ; il fut donc académique, bien pensant et institutionnel : voilà pour le préjugé qui sévit parfois. Or le lire, c'est découvrir un écrivain anticonformiste, acéré et ironique, amoureux de l'intelligence et de l'érudition. Aphorismes, dialogues, textes courts, lettres réelles ou imaginaires, Le Jardin d'Epicure est un résumé composite, conçu par Anatole France lui-même, de sa vision du monde, empreinte de sagesse et surtout d'une ironie d'une finesse inégalée. Humaniste mais désabusé, sympathisant socialiste mais parfois sombre et pessimiste, ardent dreyfusard - seul académicien à l'être, il entraînera Proust, qui le fréquenta souvent, dans la cause - ce faux dilettante, érudit et adorateur des livres, se révèle aussi dans cet ouvrage un philosophe clair, limpide presque, davantage héritier de Montaigne, Voltaire et Vauvenargues que de Victor Cousin ou Auguste Comte, davantage préoccupé des leçons de la vie que de celles de l'école.

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Le Jardin D'Épicure

Pages de titreLe Jardin D'ÉpicureSUR LES COUVENTS DE FEMMESDE L'ALPHABETSUR LE MIRACLECHÂTEAUX DE CARTESAUX CHAMPS-ÉLYSÉESMÉTAPHYSIQUELE PRIEURPage de copyright

1

Le Jardin D'Épicure

Anatole France

2

Le Jardin D'Épicure

Nous avons peine à nous figurer l'état d'esprit d'un homme ?

d'autrefois qui croyait fermement que la terre était le centre du

monde et que tous les astres tournaient autour d'elle. Il sentait sous

ses pieds s'agiter les damnés dans les flammes, et peut-être avait-il vu

de ses yeux et senti par ses narines la fumée sulfureuse de l'enfer,

s'échappant par quelque fissure de rocher. En levant la tête, il

contemplait les douze sphères, celle des éléments, qui renferme l'air

et le feu, puis les sphères de la Lune, de Mercure, de Vénus, que

visita Dante, le vendredi saint de l'année 1300, puis celles du Soleil,

de Mars, de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible

auquel les étoiles étaient suspendues comme des lampes. La pensée

prolongeant cette contemplation, il découvrait par delà, avec les yeux

de l'esprit, le neuvième ciel où des saints furent ravis, le primum

mobile ou cristallin, et enfin l'Empyrée, séjour des bienheureux vers

lequel, après la mort, deux anges vêtus de blanc (il en avait la ferme

espérance) porteraient comme un petit enfant son âme lavée par le

baptême et parfumée par l'huile des derniers sacrements. En ce

temps-là, Dieu n'avait pas d'autres enfants que les hommes, et toute

sa création était aménagée d'une façon à la fois puérile et poétique,

comme une immense cathédrale. Ainsi conçu, l'univers était si

simple, qu'on le représentait au complet, avec sa vraie figure et son

mouvement, dans certaines grandes horloges machinées et peintes.

C'en est fait des douze cieux et des planètes sous lesquelles on

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naissait heureux ou malheureux, jovial ou saturnien. La voûte solide

du firmament est brisée. Notre oeil et notre pensée se plongent dans

les abîmes infinis du ciel. Au delà des planètes, nous découvrons,

non plus l'Empyrée des élus et des anges, mais cent millions de

soleils roulant, escortés de leur cortège d'obscurs satellites, invisibles

pour nous.

Au milieu de cette infinité de mondes, notre soleil à nous n'est

qu'une bulle de gaz et la terre une goutte de boue. Notre imagination

s'irrite et s'étonne quand on nous dit que le rayon lumineux qui nous

vient de l'étoile polaire était en chemin depuis un demi-siècle et que

pourtant cette belle étoile est notre voisine et qu'elle est, avec Sirius

et Arcturus, une des plus proches soeurs de notre soleil. Il est des

étoiles que nous voyons encore dans le champ du télescope et qui

sont peut-être éteintes depuis trois mille ans.

Les mondes meurent, puisqu'ils naissent. Il en naît, il en meurt

sans cesse. Et la création, toujours imparfaite, se poursuit dans

d'incessantes métamorphoses. Les étoiles s'éteignent sans que nous

puissions dire si ces filles de lumière, en mourant ainsi, ne

commencent point comme planètes une existence féconde, et si les

planètes elles-mêmes ne se dissolvent pas pour

redevenir des étoiles. Nous savons seulement qu'il n'est pas plus

de repos dans les espaces célestes que sur la terre, et que la loi du

travail et de l'effort régit l'infinité des mondes.

