Un passé pas si simple - Jean-Paul Robert - E-Book

Un passé pas si simple E-Book

Jean-Paul Robert

0,0

Beschreibung

L’arrestation, par Daphné, d’un de ses anciens amis d’enfance va lui attirer peu à peu des haines de voisinage. De vieilles rancœurs locales vont resurgir et s’attiser. Alors que Daphné est chargée d’enquêter sur de possibles trafics de mères porteuses, une lettre anonyme va affirmer que Daphné n’est pas la fille légitime de ses parents.

De mépris en doutes puis en quasi-certitudes, commence alors pour Daphné une lente descente aux enfers aussi bien professionnelle que familiale. La recherche d’une vérité introuvable tourne peu à peu à l’obsession jusqu’à ce qu’une partie du mystère s’éclaire enfin. Le choc est immense et risque de détruire brutalement le bel édifice familial. Pourtant cette quête est désormais le seul horizon de Daphné, elle ira jusqu’à l’aboutissement ultime de cette longue descente aux enfers.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Cinq romans policiers, des nouvelles, trois monographies historiques et un témoignage de son expérience de vie en Égypte prouvent la diversité de la plume de Jean-Paul Robert. Ses romans et nouvelles ont reçu plusieurs distinctions (Prix de la nouvelle Short-Edition du printemps 2015 ; Prix de l’lle en 2016 et Prix du roman régional, Saumur en 2018 et 2019 pour ses romans policiers). Il vit à Beaumont-en-Véron (37).

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 278

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Jean-Paul Robert

Un passé pas si simple

Enquête en Rabelaisie

Du même auteur

(https://auteur-jprobert.com) :

Romans chez Geste Éditions :

Le Maître du jeu (2021)

Un Festival d’enfer (2020)

La Fille qui fredonnait (2019) – Prix Saumur 2019

Autres romans :

In the Claws of an Angel (2018)

Dans les Griffes d’un ange – Prix de L’Île 2016

Du Rouge sang aux caves Painctes (2015)

Histoire et témoignages :

La guerre des bronzes (2022)

Au-delà du rideau de fer (2022)

Les Pyramides et les mystères de Khéops (2018)

Le Journal d’Égypte (2017)

Une étonnante Affaire (2016)

Nouvelles :

Lettres vitriolées (2017) Recueil de nouvelles

L’épave et son trésor (Prix du Printemps 2015)

Le Secret de Jeanne (2015 - Femme Actuelle)

©  – 2023 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

À la mémoire de Cédric,

mon neveu décédé bien trop jeune.

Prologue

Hébétée, les bras ballants, Daphné recula instinctivement jusqu’au mur. Même ses pires missions ne l’avaient jamais confrontée à autant d’émotions et de stress. Elle sentit ses nerfs la lâcher et se mit à trembler, incapable de se maîtriser. Son arme de service encore tiède lui échappa des mains avant de toucher le parquet avec un bruit sourd. Les larmes jaillirent, accompagnées de violents sanglots secouant un corps qu’elle ne contrôlait plus. Elle laissa son dos glisser le long du mur avant de s’effondrer sur le sol. Ses yeux ne se détachaient pas de la scène et des corps de ses parents qui gisaient à quelques mètres d’elle, plongés dans un sommeil éternel. Tout s’était joué en quelques minutes et ces quelques minutes les avaient définitivement libérés de leurs contingences terrestres.

Elle poussa un hurlement de rage. Elle leur en voulait d’être partis de cette manière. Elle s’en voulait de n’avoir pas compris plus tôt et d’avoir été incapable de maîtriser la situation.

Le sang coulait encore autour des deux corps, les nimbant d’une auréole rouge qu’elle contempla longuement, comme s’il s’était agi d’une œuvre d’art, avant de la trouver ridicule. Mais quelle importance ? Voyaient-ils cette triste scène eux aussi ? Leurs âmes planaient-elles au-dessus de la pièce, observant avec nostalgie les restes de leurs enveloppes charnelles jetées au sol comme de vulgaires emballages vides ? La voyaient-ils, elle, effondrée, pleurant à chaudes larmes sur un passé disparu, fondu au feu de la violence, des passions, du temps et des mensonges ?

Peut-être avaient-ils revu leur passé et les jours heureux, ceux qui paraissent toujours ensoleillés, remplis de rire d’enfants et animés par leurs jeux. En conserveraient-ils à jamais le souvenir tels que la mémoire les enjolive au fil de ses oublis ou avaient-ils déjà disparu dans un néant éternel, jetés aux oubliettes avec les pires drames de la vie ?

