Le manuscrit de Wittenberg - Denis Leypold - E-Book

Le manuscrit de Wittenberg E-Book

Denis Leypold

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Beschreibung

Une quête haletante à travers l'Allemagne et la France du 16e siècle !

Nous sommes en mai 1525. Le manuscrit de Wittenberg, unissant les pensées réformatrices des théologiens Martin Luther, Thomas Münzer et Johann Cochlaeus, est dérobé en pleine guerre des paysans. 
Alors, une incroyable poursuite s’engage. Aidé de ses amis, Claus Bürger et la troublante Ketterlen Rohrbach — fille du chef des bandes du Neckar —, se lancent à la recherche d’un émissaire strasbourgeois censé détenir le manuscrit. Mais ils ne sont pas seuls : des agents de Thomas Münzer et de Florian Geyer, chef de la légion noire sont aussi sur ses traces.
Des pistes mènent séparément les acteurs de cette histoire depuis la Bavière jusqu’au pied des Vosges livrées aux flammes et aux assauts des mercenaires du duc de Lorraine.
Qui détient le fameux manuscrit ?
L’énigme sera finalement résolue par Claus Bürger, soixante ans plus tard, en 1585. 

Un roman historique digne des meilleurs thrillers !

EXTRAIT

Lorsque les fermiers d’ici se penchèrent sur moi, pensant que mon esprit s’était préparé à quitter son enveloppe charnelle, ils estimèrent que leur ayant porté secours je devais être emporté et soigné dans leur montagne. Et comme en vainqueur de la mort je me suis soulevé de ma paillasse le jour du Seigneur, ils me donnèrent le surnom de Diemunsch. Les lueurs naissantes de ce jour lointain en baignant ma fenêtre oignirent aussi leur front : j’étais à eux. C’était quelques jours après la malheureuse bataille de Scherweiler en pays d’Alsace, en l’année 1525. À cause d’un livre écrit par des hommes d’église de ce temps à Wittenberg en Saxe, je suis entré dans leur vie et j’ai appris leur langue qui est le welsche, une langue parlée dans les montagnes des Vosges. C’est aussi par ce nom que l’on désigne les habitants de cette contrée, et moi compris, par ignorance de mes origines. Car, autant qu’il plaira à Dieu de m’en souvenir, mon nom est Claus Bürger et je suis né sujet du duc de Württemberg.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis Leypold est docteur en histoire et responsable scientifique au Musée de minéralogie de l’Université de Strasbourg. Fils et petit-fils de forestier, il se passionne pour la nature, la poésie, la photographie, l’histoire et l’architecture médiévale, ainsi que pour l’écriture à laquelle il a consacré son premier roman Johann de Salm publié en 2013, et un ouvrage d’art Eglises - Kirchen, voyage photographique - eine Fotoreise en 2014. Né en Alsace en 1953, il vit près de Strasbourg.

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Table des matières

Résumé

Le manuscrit de Wittenberg

Résumé

Nous sommes en mai 1525. Le manuscrit de Wittenberg, unissant les pensées réformatrices des théologiens Martin Luther, Thomas Münzer et Johann Cochlaeus, est dérobé en pleine guerre des paysans.

Alors, une incroyable poursuite s’engage. Aidé de ses amis, Claus Bürger et la troublante Ketterlen Rohrbach — fille du chef des bandes du Neckar —, se lancent à la recherche d’un émissaire strasbourgeois censé détenir le manuscrit. Mais ils ne sont pas seuls : des agents de Thomas Münzer et de Florian Geyer, chef de la légion noire sont aussi sur ses traces.

Des pistes mènent séparément les acteurs de cette histoire depuis la Bavière jusqu’au pied des Vosges livrées aux flammes et aux assauts des mercenaires du duc de Lorraine.

Qui détient le fameux manuscrit ?

L’énigme sera finalement résolue par Claus Bürger, soixante ans plus tard, en 1585.

Denis Leypold est docteur en histoire et responsable scientifique au Musée de minéralogie de l’Université de Strasbourg. Fils et petit-fils de forestier, il se passionne pour la nature, la poésie, la photographie, l’histoire et l’architecture médiévale, ainsi que pour l’écriture à laquelle il a consacré son premier roman Johann de Salm publié en 2013, et un ouvrage d’art Eglises - Kirchen, voyage photographique - eine Fotoreise en 2014. Né en Alsace en 1953, il vit près de Strasbourg.

Denis Leypold

Le manuscrit de Wittenberg

Roman historique

Dépôt légal mai 2016

ISBN : 978-2-35962-826-5

Collection Aventure

ISSN : 2104-9696

©2016 - Ex Aequo

Ach, liebe Herren, wie hübsch wird der Herr unter die alten Töpfe schmeißen mit einer eisernen Stange! So ich das sage, werde ich aufrührisch sein. Wohl hin! 

Thomas Münzer, 1524.

Ah! Mes chers seigneurs, comme le Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer! Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit, je suis rebelle

***

I

Belfuss, 1585

Lorsque les fermiers d’ici se penchèrent sur moi, pensant que mon esprit s’était préparé à quitter son enveloppe charnelle, ils estimèrent que leur ayant porté secours je devais être emporté et soigné dans leur montagne. Et comme en vainqueur de la mort je me suis soulevé de ma paillasse le jour du Seigneur, ils me donnèrent le surnom de Diemunsch. Les lueurs naissantes de ce jour lointain en baignant ma fenêtre oignirent aussi leur front : j’étais à eux. C’était quelques jours après la malheureuse bataille de Scherweiler en pays d’Alsace, en l’année 1525. À cause d’un livre écrit par des hommes d’église de ce temps à Wittenberg en Saxe, je suis entré dans leur vie et j’ai appris leur langue qui est le welsche, une langue parlée dans les montagnes des Vosges. C’est aussi par ce nom que l’on désigne les habitants de cette contrée, et moi compris, par ignorance de mes origines. Car, autant qu’il plaira à Dieu de m’en souvenir, mon nom est Claus Bürger et je suis né sujet du duc de Württemberg.

J’ai à présent 82 ans. Longtemps, j’ai exercé pour les nobles de Rathsamhausen zum Steyn les fonctions de Schultheiss{1} à Belfuss, sur la montagne de Steinthal. Arrivé du nord, un illustre et puissant seigneur de la famille des Pfalzgraf bey Rhein est devenu notre seigneur. Selon la présente règle qui est celle des princes, il nous a imposé la doctrine qui est celle de l’Évangile. C’est ainsi qu’avec ce seigneur le temps passé, glorieux et terrible dans son armure éclatante, m’a rattrapé sur les marches de ce nouveau royaume, je me retourne et je me dis qu’il est temps à présent de rendre compte de ce que mes yeux ont vu, il y a soixante ans.

Je suis arrivé dans ce pays au printemps de cette année 1525 poussé par un formidable orage dont la longue faux vint vers les hommes pour les coucher en une moisson abondante. Ce printemps-là vit se lever la bannière du soulier au lacet, le Bundschuh, qui embrasa le monde en portant le coq rougesur les toits des monastères et des châteaux. La nuit dernière encore, l’embrasement était si éclatant que je me suis réveillé en sursaut. Il était tel un regard que fixeraient sur moi les camarades de ce temps-là, me poursuivant comme une ombre sous le soleil.