Il y a des étoiles qui se sont éteintes sous nos yeux, d'autres

vacillent comme la flamme mourante d'une bougie. Les cieux, qu'on

croyait incorruptibles, ne connaissent d'éternel que l'éternel

écoulement des choses.

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Que la vie organique soit répandue dans tous les univers, c'est ce

dont il est difficile de douter, à moins pourtant que la vie organique

ne soit qu'un accident, un malheureux hasard, survenu

déplorablement dans la goutte de boue où nous sommes.

Mais on croira plutôt que la vie s'est produite sur les planètes de

notre système, soeurs de la terre et filles comme elle du soleil, et

qu'elle s'y est produite dans des conditions assez analogues à celles

dans lesquelles elle se manifeste ici, sous les formes animale et

végétale.

Un bolide nous est venu du ciel, contenant du carbone. Pour nous

convaincre avec plus de grâce, il faudrait que les anges, qui

apportèrent à sainte Dorothée des fleurs du Paradis, revinssent avec

leurs célestes guirlandes.

Mars selon toute apparence est habitable pour des espèces d'êtres

comparables aux animaux et aux plantes terrestres. Il est probable

qu'étant habitable, il est habité. Tenez pour assurer qu'on s'y entre-

dévore à l'heure qu'il est.

L'unité de composition des étoiles est maintenant établie par

l'analyse spectrale. C'est pourquoi il faut penser que les causes qui

ont fait sortir la vie de notre nébuleuse l'engendrent dans toutes les

autres. Quand nous disons la vie, nous entendons l'activité de la

substance organisée, dans les conditions où nous voyons qu'elle se

manifeste sur la terre. Mais il se peut que la vie se produise aussi

dans des milieux différents, à des températures très hautes ou très

basses, sous des formes inconcevables. Il se peut même qu'elle se

produise sous une forme éthérée, tout près de nous, dans notre

5

atmosphère, et que nous soyons ainsi entourés d'anges, que nous ne

pourrons jamais connaître, parce que la connaissance suppose un

rapport, et que d'eux à nous il ne saurait en exister aucun.

Il se peut aussi que ces millions de soleils, joints à des milliards

que nous ne voyons pas, ne forment tous ensemble qu'un globule de

sang ou de lymphe dans le corps d'un animal, d'un insecte

imperceptible, éclos dans un monde dont nous ne pouvons concevoir

la grandeur et qui pourtant ne serait lui-même, en proportion de tel

autre monde, qu'un grain de poussière. Il n'est pas absurde non plus

de supposer que des siècles de pensée et d'intelligence vivent et

meurent devant nous en une minute dans un atome.

Les choses en elles-mêmes ne sont ni grandes ni petites, et quand

nous trouvons que l'univers est vaste, c'est l une idée tout humaine.

S'il était tout à coup réduit à la dimension d'une noisette, toutes

choses gardant leurs proportions, nous ne pourrions nous apercevoir

en rien de ce changement. La polaire, renfermée avec nous dans la

noisette, mettrait, comme par le passé, cinquante ans à nous envoyer

sa lumière. Et la terre, devenue moins qu'un atome, serait arrosée de

la même quantité de larmes et de sang qui l'abreuve aujourd'hui. Ce

qui est admirable, ce n'est pas que le champ des étoiles soit si vaste,

c'est que l'homme l'ait mesuré.

*

* *

6

Le christianisme a beaucoup fait pour l'amour en en faisant un

péché. Il exclut la femme du sacerdoce. Il la redoute. Il montre

combien elle est dangereuse. Il répète avec l'Ecclésiaste : «Les bras

de la femme sont semblables aux filets des chasseurs, laqueus

venatorum.» Il nous avertit de ne point mettre notre espoir en elle :

«Ne vous appuyez point sur un roseau qu'agite le vent, et n'y mettez

pas votre confiance, car toute chair est comme l'herbe, et sa gloire

passe comme la fleur des champs.» Il craint les ruses de celle qui

perdit le genre humain : «Toute malice est petite, comparée à la

malice de la femme. Brevis omnis malitia super malitiam mulieris».

