Le maître du jeu - Jean-Paul Robert - E-Book

Le maître du jeu E-Book

Jean-Paul Robert

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Beschreibung

De surprenantes découvertes sur des événements au Caire. Paul Delaurier arrivera-t-il à démêler toute cette histoire ?

Deux ans après une affaire tragique qui avait coûté la vie à son père, architecte des Bâtiments de France, Paul Delaurier fait à nouveau face à une succession d’événements inquiétants.
Un des complices des meurtriers est retrouvé mort dans des circonstances troubles peu après sa libération, tandis que le jeune Delaurier est victime d’un cambriolage. Dès lors, les événements s’enchaînent de manière aussi dramatique qu’incohérente. Qui en veut au fils et à ses amis et pourquoi ? Est-ce lié à leurs activités professionnelles ou à des documents qu’ils n’avaient pas remis aux enquêteurs deux ans plus tôt ? Personne n’en avait vraiment cherché l’origine, pensant à une simple copie du célèbre Manuscrit de Chinon exhumé des archives du Vatican quelques années plus tôt. Alors que l’enquête partagée entre Tours et Chinon piétine, Paul et ses amis vont commettre l’irréparable en provoquant celui qui est la cheville ouvrière de ses mystérieux agresseurs. Leurs recherches sur l’ordre du Temple vont les amener à d’étonnantes découvertes. Que s’est-il passé au Caire entre le 8 et le 10 avril 1904 ? D’où est issu l’Ordre du Temple Oriental ?

Un roman policier qui s'intéresse également aux comportements sociaux !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Sportif et très impliqué dans la vie associative, Jean-Paul Robert était chargé d'activités internationales au sein d'un grand groupe industriel. Retraité, il se consacre désormais à l'écriture. Éclectique, il a publié des nouvelles, deux monographies historiques, un récit, témoignage de son expérience de vie en Égypte et deux romans policiers fondés sur des événements historiques du passé. Ce troisième roman policier fait une part plus large aux comportements sociaux. Ses textes et romans ont obtenu deux prix (Prix de la nou­velle Short-Edition du printemps 2015 et Prix de l'lie en 2016 pour son second roman policier).

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Jean-Paul Robert Le maître du jeu

Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.

©– 2021 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Oui, il y avait quelque chose de plus profond au Temple, un arcane, un dogme, une pensée, qui sont demeurés secrets et qui n’ont jamais été révélés.

Ces hommes étaient-ils donc en avant ou en arrière de leur siècle ?

Étaient-ils des fanatiques ou des novateurs ?

Voilà ce qu’on se demande en vain, et c’est peut-être cette incertitude qui met dans cette lugubre histoire ce qu’elle a de plus redoutable.

Aylic LANGLÉ.

(La Gazette nationale 14-6-1864)

À mon petit Alexandre qui devra attendre encore de nombreuses années avant de lire ce roman.

Préface

Retrouver le site qu’il a fouillé dans une intrigue romanesque où le patrimoine et l’archéologie jouent un rôle essentiel est un plaisir rarement offert à un archéologue. Il s’agit ici de la forteresse médiévale de Chinon, dont les murs pourraient raconter maints souvenirs, d’Aliénor d’Aquitaine, des Templiers ou de Jeanne d’Arc…

Ce monument fait l’objet depuis le début des années 2000 de très importants travaux de restauration. Leur dimension archéologique a été prise en compte et des fouilles extensives se sont déroulées en parallèle ; j’ai eu l’honneur d’en diriger la plus grande partie. Elles ont permis de renouveler notre connaissance de la forteresse, de retrouver des bâtiments disparus et même de remonter jusqu’aux Gaulois.

C’est dans cette histoire en cours que s’est glissé Jean-Paul Robert. Un premier tome était axé sur le chantier de restauration de la forteresse, avec le meurtre de l’architecte qui en assurait la direction1. Ce nouveau roman s’appuie sur des fouilles archéologiques (inventées mais plausibles) et un moment dramatique dans les annales du château (bien réel) : la captivité des plus hauts dignitaires templiers en 1308, avant qu’ils ne fussent transférés à Paris pour y être brûlés vifs. Cet épisode est plein de résonances actuelles que je vous laisse découvrir…

Si les mystères, les trésors et les souterrains agacent les archéologues parce qu’il s’agit de clichés qui ont peu à voir avec la réalité de leur profession, j’apprécie qu’ils soient ici traités avec réalisme, loin des élucubrations et des fantasmes. C’est la grande qualité de Jean-Paul Robert que d’avoir su marier « la vraie vie » avec cet inépuisable réservoir de fictions plus ou moins folles que représentent les Templiers.

Alors, laissez-vous embarquer dans l’aventure haletante de Paul et de ses sympathiques ami(e)s. Ces tourangeaux ordinaires, sont plongés bien malgré eux au cœur d’un mystère venu d’un lointain passé, dans un jeu dont ils ne sont pas les maîtres. Jean-Paul Robert enrichit la légende de la forteresse de Chinon d’un nouveau chapitre. Et si ce qu’il raconte était vrai ?

Bruno Dufaÿ

Ancien directeur des fouilles de la forteresse

de Chinon

1. Du Rouge sang aux caves Painctes.

Prologue

Ta vie t’appartient, elle sera ce que tu décideras d’en faire. Une vie de soumission, de rébellion, de frustrations et de doutes, ou celle de ton accomplissement. C’est dans ces termes, qu’il n’avait jamais oubliés, que son père avait donné sa première leçon de vie à Paul Delaurier. Un père architecte de renom, brillant restaurateur de monuments historiques mais aussi, malheureusement, un coureur de jupons aussi effréné dans ce domaine qu’exigeant et intolérant dans tous les autres. Un père qui voulait faire de son fils l’héritier de son activité professionnelle, un peu comme on se transmettait une charge sous l’Ancien régime.