Ainsi, aux dernières heures de ma folle errance et de celle de mes amis, me revient le souvenir d’une flamme rouge aimante, une langue de feu affamée au milieu de la nuit. Je me souviens très distinctement avoir entendu dans son chant, dans son souffle de forge, dans ses crépitements qui emplissaient mes oreilles, d’autres chants, et ce souvenir est comme un fer rouge qui entre dans ma poitrine. C’était des chants de souffrance : ceux de mes amis. Ce fut court et interminable à la fois; le feu les a soulevés, les a rongés en un rien de temps, les emportant dans sa colonne vivante. Et moi, le témoin douloureux, passif et immobile, oubliant la peur, que faisais-je couché sur le dos dans cette cour de ferme? Les années n’ont rien ôté de ce douloureux moment, car j’aurais dû me trouver au milieu d’eux dans la grange. La flambée fut longue à se rassasier et à trouver sa paix. Et là, abandonné, sans défense, je me demandai si j’étais encore en vie, et si ce qui s’offrait à ma vue était véritable. Je me souviens de cette lumineuse présence qu’elle me chauffait en laissant échapper dans le ciel noir des cheveux rouges et jaunes d’or en longues gerbes d’étincelles. Elle était comme une femme, une étrangère à la fois belle, éblouissante et souple, sensuelle et cristalline. M’éveillant lentement, j’eus d’abord le sentiment d’une gêne, puis brusquement une douleur diffuse inonda mon corps, m’obligeant à fermer les yeux. Mais qu’avais-je donc? Mon attention fut attirée par un grand bruit qui fit trembler le sol et me fit tourner la tête. Je vis des pierres noires et fumantes bondir et rouler sur le sol avec des bruits sourds, des gerbes de cendres rouges, des poutrages sifflants basculer et disparaître dans la fumée : un mur s’étant effondré remplissait le fond de la cour de ses décombres enflammés. Je constatai que je pouvais tourner la tête. Étais-je menacé par un tel embrasement? Le sol à proximité du bâtiment fumait et une crasseuse odeur de viande brûlée rampa jusqu’à moi. À peine le mur était-il tombé que la toiture mise à nu par les flammes, masse imposante et orgueilleuse ossature hardiment assemblée par de fiers charpentiers, bascula d’un seul corps derrière les murs encore debout de la grange. Portes et fenêtres vomirent de longues flammes comme des fleuves séculaires, un balcon tomba en morceaux dans la cour. Je regardai avec intérêt des braises rouges comme des cerises tomber en pluie, rebondir et rouler jusqu’à moi; elles perdirent bientôt leur éclat, comme un vague écho de fête qui s’achève mal.

Par petites touches mes sens s’éveillèrent vers une réalité déplaisante, me tirant de mon sommeil profond. Et brusquement, un sentiment pénible de vulnérabilité oppressa ma poitrine en même temps qu’une terrible angoisse d’étouffement me fit faire de violents efforts pour aspirer un peu d’air : je me découvrais comme nu. Ma tête tournait. La mémoire des faits me revenant, je sortais de ma torpeur pour entrer dans un cauchemar. L’odeur écœurante et pesante de chair rôtie et des fumées qui m’asphyxiaient éveilla mon intérêt pour moi-même. Comprenant que j’étais blessé, j’eus le désir de m’examiner en prenant appui sur mes coudes, ce que je pus faire à ma grande surprise sans trop de difficulté : mes mains étaient couvertes de sang. Je me mis à trembler. J’aperçus à quelques pas de moi un affreux chapeau de lansquenet. Je me rappelai que c’était le mien, celui que je portais quelque temps plus tôt. J’avais immédiatement remarqué, avec un étonnement mêlé de frayeur, que la partie renforcée par une armature métallique était détruite; je n’eus alors aucun mal à comprendre qu’il m’avait sauvé la vie puisque j’étais encore de ce monde. Ignorant la gravité de ma blessure, je me souviens de ma fascination pour l’état de ce chapeau et de mon étonnement que je n’étais pas plus mal. Je compris qu’un coup, ou étaient-ce plusieurs, m’avaient été donnés par des cavaliers. Comme ceux que je voyais à présent sous le portail, leurs armes au bout de leur poigne. C’était eux qui me cherchaient. Ils m’avaient enfin découvert. Ma vie trouverait donc ici sa conclusion, en Alsace, après un si long périple dans les plaines souabes jusqu’au pied des Vosges. Mais ils n’auraient rien, absolument rien du manuscrit qu’ils recherchaient eux aussi, puisqu’il était perdu dans ce chaos! J’avais à présent retrouvé ma lucidité et cependant j’étais sans force ainsi qu’un chien agonisant et grelottant de peur. Un tambour se mit à battre dans ma tête, d’abord lentement puis de plus en plus fort. L’un d’eux tendit son bras dans ma direction et leurs regards d’assassin se posèrent sur moi, puis leurs chevaux avancèrent dans ma direction. J’avais depuis longtemps perdu tout espoir, comme il était aussi trop tard pour eux! J’exultai intensément, livré à une sorte de délire célébrant la destruction, car nous étions tous perdants, et j’avais accepté d’aller rejoindre mes amis pour toujours. Je fermai les yeux, abandonnant ma vie, attendant la mort puisque c’était leur désir de me la donner.

***

II

Stuttgart, printemps 1525

— Henze, Henze, là, sur la route, je savais qu’il reviendrait! criait Jerg d’une voix sourde à son ami.

Ce matin-là, la fraîcheur de l’aube était vigoureuse sur la muraille et un ciel désagréable gris d’étain pesait sur Stuttgart. Les ombres furtives d’un petit groupe de cavaliers venaient d’apparaître à hauteur des derniers arbres fruitiers et des hautes barrières, là où un chien effrayé venait de se réfugier. D’un geste rapide, il ajusta sa toque noire d’où s’échappait une longue chevelure châtain, ne lâchant pas un seul instant la course des cavaliers de sa vue. Une barbe naissante, un nez fin, une bouche aux lèvres masculines, un bourrelet au-dessus de ses yeux noisette, qu’accentuaient des sourcils épais, lui conféraient le profil d’une beauté singulière et brutale.

Dégageant sa tête de dessous la couverture qui le couvrait, Henze, qui était grand de taille, l’observa un instant sans rien comprendre. Puis, ayant mis de l’ordre dans ses pensées, remua avec peine ses membres et secoua sa tête aux cheveux d’un blond plus jaune que les blés.

— Eh! De qui parles-tu?

— De notre ami Paulus de Plieningen, le Schultheiss, c’est lui qui arrive, il est là, avec quatre cavaliers, dépêche-toi!

Henze se débarrassa de sa couverture et bondit sur ses jambes pour courir jusqu’à son compagnon. Il tendit son visage en avant, clignant des yeux. Avec les restes de sommeil qui gênaient sa vision, l’expression de son regard parut encore plus effrayée qu’elle ne l’était habituellement, creusant encore plus les deux rides entre ses yeux. Les deux hommes penchés derrière la canonnière se regardèrent un court instant pendant que les cavaliers se dirigeaient vers la Porte de Botnang qui était proche.

— Il ignore que nous sommes sur la muraille et que nous l’observons, une chance de pendus que nous soyons là.

— Claus Bürger n’est pas avec lui! constata-t-il avec surprise, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé!

Ils descendirent rapidement l’étroit escalier de pierre et longèrent le mur où veillaient deux gardes à qui ils demandèrent d’ouvrir la porte. Pendant que Henze surveillait la rue et les fenêtres des plus proches maisons, les deux gardes, méfiants, firent glisser un vantail de fer, contrôlèrent qu’il ne s’agissait pas d’un piège, et entrouvrirent la lourde porte deux heures avant le temps réglementaire. Les cavaliers et leurs chevaux glissèrent discrètement jusque derrière un mur limitant un potager. Parvenus dans la salle des gardes, soulagés, Jerg et Henze embrassèrent Paulus avec joie à grands coups de claques dans le dos, le pressant de questions.