Mais, par la crainte qu'il en fait paraître, il la rend puissante et

redoutable.

Pour comprendre tout le sens de ces maximes, il faut avoir

fréquenté les mystiques. Il faut avoir coulé son enfance dans une

atmosphère religieuse. Il faut avoir suivi les retraites, observé les

pratiques du culte. Il faut avoir lu, à douze ans, ces petits livres

édifiants qui ouvrent le monde surnaturel aux âmes naïves.

Il faut avoir su l'histoire de saint François de Borgia contemplant

le cercueil ouvert de la reine Isabelle, ou l'apparition de l'abbesse de

Vermont à ses filles. Cette abbesse était morte en odeur de sainteté et

les religieuses qui avaient partagé ses travaux angéliques, la croyant

au ciel, l'invoquaient dans leurs oraisons. Mais elle leur apparut un

jour, pâle, avec des flammes attachées à sa robe : «Priez pour moi,

leur dit-elle. Du temps que j'étais vivante, joignant un jour mes mains

pour la prière, je songeai qu'elles étaient belles. Aujourd'hui, j'expie

cette mauvaise pensée dans les tourments du purgatoire.

Reconnaissez, mes filles, l'adorable bonté de Dieu, et priez pour

moi.» Il y a dans ces minces ouvrages de théologie enfantine mille

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contes de cette sorte qui donnent trop de prix à la pureté pour ne pas

rendre en même temps la volupté infiniment précieuse.

En considération de leur beauté, l'Église fit d'Aspasie, de Laïs et

de Cléopâtre des démons, des dames de l'enfer. Quelle gloire ! Une

sainte même n'y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la

plus austère, qui ne veut ôter le repos à aucun homme, voudrait

pouvoir l'ôter à tous les hommes. Son orgueil s'accommode des

précautions que l'Église prend contre elle. Quand le pauvre saint

Antoine lui crie : «Va-t'en, bête !» cet effroi la flatte. Elle est ravie

d'être plus dangereuse qu'elle ne l'eût soupçonné.

Mais ne vous flattez point, mes soeurs ; vous n'avez pas paru en ce

monde parfaites et armées. Vous fûtes humbles à votre origine. Vos

aïeules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point

sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous

étiez utiles alors, vous étiez nécessaires ; vous n'étiez pas invincibles.

A dire vrai, dans ces vieux âges, et pour longtemps encore, il vous

manquait le charme. Alors vous ressembliez aux hommes et les

hommes ressemblaient aux bêtes. Pour faire de vous la terrible

merveille que vous êtes aujourd'hui, pour devenir la cause

indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu

deux choses : la civilisation qui vous donna des voiles et la religion

qui nous donna des scrupules. Depuis lors, c'est parfait : vous êtes un

secret et vous êtes un péché. On rêve de vous et l'on se damne pour

vous. Vous inspirez le désir et la peur ; la folie d'amour est entrée

dans le monde. C'est un infaillible instinct qui vous incline à la piété.

Vous avez bien raison d'aimer le christianisme. Il a décuplé votre

puissance. Connaissez-vous saint Jérôme ? A Rome et en Asie, vous

lui fîtes une telle peur qu'il alla vous fuir dans un affreux désert. Là,

nourri de racines crues et si brûlé par le soleil qu'il n'avait plus qu'une

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peau noire et collée aux os, il vous retrouvait encore. Sa solitude était

pleine de vos images, plus belles encore que vous-mêmes.

Car c'est une vérité trop éprouvée des ascètes que les rêves que

vous donnez sont plus séduisants, s'il est possible, que les réalités que

vous pouvez offrir. Jérôme repoussait avec une égale horreur votre

souvenir et votre présence. Mais il se livrait en vain aux jeûnes et aux

prières ; vous emplissiez d'illusions sa vie dont il vous avait chassées.

Voilà la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu'elle soit aussi

grande sur un habitué du Moulin-Rouge. Prenez garde qu'un peu de

votre pouvoir ne s'en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque

chose à ne plus être un péché.

Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour

vous. A votre place, je n'aimerais guère les physiologistes qui sont

indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous

êtes malades quand nous vous croyons inspirées et qui appellent

prédominance des mouvements réflexes votre faculté sublime

d'aimer et de souffrir. Ce n'est point de ce ton qu'on parle de vous

dans la Légende dorée : on vous y nomme blanche colombe, lis de

pureté, rose d'amour. Cela est plus agréable que d'être appelée

hystérique, hallucinée et cataleptique, comme on vous appelle

journellement depuis que la science a triomphé.