Les souffrances et les pleurs d’une mère trompée, les violentes disputes de ses parents puis leur divorce avaient trempé son caractère, lui avaient permis de s’opposer à la volonté du Pater familias pour suivre sa propre voie et se lancer avec succès en informatique. Après tout, n’était-ce pas son père qui avait affirmé si souvent que sa vie serait ce qu’il déciderait d’en faire ? Il n’avait fait que l’écouter après tout !

Puis le temps avait fait son œuvre, ils avaient renoué, timidement, sans effusion, se redécouvrant peu à peu au fil du temps. Jusqu’au jour du drame, deux ans plus tôt.

La vie est ce que l’on en fait. Peut-être. Mais qui peut prétendre dompter celle d’un autre et ses effets sur la vôtre ? Personne.

Chapitre 1

L’homme s’arrêta pour reprendre son souffle. Il s’appuya d’une main contre un chêne et lâcha la sacoche qu’il tenait de l’autre pour s’enfoncer le poing dans le côté, écartant le blouson qui semblait flotter autour de lui. Râpé aux coudes, taché, éraflé sur un côté, son col et celui de la chemise laissaient apparaître des taches de sang frais. Sa main glissa vers son genou droit, laissant apparaître un pan de chemise échappé de son pantalon tirebouchonné. La chute avait ravivé une vieille douleur oubliée, un ménisque un peu fragile. Maigre, le teint pâle, il avait les yeux enfoncés dans leurs orbites. Des yeux clairs, délavés, comme usés par le temps et les excès. Il scruta les alentours, écouta les bruits. Seuls ceux de la route, loin derrière, lui parvenaient, assourdis par la distance et les habitations qui avaient poussé un peu comme des champignons.

Rien d’inquiétant pour le moment, ses ravisseurs n’avaient peut-être pas réussi à le localiser. Sans ce ralentissement providentiel au rond-point de Beaumont, jamais il n’aurait réussi à sortir indemne du véhicule. Indemne… l’idée lui arracha un ricanement. Indemne avec le coude endommagé par un roulé boulé raté sur le macadam, une arcade sourcilière amochée et un genou sur le point de lâcher. Il se retourna une nouvelle fois, inquiet. Il en était certain, la portière du passager avant s’était ouverte et le gros type, le costaud, était sorti presque aussitôt pour le rattraper. L’autre, le chauffeur, n’avait pu que continuer. Sans doute s’était-il garé plus loin avant de partir lui aussi à sa poursuite. Mais qui étaient ces types, d’où sortaient-ils ?

Il se tâta la mâchoire, remua la nuque. Il ressentait encore les coups qui l’avaient sonné lorsqu’ils l’avaient kidnappé. Heureusement, aucun des deux n’avait réalisé qu’il était revenu à lui pendant le trajet et qu’il avait réussi à défaire ses liens à leur insu.

Des oies se mirent à cacarder bruyamment. Il avait maudit ces satanées bestioles lorsqu’il était passé près d’elles quelques minutes plus tôt mais là, il pouvait les remercier. Quelqu’un d’autre venait de les déranger, certainement ses poursuivants ! Il ramassa la sacoche et se remit à courir vers la crête en boitillant. Il connaissait bien l’endroit pour y être venu souvent à VTT et, avec un peu de chance, il y sèmerait ses deux agresseurs. Surtout si le plus gros était aussi poussif qu’il l’espérait. En prenant légèrement à gauche il rejoindrait un groupe d’habitations vers le Colombier ou les Caves aux Fièvres et demanderait de l’aide. Il repartit en claudiquant, traversa un chemin et s’arrêta brutalement, en proie au doute. Alignées comme à la parade, les vignes ne lui permettraient pas de se dissimuler. Il y serait trop vite repérable et piégé entre les rangées de ceps. Pris de panique il descendit une petite pente, repassa le chemin, traversa les quelques buissons de broussailles et d’arbustes maigrelets qui le longeaient et s’affala aussitôt, le pied bloqué par des ronces. Il jura, se redressa comme il put et s’arrêta. La sueur lui inondait le cou et les tempes, il haletait. Toutes ses douleurs, des cervicales au genou, l’envahissaient et remplaçaient insidieusement la peur qui lui avait donné le courage de s’enfuir. À quoi bon poursuivre une lutte inégale ? Autant renoncer et accepter une défaite inéluctable.

Une grosse pierre ronde, un peu plus loin, lui apparut comme le refuge idéal, le siège sur lequel il pouvait attendre sereinement ses bourreaux. Résigné, la mort dans l’âme, il s’y installa, déposa sa sacoche et les attendit en observant les alentours. Il n’avait jamais vraiment pris garde à cet endroit, son seul plaisir consistait alors à grimper des chemins et à dévaler des pentes en prenant garde à ne pas chuter. Mal nourrie par un sol peu profond et saturé de calcaire, la végétation environnante était basse, faite de ronciers et d’arbustes noueux, de lierre et de clématites sauvages aussi envahissantes que des lianes tropicales, de troncs abattus, à demi pourris, rongés par les mousses. Quelques arbres maigrelets parvenaient ici et là à émerger de ce fatras. Leurs racines plongeaient peut-être dans les nombreuses caves qui minaient le sous-sol des alentours.