— C’est une chance que nous soyons là, Paulus, quelle joie de te retrouver!

— Tu es en vie, Dieu soit loué.

— Où est ton protégé, où est notre ami Claus?

— Quelles nouvelles apportes-tu?

— Où en sont les insurgés? On rapporte qu’il y a eu bataille, un désastre pour notre gracieux seigneur Ulrich, nous a-t-on dit!

S’affalant sur un banc, Paulus, d’un geste las, il fit glisser son large barett à plumes libérant sur son front ses cheveux châtains.

— Mes chers amis, quelle aubaine et quelle joie de vous retrouver ici, répondit l’homme, je ne pouvais imaginer pareil accueil. Malheureusement, je n’ai pas de bonnes nouvelles à vous transmettre; vous avez appris à ce que je constate l’échec cuisant de Leipheim. Vous devez d’abord savoir que cette bataille n’aurait pas dû avoir lieu, du moins pas ainsi. Les paysans qui n’ont que du foin dans la tête ont cédé devant les belles promesses du Truchsess, Georg de Waldburg, le chef de l’Alliance Souabe, qui a juré de les laisser librement rentrer chez eux en toute confiance. Notre gracieux seigneur le duc Ulrich de Württemberg, qui devait rejoindre la bande, ayant appris en chemin le retrait des paysans s’en retourna la rage au cœur vers son château de Hohentwiel. Profitant de cette situation inespérée, et pour vous démontrer toute la perversité de ce renard, le Truchsess rompit son engagement en attaquant la bande près de Leipheim. Dès l’engagement, mes compagnons et moi ne nous fîmes aucune illusion en comprenant de quel côté travaillait la faux. Ce n’était pas une simple bagarre d’auberge ou de fête de village trop arrosée à laquelle avaient à faire les paysans, non, c’était contre plus de deux mille cavaliers et une forêt impénétrable de milliers de piques, bourrée d’arbalétriers, d’étripes chats et d’arquebusiers expérimentés qu’ils marchaient. La sagesse nous dictant sa loi, nous fûmes bien inspirés de nous retirer. La barque qui nous transporta sur l’autre rive du Donau a coulé lors de son troisième passage à cause du trop grand nombre de fugitifs qui y étaient entassés. Depuis les berges, nous avons pleuré et hurlé notre désespoir en voyant les pauvres et têtus villageois chanceler sous les coups et les autres se noyer comme des rats; le fleuve s’était soudain chargé de cadavres. J’en frissonne encore. S’ils m’avaient capturé, moi qui étais venu pour dissuader les paysans du pillage des monastères et des églises, ils m’auraient décapité comme ils l’ont fait avec Jakob Wehe, leur prédicateur, Ulrich Schoen et tous les autres chefs qu’ils ont attrapés. Voilà pourquoi nous sommes là aujourd’hui après plusieurs jours de vagabondage, de fuite honteuse, mais sains et saufs. Claus n’était pas avec nous, et si je comprends bien, il n’est donc pas ici, à Stuttgart?

— Nous pensions qu’il était avec toi!

— Où peut-il être alors? Du côté de Heilbronn? 

— Claus devait se rendre auprès de la grande bande du Neckartal qui fait mouvement vers Leipheim, et de là nous rejoindre.

Paulus le Schultheiss était de la même génération que Claus, Jerg et Henze, tous originaires et enfants du gros village Plieningen. Mais depuis que Jerg et Henze étaient devenus bourgeois de la ville de Stuttgart, où ils s’étaient associés dans le commerce des grains, des draps et du vin, ils y résidaient et restaient redevables du service armé. Paulus était placé sous l’autorité de l’archiduc Ferdinand avec la charge d’administrateur du baillage de Plieningen. Issu d’une famille d’artisans aisés jouissant dans tout le pays d’une solide notoriété, il demeurait secrètement fidèle au duc de Württemberg dont il ne cessait de souhaiter le retour. Le soulèvement paysan avait été une occasion pour le duc Ulrich de libérer son duché : une occasion ratée.

— J’en viens maintenant à plusieurs choses, très importantes : savez-vous si un émissaire envoyé par notre gracieux seigneur et duc Ulrich a été reçu par le Statthalter au château ducal?

— Nous savons, par les gardes du château, qu’un émissaire y est astreint à résidence; il est, pour une raison que nous ignorons, l’otage du gouverneur, répondit Jerg. Pour nous, il n’est pas habituel qu’il soit dans cette situation, il devrait être libre, on ne retient pas un fonctionnaire ducal comme s’il s’agissait d’un voleur.

— Je vois, la position du Statthalter est vraisemblablement très peu sûre, il doit s’entourer de garantie. 

— Tu ne crois pas si bien dire, Paulus, acquiesça Henze. Une partie de la population, sous l’influence du prédicateur Johannes Mantel et de Theus Gerber, s’est prononcée contre la présence du Statthalter en ville; elle le soupçonne de connivence avec l’autorité impériale, mais jusqu’à présent on s’est contenté de paroles, le personnage fait encore autorité.

— Theus Gerber n’est pas non plus à l’image des anges, comme il ne le pourrait être des saints d’ailleurs, mais il a l’avantage d’être courageux au contraire du Statthalter, lâche et opportuniste notoire, soucieux de ramener à lui la gloire d’une grande révélation, annonça mystérieusement Paulus. Jerg, toi qui parlais de voleur, sache que tu n’es pas loin de la vérité.

Les deux hommes s’échangèrent des regards étonnés. Ils n’osèrent cependant poser de questions.

— Nous tâcherons de nous informer au sujet de cet émissaire auprès des lansquenets, des Bavarois, de braves hommes quand ils ne massacrent pas, et avec lesquels nous avons établi des contacts, surtout Henze, proposa Jerg d’un ton hésitant, mais qui se voulait rassurant.

— Eh! Dis-moi, en fin de compte, quel est donc ce mystérieux émissaire dont tout le monde parle, paraît connaître et que personne n’a jamais vu, qui est-ce?

— Son nom est Frank Armbruster, il est originaire de Strassburg.

Les deux amis sursautèrent en même temps qu’ils se réjouirent.

— De Strassburg! Nous allons régulièrement à son marché, Henze et moi, pour y réaliser d’intéressantes affaires, même si tout le monde a appris que la ville s’acoquine avec les disciples de Müntzer.

— Il ne faut pas exagérer, elle observe envers eux une prudente neutralité, rectifia Henze qui poursuivit :

— Paulus, ton intérêt pour cet homme nous intrigue, en te confiant à nous, tu ne te confesseras ni au diable ni au prince des voleurs. Il nous est avis que la deuxième révélation que tu veux nous soumettre t’est bien lourde, mais puisque tu nous as déjà fait savoir que tu en avais justement l’intention, parle-nous-en en pure franchise.

Le Schultheiss ne leur répondit rien. « Ainsi, se dit-il, la situation paraît moins désespérée que je me l’étais imaginée. Le Statthalter est immobilisé en ville, il n’aurait donc apparemment pas d’autres ressources que de participer aux réunions pour y faire bonne figure, mais s’il y a une autre raison je dois absolument la connaître! » Paulus ne pouvait agir seul, cependant, il redoutait qu’en mettant ses amis dans la confidence ce serait les exposer à leur tour au danger. Aussi craignait-il de se sentir responsable de leur vie en les entraînant dans une aventure périlleuse; on l’avait certes rassuré en lui promettant qu’il serait ensuite largement récompensé, lui et ses aides. N’agissait-il pas selon ce qui lui avait été ordonné? On avait appris d’un espion que Müntzer avait l’intention de se servir d’une arme pour abattre ses rivaux théologiens, qu’il allait selon sa propre métaphore briser les vieux pots, n’épargnant personne. Il fallait l’en empêcher. C’est ainsi que l’« arme » que Müntzer s’apprêtait à brandir disparut sans que l’on comprît qui était derrière ce vol. Était-ce l’émissaire du duc Ulrich? Après s’être assuré qu’il n’y avait pas d’autres oreilles, Paulus se pencha lentement vers Henze et Jerg, parcourant du regard leur visage il murmura :

— Ce que je vais vous dire maintenant doit rester entre nous. 