Enfin si j'étais de vous, j'aurais en aversion tous les émancipateurs

qui veulent faire de vous les égales de l'homme. Ils vous poussent à

déchoir. La belle affaire pour vous d'égaler un avocat ou un

pharmacien ! Prenez garde : déjà vous avez dépouillé quelques

parcelles de votre mystère et de votre charme. Tout n'est pas perdu :

on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les

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jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-

forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes.

*

* *

Les joueurs jouent comme les amoureux aiment, comme les

ivrognes boivent, nécessairement, aveuglément, sous l'empire d'une

force irrésistible. Il est des êtres voués au jeu, comme il est des êtres

voués à l'amour. Qui donc a inventé l'histoire de ces deux matelots

possédés de la fureur du jeu ? Ils firent naufrage et n'échappèrent à la

mort, après les plus terribles aventures, qu'en sautant sur le dos d'une

baleine. Aussitôt qu'ils y furent, ils tirèrent de leur poche leurs dés et

leurs cornets et se mirent à jouer.

Voilà une histoire plus vraie que la vérité. Chaque joueur est un de

ces matelots-là. Et certes, il y a dans le jeu quelque chose qui remue

terriblement toutes les fibres des audacieux. Ce n'est pas une volupté

médiocre que de tenter le sort. Ce n'est pas un plaisir sans ivresse que

de goûter en une seconde des mois, des années, toute une vie de

crainte et d'espérance. Je n'avais pas dix ans quand M. Grépinet, mon

professeur de neuvième, nous lut en classe la fable de l'Homme et le

Génie. Pourtant je me la rappelle mieux que si je l'avais entendue

hier. Un génie donne à un enfant un peloton de fil et lui dit : «Ce fil

est celui de tes jours. Prends-le. Quand tu voudras que le temps

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s'écoule pour toi, tire le fil : tes jours se passeront rapides ou lents

selon que tu auras dévidé le peloton vite ou longuement. Tant que tu

ne toucheras pas au fil, tu resteras à la même heure de ton existence.»

L'enfant prit le fil ; il le tira d'abord pour devenir un homme, puis

pour épouser la fiancée qu'il aimait, puis pour voir grandir ses

enfants, pour atteindre les emplois, le gain, les honneurs, pour

franchir les soucis, éviter les chagrins, les maladies venues avec

l'âge, enfin, hélas ! pour achever une vieillesse importune. Il avait

vécu quatre mois et six jours depuis la visite du génie.

Eh bien ! le jeu, qu'est-ce donc sinon l'art d'amener en une

seconde les changements que la destinée ne produit d'ordinaire qu'en

beaucoup d'heures et même en beaucoup d'années, l'art de ramasser

en un seul instant les émotions éparses dans la lente existence des

autres hommes, le secret de vivre toute une vie en quelques minutes,

enfin le peloton de fil du génie ? Le jeu, c'est un corps-à-corps avec

le destin. C'est le combat de Jacob avec l'ange, c'est le pacte du

docteur Faust avec le diable.

On joue de l'argent,-de l'argent, c'est-à-dire la possibilité

immédiate, infinie. Peut-être la carte qu'on va retourner, la bille qui

court donnera au joueur des parcs et des jardins, des champs et de

vastes bois, des châteaux élevant dans le ciel leurs tourelles pointues.

Oui, cette petite bille qui roule contient en elle des hectares de bonne

terre et des toits d'ardoise dont les cheminées sculptées se reflètent

dans la Loire ; elle renferme les trésors de l'art, les merveilles du

goût, des bijoux prodigieux, les plus beaux corps du monde, des

âmes, même, qu'on ne croyait pas vénales, toutes les décorations,

tous les honneurs, toute la grâce et toute la puissance de la terre. Que

dis-je ? elle renferme mieux que cela ; elle en renferme le rêve. Et

vous voulez qu'on ne joue pas ? Si encore le jeu ne faisait que donner

des espérances infinies, s'il ne montrait que le sourire de ses yeux

verts on l'aimerait avec moins de rage. Mais il a des ongles de

diamant, il est terrible, il donne, quand il lui plaît, la misère et la

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honte ; c'est pourquoi on l'adore.

