Le Manoir et le monastère - Marcel Tissot - E-Book

Le Manoir et le monastère E-Book

Marcel Tissot

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Beschreibung

Il n’y a de romanesque dans le récit de cette histoire très-véritable que la forme sous laquelle les événements sont présentés ; mais, cette forme elle-même, ce style, ce langage, ce dialogue, ces descriptions n’ont rien qui répugne à la vraisemblance ou choque la vérité. Ouvrez en effet telle chronique qu’il vous plaira du Moyen Age, vous y trouverez tous ces éléments réunis qui impriment tant de charmes à ces vieux récits et nous transportent à l’époque même qui en fut le théâtre animé et pittoresque.
L’histoire (comme l’a fort bien dit un ancien) plaît de quelque manière qu’elle soit écrite ou présentée.
Or, celle-ci, avec toute l’apparence d’un roman, ne renferme pourtant pas un seul fait qui ne soit exactement vrai, non-seulement par les souvenirs et les traditions populaires de ce beau pays de la Franche Comté où elle a vécu sa vie, il y a plus de cinq siècles tout à l’heure ; mais encore la preuve de chaque particularité (si petite qu’elle soit et de si peu d’importance qu’elle paraisse) se trouve consignée dans une quantité de vieux manuscrits du temps et dans les livres écrits depuis lors sous l’influence des souvenirs locaux.  

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LE MANOIR

ET LE

MONASTÈRE

Histoire franc-comtoise du quatorzième siècle

PAR

M. MARCEL TISSOT

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385746223

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER — OU L’ON DONNE LA DESCRIPTION DE ROCHERS, MONTS ET VALLÉES VIEUX COMME LE MONDE, BEAUX COMME LE CIEL, ET CEPENDANT IGNORÉS ET INCONNUS.

CHAPITRE II — DE CE QUI SE PASSAIT UN SOIR D’HIVER DANS UNE DES SALLES BASSES DU MANOIR DE CHENECEY.

CHAPITRE III — OU L’ON APPREND CE QUE C’ÉTAIT QUE JÉRÔME LE MENDIANT.

CHAPITRE IV — COMMENT LE CHEVALIER INCONNU EMMENA ARTANT DE CHENECEY EN TERRE SAINTE.

CHAPITRE V — COMMENT JÉRÔME LE MENDIANT ANNONÇA AUX CHEVALIERS ET A NOBLE DAMOISELLE AGARITHE DE CHATILLON CE QUI LEUR DEVAIT ADVENIR.

CHAPITRE VI — DE LA DÉSOLATION DE LA TERRE SAINTE AU TEMPS OU SE PASSE CETTE HISTOIRE

CHAPITRE VII — COMMENT NOBLE JEUNE HOMME ARTHUR DE CHENECEY SE RÉSOLUT D’ENTRER EN RELIGION AU MONASTÈRE DE NOTRE DAME DE BUILLON.

CHAPITRE VIII — COMMENT LE SIRE DE CHENECEY S’IRRITA DE L’AFFRONT QU’IL CROYAIT LUI AVOIR ÉTÉ FAIT PAR HUMBERT DE CHATILLON, ET DU DÉFI QU’IL LUI ENVOYA.

CHAPITRE IX — COMME QUOI LE CALME EST TOUJOURS SUIVI DE LA TEMPÊTE.

CHAPITRE X — COMMENT NOBLE DAMOISELLE AGARITHE DE CHATILLON ACCEPTA LE DÉFI ADRESSÉ A SON PÈRE PAR LE CHEVALIER ARTHUR.

CHAPITRE XI — COMME QUOI LE CHEVALIER ARTHUR QUITTA LA BURE DU CLOÎTRE POUR REPRENDRE I’ARMURE DES COMBATS.

CHAPITRE XII — COMMENT LES ÉCORCHEURS ENVAHIRENT ET DÉVASTÈRENT IE BEAU PAYS DE FRANCE.

CHAPITRE XIII — RÊVES DE JEUNES FILLES.

CHAPITRE XIV — COMMENT LES ÉCORCHEURS ENTREPRIRENT LE SIÈGE DU MANOIR DE CHENECEY.

CHAPITRE XV — OU L’ON VOIT REPARAÎTRE LE CHEVALIER

CHAPITRE XVI — DU TERRIBLE COMBAT QUI FUT LIVRÉ SOUS LES MURS DU MANOIR DE CHENECEY, ET COMMENT LE CHEVALIER INCONNU RETROUVA SON PÈRE.

CHAPITRE XVII — DERNIERS COMBATS DE DEUX CŒURS

CHAPITRE XVIII — RÉSIGNATION ET SACRIFICE.

CHAPITRE XIX — COMME QUOI NOBLE DAMOISELLE AGARITHE DE CHATILLON SE RÉSOLUT DE PRENDRE LE VOILE DES VIERGES DE SEIGNEUR.

CHAPITRE XX ET DERNIER — COMMENT FINIT CETTE HISTOIRE ; OU L’ON VOIT REVENIR UN CHEVALIER QUE L’ON AVAIT CRU TRÉPASSÉ, ET DE CE QUI S’ENSUIVIT.

 

CHAPITRE PREMIER — OU L’ON DONNE LA DESCRIPTION DE ROCHERS, MONTS ET VALLÉES VIEUX COMME LE MONDE, BEAUX COMME LE CIEL, ET CEPENDANT IGNORÉS ET INCONNUS.

