Le Nègre du "Narcisse" - Joseph Conrad - E-Book

Le Nègre du "Narcisse" E-Book

Joseph Conrad

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Beschreibung

Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art doit justifier son existence à chaque ligne. Et l’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit individuel pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en lumière la vérité diverse et une que recèle chacun de ses aspects. C’est l’effort fait pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et essentiel — leur qualité la plus évocatrice et la plus convaincante — la vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière. Séduit par les dessous du monde visible, le penseur s’enfonce dans la région des idées, l’homme de science dans le domaine des faits, dont ils dégagent les vérités pratiques qui conviennent à cette hasardeuse entreprise qu’est notre vie. Ils parlent avec assurance à notre sens commun, à notre intelligence, à notre désir de paix ou à notre inquiétude, fréquemment à nos préjugés, parfois à nos appréhensions, souvent à notre égoïsme, mais toujours à notre crédulité. Et l’on écoute leurs paroles avec respect, car elles ont trait à de graves questions, à la culture de nos esprits ou à la préservation de notre corps, à l’accomplissement de nos ambitions, à la perfection de nos moyens et à la glorification de nos précieux succès.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Joseph Conrad

Le Nègre du “Narcisse”

Traduit de l’anglais parRobert d’Humières

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385744755

Monseigneur, dans son discours, fit montre d’un très vif amour pour les navires.

(Journal de Samuel Pepys)

Préface

Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art doit justifier son existence à chaque ligne. Et l’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit individuel pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en lumière la vérité diverse et une que recèle chacun de ses aspects. C’est l’effort fait pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et essentiel — leur qualité la plus évocatrice et la plus convaincante — la vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière. Séduit par les dessous du monde visible, le penseur s’enfonce dans la région des idées, l’homme de science dans le domaine des faits, dont ils dégagent les vérités pratiques qui conviennent à cette hasardeuse entreprise qu’est notre vie. Ils parlent avec assurance à notre sens commun, à notre intelligence, à notre désir de paix ou à notre inquiétude, fréquemment à nos préjugés, parfois à nos appréhensions, souvent à notre égoïsme, mais toujours à notre crédulité. Et l’on écoute leurs paroles avec respect, car elles ont trait à de graves questions, à la culture de nos esprits ou à la préservation de notre corps, à l’accomplissement de nos ambitions, à la perfection de nos moyens et à la glorification de nos précieux succès.

Il en est tout autrement pour l’artiste.

En présence du même spectacle énigmatique, l’artiste rentre en lui-même, et, solitaire dans cette région d’effort et de lutte intime, il découvre les termes d’un message qui s’adresse à des qualités bien moins évidentes en nous : à cette part de notre nature qui, dans les conditions combatives de notre existence, se dérobe nécessairement derrière de plus résistantes et de plus rudes vertus. Ce message est moins bruyant, plus profond, moins précis, plus émouvant, et plus tôt oublié. Et pourtant son effet persiste à jamais. La changeante sagesse des générations successives fait délaisser les idées, met les faits en question, détruit les théories. Mais l’artiste parle à cette part intime de notre être qui ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don et non pas une acquisition, et qui est, par conséquent, plus constamment durable. Il parle à notre capacité pour la joie et l’admiration, il s’adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de pitié, de beauté et de souffrance, au sentiment de ce qui nous rattache à toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette solidarité dans les rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et l’effroi, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître.

Un tel enchaînement de pensées, ou plutôt de sentiments, peut seul expliquer, dans une certaine mesure, le but que se propose la tentative faite dans le récit qui va suivre pour présenter un aventureux épisode, emprunté aux existences obscures de quelques individus appartenant à la multitude des gens naïfs, simples et sans voix. Car si la croyance dont on vient de faire l’aveu contient une part de vérité, il devient évident qu’il n’est pas un lieu de splendeur ou un coin obscur de la terre qui ne mérite au moins un regard passager d’admiration ou de pitié. L’intention peut donc justifier la matière même de cet ouvrage. Mais cette préface, qui n’est que la confession d’une velléité créatrice, ne saurait se terminer ici, car l’aveu n’est pas encore complet. Un roman — quand il s’efforce le moins du monde d’atteindre à l’œuvre d’art — s’adresse au tempérament. Et ce doit être, en vérité, comme en matière de peinture, ou de musique, ou de toute espèce d’art, l’appel d’un tempérament à tous les autres innombrables tempéraments dont le pouvoir subtil et irrésistible doue les événements éphémères de leur véritable sens, et crée l’atmosphère morale et émotionnelle du lieu et du temps. Un tel appel, pour produire son effet, doit être une impression transmise par les sens ; et, en fait, il n’en saurait être autrement, car le tempérament, qu’il soit individuel ou collectif, n’est point soumis à la persuasion. Tout art doit s’adresser d’abord aux sens, et une conception artistique qui s’exprime à l’aide de mots écrits doit s’adresser aux sens, si son intention profonde est d’atteindre la source même de nos émotions. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à la plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestion magique de la musique, cet art des arts. Et ce n’est que par une dévotion complète et inébranlable au parfait accord de la forme et de la substance, ce n’est que par un soin incessant apporté au contour et à la sonorité des phrases qu’on peut atteindre à la plasticité et à la couleur, et que la lumière de la suggestion magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots épuisés et défigurés par des siècles d’un insouciant usage.