L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. Il

n'y a pas de volupté sans vertige. Le plaisir mêlé de peur enivre. Et

quoi de plus terrible que le jeu ? Il donne, il prend ; ses raisons ne

sont point nos raisons. Il est muet, aveugle et sourd. Il peut tout. C'est

un dieu.

C'est un dieu. Il a ses dévots et ses saints qui l'aiment pour lui-

même, non pour ce qu'il promet, et qui l'adorent quand il les frappe.

S'il les dépouille cruellement, ils en imputent la faute à eux-mêmes,

non à lui :

«J'ai mal joué», disent-ils.

Ils s'accusent et ne blasphèment pas.

*

* *

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L'espèce humaine n'est pas susceptible d'un progrès indéfini. Il a

fallu pour qu'elle se développât que la terre fût dans de certaines

conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un

temps où notre planète ne convenait pas l'homme : elle était trop

chaude et trop humide. Il viendra un temps où elle ne lui conviendra

plus : elle sera trop froide et trop sèche. Quand le soleil s'éteindra, ce

qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps.

Les derniers seront aussi dénués et stupides qu'étaient les premiers.

Ils auront oublié tous les arts et toutes les sciences, ils s'étendront

misérablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront

alors leurs blocs transparents sur les ruines effacées des villes où

maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère. Tous les ormes,

tous les tilleuls seront morts de froid ; et les sapins régneront seuls

sur la terre glacée. Ces derniers hommes, désespérés sans même le

savoir, ne connaîtront rien de nous, rien de notre génie, rien de notre

amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-nés et le sang de

notre sang. Un faible reste de royale intelligence, hésitant dans leur

crâne épaissi, leur conservera quelque temps encore l'empire sur les

ours multipliés autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront

disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les

jardins du vieux monde. Quelques familles à peine subsisteront.

Femmes, enfants, vieillards, engourdis pêle-mêle, verront par les

fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur tête un soleil

sombre où, comme sur un tison qui s'éteint, courront des lueurs

fauves, tandis qu'une neige éblouissante d'étoiles continuera de briller

tout le jour dans le ciel noir, travers l'air glacial.

Voilà ce qu'ils verront ; mais, dans leur stupidité, ils ne sauront

même pas qu'ils voient quelque chose. Un jour, le dernier d'entre eux

exhalera sans haine et sans amour dans le ciel ennemi le dernier

souffle humain. Et la terre continuera de rouler, emportant à travers

les espaces silencieux les cendres de l'humanité, les poèmes

d'Homère et les augustes débris des marbres grecs, attachés à ses

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flancs glacés. Et aucune pensée ne s'élancera plus vers l'infini, du

sein de ce globe où l'âme a tant osé, au moins aucune pensée

d'homme. Car qui peut dire si alors une autre pensée ne prendra pas

conscience d'elle-même et si ce tombeau où nous dormirons tous ne

sera pas le berceau d'une âme nouvelle ? De quelle âme, je ne sais.

De l'âme de l'insecte, peut-être. A côté de l'homme, malgré l'homme,

les insectes, les abeilles, par exemple, et les fourmis ont déjà fait des

merveilles. Il est vrai que les fourmis et les abeilles veulent comme

nous de la lumière et de la chaleur. Mais il y a des invertébrés moins

frileux. Qui connaît l'avenir réservé à leur travail et à leur patience ?

Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle

aura cessé de l'être pour nous ? Qui sait s'ils ne prendront pas un jour

conscience d'eux et du monde ? Qui sait si à leur tour ils ne loueront

pas Dieu ?

*

* *

A Lucien Muhlfeld.

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Nous ne pouvons nous représenter avec exactitude ce qui n'existe

plus. Ce que nous appelons la couleur locale est une rêverie. Quand

on voit qu'un peintre a toutes les peines du monde reproduire d'une

manière à peu près vraisemblable une scène du temps de Louis-

Philippe, on désespère qu'il nous rende jamais la moindre idée d'un

événement contemporain de saint Louis ou d'Auguste.

Nous nous donnons bien du mal pour copier de vieilles armes et

de vieux coffres. Les artistes d'autrefois ne s'embarrassaient point de

cette vaine exactitude. Ils prêtaient aux héros de la légende ou de

l'histoire le costume et la figure de leurs contemporains. Ainsi nous

peignirent-ils naturellement leur âme et leur siècle. Un artiste peut-il