Le spectacle de la mort est peut-être le seul moment où chacun de nous se pose de vraies questions sur la vie. Celle des autres et la sienne. Sur tout ce qui a précédé et que l’on a laissé filer au gré de nos insouciances ou de notre égoïsme parfois. Ces instants, Daphné les avait déjà souvent vécus au hasard de ses interventions ou au déroulé de ses enquêtes, mais elle n’avait jamais ressenti cette douleur, ce besoin de questionnement avec la même intensité. Cette fois il ne s’agissait plus de cadavres anonymes, de gens dont elle découvrirait l’importance, la misère ou les turpitudes, plus tard. Cette fois elle faisait face à sa famille, à ses propres angoisses et à ses doutes. En les regardant elle songea soudain que la mort n’était peut-être qu’un ultime renoncement, l’oubli définitif des erreurs passées, la dernière preuve d’une lâcheté que l’on a traînée toute une vie sans oser la regarder en face ni en assumer les conséquences.

Elle se leva enfin, lentement, le dos collé au mur pour soulager des jambes flageolantes, attendit encore quelques instants avant de ramasser son arme. Elle enleva le chargeur, vida la culasse sans même la regarder et remit le Sig Sauer dans son étui. Des réflexes professionnels qui lui parurent soudain bien puérils. Des larmes jaillirent à nouveau, ruisselant sur des joues déjà inondées d’eau amère. Elle les sécha d’un mouvement saccadé avec le revers de sa manche gauche. Combien de temps était-elle restée ainsi, prostrée, secouée par des crises de larmes qui ne s’arrêtaient que pour reprendre de plus belle ? Elle aurait été bien incapable de le dire.

Il lui fallait pourtant appeler son équipe et le labo pour les constats. Quels constats ? Ce qu’il s’était passé n’était que trop clair. Dramatiquement clair. Et si compliqué pourtant. L’aboutissement de deux vies, celui de mensonges trop longtemps partagés ou subis, celui de l’incommunicabilité, celui des certitudes de l’un et du désarroi de l’autre. La vie, la mort, deux compagnons de route qui cheminent côte à côte jusqu’au moment où la seconde décide de siffler la fin de partie.

Daphné soupira, jeta un dernier regard sur les deux corps et se dirigea vers la cuisine en les contournant. Elle s’arrêta face à la fenêtre du salon, posa la main sur le dossier du grand canapé de cuir et jeta un long regard mélancolique sur le verger. Les pommiers étaient blancs, couverts de fleurs annonciatrices d’un automne chargé de fruits. L’hiver avait été doux et le printemps prophétisait déjà un bel été. Des fleurs, des feuilles, des fruits qui précèdent la morsure du temps, du froid et de l’obscurité. Elle ferma les yeux, espérant entendre encore les rires des enfants dans le verger, les rires de l’innocence et du printemps de la vie. Les rires d’un passé disparu à jamais. Un silence de mort lui répondit. Elle soupira.

Au loin, le paysage lui semblait figé lui aussi. Un simple décor. Perchée sur la colline d’en face, la silhouette immuable du Coudray-Montpensier dessinait fièrement ses tours médiévales et ses toits en poivrière sur un indécent ciel bleu. Attendait-elle le retour de son illustre voisin, Maître Rabelais en défiant le temps ? Le temps… Un mot qui n’aurait jamais plus la même importance pour Daphné. Elle s’octroya celui de se passer un peu d’eau sur le visage pour effacer ses larmes avant d’appeler.

Chapitre 1

Un an plus tôt

La porte de la douche coulissa lentement, à peine retenue par la main gauche tendue derrière elle. De la droite, Daphné saisit la sortie-de-bain qui, suspendue à une patère murale, arborait son monogramme brodé à la main. Une frivolité qu’elle s’était permise lors de sa dernière promotion. Après tout, les revenus d’Hubert, son mari, cumulés aux siens leur permettaient largement quelques fantaisies occasionnelles. Et même au-delà. Mi-longue, son épaisse chevelure auburn ruissela quelques secondes sur les épaules avant qu’elle les entoure d’une serviette-éponge. Daphné essuya d’un revers de manche la buée qui s’était formée sur le miroir. Un nez duchesse apparut d’abord, aussitôt suivi d’une bouche droite aux lèvres fines. Une petite fossette se dessina au centre du menton, puis la manche fit émerger deux yeux en amande pailletés de vert. La buée se reforma presque aussitôt, provoquant un soupir agacé.

— Tu es prête ? interrogea Hubert depuis la chambre.

— Dans cinq minutes !

— Je compte un quart d’heure alors ? On va être en retard.

— Tu exagères. La nounou est arrivée ?

— Elle a commencé à occuper les enfants. On n’attend plus que toi. Je sors la voiture du garage.

— Oui, j’arrive.