Acquiesçant silencieusement par de légers mouvements de tête, les deux amis le regardèrent avec gravité et curiosité, attendant qu’il poursuivît.

— Selon des informations sûres, l’émissaire est porteur d’un document très important qu’il doit me remettre, vous entendez? Il s’agit du manuscrit de Wittenberg! souffla-t-il en regardant discrètement autour de lui.

Les deux amis s’observèrent, considérant ses paroles avec intérêt.

— Tu parles de ce manuscrit dont il a été question lors de la dernière réunion du Conseil de Stuttgart? murmura Jerg à Henz.

— Une menace pour le parti pontifical autant que pour Luther, poursuivit Henz.

— Oui, c’est bien de celui-ci, vous ne vous trompez pas!

— Alors, selon toi, ce serait lui le porteur? Et c’est à toi qu’il doit revenir? Mais pourquoi toi? Je n’y comprends rien, explique-nous! murmura Jerg, perplexe, pendant que Henze poursuivait : 

— On dirait que le monde entier est à sa recherche. Mais comme on sait que là où sont les cadavres volent les corbeaux, tu n’es sans doute pas le seul à suivre la trace de l’émissaire strasbourgeois.

— On nous a avertis que si nous avions le moindre indice, il fallait le livrer au Statthalter, une récompense serait donnée, poursuivit Jerg à voix basse. Mais nous ne savons pas de quelle manière nous serions récompensés, ajouta-t-il en glissant le tranchant de sa main sous la gorge.

— Plus sérieusement, je n’ai rien d’un corbeau et s’il est encore en vie, c’est d’abord et provisoirement à ses fonctions ducales qu’il le doit. Le seul indice, dont je me suis séparé pour ma propre sécurité, est un message signé de lui que j’ai reçu d’un transfuge lorsque j’étais encore dans la bande de Baltringen. Ceci dit, Claus est lui aussi chargé de retrouver l’émissaire.

— Paulus, nous savons que, quel que soit le porteur, sa tête tombera. Mais que ce Frank Armbruster en fût le porteur, autant mettre une fausse barbe au Seigneur, déclara Jerg incrédule en ouvrant ses mains. Quelle gloire y aurait-il à gagner? S’attendrait-il à une cascade d’or coulant sur ses épaules?

— Ici, nous n’apprenons que la moitié des choses, poursuivit Henze. Et pourtant, toute cette agitation nous passionne; même les belettes et les oies récitent des passages du Nouveau Testament, mais de cet ouvrage seuls les simples d’esprit pourraient nous en parler.

— Il faut comprendre qu’il n’est pas dans toute la Germanie d’ouvrage aussi dangereux que celui-ci pour Luther et pour Cochlaeüs, les autres signataires de ce manuscrit avec Müntzer. Et c’est Thomas Müntzer qui répand ces bruits infernaux après en avoir fait lecture en chaire. L’émissaire, dit-on, l’aurait dérobé lors de son séjour à Mühlhausen juste avant de se rendre à Stuttgart. Müntzer ne s’en étant pas tout de suite rendu compte a lancé un peu tardivement des gens à sa poursuite. C’était voici bientôt deux semaines, paraît-il, ce que j’ai bien du mal à admettre; un voyage à cheval, de Mühlhausen à Stuttgart, dure quelques jours tout au plus.

Jerg se frotta les yeux comme pour faire de l’ordre dans ses idées.

— Peut-être a-t-il trouvé quelque part un refuge pour échapper à ses poursuivants, ou pour rencontrer d’autres agents et leur remettre le manuscrit, ce qui expliquerait la lenteur de son déplacement. Mais quel intérêt aurait-il eu alors de se rendre auprès du Statthalter, autant se pendre tout de suite, non?

— On pourrait imaginer beaucoup de pression derrière tout ça, les tenants de la réforme comme les traditionalistes, tous paraissent craindre de Müntzer une utilisation politique visant à répandre, autour des anciens amis Luther et Cochlaeüs, ses secrets comme des chausse-trapes.

— Le duc travaillerait-il pour Martin Luther? demanda Jerg.

— Que sais-je! Je trouve néanmoins cette pratique peu logique, sans doute cherche-t-il à devancer les agents de l’empereur. À cause de ce manuscrit vagabond, Cochlaeüs ne doit pas trouver le sommeil facile!

— Qui est ce Cochlaeüs dont tu parles? reprit Jerg.

— C’est un prêtre qui était, ou qui est encore, je ne sais pas au juste, recteur de l’église Saint Lorenz à Nürnberg. Après l’avoir soutenu, il est aujourd’hui très opposé à Luther dont il condamne avec fougue les idées de réforme.

— Alors, il n’est pas le seul à s’en prendre à Luther, confirma Jerg, des réfugiés de Mühlhausen ont rapporté à l’office que Müntzer l’appelle volontiers et publiquement : la viande douillette de Wittenberg; il s’en prend aussi au monde avec une rare violence, aux princes, aux bourgeois, à tous les nobles qu’il veut exterminer par les armes.

— Nos paysans seraient bien mal inspirés d’adopter ses idées. Un jour ou l’autre sa tête tombera, garantit Henze.

— Les chefs de la bande de Baltringen m’ont appris, poursuivit Paulus, que Müntzer tente non seulement de soulever la Thüringen, mais aussi la Hesse, ainsi que le Harz. Je dois pourtant avouer que c’est là, et par la force des choses, le cadet de mes soucis, notre mission à Claus et à moi-même est d’amener l’émissaire et le manuscrit auprès du duc. Il se tut soudain : deux gardes, bavardant doucement de choses inconnues passaient avec nonchalance devant la porte.

— Jerg et moi sommes associés, nous nous sommes juré de faire cause commune tant que nous serons en vie. Nous n’oublions pas ton aide facilitant notre accession à la bourgeoisie d’ici, nous te devons en retour un service. Avec la guerre actuelle, les affaires sont au fond du fleuve, venir à ton aide est un devoir. D’ailleurs, lorsque notre présence auprès du duc ne sera plus nécessaire nous ferons un passage en Alsace jusqu’à Strassburg où les affaires nous appellent, et nous t’y emmènerons!

— Merci, mes amis, je vous suis très reconnaissant de votre fidélité comme de votre amitié. Ceci dit, une chose me préoccupe, je suis trop connu à Stuttgart et je crains qu’on me prenne pour un espion du duc. Je ne peux pas rester parmi vous à moins de ne sortir que la nuit comme un chat sauvage.

— Tu n’as rien à craindre, Paulus, nous sommes négociants et membres d’une puissante corporation, nous avons beaucoup de relations, nous irons aux nouvelles de ton émissaire dès demain, assura Henze.

— Ne te fais pas de souci pour le logement, tu viendras chez moi, Paulus, nous avons de la place et tu y seras en sécurité. Attendons que la garde de jour vienne nous relever, d’ailleurs elle ne va pas tarder, observa Jerg en remarquant au bout de la rue quelques hommes armés, ombres grises encore lointaines apparaître dans le matin frais.