Un effort sincère pour accomplir cette tâche créatrice, pour aller aussi loin dans cette voie que les forces peuvent le lui permettre, sans se laisser abattre par les hésitations, la lassitude ou les reproches, est la seule justification valable de celui qui travaille à une œuvre d’imagination. Et à ceux qui, dans la plénitude d’une sagesse qui cherche un profit immédiat, demandent à être édifiés, consolés, amusés ; demandent à être promptement améliorés, ou encouragés, ou effrayés, ou brusqués ou charmés, il doit, s’il a la conscience claire, répondre ceci : « Le but que je m’efforce d’atteindre est, avec le seul pouvoir des mots écrits, de vous faire entendre, de vous faire sentir, et avant tout, de vous faire voir. Cela et rien d’autre, et voilà tout ! Si j’y parviens, vous trouverez là, selon vos mérites, encouragement, consolation, terreur, charme, tout ce qui peut vous plaire, et peut-être aussi cette vision de vérité que vous avez oublié de réclamer. »

Saisir, en un moment de courage, sur l’impitoyable déroulement du temps, une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans hésitation ni frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une sincère attitude, ce fragment de vie. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à découvrir le secret évocateur, la force et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort individuel de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si parfaite qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inébranlable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible qu’elle habite.

Il est évident que celui qui, à tort ou à raison, demeure attaché aux convictions que l’on vient d’exprimer, ne peut être fidèle à aucune des formules temporaires de son art. La part durable qu’elles comportent — cette vérité que chacune d’elles dissimule imparfaitement — lui demeurera comme la plus précieuse des possessions, mais, réalisme, romantisme, naturalisme, — et même ce sentimentalisme officieux, qui, de même que les pauvres, est si malaisé à congédier, — tous ces dieux, après qu’il aura quelque temps vécu dans leur compagnie, doivent l’abandonner, fût-ce même sur le seuil du temple, aux bégaiements de sa conscience et au sentiment des difficultés de sa tâche. Dans cette pénible solitude, le cri de l’Art pour l’Art perd la sonorité passionnante de son apparente immoralité. On l’entend résonner au loin, ce n’est plus un cri et on ne l’entend plus que comme un soupir, souvent incompréhensible, mais quelquefois, vaguement, encourageant.

Parfois, nous reposant à l’ombre d’un arbre qui borde la route, nous observons au loin, dans un champ, l’activité d’un laboureur, et, au bout d’un moment, nous nous demandons languissamment à quoi cet homme est occupé. Nous observons les mouvements de son corps, le balancement de ses bras, nous le voyons se courber, se redresser, hésiter, recommencer. Le charme d’une heure oisive peut s’accroître si l’on connaît l’objet de son labeur. Si nous savons qu’il essaye de soulever une pierre, de creuser un fossé, de déraciner une souche, nous prenons plus d’intérêt à ses efforts, nous consentons même à ce que son agitation trouble la quiétude du paysage, et, pour peu que nous soyons dans une disposition fraternelle, nous irons même jusqu’à excuser son insuccès. Nous avons compris son dessein, et, après tout, cet homme a fait de son mieux : peut-être n’avait-il pas la force, peut-être n’avait-il pas le savoir nécessaires. Nous pardonnons, poursuivons notre route, et oublions.