Daphné n’appréciait que modérément ces soirées entre juristes et avocats, ces soirées vaguement mondaines au cours desquelles ne s’échangeaient finalement que des potins, des banalités et quelques bruits de couloir entre petits fours et flûtes de champagne. Son activité professionnelle, maintenant connue de tous ou presque, ne lui valait plus les regards surpris et parfois même déconcertés qui l’accueillaient parfois au début. Une femme flic au milieu de tous ces spécialistes de la libération de coupables !

Une intruse, c’est ainsi qu’elle se voyait lors de ses premières soirées en leur compagnie. Accompagner Hubert, son mari avocat qui espérait bien devenir bâtonnier un jour, faisait partie des obligations négociées avant même leur mariage. Elle n’y échappait que lorsqu’elle était de permanence. Il arrivait même parfois qu’elle accepte de remplacer un collègue juste pour s’éviter ce qu’elle considérait toujours un peu comme une corvée. Bâtonnier… Elle n’était pas si pressée qu’Hubert atteigne son objectif et elle, la place à sa droite. Un peu comme une potiche décorative. La cible de tous les regards et, certainement, de bien des critiques… Un cauchemar planqué sous des sourires amènes, de sympathiques remarques à double sens et des questions insidieuses. Dans ce milieu on n’assassinait qu’à mots couverts et à fleurets mouchetés de fiel.

Elle secoua la tête avant d’éteindre le sèche-cheveux. Ils étaient en place et resteraient naturels. Un maquillage léger suivi de quelques traces d’un rouge pâle égayèrent ses joues puis ses lèvres. Les sourcils maintenant. Ses gestes étaient rapides et précis mais elle détestait ce rituel, cette tenue de camouflage comme elle se plaisait à l’appeler par dérision.

Un quart d’heure plus tard, les dernières recommandations données aux enfants et à leur gardienne d’un soir, elle se précipitait vers la Tesla qui l’attendait en silence dans la cour.

— Bravo, je ne pensais pas que tu tiendrais le timing. Enfin celui que j’avais prévu… plaisanta Hubert.

— Dans mon métier le timing est toujours vital, tu l’oublies.

— Et surtout pour l’alibi de ceux que tu essaies de coincer. Où étiez-vous, chère madame, le 27 janvier 2001 à 10 h 23 ?

Elle se tourna vers lui en secouant la tête.

— Prête à faire une connerie. Avec un méchant dragueur devant une mairie il me semble. Il était encore mince à l’époque.

Ils éclatèrent de rire à l’unisson.

— Tu devrais quand même faire un peu attention, murmura-t-elle quelques secondes plus tard.

— Mais je fais attention, soupira-t-il.

Avec son mètre quatre-vingt-cinq, Hubert était un beau quadragénaire malgré le quintal affiché sur la balance. Les muscles de ses années sportives s’étaient un peu relâchés mais ils lui conservaient une belle prestance. Cheveux bruns très courts, lunettes classiques à monture d’écaille, nœud papillon et chemise blanche sous un costume bleu nuit, il avait toute l’apparence d’un homme aux goûts classiques et aux affaires prospères. Ce qui était le cas.

Situé dans un parc boisé qui dominait la ville, le restaurant avait élu domicile dans un ancien manoir niché au bord d’un petit promontoire. Hubert glissa la voiture entre deux arbres délimitant une place de parking encore éclairée par un soleil orange. Ils hésitèrent à peine en accédant à la réception et, sur un geste de confirmation de l’hôtesse d’accueil, se dirigèrent immédiatement vers la terrasse extérieure et ses colonnades de pierre. Les invités s’y pressaient déjà, le verre à la main, tandis que deux serveuses circulaient entre les petits groupes qui s’étaient déjà formés. Deux convives les saluèrent en s’inclinant légèrement, de loin et la flûte vaguement tendue vers eux. Ils les rejoignirent.

Le cocktail traînait en longueur, obligeant la jeune femme à circuler de groupe en groupe. Elle se contentait le plus souvent d’acquiescer aux propos des uns et des autres, de répondre par une boutade à des questions qui ne la concernaient pas vraiment. Bref de papillonner dans la meilleure tradition des bonnes sociétés. Elle observait malgré tout que quelques groupes se constituaient toujours de la même manière. Ou encore que certaines femmes semblaient surveiller du coin de l’œil un mari très intéressé par celle d’un collègue. Ou encore par une collègue. Lorsqu’elle y réfléchissait, sa manière de contempler les autres et leurs attitudes, parfois d’en tirer des suppositions, lui paraissait tellement liée à son activité professionnelle qu’elle allait jusqu’à s’en inquiéter.