Paulus fut donc accueilli par Jerg et son épouse Anna dans leur demeure sise dans une impasse, laquelle venait butter contre la muraille nord de la vieille ville, sous une tour massive qui dominait le toit pentu de leur maison. Jerg lui fit découvrir la cave de l’immeuble où se roulaient les tonneaux depuis la rue, et le grenier où les sacs de grains se treuillaient jusque sous le toit. Bien meublée, propre et parfaitement en ordre, on sentait dans la maisonnée la main haute de l’épouse, une longue femme au débit de parole impressionnant, toujours en mouvement, au sourire divin et aux cheveux bien tressés et bien enroulés derrière la nuque. Jerg était fier de sa femme qui venait d’une famille patricienne de Stuttgart; il témoignait à son égard une attention respectueuse teintée parfois d’agacement pour sa manie de la propreté et ses fréquentes sautes d’humeur. Ils attendaient leur deuxième enfant. Il lui certifia qu’il n’aurait rien à craindre des habitants des immeubles voisins qu’il pourvoyait en vin à l’occasion des fêtes de famille. Une exception cependant se nichait sous le toit d’un bâtiment situé à l’entrée de la rue, là où pendait l’enseigne de la taverne Zum Krone. Dans une pauvre mansarde résidait Marx Wurm, un bourgeois un peu dérangé dont on savait qu’il colportait, à l’occasion, les rots de taverne aux oreilles des échevins; des stupidités d’ivrogne qui eurent néanmoins et quelquefois le pouvoir de tromper leur vigilance et provoquer quelques vifs échanges. Jerg disait de lui que c’était un naïf innocent cependant plus têtu qu’un Saxon, mais que les Saxons qui sont des ânes restent toujours droits lorsqu’on leur botte les fesses. Devant Paulus, les commentaires de Jerg s’arrêtaient toujours à temps, mais jamais lorsqu’il apparaissait à la taverne un tonnelet d’un blanc du Rhin à bras-le-corps. Sa jovialité qu’accentuait le nectar sacré des vignes entraînait généralement son entourage dans l’insouciance d’une vie pleine de chants et de rires : une liberté nécessaire pour faire face aux inquiétudes et aux bouleversements prodigieux de leur temps. D’une nature un peu moins vive, parfois à peine bourrue, Henze vivait dans le nouveau quartier de la Porte de Botnang devant laquelle était apparu Paulus. Étant en passe d’épouser la fille d’un maraîcher dans la maison duquel il résidait déjà, son commerce florissant remplissait d’aise le maître de maison. Ne pouvant accueillir aucun des quatre autres cavaliers, il parvint à placer contre plusieurs sacs de froment les chevaux à l’écurie d’un palefrenier peu regardant sur l’origine des bêtes, et les cavaliers chez des amis contre un ohm de vin que Paulus lui rembourserait.

La journée fut en partie employée à s’assurer la discrétion des membres de la corporation des meuniers. L’un d’eux, Hans Jakob Speidel, en était le chef et avait en outre la charge d’intendant des greniers d’abondance de la ville. Celui-ci habitait dans la vieille ville une belle demeure dont la somptuosité faisait, pour certains, de l’ombre à la Rathaus toute proche. Ce personnage exerçait autour de lui une supériorité intellectuelle et une influence souvent décisives sur les décisions du Conseil, bien qu’il ne fût plus échevin depuis longtemps. Comme sa modération en faisait un personnage écouté et apprécié, et que chacun respectait sa personne et ses conseils, il n’y eut jamais chez lui d’esclandres et les ennemis pouvaient même s’y rencontrer sans effusions, alors qu’à la Rathaus l’autorité était fréquemment bafouée.

Quelques jours plus tard, alors qu’il venait de rejoindre sa promise et qu’il partageait le repas au milieu de sa future belle famille, un lourd vacarme de cavalerie vint de l’extérieur interrompre l’éclat de leur joyeuse petite fête. Se précipitant à leurs fenêtres, ils assistèrent avec hébétude au passage d’une soixantaine de cavaliers bardés de fer et de sept chariots composant un train d’approvisionnement. À leur tête le porte-drapeau déployait fièrement une grande bannière arborant un impressionnant aigle impérial. Juste derrière lui suivait un capitaine à l’armure noire et or, coiffé d’un somptueux barett paré de plumes aux couleurs vives. Affichant une arrogante supériorité, les cavaliers, juchés sur leurs hauts chevaux, étaient comme des citadelles imprenables autant que redoutables.

Le guide qui les accompagnait leur fit traverser le fossé à la Porte de Fer et chevaucha avec eux jusque devant le château ducal dans lequel ils s’engagèrent après s’être annoncés. Avec les portes qui se refermèrent sur eux, le silence retomba sur la place. On avait eu le temps d’observer chez deux ou trois cavaliers des bandages et chez d’autres des équipements portant des traces de combat, preuve s’il en était qu’il s’agissait de guerriers rompus à l’exercice de la guerre. Intrigué, Henze courut jusque chez Jerg qu’il trouva en compagnie de Paulus pour leur annoncer la nouvelle.

— Ce sont sans doute des vétérans d’Italie, supposa Paulus. J’imagine que l’Empereur renvoie les troupes engagées dès les premières heures de ses campagnes d’Italie contre François Ier en prévision de ce qui va suivre ici!

— Contre qui en veut-il, contre le prince de Saxe? reprit Henze après l’avoir dévisagé.

Chacun connaissait le rôle de la famille princière dans la protection qu’elle accordait à Martin Luther, mais aussi la manière dont elle s’était éloignée de la tutelle impériale en devenant souveraine chez elle. De cela, Paulus, par ses fonctions de Schultheiss, l’avait compris après l’éviction du duc de Württemberg de son duché.

— Oh, non, pas contre le moine de Wittenberg et encore moins contre la haute noblesse qui le soutient dans ses guerres.

— Contre la paysannerie, prononça Jerg lentement.

Tous trois étant d’extraction paysanne, nés dans les labours des champs de Plieningen, leur cœur ne pouvait qu’être auprès de leurs humbles familles d’origine : celles qui portaient la chaussure aux lacets et la cuillère de bois dans le chapeau, qui aiguisaient la faux et faisaient battre le fléau, qui craignaient Dieu et témoignaient sa servitude à l’égard du seigneur.

— Contre nous en effet, il n’y a pas de doutes, ce sont des soldats aguerris, répéta Paulus. Je suis persuadé qu’il s’agit d’un renfort de soldats d’élite destiné aux troupes du Truchsess.

— Eh bien, je souhaite qu’ils ne restent pas plus longtemps que le Statthalter dans son château, s’exclama Henze effrayé. Qu’ils l’emportent au diable et nous en serons débarrassés.

— C’est justement ce qui m’inquiète, reprit Paulus, pensif. Car le Statthalter pourrait bien ne jamais quitter l’émissaire des yeux en l’emmenant avec lui.

À cet instant, un fort roulement de tambour entra par la fenêtre. Ils découvrirent au bout de la rue un cavalier assisté de deux lansquenets faisant résonner leur instrument. On entendait aussi des trompettes venant de plus loin. Dans toute la rue apparurent des têtes aux fenêtres et aux portes.

— C’est une convocation, nous devons nous rendre sur la place devant le château, cria Jerg depuis la fenêtre à ses voisins, puis se retournant vers ses amis :

— Notre bienheureux Statthalter retrouve subitement la vertu du courage, il a sans doute quelques bonnes nouvelles à nous annoncer.

— Bah! Quand on parle d’une ombre, c’est qu’il y a quelqu’un devant le soleil, railla Henze.