Il en est de même pour celui qui fait œuvre d’art. L’art est long et la vie est courte, et la vérité est lointaine. Et ainsi, incertain de sa force pour un si long voyage, on se met à parler du but poursuivi, du but de l’art qui, comme la vie elle-même, est attirant, malaisé à atteindre, obscurci par la brume. Il ne se trouve pas dans la claire logique d’une conclusion triomphante, il ne se trouve pas dans la révélation de l’un de ces impitoyables secrets qu’on appelle les « lois de la nature ». Il n’est pas moins grand qu’eux, il est seulement plus difficilement accessible.

Arrêter pour un temps les mains occupées aux œuvres pratiques de la terre, obliger des hommes absorbés par la vue lointaine de succès matériels à contempler un moment autour d’eux une vision de formes, de couleurs, de lumière et d’ombre ; les faire s’arrêter, l’espace d’un regard, d’un soupir, d’un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu’il n’est donné qu’à bien peu d’entre nous d’atteindre. Mais quelquefois, par l’effet de la grâce et du mérite, même cette tâche-là peut être accomplie. Et lorsqu’elle est accomplie — ô merveille ! — toute la vérité de la vie s’y trouve : un moment de vision, un soupir, un sourire, et le retour à un éternel repos.

J. C. 1897.

 

Monsieur Baker, second du navire le Narcisse, franchit d’un pas le seuil de sa cabine éclairée et se trouva dans l’ombre du gaillard d’arrière. Au-dessus de sa tête, sur le fronteau de dunette, l’homme de quart piqua deux coups. Il était neuf heures. M. Baker, parlant d’en bas, demanda :

— Tout le monde à bord, Knowles ?

L’homme descendit l’échelle à pas boitillants, puis dit d’un ton méditatif :

— Il me semble, sir. Tous les anciens sont là et il y a pas mal de nouveaux rendus aussi. Ils doivent y être tous.

— Dis au maître d’envoyer tout le monde derrière, continua M. Baker, et fais-moi porter une bonne lampe ici. Je vais faire l’appel de nos bonshommes.

Il faisait sombre sur l’arrière ; mais à mi-pont, par les portes ouvertes du gaillard d’avant, deux rais de vive lumière barraient la ténèbre de la nuit calme qui enveloppait le navire. Des voix montaient tandis qu’à bâbord et à tribord, dans le rectangle lumineux des portes, des silhouettes mouvantes apparaissaient un moment, très noires, comme découpées à l’emporte-pièce dans de la tôle. Le navire était prêt à prendre la mer. Le charpentier avait enfoncé le dernier coin qui condamnait le grand panneau et, jetant sa masse, s’était essuyé le front avec lenteur, sur le coup de cinq heures. On avait balayé les ponts, huilé le guindeau avant de lever l’ancre ; la forte aussière de remorque gisait le long du pont, sur le côté, en longs doubles, un bout remonté et pendant par-dessus le bossoir, paré pour être tendu au remorqueur, qui arriverait, battant l’eau, crachant à grand bruit, chaud et fumant dans la limpide et fraîche paix de la première aube. Le capitaine était à terre, afin d’y compléter le rôle ; et, le travail de la journée fini, les officiers du bord se tenaient à l’écart, heureux de respirer un moment. Peu après la tombée de la nuit, les quelques permissionnaires et les nouveaux embarqués commencèrent d’arriver dans des bateaux venus de terre, dont les rameurs, Asiatiques vêtus de blanc, réclamaient à cris irrités leur salaire avant d’accoster l’échelle du passavant. Le fébrile et criard babil d’Orient luttait avec les mâles accents de matelots gris rabattant les revendications cyniques et les déshonnêtes espoirs en un langage sonore et profane. Le calme resplendissant et constellé de la nuit orientale fut lacéré en impurs lambeaux par des hurlements de rage et des clameurs de lamentations élevés au sujet de sommes variant de cinq annas à une demi-roupie ; et personne à bord de nul vaisseau, dans le port de Bombay, ne put ignorer que son nouvel équipage était en train de rallier le Narcisse.