La salle qui leur était réservée pour le dîner était presque toujours la même dans ce restaurant. Moulures en stuc courant le long des murs à l’angle du plafond, rosaces au milieu desquelles pendaient de grands lustres au classicisme presque désuet, épais rideaux de velours grenat retenus par d’amples cordelières, tout ici respirait l’opulence à l’ancienne. Un hymne à la ringardise prétendait même Daphné au début, ce qui avait le don d’agacer Hubert aux goûts plus classiques. Avec le temps malgré tout elle avait fini par accepter cette ambiance comme on cesse de remarquer les travers sans conséquence de vieux amis.

Commencé en retard, le dîner lui parut encore plus pesant. Elle n’avait pas pris garde au fait qu’Hubert n’avait regroupé autour d’eux que des anciens bâtonniers, ce qui donnait à leur table l’allure d’une rencontre d’anciens combattants. Cultivés et fins, ils formaient pourtant une belle tablée propice aux conversations de haute tenue et aux mots d’humour de qualité. Le plat principal savouré, un tournedos Rossini aux baies roses et revenu au Floc de Gascogne, ils avaient malheureusement commencé à ressasser des histoires anciennes. Puis exhumé des bribes de procès gagnés ou perdus, avant d’évoquer des personnages hauts en couleur croisés au cours de leurs carrières communes. Au détour de certaines anecdotes, Daphné parvenait toutefois à suppléer Hubert par un commentaire, une question, une remarque. La politesse et la force de l’habitude y tenaient, chez elle, plus de place que l’intérêt réel de la conversation. Elle sursauta pourtant lorsque son voisin de droite évoqua un nom.

— Excusez-moi, réagit-elle soudain, je n’ai pas bien compris. Vous parlez d’Anton Doubrovsky ?

— Oui. Vous le connaissez ?

— Nous avons mené une enquête à son sujet il y a une ou deux semaines. Affaire assez sordide de violences sur sa femme. Dénonciation faite par des voisins restés anonymes. Et, bien sûr, dénégations de la supposée victime, comme trop souvent. Puis un classement sans suite évidemment, soupira-t-elle.

— Ces affaires sont toujours compliquées. Entre les fausses accusations et…

— Stop, réagit sèchement Daphné, s’il vous plaît. Un peu de décence. Ce type est une véritable brute, il fait peur à tous les gens du coin et sa femme avait suffisamment de traces de coups pour…

— Tu as raison, Daphné, malheureusement nous ne pouvons pas protéger des gens qui ne le veulent pas, coupa Hubert pour tenter de détourner la conversation.

— Ils ne le veulent pas… ricana sa femme, en posant sa serviette sur la table. Ils ne le veulent pas parce que nous sommes incapables de les protéger. C’est notre lâcheté, appuyée par les demi-mesures prises dans les tribunaux, qui alimente cette absence de volonté.

— Ce que je voulais dire, reprit le voisin de droite surpris par le tour que prenait la conversation, c’est qu’il s’est adressé à mon cabinet pour déposer une plainte.

— Elle est bonne celle-là, ricana Daphné.

— Je ne peux évidemment pas en parler ici mais ça n’a strictement rien à voir avec ce que vous évoquez, ma chère Daphné. Nous sommes même à des années-lumière d’affaires de violences. Conjugales du moins.

— Vous pensez que nous serons susceptibles d’intervenir ou d’enquêter ?

— C’est peut-être plus compliqué que vous ne pensez. Il hésita quelques secondes en se tournant vers elle pour la regarder, mais ce n’est pas totalement exclu. Le Procureur décidera, bien sûr, et d’abord de la suite à donner s’il juge cette plainte recevable ou non.

Surprise par l’attitude et par l’expression ambiguë de son interlocuteur, Daphné n’insista pas.

— Le dessert me paraît bien sympathique, intervint Hubert pour détourner la conversation tout en parant au silence qui risquait de s’installer.

— Un chiboust miel et safran, la grande spécialité de la maison, annonça la convive placée face à Daphné. Compagne du voisin de cette dernière, elle n’avait cessé de lui jeter des regards impérieux, comme pour lui demander de se taire et de passer à autre chose.

Perdue dans ses pensées, Daphné ne releva pas. Elle détestait ce genre de situation, celles dans lesquelles des mots sont échangés sans l’être vraiment, où des sous-entendus sont exprimés sans l’être tout à fait. Peut-être se faisait-elle des illusions, mais ce type, cet Anton, avait tout du vicieux retors et surtout pervers. Accuser les enquêteurs d’agir en dehors des procédures légales ou en exerçant des violences était tout à fait dans ses cordes. Il était suffisamment tordu et violent pour s’être même trouvé des témoins prêts à jurer n’importe quoi.