O qui nous redira les antiques histoiresDes vieux châteaux détruits, les hauts faits et les gloiresDes héroïques temps où dominait la foi, Où le Christ souverain était l’unique loi ?...Les pierres du foyer que recouvre la mousseOnt defié le temps qui sur elles s’émousse, Et sous leur cendre encor, ainsi qu’au premier jour, Ou pourrait retrouver les récits d’alentour.

 

Il n’y a de romanesque dans le récit de cette histoire très-véritable que la forme sous laquelle les événements sont présentés ; mais, cette forme elle-même, ce style, ce langage, ce dialogue, ces descriptions n’ont rien qui répugne à la vraisemblance ou choque la vérité. Ouvrez en effet telle chronique qu’il vous plaira du Moyen Age, vous y trouverez tous ces éléments réunis qui impriment tant de charmes à ces vieux récits et nous transportent à l’époque même qui en fut le théâtre animé et pittoresque.

L’histoire (comme l’a fort bien dit un ancien) plaît de quelque manière qu’elle soit écrite ou présentée.

Or, celle-ci, avec toute l’apparence d’un roman, ne renferme pourtant pas un seul fait qui ne soit exactement vrai, non-seulement par les souvenirs et les traditions populaires de ce beau pays de la Franche Comté où elle a vécu sa vie, il y a plus de cinq siècles tout à l’heure ; mais encore la preuve de chaque particularité (si petite qu’elle soit et de si peu d’importance qu’elle paraisse) se trouve consignée dans une quantité de vieux manuscrits du temps et dans les livres écrits depuis lors sous l’influence des souvenirs locaux.

A Buillon même, près du théâtre des principaux faits de celle histoire, nous avons recueilli et nous conservons une quantité de notes que nous prenions à mesure que nous consultions divers vieux livres ; nous possédons une volumineuse liasse d’antiques parchemins dans lesquels nous avons retrouvé les traces de cette chronique du quatorzième siècle. Nous ne parlons pas d’un grand nombre d’autres documents dont le détail nous entraînerait trop loin.

Dans toutes ces sources, on retrouve presque toujours la forme que nous avons adoptée aujourd’hui et que nous qualifions de romanesque, quoique à vrai dire ce soit celle même de l’histoire comme on la comprenait et comme on l’écrivait non-seulement au Moyen Age, mais encore dans les temps les plus beaux de l’antiquité ; tant il est vrai que nous n’inventons rien et que tout ce que nous pouvons faire de mieux aujourd’hui, c’est de ressusciter et de mettre en lumière celte forme si vive, si brillante du récit historique, dont le plus sublime modèle est dans le livre inspiré de Dieu même, — la Bible !... l’histoire et le livre par excellence !...

Mais, avant de mettre en scène les personnages d’un récit, avant de leur restituer leur costume, leurs habitudes, leur langage, leurs passions, leur vie même, il est nécessaire d’exposer clairement et en aussi peu de mots que possible, le tableau des lieux où ils ont agi, la description des ruines qui attestent encore, — après tant de siècles écoulés, — leur passage et en gardent la trace ; il faut, après les pierres, étudier l’esprit ou plutôt expliquer les unes par l’autre ; car rien en ce monde ne se produit sans sujet, tout y a sa raison d’être qui rentre dans les grandes et insondables lois de l’économie de la providence divine sans laquelle rien ne se peut comprendre aux révolutions du Moyen Age, — cette époque qui ne fut si féconde que parce qu’elle fut remuée en tous sens....

 

C’est dans le château de Buillon, non loin des ruines de l’antique et célèbre abbaye qui joue un si grand rôle dans le récit qu’on va lire, que nous avons retrouvé les éléments de cette histoire, et nous les avons fait revivre sous une forme consacrée par l’époque même dont nous voulions présenter les traits aux yeux de nos contemporains...

Le château de Buillon est une construction appartenant à trois époques bien distinctes, et qui, cependant, ne manque pas d’harmonie ; la partie centrale, à gauche du perron, date de la fin du XVIe siècle ; l’autre partie centrale, à droite, y compris l’aile sud, date de la moitié du XVIIIe siècle, et l’aile gauche a été achevée en 1829.

L’aspect général de ces diverses constructions est à la fois sévère, simple, et, pourrait-on ajouter, recueilli comme l’antique monastère du même nom, que l’on a conservé avec un soin pieux et, pour ainsi dire, filial, au milieu du parc dont il est la religieuse beauté et le plus bel ornement.

La position du château de Buillon, ses alentours, la rivière de la Loue, la vallée agreste, — tout, en ces lieux, inspire le calme le plus grand, la mélancolie la plus irrésistible et la plus douce.

Cette résidence est comme ensevelie dans les profondeurs d’un désert, où une ceinture d’immenses rochers à pic lui forment une barrière contre les orages du temps, le regard des hommes et presque contre leurs passions...