Les cris des deux énergumènes, un peu plus haut, le ramenèrent soudain à la réalité et à son présent sans futur. Ces deux-là semblaient pourtant s’éloigner, se diriger droit sur les vignes et les habitations vers lesquelles il avait pensé se réfugier quelques instants plus tôt. Hésitant, il se releva prudemment, à l’écoute du moindre bruit, prêt à réagir au moindre mouvement. Ils s’éloignaient, le laissant seul, peut-être sauvé. En contrebas, au bout du chemin, il connaissait bien une petite route mais tellement peu fréquentée qu’il avait plus de chances d’y être repéré que d’y trouver du secours. Derrière lui, en revanche, après un petit plateau planté de vignes, protégé des regards par cette même végétation, il pouvait rejoindre des habitations ou la ferme de la Roche-Honneur. Et de là, le rond-point et son café, un asile que la sortie du passager lui avait interdit au moment de sa fuite. Il y avait aussi, tout près, la boulangerie et la Maison des vins. Accroupi, utilisant sa sacoche comme un bouclier, il s’engagea dans un passage de gibier pour traverser la muraille végétale en direction du plateau et de ses vignes.

Claudicant, griffé par les épines et les prunelliers, il émergea enfin au sommet du monticule. Épuisé par l’effort, les manches déchirées et farcies d’épines, la chemise trempée de sueur, il s’affala sur le sol, en plein soleil. Au loin, éclairé par un astre rayonnant, le château de Razilly étalait sa façade de tuffeau fraîchement restaurée, presque blanche. Son énorme pigeonnier de pierre aux murs moussus se fondait dans la masse végétale des bois environnants. D’ici, la petite route en contrebas restait invisible, mais au-delà, entre lui et ce petit château, des chevaux, une clôture en bois, des champs de maïs aux épis gonflés. Un paysage bucolique, une carte postale. Il ne manquait plus qu’un ruban rose, des licornes et une musique céleste. Il eut envie de rire. Comment pouvait-il apprécier maintenant ce paysage qu’il n’avait encore jamais pris le temps de le regarder ?

Les deux idiots lancés à sa poursuite avaient certainement atteint les maisons proches du vieux colombier et devaient fureter en se demandant où il avait bien pu se réfugier. Que le diable les emporte. Il était à l’abri, loin de leurs regards, et savait désormais de quel côté trouver refuge. À cette idée il fronça pourtant les sourcils. La route était en contrebas, mais lui avait continué à monter en la longeant. Il se trouvait donc au-dessus des entrées de caves auxquelles elle donnait accès. Une petite falaise d’une dizaine de mètres de hauteur taillée dans le tuffeau.

Des bruits, en bas, près du chemin qu’il avait traversé, attirèrent son attention. Les sens en alerte, il se souleva légèrement en pivotant. Un chien, un chevreuil, ou un sanglier ? Peut-être un promeneur égaré ou saisi d’une envie pressante ?

Au hasard d’une trouée il les aperçut, le gros et le maigre, ses agresseurs. Ils étaient revenus sur leurs pas et se dirigeaient vers le petit plateau où il s’était réfugié !

Il était redevenu leur proie. La douce béatitude qui l’habitait disparut soudain, brutalement remplacée par une nouvelle angoisse. Affaibli depuis sa sortie de prison, blessé, il n’était pas de taille à affronter ces deux truands. Il ramassa sa sacoche, se redressa sans bruit et s’enfuit aussi vite qu’il le put, dos courbé, en profitant de l’abri relatif des taillis et du maigre sous-bois. Il y avait bien une ou deux clôtures à franchir mais elles étaient rouillées et il se faisait fort d’y trouver un passage. Il suivit l’étroite bande boisée qui séparait le vignoble et le dénivelé des entrées de caves. Un trou de terrier le fit chuter lourdement alors qu’il tentait de regarder vers l’arrière. Son genou craqua, lui arrachant un gémissement. Plus que cinq cents mètres avant de retrouver la route devant la ferme, se dit-il. Un dernier sursaut pour atteindre les maisons, le rond-point et le café, de quoi se mettre définitivement à l’abri. Il redoubla d’efforts malgré les douleurs lancinantes de son genou et se rapprocha du bord de la dénivellation pour repérer un passage. Malheureusement la succession de caves taillées dans un coteau abrupt ne lui laissait aucun espoir de descendre et de rejoindre la route. Il était pris au piège. Avisant un arbre dont une branche était presque à sa portée, il s’apprêtait à tenter le tout pour le tout lorsque le bruit d’une voiture arrêtée, moteur tournant, lui fit craindre d’y être attendu. On l’avait peut-être rabattu comme un vulgaire gibier. Il n’avait pas d’autre choix que de remonter vers le sommet du coteau et, de là, rejoindre le centre du bourg comme il pourrait. Il se retourna, se débarrassa de sa sacoche et se jeta en avant à travers les fourrés. Un craquement à sa droite lui indiqua que ses poursuivants venaient d’obliquer eux aussi et qu’ils se rapprochaient. Il ne comprenait pas. Comment l’avaient-ils repéré puis retrouvé aussi facilement ? Et que lui voulaient-ils à la fin ?

Le souffle court et les jambes lourdes, il regarda à droite et à gauche, à l’affût du moindre indice sur leur position. Affolé, englué dans une situation qu’il ne maîtrisait plus, il remarqua soudain le toit d’une maison qui émergeait, pas trop loin, entre les arbres. Une lueur d’espoir. Il se précipita droit devant lui.

Masqué par la végétation, un trou béant, le plafond effondré d’une cave abandonnée, l’avala dans un craquement sinistre. Son hurlement mourut avec lui au beau milieu d’un tas de pierres. Il venait de s’empaler sur un des vieux piquets rouillés entortillés des barbelés qui avaient servi, un jour, à délimiter un orifice devenu mortel. Sur lui retombait une pluie de feuilles, de terre et d’humus. Un pétale de chèvrefeuille virevolta longuement comme un dernier hommage à sa souffrance.

Quelques instants plus tard, et une dizaine de mètres plus haut, un homme ramassait une sacoche avant de lever le pouce en direction de son compère.