— Il faut que tu viennes avec nous, Paulus, mais pas avant de troquer ton manteau et un chapeau contre ceux-ci qui sont plus discrets, proposa Jerg.

— Ainsi tu ressembleras à un bourgeois très ordinaire et pas très malin, lança Henze en lui enfonçant le chapeau sur la tête.

Ils se trouvèrent rapidement dans le flot des habitants de toute condition, une foule terne et silencieuse, qui se rendaient devant le château ducal. Devant eux se dressait la haute muraille du château flanquée au nord d’une grosse tour ronde et d’une tour carrée au sud. En son milieu était un pont menant à une solide porte constituée d’un pont-levis, d’une herse et d’un assommoir percé de bouches à feu. Devant le pont se tenaient alignés plus de soixante-dix hommes, cavaliers et lansquenets, couverts d’armures et de vêtements de cuir bariolés, lances hautes, armés d’arquebuses et de hallebardes, pendant que de grands tambours faisaient trembler l’air. La foule muette et soumise d’hommes, de femmes, et aussi d’enfants, se tint à distance attendant d’apprendre la raison de cette convocation. Venant vers elle, un cavalier noir parut à l’autre extrémité du pont; les roulements de tambour étaient si forts qu’ils dissimulaient presque complètement le martèlement régulier des sabots de son cheval. Lorsque le cavalier passa devant lui, inclinant légèrement la tête tout en ne le quittant pas des yeux, Jerg murmura comme pour lui-même :

— Mais quel est donc ce vaniteux?

— Le chef des cavaliers, répondit Henze.

— Cet homme me fait peur, laissa entendre une femme en se retournant.

— C’est un chef militaire de haut rang, il va nous parler, ajouta la voix grave et prudente d’un homme de petite taille.

Le militaire était à présent tout proche du premier rang de la foule lorsqu’il arrêta sa monture. Se redressant, il leva une main au-dessus de lui et les tambours suspendirent leur vacarme. Sous son casque qui couvrait sa nuque, brillaient deux yeux durs et froids qui balayaient la foule comme s’il se fut trouvé en présence d’un peuple vaincu et soumis. Jaillissant de ce visage taillé dans un bois rêche, sa voix était à l’égal du personnage : forte et acérée.

— Moi, Dieterich Spaet, commandant du corps impérial de l’Alliance souabe, fait savoir que monseigneur l’archiduc Ferdinand d’Autriche presse ses sujets de Stuttgart d’observer une opposition absolue à l’encontre des coquins enragés du Neckartal, des prétendus frères évangéliques qui viennent d’assassiner lâchement à Weinsberg le comte de Helfenstein de haute naissance.

Les trois hommes, n’en croyant pas leurs oreilles, constatèrent que parmi la foule beaucoup paraissaient être informés de cette affaire, alors que d’autres comme eux l’ignoraient également. Le cavalier noir poursuivait :

— Ce crime montre de quelles lâches intentions s’arment ces bandes d’égorgeurs qui ne songent qu’à tuer, voler et détruire. C’est pourquoi, nous vous recommandons une soumission totale et vous obligeons à renoncer aux ligues publiques ou secrètes, à toutes confréries ou assemblées tenues contre l’autorité, de ne cacher, ni héberger des fugitifs ou des missionnaires hérétiques, mais de les arrêter et de les livrer aux autorités, sous peine de prise de corps, de bannissement et de confiscation de biens. Ainsi le père doit livrer son fils, comme le fils doit livrer son père. Nous vous conseillons avec une insistance particulière le respect de toutes les ordonnances ecclésiastiques énoncées dans ce pays. Les prêtres reconnus coupables de désobéissance seront jugés en première instance, les suspects seront entendus par la justice et les meneurs seront exécutés. Tous ceux qui sans exception enfreindront nos commandements seront considérés comme des criminels et traités comme tels. Me suis-je bien fait comprendre?

Sitôt abandonné son dernier cri au-dessus de la mer de visages tournés vers lui, l’homme toisa la foule et un grand silence domina la place pendant que la lame froide de son âme planait au-dessus d’elle. La place ne fut libérée de son étreinte que lorsqu’il fit tourner son cheval, retraversa le pont au galop pour entrer dans le château avec sa troupe.

— Avez-vous remarqué qu’il a oublié de nous faire prêter serment? constata Paulus.

— Nous n’en valons sans doute pas la peine, rétorqua Jerg d’une voix sourde.

La foule semblait frappée d’immobilisme et nul ne paraissait devoir se permettre d’en rompre le sceau ou de s’élever en contestation tant elle avait la conviction que l’archiduc et frère de l’empereur était toujours maître chez lui. Pourtant, un incident infirma cette première impression, marqué par l’aigre tonalité d’une voix qui fit se retourner toutes les têtes.

— Regardez, s’écria soudain Jerg, des échevins se font conspuer.

— C’est vous qui les avez fait venir, hurlait un bourgeois en les pointant du doigt.

— Mais c’est faux, qu’insinuez-vous donc? se défendait un échevin.

— Mensonge, menteurs…, reprenaient d’autres voix.

Les échevins, prudents, évitèrent de répondre et se regroupèrent avec l’intention de s’éloigner de la place, mais on les en empêcha en se plaçant sur leur chemin.

— Vous trahissez vos engagements auprès des corporations, vous n’avez pas à vous justifier, car nous ne sommes pas dupes!

— Les habitants n’ont rien à voir avec la Pâque sanglante de Weinsberg, insistait une voix plus lointaine. Vous ne pouvez le nier; en réalité, vous avez peur que nous vous chassions de la Ville!

Craignant l’éclatement d’une rixe, de nombreux citadins s’éloignèrent alors que d’autres accouraient sous les yeux des lansquenets. Avec les cris qui devenaient plus forts, les hallebardes des gardes devant le château s’agitèrent de plus en plus. L’une d’elles venait de faire résonner son fer contre un pavé en guise d’avertissement quand le brouhaha s’apaisa brusquement. Entre les belligérants venait d’apparaître un homme au couvre-chef vert et vêtu d’une longue et élégante cape au col de fourrure.

— C’est Johannes Mantel, s’écria Henze en souriant de toutes ses dents.

— Heureusement qu’il est là, c’est un brave homme, il sait toujours calmer la folie des uns et des autres; nous l’avons libéré du château de Hohennagold où il était enfermé, dit une femme très dignement qui se tenait à quelques pas de là.

— Mais sa libération est toute récente! s’exclama Paulus.

— Il y a à peine une semaine qu’on est allé le chercher avec toute une bande pour lui rendre sa liberté. Lorsque les gardes du château nous virent venir si bien décidés, ils ne mirent pas longtemps à comprendre qu’il était préférable de le relâcher; ce qu’ils firent presque avec des excuses, assura-t-elle fièrement et en hochant la tête.

Connu pour avoir été le premier prédicateur évangélique de l’église Saint Leonhard de Stuttgart, très populaire et respecté dans toute la ville pour sa position apparemment conciliante, Johannes Mantel parvenait une fois de plus à désamorcer la crise qui couvait entre les factions rivales : bourgeoisie contre noblesse. Mais le sourire des deux hommes soudain s’envola pour faire place à la stupéfaction. Henze redressa sa tête blonde et s’écria :

— Mais! Que diable fait donc ici Marx Wurm, cette grande et stupide bretzel creuse?

— Il faut qu’il se mêle de tout, ce couillon, qu’il aille donc se trouver une femme au lieu de jouer à l’arbitrage, s’exclama Jerg goguenard en lançant un clin d’œil à Paulus.

— Lui, trouver une femme! Quel conte! Il ne sait pas même faire la différence entre son pied droit et celui de gauche, des crottes de cheval et des figues, rétorqua avec colère un bourgeois qui avait entendu.