Chapitre 2

Mercredi 5 juin

Sa voiture garée à la place qui lui était réservée, Daphné se dirigea rapidement vers l’entrée des bureaux. Dans sa quarantaine épanouie, les boucles de son épaisse chevelure aux légers reflets roux cascadant sur le col de son pull bleu marine, la silhouette longiligne et musclée de la jeune femme passait rarement inaperçue. Elle accéda d’un pas décidé au porche monumental qui desservait l’entrée du public mais aussi les couloirs du rez-de-chaussée de la caserne. Cette survivance de l’époque où les calèches du second empire transportaient encore les officiers supérieurs de la maréchaussée l’impressionnait toujours. Elle admirait cette société qui avait érigé tant de bâtiments, de mairies et d’édifices publics en une quinzaine d’années. Sans oublier les débuts du chemin de fer ou l’embellissement de Paris. Les couloirs et les bureaux de l’époque étaient-ils à l’image de ceux d’aujourd’hui ? Mal entretenus, poussiéreux, parfois délabrés, ils donnaient, à ses yeux, une piteuse image de la puissance publique. Elle longea la série de petits bureaux alignés à sa gauche. Mal éclairés, ils contrastaient avec les hautes baies vitrées ouvertes à droite sur l’immense cour intérieure.

Elle salua le chef Gendron, un géant débonnaire qui se hâtait lentement vers le bureau d’accueil un dossier à la main, et s’engouffra dans l’escalier vers le premier étage et les bureaux de son équipe. Une équipe… Elle se désolait de n’avoir, elle, que trois équipiers directement sous ses ordres malgré son grade. Aaron, dit le play-boy, la jeune Léa, encore en formation, et Lino une sorte d’armoire à glace un peu courte sur pattes et à l’impressionnante mâchoire carrée. Surplombées par un nez de boxeur, ses puissantes mandibules parvenaient à faire oublier qu’une bouche se trouvait juste au-dessus. Lino affirmait que ses parents avaient choisi son prénom par dévotion envers l’acteur. Mais par quel mimétisme incroyable avait-il pu grandir ensuite en cette sorte de caricature du célèbre « Gorille » s’interrogeait toujours Daphné.

Elle en était là de ses réactions matinales en ouvrant la porte du bureau de ses trois collègues.

— Salut, patronne, grogna Lino en camouflant maladroitement le mégot éteint qu’il avait au bec.

— Bonjour, mon lieutenant, clama Léa en se redressant tandis que Aaron se contentait d’un salut accompagné d’un sourire.

Il passe son temps à sourire, songea Daphné tout en se remémorant la manière dont Aaron savait se montrer impitoyable lors des interrogatoires. Un visage angélique capable de passer instantanément d’un sourire compréhensif à un masque aussi fermé que la brutalité de sa réplique ou de sa question.

— Rien de spécial ? La routine ? interrogea Daphné sans répondre à leurs salutations. On fait le point dans un quart d’heure. Ah… Du nouveau sur Anton Doubrovsky ?

— Non, pourquoi ? s’étonna Lino. Ce type a l’air plus sournois qu’une fouine mais je pense qu’il va passer sous les radars maintenant qu’il nous a vus chez lui.

— Espérons-le.

— On a peut-être des infos sur le cambriolage du garage. Faut voir, ajouta Aaron.

— Vous me direz ça à la machine à café.

Toujours préoccupée par la conversation de la veille, elle se dirigea vers son antre, un espace vitré créé en rognant sur l’immense salle attribuée à son équipe, et s’affala dans son fauteuil. Elle aimait l’ordre et son bureau ne portait que quatre chemises d’affaires en cours. Le reste et la plupart des données étaient rangées au chaud sur le disque dur du PC qu’elle alluma sans attendre. Mot de passe suivi du code de validation qu’elle avait tenu à ajouter par mesure de sécurité supplémentaire. L’écran afficha la messagerie après quelques secondes. Une quinzaine de dossiers transmis à de multiples destinataires, des rappels de réunions, quelques courriels sans intérêt. La routine. Une source de temps perdu. Certains collègues trouvaient sans doute qu’envoyer une profusion de notes et d’informations était une preuve d’importance. Ou même d’existence, songea-t-elle en soupirant.

Elle saisit la chemise verte qui paradait sur le dessus de sa petite pile et la posa un peu plus loin pour prendre la bleue, juste dessous. Une enquête de routine, celle qu’avait évoquée Aaron à son arrivée, dont elle parcourut à nouveau les pages d’un œil distrait. Le pillage d’un entrepôt d’accessoires automobiles dans la zone commerciale du Blanc Carroi. Rien de très palpitant. Aaron et Léa s’étaient coltiné les constats puis les dépositions des employés et du gérant. L’alarme avait été oubliée la veille, comme par hasard, et personne n’était réellement chargé de la contrôler à la fermeture. Les enquêteurs étaient convaincus que le hasard n’avait joué aucun rôle, à la différence d’un employé indélicat. Ou de plusieurs.