Chapitre 2

Les derniers feux du soleil couchant irradiaient de rouge sombre les nuages déchirés sur le fond du ciel. En ville, les terrasses des cafés bruissaient des conversations de clients qui profitaient le plus longuement possible d’une agréable soirée d’été ou attendaient qu’une table se libère dans l’un des restaurants préférés des touristes. Les promeneurs déambulaient le long des quais, indifférents au regard que jetait sur eux la monumentale statue de Rabelais.

Hors de la ville, le long d’une route coincée entre la rivière et le coteau, la circulation, déjà réduite en temps ordinaire, se raréfiait de plus en plus. Au-dessus, caché aux regards des automobilistes par les habitations qui bordaient la route, le manoir semblait agrippé à la butte. Dressé au flanc du coteau, il paraissait ancré là par la seule force de ses puissants murs de soutènement. Il s’avançait, comme suspendu dans le vide, proue d’un promontoire formé par l’extrémité d’une large terrasse taillée dans le tuffeau. Deux tours aux toits pointus achevaient de le doter d’une note médiévale, lui dont les lettres de noblesse se résumaient à moins de deux siècles d’existence. Malgré ses dimensions et ses proportions presque parfaites, masquée à la vue d’automobilistes trop obnubilés par le trafic, la demeure offrait une discrétion absolue. Même de loin, depuis l’autre rive de la Vienne, l’imposante masse de la forteresse voisine forçait tant les regards que la présence, à quelques centaines de mètres, de cette construction plus modeste ne se remarquait pas. À l’opposé, depuis le haut de la colline, les hauts murs bordant la petite route d’accès ne laissaient poindre que les sommets ardoisés des deux tours.

Dans un couloir de cette discrète résidence, un homme raccrochait lentement le téléphone. Avec son costume bleu sombre à fines rayures, son port altier, celui que l’on prêtait autrefois à la noblesse, et des traits fins sur un visage lisse et régulier, Lord Balwood, douzième du nom, avait tout d’un dandy du siècle passé. Ses cheveux gris largement marbrés de blanc lui attribuaient un âge qu’il se défendait d’atteindre. Rien dans son attitude ni dans son visage ne laissait transparaître la moindre émotion. Seuls ceux qui le côtoyaient de près auraient pu remarquer une légère crispation des mâchoires et en déduire qu’il était peut-être contrarié.

Installé là depuis quatre jours, il préférait la solitude, sa solitude, celle qu’il imaginait aux esprits indépendants, aux êtres supérieurs, à ceux qui dominent leurs émotions et contrôlent celles des autres. Ceux qui le connaissaient ne le traitaient qu’avec déférence, comme s’il était différent, nimbé d’une aura particulière. Il s’était réservé un étage de la demeure et n’en sortait que rarement. Une habitude plutôt qu’un rituel, une habitude prise dès sa première visite dans la région. Ici il recevait peu, ses seules relations, des connaissances utiles plutôt que des amis, étaient désormais décédées. Et avec elles, une partie de ses projets.

Il saisit à nouveau le combiné et composa un code à deux chiffres.

— Je vous écoute, répondit son interlocuteur après trois sonneries.

— Vous êtes sans doute au courant de notre échec ? Un de plus…

— Je viens de l’apprendre. Ils n’ont rien trouvé.

— Et nous avons malheureusement perdu un de nos membres, un fidèle malgré sa dramatique erreur. Où en sont les travaux ?

— Ceux de la forteresse ? Ils avancent comme prévu, le passage devrait être accessible dans les prochains jours.

— Aucun risque ? Pas de soupçons ?

— Non. Le chantier est conforme et tout se fait dans les règles. Sauf ce petit détail à venir, bien sûr.

— La conservatrice de la forteresse ?

— Elle contrôle tout très régulièrement, mais nos intervenants seront vigilants. Et rien ne se remarquera jusqu’au dernier moment, de toute façon.

— Parfait. Restez prudent.

Toujours impassible il raccrocha puis se dirigea vers la pièce dans laquelle il se retirait chaque soir. Son lieu de méditation comme il aimait le définir, une immense bibliothèque. Les murs, habillés de rayonnages de bois sombre, proposaient au visiteur leur impressionnante collection de livres. Les plaquettes de cuivre gravé des étagères laissaient deviner un classement rigoureux, aussi rigide peut-être que leur propriétaire semblait l’être. Signe suprême d’opulence, ou concession au passé, des escabeaux à glissière et roulettes permettaient d’accéder aux rayonnages les plus élevés. Seul le mur opposé à l’unique porte d’entrée s’agrémentait de vitrines. Ouverte, l’une d’elles laissait apparaître quelques livres précieux au dos enluminé mais outrageusement accompagnés par quelques trophées sportifs. Une faute de goût surprenante dans cet univers proche d’une certaine perfection compassée. À gauche de l’entrée, le mur du fond ne se garnissait que de rayonnages bas surmontés d’une décoration faite d’anciens fanions et de gravures ésotériques visiblement anciennes. Aucune fenêtre, aucune lumière naturelle n’éclairaient jamais cette pièce.

Au centre, quatre fauteuils de cuir et une banquette entouraient une table basse qui supportait deux télécommandes et quelques bouteilles. Des cognacs. Il saisit une télécommande pour réduire l’éclairage puis une autre en s’asseyant.

— Il s’est encore trompé, murmura le Lord en se relevant aussitôt. Ce majordome a un vrai problème avec les verres !