Les deux amis se jetèrent discrètement des regards interrogateurs, et Henze finit par murmurer à l’oreille de Paulus :

— Paulus, ça ressemble à quoi, des figues?

Et lui de répondre très sérieusement sur le ton de l’évidence :

— Bin! À des crottes de cheval.

Et pendant que les épaules de Paulus se secouaient d’un rire silencieux devant les visages renfrognés des deux amis, s’élevaient du corps maigre de Marx Wurm des bras trop longs, comme des ailes déplumées qu’il rabattait ridiculement en signe de paix sur les épaules de ses voisins. Ses gestes d’échassier squelettique qui se voulaient apaisants eurent pour résultat d’agacer les uns et les autres tant et si bien qu’il réussit à séparer les belligérants. On vit que Mantel voulut lui parler, sans doute pour le prier de s’en aller, que les choses étaient sérieuses, mais l’autre poursuivait ses arguments gestuels, se tournant et se retournant si bien que tous l’abandonnèrent au milieu de la place. 

— Il a l’air pourtant inoffensif, cacherait-il sa ruse derrière un masque de sottise? murmura-t-il. L’observant, Jerg ricanait :

— On sait bien que qui porte l’eau d’une main porte le feu de l’autre! 

Paulus n’y prêtait déjà plus attention. Tourné vers le château, il nourrissait l’impatience d’entrer en contact avec l’émissaire, se demandant derrière quelle fenêtre il pourrait bien les observer à l’instant même. Henze avait bien entrepris d’entrer en pourparler avec les lansquenets qu’il connaissait, mais son approche pourtant prudente s’était soldée par un échec : la cause venait de la présence envahissante de ces cavaliers de malheur. Toujours était-il que l’émissaire ducal avait été vu par un familier du château, mais sans apporter plus d’assurance que ce fut bien lui. Les lansquenets, qui devaient contrôler soigneusement les entrées et les sorties des fournisseurs, charretiers, charpentiers, n’avaient pas la tâche difficile, car le château, avant l’arrivée de la cavalerie, était à peu près désert. Le Statthalter n’était plus visible lui-même depuis longtemps à tel point que l’on se demandait s’il était encore dans le bâtiment ou s’il était allé rejoindre en secret la Ligue souabe.

Deux jours passèrent, ponctués par de vaines tentatives d’approche, quand Anna, qui rentrait du marché un panier sous le bras, prévint qu’on voyait de loin, à l’autre bout de la rue, la tête blonde de Henze qui s’agitait à la manière d’un drapeau. Tous rirent, car on comprit que Henze arrivait en courant. « Henze va plus vite que son cheval », assurait Jerg en plaisantant.

Le lansquenet avec lequel il avait établi une relation d’amitié lui avait appris que les cavaliers et leur détestable capitaine faisaient leurs préparatifs de départ. Cette nouvelle fut accueillie avec soulagement, car non seulement la ville n’avait pas vraiment besoin d’une telle garnison, mais aussi, pensait Paulus, ce serait peut-être moins difficile de pénétrer ensuite dans le château. Jerg promit à Paulus de s’informer de la situation auprès de ses amis dès qu’il aurait achevé de livrer un chargement de vin à un marchand de Nürnberg qui l’attendait au dépôt. Lorsqu’il revint en début de soirée, affamé et fatigué, il avoua ne pas avoir obtenu d’informations sérieuses, et que les bruits concernant leur départ étaient même contradictoires. Il fallait encore attendre. Ils n’eurent pas à espérer une plus longue patience, car la nouvelle souhaitée vint tôt le matin suivant. Elle fut accueillie par les citadins avec une relative indifférence, car ils soupçonnaient qu’ils reviendraient un jour ou l’autre, c’était au fond une question de temps. Pour les trois amis, c’était surtout l’assurance que la garde du château ducal s’était réduite à quelques lansquenets plutôt abordables. Ils se préparaient déjà à s’y rendre que se répandit le bruit inattendu de la venue imminente de la bande du Wunnenstein forte de plusieurs milliers de paysans. Dès lors une extraordinaire effervescence gagna toute la cité. Les clochers de toutes les églises se mirent à carillonner et, dans la cohue des gens allant aux nouvelles, se dressèrent les premières hallebardes, se formèrent les premiers groupes armés sur les places et devant les portes de la ville. Réuni en session extraordinaire, le conseil se révéla incompétent par suite de la défection d’une partie des échevins qui avaient pris la fuite. Chacun en effet connaissait à présent les détails de l’assassinat de Weinsberg par la bande à la tête de laquelle se trouvait Jäcklein Rohrbach. Or, la bande du Wunnenstein était placée sous la conduite de Matern Feuerbacher, un bourgeois modéré qui venait de quitter Bietigheim et qui arriverait le lendemain à Stuttgart. À cette annonce, un vent de panique emporta les derniers fidèles de l’empereur hors des murs de la ville. Alors que le patriciat urbain semblait avoir enfin les mains libres pour agir à sa guise et diriger seul la cité. C’est ainsi que Theus Gerber débarqua avec sa superbe en plein conseil en annonçant qu’il allait créer une compagnie dont il prendrait la direction. Pendant qu’un nouveau gouvernement se constituait dans une pénible confusion, la milice municipale prenait position et usait de son autorité pour faire respecter l’ordre et éviter le pillage des maisons dont les résidents avaient fui. On contrôlait plus durement encore toutes les portes de la vieille ville à cause des agitateurs déjà nombreux autour de Theus Gerber.

— Elle est à Asperg! criait-on.

— Dans deux heures, elle sera devant la porte de Cannstatt, répondait-on depuis la vieille ville.

— Venez accueillir nos héros, hurlaient les hommes de Theus que suivait une foule considérable devant la milice qui ne savait encore quel parti prendre. Tous ces événements avaient surpris Paulus qui ne songeait qu’à l’émissaire et à son manuscrit. Il avait revêtu ses habits de fonction, s’était couvert de son chapeau à plumes et ceint de son épée, il n’était plus nécessaire de dissimuler son identité à présent. Il venait justement de retrouver les deux compères astreints à la garde de l’une des portes de l’ancienne ville au moment où les cloches de Notre Dame se mirent à carillonner.

— Ils sont là, s’écria Jerg, impressionné par l’effervescence qui gagnait toute la ville.

— Que va-t-il se passer maintenant?

La question de Henze n’attendait pas de réponse, mais elle semblait reprendre, comme en écho, les innombrables cris d’une population qui, longeant l’église Saint Leonhart, se précipitait vers la porte de Cannstatt. À la prière des deux compères, Paulus, lui-même gagné par l’ivresse collective, suivit la foule jusqu’à proximité de la porte où grossissait une multitude impossible à traverser. Le chemin de ronde de la muraille était chargé de monde et une clameur continue se faisait entendre depuis l’extérieur. À côté se tenaient des citadins exaltés, d’autres encore plus agités et qui criaient Fryheit en brandissant l’un une hallebarde, l’autre un chapeau accroché au bout d’une longue pique. Parmi eux des esprits contradictoires marmonnaient avec des regards mauvais contre ce peuple crédule qui, en adhérant aux bandes, faisait fausse route.

— Si vous laissez entrer le chien, il se faufilera jusque dans l’armoire, vous n’aurez plus droit au chapitre et d’autres décideront à votre place!

Ce qui intéressait Paulus était les mouvements qui régnaient à la porte, mais il était encore trop loin pour voir et comprendre ce qui s’y passait. Discours et pantomime alternaient et le temps passait sans qu’aucun événement décisif ne se présentât. Son irritation grandissait. Il se rendit compte que sa curiosité l’avait éloigné de l’émissaire et, qu’au lieu d’agir, il restait planté là, à perdre son temps, à suivre des yeux les cigognes comme se plaisait à le répéter Henze.