Il serait difficile aujourd’hui, pour ne pas dire impossible, d’écrire dans tous ses détails l’histoire religieuse de l’antique abbaye de Buillon qui a appartenu aux Cisterciens depuis 1128 jusqu’à la Révolution de 1789. Les archives dispersées à cette dernière époque de confusion et de violence, quand l’instinct destructif des novateurs les poussait à l’anéantissement d’un passé glorieux, qui fut notre origine et le berceau de nos grandeurs ; les lacérations qui ont dénaturé les titres que l’on retrouve encore aujourd’hui épars dans quelques archives de commune, — lacérations ayant pour but d’anéantir les droits seigneuriaux que les habitants des campagnes craignaient de voir renaître au commencement du gouvernement de la Restauration, et enfin la faux du temps qui a fait disparaître les générations dépositaires des anciennes traditions ; toutes ces causes rendraient ce travail historique extrêmement laborieux, sinon impossible, comme nous l’avons déjà dit.

Buillon a conservé quelques restes, témoins de son ancienneté. La magnifique église aux trois nefs, à voûtes élevées, n’existe plus ; les décombres en sont accumulés sur ses antiques fondements, et forment aujourd’hui un monticule couronné par des arbres gigantesques ; mais, un grand nombre de chapiteaux du XIIeou XIIIe siècle en ont été retirés parfaitement intacts et précieusement conservés.

Une belle tour de la fin du XIVesiècle, à pans coupés, avec ses barbacanes, trois étages de fenêtres à meneaux et supportant une tourelle extérieure dans sa partie la plus élevée, demeure fièrement debout pour attester l’importance de l’ancienne résidence abbatiale. Cette tour, d’une grande élévation, reliée à la façade méridionale de ce bâtiment, renferme un magnifique escalier en pierre finement taillée, et remplissant tout l’intérieur de ses épaisses murailles.

Le temps a respecté ce témoin séculaire de l’antique abbaye, et grâce à la vénération du propriétaire actuel de ce domaine pour les souvenirs du Moyen Age et aux travaux de consolidation qu’il a fait exécuter par un habile architecte, ce monument semble vouloir perpétuer jusqu’aux dernières époques du monde les saintes annales de ces lieux vénérés.

H y a peu d’années encore qu’une petite chapelle existait près du château ; mais, cet édifice sans caractère architectural, bâti en 1679 par François Marlet de Montfaucon, abbé commendataire, pour servir de salle capitulaire, menaçait de tomber en ruines ; on l’a démoli et remplacé, en 1848, par une grande chapelle de style ogival, avec porche, tribune et campanille surmontant le pignon de la façade. Un beau groupe représentant la sainte Vierge et l’enfant Jésus, dû au ciseau de Jean Debay, est placé sous la voûte ogivale, derrière le chœur.

Enfin, au temps où nous donnons la description de ces vestiges, l’aspect sauvage de la vallée a peut-être été un peu changé dans ce qu’il offrait de sévère au XIIe siècle.

On vient de créer un parc de deux kilomètres de long, limité dans toute son étendue, d’un côté par la charmante rivière de la Loue, de l’autre par une muraille. Des allées nombreuses, des plantations et des massifs, changent sans doute l’aspect de quelques sites ; mais, la source jaillissante aux eaux limpides, formant des bassins et de gracieuses cascades, est telle aujourd’hui qu’au temps où saint Bernard s’y désaltérait en 1135, lorsqu’à son retour de Rome, il vint à Buillon, pour y consacrer l’église du monastère.

Saint Bernard fit plusieurs fois le voyage d’Italie, et soit en allant, soit en revenant, il s’arrêtait à Besançon, et de là il visitait les monastères de son ordre qu’il avait fondés. Dans sa visite à Buillon en 1132, il parcourut le domaine, accepta la charte des donations faites par les seigneurs de Chenecey, de Chatillon et de Scey, traça l’emplacement que devait occuper le monastère et l’église ; puis, ayant assisté au Concile de Pise, il revint à Besançon en 1135, et c’est en cette année que la belle église de Buillon fut consacrée par Humbert, archevêque de Besançon, en présence de saint Bernard et de son disciple chéri, le bienheureux Burchard, abbé de Bellevaux, et aussi du bienheureux Lambert, abbé de Clairefontaine. A cette époque les seigneurs donateurs relevaient de Renaud, comte de Bourgogne...

Les immenses rochers élevés à pic en face du château moderne ; les montagnes couvertes de forêts qui ceignent la vallée comme d’un cercle infranchissable, ont la même forme imposante, le même caractère d’une indéfinissable solitude. La rivière, large de soixante mètres par endroit, et de cent mètres vers l’extrémité du parc, suit les mêmes lignes sinueuses et pleines de charme. Elle forme les mêmes cascades bruyantes, ses eaux limpides et azurées reflètent comme autrefois la silhouette des roches et des montagnes environnantes.

Au milieu du parc, dans la partie la plus boisée, on rencontre une ligne d’immenses rochers, présentant en quelques endroits l’image du chaos. Il y a des parties tellement désertes et abruptes, qu’il serait presque impossible d’y pénétrer. On vient d’y découvrir plusieurs grottes naturelles dont l’une surtout s’étend profondément sous les rochers.

Le propriétaire du domaine a reconnu par des vestiges qu’une muraille fermait jadis l’entrée de cette vaste grotte. Il ne faut pas oublier qu’aux XIIe et XIIIe siècles, les campagnes retirées et particulièrement les monastères les plus isolés étaient souvent en butte à la rapacité de certaines bandes de mécréants et de voleurs ; les habitants étaient alors obligés de se créer des lieux de refuge, en cas d’invasion et d’attaque soudaines.