Il se dirigea vers un des meubles, l’ouvrit, en examina les étagères quelques secondes et se saisit d’un large verre Normann dont le pied en forme de picot vint se caler entre ses doigts tandis que sa paume réchauffait déjà le fond du verre. Il s’assit à nouveau, posément, tout en choisissant du regard le cognac qui ferait son délice de la soirée. Un Château de Beaulon Extra Rare, issu de cépages épargnés par le phylloxéra. Il en admira le cuivré profond aux reflets chatoyants, huma, yeux fermés, ses parfums de bois exotiques, de moka, et de fruits secs. Comme à chaque fois, les souvenirs, les senteurs du parc du château, la luminescence de ses extraordinaires fontaines bleues – une résurgence des eaux du Massif Central – l’envahirent.

Il se cala dans son fauteuil, saisit à nouveau la télécommande et sélectionna son œuvre préférée, une interprétation très wagnérienne du Messie de Haendel. Cette orchestration particulière avait été dirigée et enregistrée par Sir Thomas Beecham en 1959, un maître qu’il avait rencontré à deux reprises dans sa jeunesse. Même les chœurs, les solistes, et surtout le ténor, avaient fait l’objet d’une sélection particulière, toute en puissance et en maîtrise. Il restait convaincu que seul Karajan, à l’apogée de son art, aurait pu rivaliser avec Beecham. Comme chaque fois, il songea à la grande exposition universelle de 1851 à Londres. On y regroupait, disait-on, jusqu’à deux ou trois mille exécutants pour interpréter le Messie au Crystal Palace. Il ne pouvait que s’imaginer le sentiment de puissance que ressentaient le chef d’orchestre et le chef des chœurs en dirigeant de tels groupes. Une époque bénie, pleine des certitudes d’un empire dominant le monde et les arts. Une époque de tous les possibles, celle au cours de laquelle ses prédécesseurs…

Il interrompit le cours de ses réflexions en songeant à l’appel qu’il avait reçu un peu plus tôt. Ce vingt-et-unième siècle ne méritait certainement pas sa prétention d’appartenir à l’ère moderne. De quelle modernité peut-on se réclamer lorsqu’une foule de minables se prennent pour des génies ou que des crétins émettent des avis péremptoires repris par des idiots ? Il soupira, une faiblesse rare qu’il ne s’autorisait d’ailleurs que dans la plus stricte solitude. Le contrôle de ses émotions était l’une de ses principales forces, autant que l’absence totale d’empathie. Il ne pouvait se les permettre. À aucun moment. Son regard magnétique et son impassibilité en imposaient à la plupart des gens. Peu avaient une force de caractère suffisante pour affronter son regard. Et les autres, il les dominait presque tous grâce à leur envie d’en savoir plus à son sujet. Leur intérêt pour sa personne diminuait aussi, peu à peu, le sien à leur égard. Un homme ne mérite pas la considération de celui qu’il ne peut affronter du regard, telle était la leçon qu’il avait apprise de son prédécesseur. Et qu’il transmettait désormais. Lentement.

Malgré la musique, son esprit s’imprégnait des informations qu’il venait de recevoir, en reliait les tenants et les aboutissants et tissait déjà la trame des décisions à prendre.

Le final du concert le tira de ses réflexions. L’interprétation aérienne et même cosmique de cette œuvre y était sublimée par la puissance toute tellurique, profondément terrestre, des chœurs. Cet antagonisme, la force qui s’en dégageait, irrépressible, le transcendait, le conduisait hors du monde, l’imprégnait d’un sentiment de puissance absolue. Il en avait besoin, besoin de se régénérer, de se fondre dans cette musique hors du temps, de l’espace et du misérable monde dans lequel elle avait cru bon de naître. Haendel avait convoqué l’univers entier dans cette œuvre et Beecham l’avait domptée. Peut-être cette musique était-elle d’inspiration divine, elle aussi. Mais de quelle divinité ? La vraie, celle qu’il servait, ou un de ses avatars ?

— Do what thou wilt shall be the whole of the Law, murmura-t-il en écartant les mains de part et d’autre de son visage.

Chapitre 3 - Dimanche

Le colonel Dufournet soupira en regardant sa montre. Une heure moins le quart. Encore une nuit saucissonnée par les problèmes. Et le week-end, comme d’habitude. Le smartphone à la main il s’éloigna de la chambre à coucher en direction de la cuisine et de son réfrigérateur. Un jus d’orange bien frais lui assouplirait la langue et le palais.

— Je vous écoute, lieutenant, annonça-t-il enfin.

— On a un cadavre sur les bras, mon colonel.

— Où ça ?

— À Beaumont, dans une vieille cave. Le légiste et les TIC, l’équipe technique, sont en route, ils ne devraient plus tarder.

— Une crise cardiaque ? Une rixe après boire ?

— Non, ça ressemble à un accident mais on a tout lieu de croire à autre chose.

— Vous pouvez être plus clair ?

— Le PSIG2 a été appelé vers vingt-trois heures trente par des voisins qui s’inquiétaient de cris et de bruits de moteur près de chez eux. Quand le peloton est arrivé il n’y avait plus personne mais ils ont noté des traces de pneus, des papiers et des canettes de bière qui traînaient sur le bas-côté. En fouinant un peu ils ont repéré un passage, un petit sentier…

— Venez-en au fait ! s’impatienta Dufournet.

— Ils ont repéré une cave abandonnée dans laquelle se trouvait… un corps.

— Ça ressemble à une bagarre ou un règlement de compte, non ? J’arrive, de toute façon.

— Je vous expliquerai sur place, je crois que c’est plus compliqué.

Le colonel raccrocha en haussant les épaules. Les caves… Ici tout semblait commencer et se terminer dans les caves. Arrêté à la porte de la cuisine, il hésita un instant avant d’y pénétrer et d’ouvrir le réfrigérateur. Il avala une rasade de jus d’orange, au goulot, regarda à nouveau sa montre et secoua la tête :

— La nuit porte peut-être conseil, mais à condition de pouvoir dormir ! grimaça-t-il.