Peu à peu, l’affolante rumeur s’apaisa. Les bateaux n’arrivèrent plus, en clapotant, par grappes de trois ou quatre à la fois, mais accostaient un par un, dans un murmure étouffé de remontrances auquel coupait court un : « Pas un pice de plus ! Va-t’en au diable ! » des lèvres de quelque arrivant gravissant d’un pas lourd l’échelle de coupée, ombre bossue, un long sac perché sur l’épaule. A l’intérieur du gaillard d’avant, les nouveaux venus, mal assurés sur leurs jambes parmi les caisses cordées et les ballots de literie, liaient connaissance avec leurs anciens, qui s’étageaient, assis sur les deux rangs de couchettes, examinant leurs futurs camarades d’un œil critique, mais amical. Les deux lampes du gaillard d’avant, mèches hautes, jetaient un intense éclat ; des feutres durs terriens s’équilibraient en arrière sur des crânes ou roulaient sur le pont entre les câbles chaînes, des cols blancs défaits allongeaient leurs pointes empesées de part et d’autre de visages cramoisis ; des bras musculeux gesticulaient hors des manches de chemise ; par-dessus le grondement continu des voix sonnaient des éclats de rire et de rauques appels : « Tiens, fiston, prends ce cadre !… Essaye un peu, voir !… Ton dernier embarquement ?… Je connais… Il y a trois ans, dans Puget-Sound… Cette couchette-là fait eau, je te dis !… Y en a-t-il un de vous, terriens, qui ait apporté une bouteille ?… Aboule un peu de tabac… Je l’ai connu, son capitaine s’est bu à mort… Un chic type ! Puisque je te le dis que t’as embarqué sur un sacré rafiot ousque ils en tirent pour leur argent de la sueur du matelot !… »

Un petit homme nommé Craik et surnommé Belfast diffamait le bateau avec véhémence, brodant à plaisir, histoire de donner aux nouveaux matière à réfléchir. Archie, assis de biais sur son coffre, les genoux rangés, poussait avec régularité son aiguille à travers la pièce blanche d’un pantalon bleu. Des hommes en vestons noirs et cols droits se mêlaient à d’autres pieds nus, bras nus, chemises de couleur bâillant sur leurs poitrines velues, pressés l’un contre l’autre au milieu du gaillard. Tous parlaient à la fois avec un juron tous les deux mots. Un Finlandais en chemise jaune à raies roses regardait en l’air, l’œil rêveur sous une broussaille de cheveux pendants. Deux jeunes géants à visage lisse de bébés — deux Scandinaves — s’entraidaient à déplier leur literie, muets et souriant avec placidité à la tempête d’imprécations vides de sens et de colère. Le père Singleton, doyen des matelots du bord, se tenait à l’écart sur le pont, juste sous les lampes, nu jusqu’à la ceinture, tatoué comme un chef cannibale sur toute la surface de sa puissante poitrine et de ses énormes biceps. Entre les vignettes rouges et bleues, sa peau blanche luisait comme du satin ; son dos nu contre le pied de beaupré, il tenait à bout de bras un livre devant son large visage tanné de soleil. Avec ses lunettes, la blancheur de sa barbe vénérable, il semblait un docte patriarche de sauvages, l’incarnation d’une sagesse barbare demeurée sereine dans le vacarme d’un monde blasphémateur. Sa lecture l’absorbait profondément et, comme il tournait les pages, une expression de grave surprise passait sur ses traits rudes. Il lisait Pelham. La popularité de Bulwer Lytton dans les postes d’équipages des navires qui sillonnent les mers du sud constitue un phénomène bizarre et merveilleux. Quelles idées sa phrase polie et si curieusement dénuée de sincérité peut-elle bien éveiller dans les esprits simples des grands enfants qui peuplent ces obscurs et vagabonds réduits de la terre ? Quel sens leurs âmes inexpérimentées peuvent-elles trouver à l’élégant verbiage de sa prose ? Quel intérêt ? Quel oubli ? Quel apaisement ? Mystère ! Est-ce la fascination de l’incompréhensible ? Est-ce le charme de l’impossible ? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie puisent-ils en ces récits l’énigmatique révélation d’un monde resplendissant, un monde d’au-delà la frontière d’infamie et d’ordure, la lisière de laideur et de faim, de misère et de débauche qui enclôt de toutes parts jusqu’à son premier flot l’incorruptible océan, et qui est tout ce qu’ils savent de la vie, tout ce qu’ils voient du continent inabordé, ces captifs à vie de la mer ! Mystère encore.