Il se fraya alors un chemin dans la foule et courut à travers la vieille ville. Au lieu de se diriger vers ses amis, il fit un détour par l’église Notre Dame et longea la place à présent presque déserte du château ducal. Tout paraissait extrêmement calme, et même tellement silencieux qu’il s’arrêta un moment, lorgnant soupçonneusement la façade plongée dans une ambiance étrange et inhospitalière. On eût dit que le château se préparait à un siège et que derrière chaque ouverture se tenait une arbalète ou une arquebuse. Revenu essoufflé auprès de ses deux amis, il les pressa de le suivre jusqu’au château pour convaincre les gardes de les laisser pénétrer et enfin librement rencontrer l’émissaire ducal. Hésitants, parce que devant quitter leur poste de garde, les deux amis finirent par admettre que « de toute façon tout va de travers. » Ils avaient vaguement conscience que le manuscrit de Wittenberg était bien plus important que toutes les gesticulations réunies de ces pauvres mortels, car, s’il venait à retourner comme ils le craignaient entre les mains sournoises du maître de Mühlhausen, voire de Cochlaeüs, les conséquences pourraient être redoutables jusque dans le long terme, mais à un niveau qu’eux-mêmes étaient incapables d’évaluer. Accompagnant Paulus, ils arrivèrent devant la porte du château sur laquelle ils tambourinèrent tous les trois à la fois. Au bout d’un moment, ils furent soulagés d’entendre répondre :

— Holà! Qui est là?

— C’est nous, Henze et Jerg, nous nous sommes rencontrés avec toi ou un autre l’autre jour, nous avions pour vous un tonnelet de vin.

— Reculez, que je puisse vous voir.

Soupçonneux, le garde manœuvra un ventail.

— Qui est celui-ci?

— Je suis Paulus, le Schultheiss.

Le garde haussa les épaules et poursuivit :

— Qu’est-ce que vous voulez?

— Il faut absolument que nous rencontrions l’émissaire ducal, mais s’il te plaît, dans la discrétion, le Statthalter ne doit rien savoir. C’est possible?

— Pas de risque qu’il l’apprenne, il n’est plus ici!

Les trois hommes se regardèrent, surpris.

— Laisse-nous entrer, c’est très important, intervint Paulus.

— Bon, un instant, nous ouvrons.

Les deux gardes firent glisser les verrous et les deux grosses poutres horizontales dans leur logement de manière à libérer la petite porte passante qu’ils entrouvrirent.

— Entrez, mais vite.

Les deux gardes étaient équipés comme pour un siège et paraissaient nerveux.

— Il faut nous excuser, car la situation est très mauvaise, nous craignons un assaut de la bande du Wunnenstein, expliqua le garde.

— Combien êtes-vous? demanda Henze.

— Nous ne sommes plus que cinq, le Statthalter nous a demandé de tenir nos postes jusqu’à son retour à la fin de la semaine, mais il ne nous a pas informés de l’arrivée de la bande.

— Savez-vous où est-il allé? s’enquit le Schultheiss.

— Il est allé rejoindre la Ligue souabe avec l’escorte placée sous le commandement de Dieterich Spaet, un capitaine aux ordres de Georg Truchsess de Waldburg. Tout le monde dans cette maison est parti hier, à l’exception des serviteurs et de nous autres.

— Tout le monde! s’exclama Paulus dont le cœur battait à tout rompre. Avec l’émissaire ducal?

Le garde parut étonné, réfléchit puis haussa encore une fois les épaules.

— Je regrette, mais je ne sais pas de qui vous parlez!

— Je devais absolument le rencontrer! Où logeait le Statthalter?

— Mais nous ne pouvons pas vous laisser aller, si le Statthalter l’apprenait…

— On vous a déjà dit que le Statthalter n’apprendra rien du tout, s’énervait Paulus presque en criant devant le soldat médusé. De toute façon, la bande qui vient d’arriver voudra qu’on lui livre le château, alors le mieux serait que vous ouvriez les portes sans opposition et il ne vous arrivera rien. Vous n’aurez plus qu’à attendre que l’orage passe.

— Rassemblez-vous, le mieux pour vous est de quitter le château avec nous, tenez-vous prêts, compris? ajouta Jerg avec insistance.

Le garde réalisa immédiatement qu’il n’avait pas le choix, qu’il risquait sa vie si les paysans rencontraient des soldats entêtés et fidèles à l’ancien ordre. Il les pria de les attendre ici, le temps de prévenir ses compagnons, et les deux gardes entrèrent en courant dans la grosse tour. Pendant ce temps, Henze qui connaissait vaguement le bâtiment ducal guida le Schultheiss par les escaliers et les couloirs. Ils y rencontrèrent un jardinier puis un serviteur qui se rendaient aux cuisines, qu’ils pressèrent de questions.

— Non, il n’y a plus personne, répétèrent-ils invariablement, tous les étages sont libres. Il s’y trouve encore trois lavandières, cinq autres aides aux cuisines, une bourgeoise, quatre palefreniers, trois serviteurs astreints aux charges des commodités… Un prisonnier? Non, pas que nous sachions, ou peut-être que c’en était un parce qu’il n’avait pas l’autorisation de quitter le château. C’était un jeune homme bien élevé et de belle apparence que nous avons souvent rencontré. Frank Armbruster? D’où venait-il? Aucune idée sinon qu’il avait l’accent de la vallée du Rhin. Naturellement que nous pouvons vous indiquer la chambre où il habitait, si vous le souhaitez. Mais non, il est parti avec le seigneur, on ne vous l’a pas dit? Non, il n’a laissé de messages à personne, pourquoi cette drôle de question?

***

III

— Frank Armbruster!

La voix forte qui venait de la partie la plus sombre de la pièce avait fait sursauter Frank. Se retournant, il vit apparaître dans l’encadrement de la porte, au fond de la grande salle où il se trouvait, la haute stature d’un homme. Puissant et de taille élancée. L’homme qui venait de parler aurait pu être son père. Des yeux gris clairs pétillants, un nez fin, et des dents brillantes sous une impressionnante moustache grise, une barbe épaisse et bien taillée, de larges bagues en or serties de corindons rouge sang ornant ses doigts qu’il avait longs et forts. Autour de ses épaules, un collier orné d’un aigle, qu’il portait sur une longue robe ourlée de fourrure, lui consacrait dignité et importance. À son côté gauche pendait un couteau à longue lame engagé dans un fourreau de cuir fin orné d’argent. Il semblait réjoui de le voir, mais l’attitude hautaine et supérieure qu’il affichait semblait contredire la complaisance de ses manières.

— Soyez le bienvenu à Stuttgart! On m’a dit que vous êtes greffier, ou quelque chose comme ça, à la Pfalz de Strassburg, et aussi que vous êtes passagèrement au service du duc Ulrich de Württemberg, un seigneur que nul ici ne garderait dans son armoire. Mais d’après votre mine, je dois constater que votre voyage n’a pas été trop éprouvant avec tous les malheurs que nous subissons, je me trompe?

— Il est vrai que j’ai rencontré quelques paysans illuminés, mais j’ai pu me soustraire de leur intéressement quand ils se sont aperçus que je n’étais qu’un simple artisan, répondit l’émissaire.

— Vraiment, vous vous êtes fait passer pour un simple artisan? Aha! Un savant subterfuge, vous étiez donc un des leurs en quelque sorte.

— Si on peut dire.