* * *

Le colonel se gara près du camion qui transportait les groupes électrogènes et les systèmes d’éclairage. Même pris dans le halo des projecteurs de la gendarmerie, le sentier envahi par la végétation se devinait à peine. Un étroit passage, à peine marqué au sol et soigneusement dissimulé grâce à un cheminement en zigzag, donnait l’illusion d’un inextricable enchevêtrement de branches. Salué par un de ses hommes, le colonel Dufournet s’y engagea d’un pas décidé, en se protégeant des branches avec les avant-bras. Un peu plus loin, rectiligne et taillé dans la roche, le passage se faisait plus hospitalier. À une cinquantaine de mètres, au pied de la petite colline, il aboutit à une vaste cave taillée dans le tuffeau. Une grande salle prolongeait le chemin tandis qu’une autre s’ouvrait sur sa droite en laissant une sorte d’énorme pilier de soutènement entre les deux. La plupart des projecteurs et des enquêteurs présents se trouvaient sur sa droite, tandis que face à lui, au fond de la grande salle, se devinait une autre ouverture prolongeant le chemin vers un barrage végétal.

Deux hommes de l’équipe technique le saluèrent rapidement en passant près de lui alors que le lieutenant Georges venait à sa rencontre. Il y avait là tellement de lumière qu’il ne voyait encore rien de la zone sur laquelle tout le monde se concentrait.

— Par ici, mon comm…, mon colonel, se rattrapa Georges.

En clignant des yeux, Dufournet distingua un vague monticule vers le fond de la sorte de caverne mal dégrossie dans laquelle ils venait de s’engager. À droite du monticule se trouvait un bassin rectangulaire en béton d’une quarantaine de centimètres de haut et maculé de tags. Une sorte de fresque, un buste et une tête humaine déformés, celle d’un homme ou d’un cadavre en émergeaient, peints sur la paroi verticale.

— C’est quoi cet endroit ? grogna-t-il en remarquant une inscription « Salope T mort » sur le béton.

— Une cave abandonnée depuis longtemps mais qui sert de point de ralliement à des fêtards morbides et quelque peu tarés du coin.

— Bien planquée en tout cas.

— Sans eux, ce type serait resté empalé là pendant encore longtemps. Le chemin ne serait même plus visible ni accessible.

— C’est eux qui ont donné l’alerte ?

— Non, c’est un voisin un peu plus loin qui a appelé le PSIG. Il entendait des cris et des bruits de portière. Plusieurs motos, également. Ceux qui étaient arrivés les premiers ont dû paniquer et rameuter les autres puis tout le monde a dû filer sans demander son reste. On a retrouvé deux canettes de bière à moitié vides, elles ont coulé sur place. Et un mégot de cannabis. La panique quoi.

Ils s’étaient approchés du monticule. Le corps y gisait toujours, traversé par un épieu de fer rouillé dont l’extrémité, taillée en pointe, luisait encore de sang séché et de lambeaux de chair. Face contre terre, exposé de cette manière au feu des projecteurs, le malheureux aurait pu passer pour la victime expiatoire d’un mauvais film de série B.

— Et qu’est-ce qui vous permet de penser que ce type n’a pas été exécuté par le groupe de tarés qui squattent ici ?

— Le sang déjà séché avant que les gars du PSIG débarquent et surtout la force qu’il aurait fallu pour empaler quelqu’un sur ce pieu. Et à travers ses vêtements.

— Mouais…

Le smartphone du colonel émit une série de bips.

— On reçoit ici ? S’étonna-t-il en décrochant.

— Tant que l’on n’est pas sous la voute, oui.

— Dufournet. Je vous écoute, Gendron.

Il s’écarta un peu, revint sur ses pas, à la recherche d’un meilleur signal tout en écoutant son interlocuteur sans intervenir.

— Vous pensez vraiment que ça peut être lié ? insista-t-il. J’espère que la chute n’empêchera pas le légiste de nous le confirmer. Tenez-moi au courant si vous avez autre chose.

Georges se rapprocha en voyant son supérieur interrompre la communication.

— Du nouveau ?

— Gendron pense qu’il pourrait y avoir un lien avec une main courante enregistrée dans l’après-midi. Un type qui aurait sauté d’une voiture dans le rond-point, près d’ici, et se serait enfui vers les hauts de Beaumont. Il a été vu par deux piliers de bar. On a une description approximative de son allure et de sa veste.

— S’il a sauté d’une voiture qui roulait il doit en garder quelques traces. Malheureusement si c’est lui qui est tombé ici, on aura du mal à faire la différence. Sauf à relever des traces de goudron lors de l’autopsie.

— On verra bien.

Ils se dirigèrent à nouveau vers le monticule, à la rencontre du légiste qui enlevait ses gants.

— Alors, docteur Langlois ?

— Pfff… soupira le légiste, il va falloir l’extraire de son piège sans faire trop de dégâts, faute de quoi j’aurai du mal à faire la différence entre ce qui vient de son accident et ce que nous aurons provoqué.

— Mais vous avez bien quelques idées, s’impatienta Dufournet, des informations qui pourraient nous aider à lancer notre enquête. Il était mort avant de tomber ?

— Non. Il est bien mort en s’empalant sur ce bout de ferraille. Mais ce qui m’intrigue ce sont les traces de liens que j’ai observées aux chevilles et aux poignets. Ce type a été attaché ou ligoté. L’a-t-on libéré et poussé ou a-t-on coupé ses liens après la chute ? Je l’ignore pour l’instant mais l’autopsie devrait nous le dire. Ce qui est certain c’est qu’il était déjà mal en point avant de tomber.

— Je ne crois pas que ses liens, s’il en avait, aient été coupés après la chute, intervint Jacques, l’officier responsable de l’équipe technique. Nous n’avons relevé aucune empreinte de pas ni de traces permettant de croire que quelqu’un se soit approché à moins de cinq mètres depuis plusieurs jours.