Singleton, routier des escales du sud dès ses douze ans, qui durant les dernières quarante-cinq années n’avait pas vécu (nous fîmes le compte sur ses papiers) plus de quarante mois à terre — le vieux Singleton qui se vantait, avec la modeste assurance de longues années bien remplies, qu’ordinairement du jour où il débarquait d’un navire jusqu’au jour où il embarquait sur un autre, il était rarement en état de distinguer du jour la nuit, le vieux Singleton siégeait imperturbable dans le tumulte des voix et des cris, épelant Pelham laborieusement et perdu dans une application assez profonde pour ressembler à une hypnose. Chaque fois qu’il tournait la page de ses énormes mains noircies, les muscles des solides bras blancs roulaient un peu sous la peau lisse. Cachées par la moustache blanche, ses lèvres, tachées du jus de tabac qui dégoulinait sur sa longue barbe, remuaient sans faire de bruit. Les yeux un peu larmoyants fixaient le livre à travers la luisance des verres sertis de noir. Vis-à-vis, à niveau de son visage, le chat du bord se tenait sur le tambour du cabestan en une pose de chimère accroupie, clignant ses yeux verts en contemplant son vieil ami. Il semblait méditer de sauter sur les genoux de l’ancien, par-dessus le dos courbé du novice assis aux pieds de Singleton. Le jeune Charley était maigre de corps et long de cou. La saillie de ses vertèbres faisait comme une chaîne de monticules sous sa vieille chemise. Sa figure d’enfant des rues — figure précoce, sagace et ironique où descendaient deux sillons profonds de part et d’autre d’une bouche mince et large — touchait presque ses genoux osseux. Il apprenait à faire un nœud plat avec un bout de vieux filin. Des gouttes de sueur perlaient à son front bombé ; il reniflait fortement par intervalles avec un regard du coin de son œil mobile vers le vieux matelot indifférent au gars embarrassé qui marmonnait sur sa tâche.

Le bruit s’accrut. Le petit Belfast, dans la chaleur lourde, semblait bouillir de furie facétieuse. Ses yeux dansaient ; dans le rouge de son visage, comique comme un masque, la bouche béait noire, et grimaçait étrangement. En face de lui un homme, à demi vêtu, se tenait les côtes et, la tête renversée, riait, les cils humides. D’autres ouvraient des yeux stupéfaits. Assis pliés en deux sur les couchettes supérieures, des fumeurs tenaient leurs pipes courtes, balançant leurs pieds, nus et bruns, au-dessus des têtes de ceux qui, en bas, vautrés sur les coffres, écoutaient avec des sourires de naïveté ou de mépris. Par-dessus les bords blancs des couchettes s’allongeaient des têtes aux yeux clignotants ; mais la ligne des corps se perdait dans l’obscurité de ces cavités pareilles aux niches étroites qu’on eût ménagées aux cercueils dans un ossuaire illuminé et blanchi à la chaux. Les voix bourdonnèrent plus haut. Archie, les lèvres serrées, se tassa, sembla se retirer dans un plus étroit espace et continua de coudre, industrieux et muet. Belfast braillait comme un derviche en extase :

— … Alors, que je lui dis comme ça, les gars ; sauf respect, que je dis à ce second officier de ce vapeur, sauf respect, le ministre devait être saoul le jour qu’il vous a fichu votre brevet ! « Qu’est-ce que tu dis, sacré… », qu’il dit en me fonçant dessus comme un taureau ; et moi qui lève mon pot à goudron et qui le lui chavire tout sur sa sacrée belle physionomie et son complet blanc… « Prends ça, que je dis. Je sais naviguer, pas moins, espèce de propre à rien, de lèche-pied, de nez partout, de sale épontille à passerelle ! C’est à moi que t’as affaire ! que je gueule… » Il vous aurait fallu le voir sauter, les gars. Noyé, aveuglé de goudron qu’il était ! Alors…

— Ne le croyez pas ! Il n’a jamais jeté de goudron. J’y étais, cria quelqu’un.

Les deux Norvégiens, côte à côte sur le même coffre, pareils et placides, ressemblaient à des perruches inséparables sur le même bâton, et ouvraient innocemment leurs yeux arrondis ; mais le Finlandais, dans l’explosion des cris et le roulement des rires, restait sans bouger, inerte et morne, comme un sourd aux reins mous. Près de lui, Archie souriait à son aiguille. Un nouveau venu, large d’épaules, avec des yeux lents, s’adressa délibérément à Belfast, pendant une accalmie :

— Je me demande comment qu’il en reste des officiers ici avec un gaillard comme toi à bord ! J’en conclus qu’ils ne sont plus si mauvais à présent, si c’est toi qui les a dressés, fiston !