Les monastères, les hameaux et les villages éloignés des forces protectrices des châteaux féodaux étaient ordinairement pourvus de retraites secrètes, soit au milieu des forêts, soit dans des cavernes profondes disputées aux bêtes fauves. Heureuses les populations qui pouvaient se grouper et construire leurs demeures à proximité des forteresses seigneuriales, où elles étaient toujours assurées de trouver abri et protection contre les gens de guerre avides de meurtre et de pillage.

On a beaucoup écrit dans ces derniers temps contre la tyrannie et la férocité des seigneurs féodaux du Moyen Age, que l’on a représentés aux populations des campagnes comme les plus cruels ennemis de l’humanité. Cependant, bien qu’il n’entre pas dans notre pensée de vouloir discuter sur ce point, il est avéré et hors de doute que ces anciens maîtres étaient tout à la fois la seule défense, la seule sauvegarde du faible et de l’opprimé.

Ce n’était pas le château fortifié qui recherchait le voisinage de la chaumière, mais c’était celle-ci qui allait toujours s’abriter sous les murailles protectrices du donjon. Il y a eu sans doute des abus, des actes isolés de tyrannie au milieu de la multitude des passions et des rivalités. Hélas ! quand l’homme tient en main la puissance et la force, il n’est que trop porté à en abuser, surtout lorsque la convoitise, ajoutée aux illusions des utopies et aux passions qui naissent de l’abandon des saintes lois du christianisme, viennent bouleverser les antiques croyances. La fin du dernier siècle en a donné le triste et sanglant exemple.

Il fallait au Moyen Age une force dirigeante qui fût placée à la tête d’une civilisation naissante ; cette force rude et austère dans son enfance devait nécessairement tendre à se modifier avec le temps. D’ailleurs, le christianisme assurait le perfectionnement graduel des idées et des mœurs. Aussi vers les derniers temps de notre vieille et glorieuse monarchie, à cette époque où une aveugle et fausse philosophie s’était emparée du courant de toutes les idées et soulevait les passions pour anéantir l’ordre social et religieux, qu’était la féodalité ? Rien. Son gouvernement avait déjà disparu depuis longtemps ; il n’en restait absolument qu’une hiérarchie sociale qui constituait la gloire historique du pays et de la famille. Mais, comme il fallait un levier pour soulever les passions, une torche incendiaire pour allumer les fureurs haineuses, des crimes et des catastrophes pour aveugler l’entendement humain, afin de mieux étouffer la religion du divin Christ ; les révolutionnaires, habiles auxiliaires de l’esprit prévaricateur, surent bien inventer des prétextes, dénaturer la vérité, calomnier les choses les plus saintes, afin de faire prévaloir dans les masses ces épouvantables axiomes : que la propriété c’est le vol, Dieu c’est le mal, que la matière est la seule créatrice des mondes !...

Qu’on veuille bien nous pardonner celte courte digression, improvisée à l’occasion de souvenirs toujours vivants parmi les habitants paisibles de nos campagnes franc-comtoises. Ils n’ont pas perdu la mémoire des gloires et des bienfaits des temps passés. Les ruines des anciens châteaux, les débris des saints monastères n’apparaissent à leurs yeux, çà et là, que comme des témoignages d’une époque de protection seigneuriale et de foi religieuse.

Tel est ce coin de terre si peu connu et pourtant le plus poétique, non-seulement par ses sites enchanteurs, par l’image saisissante de ses montagnes déchirées et sillonnées de gorges profondes, mais aussi par les souvenirs historiques les plus mémorables, les plus grandioses qu’aucun autre pays dans le monde ait jamais inscrits dans ses annales.

En effet, c’est au milieu de ces vallées mélancoliques, sur ces plateaux retranchés et fortifiés par la main de Dieu ; c’est à la vue des masses calcaires si majestueuses du mont Poupet et du mont Mahoux, — deux géants placés en sentinelles sur la chaîne du Jura ; c’est enfin à trois lieues à peine de Buillon, que la plus terrible des catastrophes frappa un noble peuple, et qu’elle consomma la ruine et l’esclavage de la grande nation qui fut notre mère.

Quand on foule cette terre des héros de Vercingétorix, où trois cent mille guerriers gaulois, nos aïeux, reçurent la mort sous les murs d’Alesia ; quand du regard on parcourt tristement ces ruines ensanglantées, cette multitude innombrable de tumuli où tant de héros sommeillent depuis vingt siècles, et où le silence de la mort règne toujours, le cœur palpite d’émotion, une larme s’échappe des yeux !...

On le voit, ces lieux sont pleins de souvenirs historiques. Avec quelle douceur on savoure la solitude et la tristesse ou plutôt la mélancolie de ce pittoresque désert ! La mélancolie, sentiment profond et indéfinissable du cœur, a des charmes indicibles que notre époque, amie du mouvement des affaires et du brait des plaisirs, ne sait plus goûter, et qu’elle abandonne dédaigneusement à l’artiste, au poêle, au rêveur...