— Même les fêtards ?

— Je pense que le spectacle les a vite refroidis et qu’ils ont filé sans demander leur reste.

— D’autres informations ? insista Georges.

— Vêtements farcis de feuilles, de ronces et d’épines de pruneliers, une veste sérieusement éraflée aux coudes, surtout le droit. Et aux genoux. Ce type s’est vautré dans les buissons et même sur du macadam à mon avis.

Georges et Dufournet échangèrent un regard.

— On a retracé une partie de son parcours près d’ici grâce à des fibres de vêtements et à quelques traces de sang, reprit le technicien. Les passages qu’il a empruntés m’incitent à penser qu’il était seul et en fuite. Malheureusement je ne peux pas éclairer toute cette colline, ni mettre du Bluestar3 partout. On remontera mieux son itinéraire quand il fera jour.

— Je vais superviser l’extraction de ce malheureux, annonça le docteur Langlois en s’éloignant. Je suis curieux de voir aussi l’état de son visage.

— On l’a identifié ?

— Non, intervint Georges, aucun document sur lui. À moins qu’il soit du coin et que quelqu’un le reconnaisse quand on verra sa tête. Et pour l’ADN et les empreintes il faudra patienter au moins jusqu’à demain, compléta le technicien.

Une vingtaine de minutes plus tard le corps était déposé avec précautions sur un brancard, les yeux tournés vers l’orifice qui avait entraîné sa chute.

— Le visage n’a pas plus souffert que le reste, nota le légiste. Hématomes, griffures, mais pas de traces d’étranglement…

— Attendez, murmura Georges en s’approchant. J’espère que…

Perplexe, il s’était penché en avant puis agenouillé, observant le visage de la victime avec une attention soutenue.

— Vous le connaissez ? s’inquiéta le colonel.

— N… non, pourtant je me demande…

Il se redressa en hésitant, recula sans perdre le cadavre de vue.

— Merde… dit-il soudain. Je me demande si ce n’est pas Chamoiseau. Il a beaucoup maigri et vieilli, mais…

— Chamoiseau ?

— L’antiquaire de Chinon qui était impliqué dans l’affaire Delaurier il y a deux ans. Vous vous rappelez, cette histoire…

— Ça ne fait pas partie des affaires que l’on oublie, coupa Dufournet. Il n’est pas en prison cet antiquaire ?

— Non, je crois qu’il a été libéré sous conditions. La juge Rabier considérait que les charges retenues contre lui manquaient de preuves tangibles. Le procès doit avoir lieu dans un mois ou deux, il me semble.

— Il ne manquerait plus que ça, pesta le colonel. On libère des gens mouillés jusqu’au cou dans des combines douteuses, et on s’étonne qu’il leur arrive des bricoles. Vous êtes sûr que c’est lui ?

— Pas totalement, mais…

— On peut vérifier ça rapidement, intervint Jacques, le responsable des TIC. Demain matin, première heure je vous confirme. Avec un peu de chance ça limitera nos recherches. Ça vous va ?

— Oui, grogna Dufournet, des chances de ce genre je m’en passerai bien. À deux semaines de mon départ… De toute façon, inutile d’ameuter le ban, l’arrière ban et la juge avant d’avoir des certitudes.

— Je vais tout de même prévenir le Procureur. On ne sait jamais, reprit-il en grimaçant.

2. Peloton de service et d’intervention de la gendarmerie

3. Produit qui permet de visualiser des traces d’hémoglobine du sang même lorsqu’elles ont été effacées.

Chapitre 4

La nuit avait été courte, trop courte. Mal rasé, bougonnant, ses petites lunettes rondes dissimulant mal des cernes de fatigue, le colonel Dufournet faisait les cent pas dans son bureau sous le regard perplexe de Georges et de Gendron.

— C’est peut-être un concours de circonstances sans lien avec…

— Je vous trouve bien optimiste, lieutenant. Un antiquaire libéré sur parole retrouvé mort, certainement assassiné ou au moins enlevé et séquestré, alors que son procès doit s’ouvrir dans un mois... Il va y avoir des hypothèses gratinées dans toute la presse. Et pas seulement.

— J’imagine. Surtout maintenant que nous avons la certitude que c’est bien lui qui s’est échappé d’une voiture avant de…

— On va passer notre temps à essayer de détricoter les inepties qui vont jaillir de partout. Les emmerdes ça vole en escadrille comme disait Chirac. Il avait tout compris lui. Au moins dans ce domaine.

— Il faudrait peut-être que j’en informe le fils Delaurier ? Avant que ça lui tombe dessus en écoutant la radio.

— Bien sûr ! Mais n’oubliez pas qu’il va être en tête de la liste des suspects. Attendez au moins qu’il soit levé et n’y allez pas trop brutalement.

— Allez-y, poursuivit-il en montrant la porte. Je rappelle le Proc et la juge. Tenez-moi au courant si vous avez du nouveau.

* * *

Dehors, comme si les événements et les éléments se conjuguaient, le ciel d’été de la veille avait disparu, remplacé par des nuances de gris sombre qui fusionnaient avec celui des ardoises. Les rues ruisselaient d’une pluie froide qui tombait obstinément depuis le petit matin. Une pluie si agitée par les bourrasques qu’elle semblait parfois s’écouler vers l’horizon. Face à la fenêtre, pensif, Paul Delaurier semblait observer les alentours pourtant largement masqués par les arbres de la propriété. Habituellement visibles, le haut du coteau et la statue du Sacré cœur disparaissaient eux aussi dans une grisaille presque uniforme.