Les empreintes ne servaient à rien puisque seules celles du personnel avaient été relevées sur les portes et les différentes armoires fracturées. Il ne restait plus qu’à attendre la réapparition d’une partie du matériel sur les sites de vente en ligne. Elle soupira. Que pouvait-on attendre comme révélations soudaines ? Un témoin ?

Elle allait s’emparer du suivant, jaune celui-là, lorsque le commandant fit son apparition dans le bureau de son équipe. Enguerrand Delannoy la faisait irrésistiblement penser à un vieux noble, l’héritier racé et fier d’une longue lignée inscrite dans l’histoire de son pays. Affable et courtois, Delannoy savait aussi être un agréable compagnon des rares festivités de la compagnie tout en préservant son autorité.

Son dossier à la main, la jeune femme se leva et sortit du bureau pour saluer son supérieur.

— Tout va bien, lieutenant ? s’enquit aussitôt le commandant en lui serrant la main. Ce dossier avance ? compléta-t-il aussitôt en désignant la chemise. C’est le cambriolage, je suppose ?

— Pas grand-chose à se mettre sous la dent pour l’instant. Pas d’effraction, pas de caméras, aucun témoignage. On ne risque pas d’aller très loin.

— N’y perdez pas trop de temps. J’ai l’impression que le propriétaire sera très heureux de ventiler une partie de ses stocks aux frais de son assureur.

— C’est une piste ? s’amusa Daphné.

— Comment savoir ? Je vous vois tout à l’heure ? Onze heures dans mon bureau, ça vous ira ?

Il se tourna légèrement vers Aaron qui venait de réagir par un léger mouvement des mains.

— Je vous laisse travailler, reprit-il aussitôt en s’éloignant sans attendre la réponse de Daphné.

Le commandant à peine parti, la jeune femme jeta un regard vers ses trois équipiers et se dirigea vers la machine à café qui trônait dans un angle du bureau :

— Un expresso bien tassé et vous me racontez vos histoires ? Que j’aie au moins quelques billes de plus pour la réunion…

— C’est rapide, grogna Lino. Un des employés aurait raconté dans un bar qu’une partie des matériels volés, les plus gros, avaient déjà disparu l’après-midi d’avant.

— Des racontars de bistro, s’agaça-t-elle. Un salarié qui se vante ou qui veut nuire à son patron. Que voulez-vous que je fasse avec ça ?

— Je suis allé voir un de ses collègues, reprit Aaron. Un que j’avais trouvé un peu hésitant lors de sa déposition. En tournant autour du pot j’ai obtenu à peu près la même information. Pour lui, il manquait déjà pas mal de choses cet après-midi-là.

Daphné le regarda longuement tout en saisissant la tasse préparée par Léa.

— Toujours sans sucre ? interrogea cette dernière par pure routine.

— « Il manquait pas mal de choses… » On n’ira pas bien loin avec ça, reprit Daphné. Vous ne voudriez tout de même pas que je vous bloque sur une affaire aussi banale à partir de ragots de ce calibre ! Si je n’avais que ça pour vous occuper, éventuellement. Mais ce n’est pas le cas.

— On laisse filer alors ?

— Non, on surveille. Léa va se coltiner les sites de vente en ligne pour vérifier si du matériel de ce genre apparaît en masse. Elle va pouvoir nous montrer ses talents d’informaticienne chevronnée. On passe à la suite ?

— La routine, c’est plutôt calme en ce moment. Des vols, des petites agressions, des querelles de voisinage, des femmes battues…

— C’est ce que vous appelez calme, vous, s’insurgea Daphné, piquée au vif. Il faudrait les assassiner pour sortir de la routine ?!

— Désolé, chef, hésita Lino en se dandinant sur ses courtes pattes. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Vous le savez bien.

— Je l’espère.

Sa tasse à la main et son dossier sous le bras, Daphné réintégra son bureau et s’y enferma. Tout ceci ne collait pas. Ces petites affaires prenaient bien trop de place et risquaient de perturber son autre mission. La jeune Léa était prometteuse mais encore inexpérimentée. Il restait Lino Delgado et Aaron Meyer. Le premier avec ses gros bras et sa face de brute propre à décourager le plus suicidaire des black-blocs, et le second, plus fin mais aussi plus sournois que son collègue si elle ne se trompait pas. Pour l’instant aucun des trois n’avait d’idée précise sur l’orientation qu’elle comptait donner à leurs activités. Officiellement, sa présence anticipait simplement le départ et le remplacement du lieutenant Georges, promu à Melun après une belle série d’enquêtes à Chinon.