L’art, la poésie, la rêverie ne suffisent pas cependant pour se plaire longtemps en face de cette nature et de ces ruines, si imposantes qu’elles soient ; un sentiment plus puissant doit dominer l’âme de celui qui les contemple, non pas en vulgaire archéologue, c’est-à-dire en curieux et stérile chercheur, chez qui la science a desséché le cœur et annihilé l’esprit ; mais, qui voit mieux et plus que des pierres dans une ruine, — qui aime à y retrouver un passé qui eut sa grandeur, et dont l’étude vaut pour l’âme toutes les philosophies du monde.

A l’aspect de ces ruines de vieux châteaux et d’antiques monastères, le Moyen Age nous apparaît, — ce nous semble, — comme une ombre immense et majestueuse planant sur son gigantesque tombeau.

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II — DE CE QUI SE PASSAIT UN SOIR D’HIVER DANS UNE DES SALLES BASSES DU MANOIR DE CHENECEY.

C’est une grande salle à voûte surbaissée...Les soirs d’hiver, ou voit près de la cheminéeOù flambe eu pétillant un énorme bûcher, Servantes et varlets s’asseoir et deviser.Pour charmer’es ennuis d’une longue veillée, Chacun dit son récit, et mainte quenouilléeS’achève en écoutant ces naïfs souvenirs Qu’interrompent parfois les regrets, les soupirs.

 

Parmi les nombreux manoirs féodaux dont les restes, plus ou moins épargnés par la main du temps, ou les ruines pittoresques couvrent le sol antique de la Franche-Comté, il faut tout d’abord citer le château de Chenecey, où se sont déroulées les principales scènes de cette histoire du XIVe siècle.

 

Cette demeure seigneuriale occupait alors une position vraiment formidable : ses hautes murailles garnies de créneaux se dressaient sur la cime d’un immense rocher taillé à pic par la nature, de forme triangulaire, et dont trois faces étaient encadrées par la rivière de la Loue. Le seul côté abordable, dominé au loin par une haute montagne, en était séparé par de larges fossés creusés dans le roc même, avec bastions reliés par des courtines et un double rempart, — ce qui en rendait l’abord impossible quand les ponts étaient levés.

 

Après avoir franchi la première enceinte, on se trouvait en face du deuxième pont-levis, flanqué, d’un côté, par une tour ronde et massive percée de barbacanes, et de l’autre par une tour carrée dominant la première et s’y reliant par une galerie casematée. Les deux tours, avec les murailles qui les unissaient, étaient couronnées par des machicoulis en surplomb1.

 

On ne pouvait arriver dans la première place d’armes qu’en s’engageant sous un long passage voûté dont les parois étaient percées de meurtrières, et où l’on voyait suspendue, vers l’extrémité opposée, une lourde et infranchissable herse de fer. Cette première place d’armes servait aux archers et gens soudoyés pour la défense du château ; mais, un troisième rempart séparait la partie renfermant les appartements, le donjon, la chapelle, les citernes, et enfin la grande place ou cour d’honneur.

 

La salle de justice et les prisons se trouvaient au-dessous du rez-de-chaussée, composé lui-même de grandes salles servant de cuisines, d’offices, de lavanderies, de celliers, et destinés à bien d’autres usages domestiques encore.

C’est dans une de ces salles du rez-de-chaussée du vieux château de Chenecey que nous allons introduire d’abord notre lecteur.

 

Dans une assez vaste pièce voûtée en ogive et dont les petites fenêtres garnies de vitraux enchâssés dans un treillis de plomb donnaient sur la campagne, quelques serviteurs et servantes devisaient autour d’une immense cheminée où brûlait, avec un pétillement joyeux, un vieux tronc d’arbre.

Quoique l’hiver touchât à sa fin et qu’on fût déjà aux premiers jours d’avril, les soirées étaient encore fraîches dans les montagnes, et le voisinage de la rivière et des vastes forêts aux alentours produisait un brouillard humide et pénétrant qu’un bon feu pouvait seul faire oublier.

Il était à peu près sept heures du soir.

 

A la droite du foyer hospitalier, une femme d’environ quarante ans filait sa quenouille ; près d’elle, une jeune fille, sa nièce, s’occupait à un ouvrage de coulure, tandis qu’un varlet assis à gauche, près d’une table, aidait un des écuyers du château à fourbir quelques pièces d’une antique armure. Enfin un vieux jardinier, serpette en main, façonnait des tuteurs en fredonnant à demi-voix un refrain dont son enfance avait été bercée, et que la Franche-Comté répète encore dans ses veillées villageoises.

 

Ce fut le varlet qui reprit l’entretien, un moment interrompu par les allées et venues occasionnées par le service de chacun des habitants de la salle basse ; il achevait avec l’écuyer de polir une cuirasse :

— Il faut être un homme solide et bien taillé pour supporter le poids de telles armures, dit-il en soulevant des deux mains la pièce d’acier où la flamme se reflétait comme en un miroir.

— Oui, certes, Jean, reprit l’écuyer ; mais, c’est de bonne heure que nos nobles seigneurs s’exercent à porter de telles armures.

— Ce n’est rien en comparaison de celles dont se couvraient les chevaliers dans ma jeunesse, dit Hubert, le vieux jardinier ; vous ne pouvez pas vous rappeler ce temps-là, mes amis.

— Non, n’est-ce pas, Jean ? — Et l’écuyer s’adressait au varlet qui ne l’écoutait pas, absorbé qu’il était par une pensée intime.