Une sonnerie inhabituelle le tira de sa rêverie. Le téléphone de la ligne fixe. Il fronça les sourcils. Personne ne l’appelait jamais à ce numéro, surtout un dimanche matin. Il attendit que l’appelant décline son identité, seule parade efficace aux indésirables des plateformes d’appel.

— Gendarmerie nationale, lieutenant Georges.

Paul se précipita, inquiet qu’il puisse être arrivé quelque chose à Patricia.

— Paul Delaurier. Bonjour lieutenant. C’est grave ?

— Bonjour Paul. Je suis vraiment désolé de vous déranger ce matin. Rien de grave, rassurez-vous, mais auriez-vous quelques minutes à m’accorder ?

— Bien sûr. Ça concerne Patricia ?

— Non, pas du tout. Il s’agit d’une simple information à propos d’un fait divers que vous risquez d’apprendre par la presse ou la radio.

— Dites-moi.

— Vous vous souvenez de Chamoiseau, l’antiquaire chinonais impliqué dans le réseau qui était à l’origine de la mort de votre père ?

— Hélas, oui. J’ai appris et profondément regretté que la juge d’instruction lui accorde une libération conditionnelle à un mois du procès. Je me demande parfois…

— Il n’en aura pas profité longtemps. Il est rentré chez lui, à Avoine, mardi, et nous avons retrouvé son corps cette nuit dans une cave abandonnée de Beaumont.

— Il s’est suicidé ? Ce salopard était lâche en plus !

— Ce n’est pas un suicide mais un homicide. C’est d’ailleurs la raison de mon appel. Vous figuriez sur la liste des suspects, bien sûr, mais nous avons déjà pu vérifier que vous aviez un alibi.

— Encore heureux ! répliqua le jeune informaticien déjà prêt à s’emporter. Si j’ai un alibi je ne vois plus la raison de votre appel.

Il était sur le point de raccrocher.

— Il est important que je vous explique la situation, insista le lieutenant. Je continue ?

— Allez-y. Au point où nous en sommes...

— Il s’est échappé d’une voiture hier, après avoir défait ses liens. D’après nos observations il a été poursuivi par son ou ses ravisseurs et rattrapé avant d’être précipité dans un trou où il est décédé. Je vous passe les détails, l’enquête ne fait que commencer. Ce que je vous dis sera rapidement dans les journaux régionaux et peut-être plus.

— Très bien, déclara Paul avec froideur. Et que voulez-vous que j’y fasse ou que je vous dise ? Que j’ai des regrets ? Ce n’est pas le cas, loin de là. Malheureusement il échappe à son procès mais il n’a que ce qu’il mérite.

— Je ne ferai aucun commentaire, répliqua Georges, piqué au vif. Si je vous appelle c’est par pure solidarité. Cette affaire vous touche de près, je sais combien elle a été, et reste, douloureuse pour vous et je ne voulais pas que vous appreniez cette péripétie par la presse. Mais, surtout…

— Surtout ? se radoucit Paul.

— Il est possible que les journalistes exhument à nouveau les détails de « l’affaire » pour tenter de la relier à cet homicide. À un mois du procès, ce serait une aubaine pour eux.

— L’enquête est close me semble-t-il et les derniers complices encore en vie sont derrière les barreaux en attendant leur procès. Donc pour moi cette affaire appartient au passé.

— Pour moi aussi, mais les journalistes ne se satisfont pas toujours des évidences.

— Merci de m’avoir prévenu, lieutenant, j’apprécie votre prévenance.

— Passez une bonne journée.

Paul, pensif, conserva le combiné dans la main un long moment avant de le déposer sur son socle. L’appel l’avait troublé, bien plus qu’il ne voulait le laisser paraître. Malgré les deux années écoulées, cette affaire continuait à hanter certaines de ses nuits d’insomnie. Le meurtre de son père, le réseau de trafiquants d’antiquités, les illuminés à la recherche d’un hypothétique trésor des Templiers, le souterrain et la salle découverts avec l’aide de Gérard, son ami d’enfance. Et, seul bonheur de cette période, sa rencontre avec Patricia, la jeune gendarme avec laquelle il partageait désormais sa vie. Enfin, une très grande partie de sa vie.

Le regard dans le vague, il se remémora avec nostalgie la cérémonie qui avait marqué la fin des travaux de restauration du château, sous un chaud soleil d’été. Il eut été dommage que le mauvais temps vienne gâcher l’ouverture au public de cette belle réalisation, le chef d’œuvre de son père. Le château n’aurait certes jamais plus ni le prestige ni l’aspect qui furent les siens aux plus belles heures de Charles VII et de Louis XI, mais sa nouvelle robe restituait au moins un peu de la force sauvage qui l’avait caractérisé durant tant de siècles. Paul ne regrettait qu’une chose : que la célèbre salle de la Reconnaissance, celle où, selon la légende, Jeanne d’Arc avait reconnu le dauphin sans l’avoir jamais vu, n’ait pas été reconstruite et restituée dans son état d’origine.

Plongé dans ses pensées, Paul se dirigea machinalement vers la salle de bain. Si le principal coupable n’avait pas été assassiné lui aussi, l’affaire aurait sans doute été démêlée plus vite et les responsabilités des complices mieux connues. Mais que faire à part attendre le procès ? Il hésita. Risquait-il d’être reporté à cause de ce nouvel assassinat ? Aucune raison, il ne pouvait y avoir aucun lien entre ce nouveau meurtre et une affaire close depuis deux ans.

Il se retourna, revint vers son bureau, avant de se décider à prendre sa liseuse électronique pour se changer un peu les idées. Quelle heure ? Onze heures et toujours pas douché ! Un drôle de dimanche. Paul avait l’habitude de flemmarder le dimanche matin, surtout lorsque Patricia était absente, mais aujourd’hui… record !