Elle soupira. Après deux semaines elle n’avait rien à se mettre sous la dent. À moins… à moins que le hasard d’une banale enquête de routine n’ait réveillé un certain Anton. Sous des dehors modestes, ce dernier cochait effectivement plusieurs cases intéressantes. Et pour quelle raison un type aussi ordinaire, disculpé par sa propre victime et passé sous les radars de la gendarmerie, prendrait-il le risque de se rappeler à son bon souvenir ? Elle se promit de creuser la question, au besoin en sollicitant Hubert et son réseau d’avocats.

* * *

Du mobilier à la décoration, le bureau de Delannoy respectait certainement, s’ils existaient, tous les codes officiels ou implicites de la Gendarmerie nationale. Et même au-delà. Drapeau dans un angle, diplômes au mur, photo du président de la république, décorations, rien ne semblait manquer, et surtout pas la carte de la zone couverte par la compagnie. Deux armoires vitrées présentaient des dossiers alignés comme à la parade et une superbe collection de Dalloz, allant du code de procédure pénale au code de la cybersécurité en passant par celui de la justice pénale des mineurs. Placé au fond, face à la porte, le bureau du commandant, ne proposait pourtant que deux chaises très rustiques aux éventuels visiteurs. Peut-être sa manière de marquer la différence de statut entre des solliciteurs et celui qui acceptait de les accueillir. Pour un peu Daphné aurait bien mesuré la hauteur des pieds : plus courts devant ils auraient aussi présenté l’avantage de mettre les visiteurs mal à l’aise en les obligeant à se recaler régulièrement au fond de leur siège. Une technique largement exploitée par les cabinets de recrutement. À droite de la porte, une petite table ronde et quatre chaises recouvertes d’un étonnant velours bleu pétrole complétaient le mobilier. Le tout laissait au visiteur le sentiment d’un curieux mélange de rigueur, de sophistication et d’incohérence. C’était du moins ce qu’avait ressenti Daphné lors de sa première visite.

— Installez-vous, indiqua Delannoy en se levant à l’entrée de sa visiteuse.

Il lui désigna simultanément la table ronde, près de la porte. Signe que la réunion est placée sous le signe de la concertation et pas sous celui d’une directive ou d’une information officielles, se dit la jeune femme.

— J’imagine que vous piaffez d’impatience, commença le capitaine en saisissant le dossier d’une chaise. Vous devez pourtant vous douter que votre mission sera certainement longue, semée d’embûches et de fausses pistes.

— Le savoir est une chose, soupira Daphné. Mais l’assumer demande sans doute des qualités qui me manquent encore.

— Je crois que vous les avez, au contraire. Vous êtes parmi nous depuis deux semaines, ou à peine plus, vous vous êtes intégrée sans difficultés, vous avez visiblement acquis la confiance de vos trois subordonnés, c’est un bon début.

Il se tut, la regarda et reprit :

— Je n’ai, pas plus que vous, la moindre certitude sur la pertinence, géographique, entendons-nous bien, de cette mission. Géographique et rien d’autre, j’insiste. Que la Rabelaisie, le Chinonais ou même le sud Touraine puissent être devenus une des plaques tournantes de trafics d’enfants, même à petite échelle et même temporairement, ça me laisse rêveur. Ceci étant, nous n’avons aucun élément indiquant le contraire. Laissons le bénéfice du doute à ceux qui travaillent sur ces sujets à Paris. Et ailleurs.

— C’est aussi mon avis. Il faut souligner que la région regorge de petits manoirs isolés avec de vastes dépendances, c’est exactement ce que recherchent ces monstres.

— Comment comptez-vous procéder ?

— Aucune idée précise pour le moment. Plutôt tenter d’agiter la fourmilière, multiplier les contrôles sous des prétextes divers dans les milieux susceptibles d’être concernés.

— Stratégie risquée. Vous aurez besoin de prétextes crédibles.

— Je suis assez créative et les cambriolages m’ouvrent de vastes horizons.

— Comme ?

— Vérifications de routine pour savoir si vous, en tant que voisin ou ami, n’avez rien remarqué de suspect ou d’inhabituel. Si votre jardin, ou plutôt votre parc en l’occurrence, n’est pas accessible de l’extérieur. Il suffit de laisser entendre aux uns et aux autres que nous renforçons nos contrôles et que nous passerons régulièrement, etc.

— Attention à ne pas faire trop de vagues, il ne faudrait pas que des élus reçoivent des plaintes et que ça remonte.

— Nous saurons expliquer que c’est une simple routine jusqu’à ce que ces types migrent vers d’autres cieux. Leur départ permettra de localiser l’extrémité d’une piste. Ceci étant, je vous concède que j’aurai plus de mal à rassurer les gens lorsque je serai flanquée de Lino…

Elle avait accompagné sa dernière remarque d’une mimique qui aurait pu passer pour un demi-sourire et lui valut en retour celui du commandant.