— Pas mauvais ! Pas mauvais ! hurla Belfast. Si on ne se sentait pas les coudes… Pas mauvais. Ils ne sont jamais mauvais quand on ne les laisse pas faire, Dieu damne leurs cœurs noirs…

Il écumait, faisant le moulinet avec ses bras, puis soudain sourit et tirant de sa poche une carotte de tabac noir, il en détacha une chique d’un coup de dent avec une affectation de férocité drôle. Un autre nouveau, des yeux fuyants, dans une figure jaune en lame de couteau, qui écoutait depuis un instant, la bouche ouverte, dans l’ombre du maître-caisson, observa d’une voix rêche :

— Ça ne fait rien, c’est le passage de retour. Bon ou mauvais, je me fiche d’eux, tant que je suis sûr que c’est le retour. Quant à mes droits, je les ferai respecter. Ils verront.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Seuls, le novice et le chat ne firent pas attention. Il se tenait les poings sur les hanches, nabot à cils blancs. Il semblait avoir connu toutes les déchéances et toutes les furies. Il avait l’air d’avoir été giflé, roulé à coups de botte dans la fange, il semblait avoir essuyé des coups de griffe, des crachats, avoir été lapidé d’innommable ordure…, et il souriait avec sécurité aux visages environnants. Le poids d’un melon bosselé rabattait ses oreilles. Les basques en loques d’une redingote noire pendaient comme des franges sur ses mollets. Il défit les deux seuls boutons qui restaient et tout le monde vit qu’il ne portait pas de chemise dessous. Malchance caractéristique, ces haillons, auxquels nul ne se fût avisé d’attribuer un possesseur, prenaient sur lui la physionomie de hardes volées. Il avait le cou long et maigre, les paupières rougies, du poil clairsemé aux joues, les épaules pointues et tombantes comme les ailes cassées d’un oiseau. Son flanc gauche crépi de vase disait une nuit récente dans la boue d’un fossé. Après avoir sauvé sa fainéante carcasse de destruction violente en désertant d’un vaisseau américain à bord duquel, en un moment d’oublieuse folie, il avait osé s’engager, ç’avait été une quinzaine à terre à battre le quartier indigène, à crever de faim, à coucher sur des tas d’immondices, à errer au soleil. Ce visiteur imprévu sortait des cauchemars. Il restait là, répugnant, à sourire dans le silence soudain tombé. Ce poste d’équipage tout blanc et frais lavé lui offrait un refuge ; sa fainéantise pourrait s’y vautrer et s’y nourrir, en maudissant le pain de sa bouche ; ce champ s’ouvrait à ses talents pour esquiver les tâches, pour tricher, pour mendier ; il trouverait là, sans faute, quelqu’un à duper et quelqu’un à brimer, et on le paierait pour tout cela.

Tous le connaissaient bien. C’était l’homme qui ne saurait pas gouverner, pas faire une épissure, qui bouderait à la besogne par les nuits noires ; qui, dans le gréement, se cramponnerait frénétique, des bras et des jambes en jurant contre le vent, le grésil, l’ombre ; l’homme qui maudit la mer tandis que les autres peinent. Le dernier dehors, le premier rentré à l’appel de : Tout le monde sur le pont. L’homme incapable de faire les trois quarts des choses et qui ne veut pas faire les autres. L’enfant gâté des philanthropes et des marins d’eau douce, ses pareils. Le sympathique et méritoire individu jaloux de tous ses droits, mais qui ne veut rien connaître de l’endurance, du courage, de la confiance inexprimée ni du pacte de tacite bonne foi qui lie les membres d’un équipage. Le rejeton frondeur de la basse licence faubourienne, plein de dédain et de haine pour l’austère servitude de la mer.

Quelqu’un lui cria :

— Comment t’appelles-tu ?

— Donkin, répondit-il, effronté mais jovial.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda une autre voix.

— Ben, le matelot, comme toi, mon vieux.

Le ton visait à la cordialité, mais n’arrivait qu’à l’impudence.

— Du diable si tu ne marques pas plus mal qu’un soutier dans la débine ! commenta l’autre à mi-voix et d’un ton convaincu.

Charley leva la tête et d’un insolent galoubet :

— C’est un homme et c’est un marin.

Puis, s’essuyant le nez d’un revers de sa main, il se courba de nouveau industrieusement sur son bout de filin. Quelques-uns rirent. D’autres dévisagèrent l’intrus, perplexes. Le loqueteux s’indigna :

— En voilà une manière de recevoir un copain dans un gaillard d’avant, jappa-t-il. Êtes-vous des hommes, ou un tas de cannibales sans cœur ?