 

Personne ne sembla s’étonner d’abord du silence de Jean, d’ordinaire assez loquace ; on savait qu’il était sujet à ces sortes de distractions.

— Ah ! dit Yvonne (la nièce de la femme de quaranteans, que nous appellerons Marthe), ah ! voici ma lâche qui s’avance ; mademoiselle Agarithe sera contente de moi, je l’espère.

— Voyons cela, interrompit Marthe ; mais, ce n’est point mal du tout ; allons, allons, on fera quelque chose de vous, ma nièce, et vous deviendrez une habile ouvrière. Mais (et elle s’adressait à Guillaume l’écuyer), sire écuyer, vous qui allez et venez tout le jour en ce manoir, ne pourriez-vous pas nous dire ce que signifie ce qui s’y passe depuis quelque temps ?

— Oui, dit Yvonne avec une curiosité naïve, qu’y a-t-il donc ?

— Ma nièce, vous ne devez pas tant vous inquiéter de ce qui ne vous regarde pas. Les jeunes filles n’ont rien de mieux à faire en ces circonstances-là que de se taire...

— Et d’écouter, murmura l’enfant avec une petite moue. Et elle approcha son escabelle, prêtant une oreille attentive à la conversation qu’elle supposait devoir être très-intéressante.

— Eh bien, sire Guillaume ?... insista Marthe.

— Je n’en sais pas plus que vous, dame Marthe, et je me demande ce qu’il faut penser du mouvement extraordinaire qui règne au château depuis ces jours derniers.

— Cependant, vous devez voir quelque chose, deviner...

— Oui, on devine... interrompit Yvonne.

— Ma nièce !... (un regard sévère réprima aussitôt l’élan de la jeune fille, qui se remit à son ouvrage).

— Comment, vous Guillaume, le fidèle écuyer, presque l’ami de messire Arthur, notre jeune maître, vous ne sauriez rien... c’est impossible ! dit le vieux jardinier.

— C’est pourtant ainsi, père Hubert. Vous ne vous imaginez pas à quel point messire Arthur est discret et réservé. Quant à monseigneur Hugues de Chenecey et à madame Ermelinde, leurs caractères n’ont guère changé !

— Oui, dit Marthe ; monseigneur est bon, mais brusque, et madame Ermelinde est toujours un ange de douceur !...

— Ce qui me peine, reprit Guillaume, c’est la tristesse de nos seigneurs ; il y a quelque chose qui les préoccupe, voyez-vous, et je voudrais être plus vieux de quelques jours pour savoir à quoi m’en tenir...

 

En ce moment, Jean sembla sortir de son silence ; il paraissait revenir d’une espèce de rêverie : s’était-il endormi ? on l’ignore, mais il se frotta les yeux, étendit les bras, et ses premières paroles furent pour demander l’heure qu’il était.

— Enfin ! le-voilà qui s’éveille, le paresseux ! dit en riant dame Marthe.

— Paresseux ! murmura Jean ; oui, je voudrais vous voir de retour de la course que je viens de faire...

— En rêve !... reprirent les deux femmes, l’écuyer et le vieux jardinier.

— Oui, en rêve... Eh bien, après ? Il y a des songes qui vous fatiguent plus qu’on ne croit.

— Laissez là vos rêves, monsieur le songeur, dit Marthe, et répondez un peu, si cela vous est possible, aux questions que l’on veut bien vous adresser.

— De quoi s’agit-il à cette heure ?

— Voilà... Nous étions à nous demander d’où vient tout le mouvement qui règne depuis quelques jours en ce manoir d’ordinaire si calme et si tranquille !

— Et, acheva Guillaume, nous ne pouvions nous expliquer la cause du trouble, oui, du trouble qui s’y fait sentir, puisqu’il faut parler franchement entre nous.

— Oh ! ce n’est pas curiosité de notre part, Dieu nous en est témoin, mais intérêt pour nos bons maîtres, dit le vieux jardinier.

— En effet, reprit Jean, c’est étrange ce qui se passe ici depuis quelque temps... J’ai fait à ce sujet un rêve que j’ai peine à m’expliquer, mais qui, cependant, doit avoir du rapport à tout cela.

— Il va nous raconter son rêve... dit Marthe avec un sourire d’incrédulité.

 

A ce mot, Yvonne se rapprocha de nouveau. A l’âge où elle était, le récit d’un rêve a tant d’attraits !

— Voilà, continua Jean, sans paraître s’apercevoir de la réflexion de Marthe, voilà mon idée...

— Voyons..., dirent les auditeurs du varlet.

— Vous vous en souvenez tous. Il y a huit jours, un chevalier errant et inconnu s’est présenté sous les murs du château, demandant l’hospitalité qu’on s’est empressé de lui accorder...

— Oui, eh bien ?...

— Eh bien, remarquez-le, cela m’a frappé, c’est depuis ce moment-là que nos maîtres ont perdu leur calme ordinaire.

— C’est pourtant vrai...

— Et vous en concluez ?... interrompit Marthe.

— J’en conclus que ce chevalier ne me dit rien de bon, non pas que je soupçonne sa prud’homie, loin de là ! mais, il a des airs mystérieux et sombres qui me font peur à moi.

— Vous-êtes si poltron !... interrompit Marthe.