— C’est un excellent élément, malheureusement desservi par son physique, reprit ce dernier. Mais vous pourrez compter sur son dévouement et sa sagacité au-delà de toutes vos espérances.

— Je vous laisse travailler, poursuivit-il en se levant. Sa manière habituelle de clôturer une réunion ou une conversation.

— Je suis de permanence ce soir et pour le reste de la semaine.

— Vous vous installez dans votre LCNAS1 ? ça risque d’être un peu différent de chez vous…

— Oui, surtout quand on habite Azay et que les parents ont une maison à Seuilly. Il faut faire avec, dura lex, sed lex !

1. Logement concédé par nécessité absolue de service.

Chapitre 3

Mercredi 5 juin

Sa journée terminée, Daphné avait salué ses subordonnés avant de faire le tour des bureaux et d’échanger quelques mots avec les gendarmes qui s’y trouvaient encore. Elle n’avait rien appris de particulier. Tout paraissait calme, trop calme à son goût. Venue de Tours après être passée par la Section de recherches basée à Orléans, elle était plutôt habituée à faire face à des affaires nettement plus complexes. Et plus exactement à un condensé des affaires les plus sordides ou les plus sanglantes de la région. Rapportées au niveau de petits territoires plutôt campagnards, elles paraissaient très rares mais leur brutalité n’en était pas moins comparable.

Elle apprenait rapidement et intégrait ce nouveau contexte sans trop de difficultés. Ses passages répétés, presque journaliers, avaient fini par paraître naturels à tous et la réserve qui se manifestait chez certains au début s’était effacée assez rapidement. Une manière pour elle d’obtenir des informations de manière spontanée sans vraiment les chercher. Elle se faisait fort désormais d’en tirer d’autres, plus tard, sans éveiller l’attention si c’était nécessaire.

Son dîner achevé, une salade et une part de pizza venus d’un petit restaurant-traiteur du centre-ville, elle choisit de se cantonner au périmètre de la caserne et de refaire le tour des quelques bureaux encore allumés. Elle savait déjà qu’en ce début juin, avec le retour des beaux jours et des touristes, la permanence ne désemplirait pratiquement pas. Petits soucis de fin de journée, engueulades de vingt-deux heures, bagarres entre amis à vingt-trois. Accidents ou accrochages à deux heures du matin au sortir des caves. Puis une fournée de quelques ivrognes bruyants vers trois ou quatre heures suivie par les appels inquiets de parents dont les enfants n’étaient pas rentrés, ou de femmes aux maris partis en goguette. Une triste routine entrecoupée d’accidents graves et de drames parfois. Le tout sur un bruit de fond festif, celui de soirées entre amis, de parties de billard ou de belote, d’un spectacle ou d’un restaurant sympa. Au début…

La soirée était belle. Une de ces longues et chaudes soirées d’été, lorsque le soleil semble abandonner l’idée de se coucher lui aussi. Assise sur le capot de sa voiture de service, Daphné observait la Grande ourse et Cassiopée, ce curieux W sur fond de brume étoilée. Elle s’abandonnait à la rêverie, exhumant de ses maigres souvenirs scolaires les destins croisés d’Andromède de Cassiopée et de Persée. Avec la tête de Méduse brandie par Persée pour sauver la belle prisonnière. Un monde imaginaire, à la fois violent et poétique fait de héros et de belles éplorées, un monde que l’on n’enseignait probablement plus, désormais, malgré sa puissance évocatrice.

Sa méditation fut brutalement interrompue par un appel d’Hubert. Il voulait simplement l’informer que les enfants étaient couchés et que lui-même était installé sur un transat devant la maison, plongé dans la contemplation des étoiles alors qu’il aurait dû se pencher sur une plaidoirie prévue dans deux jours.

Elle se plut à imaginer qu’ils regardaient les mêmes étoiles au même moment et que dans quelques millions d’années, à la vitesse de la lumière, leurs regards se rejoindraient là-haut, quelque part.

Si ces étoiles existaient toujours…

Elle soupira. C’était plus fort qu’elle, le doute, toujours le doute. Même la poésie n’y échappait pas. Il était plus de vingt-trois heures. Elle se résigna à rejoindre son logement et à se coucher.

* * *

Ce n’est qu’à la quatrième sonnerie du téléphone qu’elle émergea. Il était deux heures vingt.

— Oui, répondit-elle en s’asseyant au bord du lit. Un problème ?

— Un incendie criminel aux Hucherolles.

— J’arrive. Qu’est-ce qui vous fait croire à un acte criminel ?