— Ne va pas ôter ta chemise pour un mot en l’air, camarade. Ça ne vaut pas une chiquenaude, héla Belfast en se dressant d’un bond devant lui, furieux, menaçant et amical tout ensemble.

— Est-il aveugle, cet autre ? demanda l’indomptable fantoche, en regardant autour de lui d’un air de surprise feinte. Il ne voit donc pas que j’en ai plus de chemise ?

Il étendit les deux bras en croix et secoua les haillons qui recouvraient ses os d’un geste dramatique.

— Et pourquoi ? continua-t-il très haut. Les salauds de Yankees ont voulu me mettre les tripes au vent parce que je défendais mes droits comme un brave. Je suis anglais, nom de Dieu. Ils me sont tombés dessus et j’ai fichu le camp. V’là la raison. Vous n’avez jamais vu un homme dans la purée ? Hein ? Qu’est-ce que c’est qu’un sacré bateau comme ça ? Je suis fauché. J’ai rien. Pas de sac, pas de lit, pas de couverture, pas de chemise, pas une sacrée nippe autre que ce que je porte. Mais au moins j’ai pas cané devant ces salauds de Yankees. Y a personne ici qui aurait un grimpant pour un poteau dans la mouise ?

Il savait par quels moyens séduire l’instinct naïf de cette foule. Tout d’un coup, ils lui donnèrent leur compassion blagueuse, méprisante ou bourrue. Elle prit d’abord la forme d’une couverture jetée à sa tête, comme il se tenait, devant eux, la peau blanche de ses membres attestant son humanité fraternelle à travers la noire fantaisie de ses loques. Puis une paire de vieux souliers vint rouler à ses pieds boueux. Accompagné d’un cri de : Gare dessous ! un vieux pantalon roulé, lourd de taches de goudron, le frappa à l’épaule. Le souffle de leur bienveillance soulevait un flot de pitié sentimentale dans leurs cœurs indécis. Leur propre spontanéité à soulager la misère d’un des leurs les emplissait d’attendrissement. Des voix crièrent : « On t’équipera, vieux ! » Des murmures se croisèrent : « Jamais vu ça… Pauvre bougre… J’ai un vieux gilet, ça peut-il te servir ?… Prends-le, mon matelot. »

Ces rumeurs amicales emplissaient le gaillard. L’objet de ces largesses, ramant de son pied nu, les rassembla en tas, tandis que son regard circulaire en mendiait davantage. Sans émotion, Archie ajouta consciencieusement au tas une vieille casquette à visière arrachée.

Le vieux Singleton, perdu dans les régions sereines de la fiction, continuait de lire et ne daignait rien voir. Charley, sans pitié à cause de la sagesse du jeune âge, pipa :

— Si tu veux des boutons dorés pour tes uniformes neufs, j’en ai deux.

L’infect tributaire de la charité universelle brandit son poing vers le novice :

— Toi, j’aurai l’œil à ce que tu tiennes ce plancher propre, eh ! fayot ! dit-il hargneusement. As pas peur. Je t’apprendrai à être poli pour un matelot, espèce d’ânon bâté.

Ses yeux brillaient méchamment, mais ayant vu Singleton fermer son livre, ses prunelles, pareilles à des grains luisants, se mirent à errer d’une couchette à l’autre.

— Prends celle-là, près de la porte, elle n’est pas mauvaise, suggéra Belfast.

L’interpellé rassembla les dons amoncelés à ses pieds, les pressa en ballot contre sa poitrine puis, après un coup d’œil à la dérobée vers le Finnois debout à côté de lui, le regard perdu dans le vague, comme s’il y suivait une de ces visions maléfiques qui hantent les hommes de sa race :

— Ote-toi de là, tu me gênes, l’Alboche, dit la victime des brutalités yankees.

Le Finnois ne bougea pas, il n’avait pas entendu.

— Démarre, nom de Dieu, brailla l’autre, en le bousculant du coude. Démarre, spèce d’idiot, de sourd-muet gaga. Oust !

L’homme chancela, se remit et contempla le parleur sans ouvrir la bouche.

— Ces sacrés étrangers, ça demande à être maté, opina l’aimable Donkin, pour l’instruction du gaillard d’avant. Si on ne les met pas à leur place, ils vous mangent dans la main.