— La nuit, je ne dis pas non, c’est plus fort que moi... Mais, le jour, je serais capable de tout entreprendre ; qu’une occasion se présente, et on me verra à l’œuvre...

 

— Allons, allons, calmez-vous...

Jean s’était levé pour faire un geste plein d’énergie ; il se rassit et continua en ces termes :

— Depuis huit jours donc, ce chevalier inconnu, et qui n’a dit son nom à personne, s’est attaché au fils aîné de monseigneur Hugues, et il ne le quitte pas plus que son ombre.

— C’est un fait, observa le vieux jardinier, je les vois se promener ensemble ; et quand notre jeune maître, messire Artant, passe auprès de moi, lui qui m’adressait toujours une bonne parole, il ne me dit rien, il ne semble même pas me voir...

— C’est une remarque que j’ai été aussi à même de faire, reprit l’écuyer Guillaume.

— Cela n’annonce rien de bon, soupira dame Marthe. Mais, quel peut être ce chevalier inconnu ?

— Oui, qui est-ce ? interrompit encore Yvonne. Mais, sa tante était trop préoccupée pour remarquer ce qui venait de se passer, aussi ne songea-t-elle pas à réprimander la curieuse jeune fille.

Celle-ci profita de ce moment pour demander à Jean le récit du rêve qu’il avait fait au sujet des maîtres du château.

La requête d’Yvonne était sympathique à Guillaume et au père Hubert, ainsi qu’à Marthe. Jean se recueillit un peu, et comme s’il eût été sous l’empire d’une vision, il allait commencer son récit, lorsqu’on entendit frapper trois coups d’une certaine manière à une petite porte donnant sur les fossés du château.

 

Guillaume et le jardinier s’étaient levés aussitôt.

— Qui cela peut-il être ? demanda, non sans quelque crainte, Yvonne.

— Ce ne peut être que le père Jérôme, le vieux mendiant de la contrée.

— Oui, c’est sa manière de frapper, observa Jean, il arrive bien.

 

Guillaume était allé ouvrir ; on vit, en effet, entrer le personnage annoncé.

C’était un homme de moyenne taille, d’un âge déjà assez avancé, comme le témoignaient sa chevelure et sa barbe blanches ; quoique couvert de pauvres habits, presque en haillons, le mendiant conservait sous cet humble accoutrement un air de distinction, et en même temps de bonhomie qui lui gagnait tout d’abord la confiance et l’estime.

 

Il salua amicalement les hôtes de la salle basse qui l’accueillirent avec une franche cordialité, et quand on lui eut fait place au coin du feu :

— Vous avez été longtemps absent, père Jérôme, lui dit Jean.

— Eh ! c’est toi, mon fils... En effet, mais je n’ai pas oublié un seul instant les bonnes âmes du château de Chenecey. Que la paix soit sur les seigneurs et sur leurs vassaux !

— Que Dieu entende votre souhait ! soupira Marthe.

— Mais, quelle mine vous avez tous, sur mon âme, et que se passe-t-il donc ici, mes bonnes gens ?

— Nous serions tentés de vous le demander à vous-même, père Jérôme ; car, en vérité, c’est à n’y rien comprendre depuis huit jours surtout, dit Guillaume.

— Depuis huit jours ?...

— Oui, reprit Jean ; un chevalier errant, un inconnu dont l’arrivée en ce manoir y a apporté le trouble et la tristesse... Voyez-vous, la présence de cet homme ici m’est d’un mauvais augure.

— Il n’arrive que ce qui doit arriver et que ce que Dieu permet... Mais, est-ce de cela seulement que l’on parlait quand je suis arrivé ?

— A peu près, et puis aussi d’un rêve que Jean voulait nous conter, dit le jardinier.

— Les rêves nous éclairent parfois sur l’avenir ; on peut même en tirer de l’instruction. Voyons, mon fils (et le mendiant regardait Jean), voyons, fais-nous ton récit.

— Quand je dis un rêve, c’est peut-être bien plutôt une vision. Vous allez en juger... La nuit dernière, je ne pus parvenir à fermer l’œil qu’assez tardivement, et encore mon sommeil fut-il lourd et pesant ; je me sentais tourmenté par des pressentiments pleins de tristesse. Il me sembla alors que je me levais, et que, descendant l’escalier de la tourelle où est mon gîte, j’entendais des pas d’homme. Je me blottis alors dans un renfoncement du mur, et je vis ou je crus voir passer devant moi un chevalier bardé de fer ; je ne pus distinguer son visage, car sa visière était entièrement abattue. Malgré ma crainte, car je suis très peureux la nuit...

— On le sait ; continuez, interrompit Marthe en souriant.

— Je me hasardai cependant à suivre, à pas de loup, l’homme de fer, et je le vis se promener sur le bord du fossé ; tenez, de ce côté...

(Et Jean montrait par la petite fenêtre, à la clarté de la lune dans son plein, le fossé du château). Ah ! mon Dieu !... dit-il en se reculant aussitôt.

— Encore ses peurs qui le reprennent ! reprit Marthe.

— Parlez bas, et... venez voir...

On se pressa près de la fenêtre ; on vit alors une forme humaine passer sous le rempart.

— C’est étrange ! murmurèrent les assistants. Et Jean se signa.

— C’est l’homme que j’ai vu, la nuit dernière, dit-il.

— C’est le chevalier inconnu... reprit Guillaume.

— Je m’en doutais... Et Jean semblait se parler à. lui-même.

— C’est tout ce que tu as vu ? lui demanda le vieux mendiant d’un ton grave qui impressionna ses auditeurs.

— Tout ! mais, je crains quelque malheur...

— En effet, la conduite de cet inconnu est extraordinaire.

— Et vous, père Jérôme, quelles nouvelles nous apportez-vous de vos courses lointaines ?

— J’ai, ces jours derniers, visité le château de Châtillon, et je suis revenu ici, en parcourant les campagnes voisines. Rien de nouveau : au manoir comme au village, le calme le plus complet semblait régner.

 

En ce moment, la grosse cloche du donjon de Chenecey commença à sonner le couvre-feu ; chacun se leva : Guillaume pour aller rejoindre le sire Arthur, et le jardinier pour voir si le jardin était bien clos.

— Pour moi, dit le père Jérôme, je vais prendre mon gîte ici cette nuit, dans la chambre voisine.

— Vous accepterez auparavant quelque nourriture, reprit Marthe, qui sortit d’un buffet divers aliments qu’elle servit sur une table rustique.

— Ce n’est pas de refus, car j’ai fait une longue course aujourd’hui.

En parlant ainsi, le mendiant s’était débarrassé de son bissac, et déposait son bâton de voyage derrière la porte.

Jean allait sortir, après avoir souhaité une bonne nuit au père Jérôme et à Marthe, quand celle-ci l’arrêta par le bras :

— Puisque, lui dit-elle, vous dormez si mal la nuit, et que vous êtes sujet à faire de mauvais rêves, je viens de vous trouver une occupation qui vous distraira, en vous tenant éveillé...

— Ce n’est pas de refus. De quoi s’agit-il ?

— Dans deux heures vous descendrez ici, et vous m’aiderez à enfourner le pain que je vais pétrir.

— Comment ! dit Jean presque tremblant, vous voulez, vous désirez qu’à onze heures de la nuit, je traverse la terrasse, au risque d’y rencontrer...

— Le chevalier inconnu ?... Eh ! il ne s’occupe pas de vous, lui, et puis je veux vous guérir de votre peur.

— Ce serait un vrai service à lui rendre, observa le mendiant.

— Soit ; mais, dit Jean, je crains bien de mourir incurable.

— Il ne faut jurer de rien, mon fils ; ce sont les occasions qui font voir ce qu’est l’homme, comme dit un bon vieux livre que l’abbé lisait un jour à ses moines... Bonsoir, dame Marthe et vous Yvonne ; viens, Jean, je vais t’accompagner jusqu’à la tourelle.

Restée seule, Marthe ouvrit la huche et se mit au travail ; mais, elle paraissait préoccupée, et elle était toute à ses réflexions, lorsque Guillaume rentra dans la cuisine, où il venait chercher un gantelet qu’il avait oublié sur le bord de la table. Au bruit de ses pas, Marthe se retourna comme en sursaut :

— Vous m’avez presque fait peur, lui dit-elle en essayant de sourire.

— Peur !... ce sont les rêves de ce poltron de Jean qui vous trottent par la tête à cette heure...

— Non, mais certaines choses à quoi je pensais en moi-même, au sujet de notre vieil ami à tous...

— Le père Jérôme !... Eh bien, moi aussi, je suis comme vous sur ce point-là.

— N’avez-vous pas remarqué alors quel grand air il a par moments sous ses haillons qu’il ne veut pas quitter et qu’il porte si bien ?

— Le fait est qu’il inspire un respect, une vénération générale... J’ai vu messire de Chenecey lui-même, si brusque avec tous, quoique le meilleur des maîtres au fond, entourer Jérôme de toutes sortes d’égards et de soins, lorsqu’il le faisait mander dans son cabinet.

— Et, reprit Marthe, ce mendiant, des aumônes qu’on lui fait avec empressement, ne cesse d’assister les pauvres du pays dont il est, en quelque sorte, la providence.

— C’est si vrai que, dernièrement encore, je l’ai surpris (car il se cache tant qu’il peut), portant des secours à ce vieillard qui habile non loin d’ici dans une pauvre chaumière. Ce n’est pas un homme ordinaire, allez, dame Marthe...

— N’était la discrétion dont je me pique, je donnerais bien quelque chose pour connaître l’histoire de Jérôme ; j’ai essayé quelques questions, mais chaque fois il a semblé devenir triste et a gardé le silence... Que Dieu le console, s’il a souffert et s’il souffre encore !....

— Silence !... Le voici qui revient... Pas un mot devant lui !

 

En ce moment, Jérôme rentrait ; il annonça l’intention de se rendre le lendemain de bonne heure au monastère de Buillon, où il avait trop longtemps, disait-il, négligé de faire à l’abbé sa visite accoutumée ; puis, ayant cordialement serré la main de Guillaume, et souhaité une bonne nuit à dame Marthe, il alla prendre du repos dans son asile ordinaire.

Le reste de la nuit se passa tranquillement au château, du moins en apparence, et, fidèle à sa promesse, à onze heures, Jean se rendit au fournil, non sans avoir quelque peur tout le long de la route, si courte cependant.