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Et si un simple voeu avait le pouvoir de changer une vie ? A vingt-six ans, Zeynab est une parfaite introvertie, une authentique froussarde et manque cruellement d'assurance. Au point que prendre la parole en public est une véritable torture pour elle, même lorsqu'il s'agit de défendre ses idées en faveur d'un Noël différent. Pour elle, exit le sapin, les rennes et le bon vieux père Noël... Et place à une célébration de Noël avec des éléments culturels typiquement Africains ! Mais lorsqu'elle l'évoque en réunion d'équipe, son concept de Noël Africain ne fait pas l'unanimité et lui vaut même quelques remarques désobligeantes. Lasse de se faire marcher sur les pieds, Zeynab lance un cri du coeur désespéré, un soir, à quelques semaines de Noël. Comme je voudrais faire preuve de plus d'assurance et ne plus jamais baisser les yeux devant qui que ce soit ! En formulant ce voeu anodin, Zeynab était à mille lieues d'imaginer que l'univers y répondrait positivement. En guise de réponse, elle trouve sur le pas de sa porte une vieille dame excentrique qui prétend être Nana Abiba, son arrière-grand-mère, tout droit revenue de l'au-delà pour lui prêter main forte. Zeynab serait-elle victime d'hallucination ? Sans l'ombre d'un doute ! Du moins, c'est ce qu'elle croit. Car cette année, pour Noël, l'univers lui réserve un cheminement mouvementé et plein de surprises vers une meilleure version d'elle-même...
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Seitenzahl: 408
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Les personnages de ce roman sont fictifs. Toute ressemblance avec des personnes réelles relève d’une pure coïncidence.
À mes parents : Aïcha et Soulémane,
À mes grands-parents : Dapou, Yacoubou, Mariam, Aboudou,
À mes aïeuls : Nana Abiba, Baba Tabiou, N’ma Adiza, Baba Ousmane… Et tous ceux et celles qui les ont précédés,
Puisse votre héritage demeurer à jamais.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
— Je ne comprends pas… Pourquoi en faudrait-il un ?
Autour de nous, les conversations s’arrêtent et une dizaine de paires d’yeux me dévisagent avec curiosité. Oups… Je réalise avec horreur que j’ai réfléchi tout haut. Pire, j’ai même dû parler trop fort.
Assise près de la baie vitrée dans la cafétéria de l’agence, Lali me jette un regard interrogateur. Ou plutôt… Inquiet. Rien d’étonnant. En temps normal, prendre la parole en public me fait carrément flipper et j’évite d’attirer l’attention sur moi.
Mais aujourd’hui, je ne suis pas dans mon état normal. La faute au serveur qui, tout à l’heure au restaurant, m’a assuré que mon cocktail ne contenait que quelques gouttes d’alcool. Tu parles… Dès la première gorgée, je me suis rendue compte de la duperie. Le barman n’y était pas allé de main morte sur le rhum.
Alors j’ai envisagé, un court instant, de demander qu’on me le change. Mais ce cocktail à base de jus de bissap était si bon… Et Dieu m’est témoin que je suis parfaitement incapable de résister au jus de bissap !
Résultat des courses, j’ai tout bu.
Et pour être parfaitement honnête… J’en ai même commandé un deuxième. Oui, je sais, je n’aurais pas dû. D’autant plus que la personne à laquelle je viens de m’adresser n’est autre que Datane. Et comment dire… Datane n’est pas réputé pour être affable avec ceux qui osent se mesurer à lui. Surtout si ces derniers ont le malheur de s’immiscer dans une conversation à laquelle ils n’ont pas été conviés.
Ce que je viens justement de faire.
— Pourquoi en faudrait-il un ? m’imite-t-il de sa voix rocailleuse, tandis qu’une moue dédaigneuse déforme son visage comme si ma question était la plus stupide qu’il ait jamais entendue. Elle est bien bonne, celle-là. Parce que c’est ainsi, voilà tout !
Il ne me calcule déjà plus et reprend sa conversation avec Nabine. C’est le moment où je suis censée déguerpir sans demander mon reste mais, étrangement, je reste plantée devant lui. Datane boit une longue gorgée de café avant de reporter son attention sur moi.
Je redresse aussitôt les épaules et je fais un effort de dingue pour soutenir le regard méprisant qu’il me lance. Sauf qu’à ce jeu-là, je ne suis pas très douée. Mon cœur bat à toute vitesse et semble sur le point de s’échapper de ma poitrine. Et il n’est pas le seul à s’être furieusement emballé. J’ai l’impression que mon sang s’est transformé en une lave brûlante qui gronde furieusement dans mes veines.
C’est la panique totale.
Prise de légers tremblements, je suis au bord du malaise et le gobelet de thé que je tiens dans les mains menace de se casser la gueule d’un instant à l’autre. Si Datane continue de me fixer ainsi, je sais comment ça va se terminer. Je vais finir par baisser les yeux et bredouiller des excuses confuses, d’une voix à peine audible. C’est l’histoire de ma vie.
Un sourire sarcastique apparaît sur les lèvres de Datane.
— Tu as peut-être une meilleure idée ?
Sa question a pour effet de me liquéfier instantanément. Si quelques secondes plus tôt, j’avais l’impression qu’un fluide bouillonnant me parcourait les veines, à présent une coulée glaciale l’a remplacé. Je suis littéralement figée, incapable de me mouvoir ni de prononcer la moindre parole.
Bien sûr, je sais à quoi Datane pense.
Qu’est-ce qu’une pauvre petite chose comme moi pourrait avoir comme meilleure idée ?
Datane est un Consultant Senior. Il est même le Consultant le plus expérimenté de notre équipe créative, ce qui veut dire qu’avec seulement deux ans et demi d’expérience – stages inclus – je ne fais pas le poids face à lui.
De plus, ses idées font très souvent l’unanimité chez KaWè Marketing, l’agence où nous travaillons, et il est dans les petits papiers de la direction. C’est aussi celui qui a remporté le plus de trophées. L’année dernière, par exemple, il a même été sacré Meilleur talent créatif par le très prestigieux Club des Professionnels du Marketing.
Oh, que les choses soient claires, je ne suis pas jalouse de lui. Il a travaillé dur pour en arriver là et il mérite amplement le succès, la gloire et les lauriers. Non, ce qui me dérange, c’est son arrogance, ses airs condescendants et le mépris dont il fait preuve à l’égard des Consultants Juniors comme moi.
Certes, il est brillant. Et alors ? Ce n’est pas une raison pour rabaisser les autres et leur faire sentir leur infériorité. J’aurais bien du mal à compter le nombre de fois où je suis rentrée chez moi, le soir, frustrée de ne pas avoir eu le cran de le remettre à sa place suite à l’une de ses remarques désobligeantes.
Et en bonne introvertie, j’ai souvent besoin de rejouer la scène devant le miroir de ma salle de bains. Là, bien sûr, comme par enchantement, devant le miroir, je trouve toujours les mots justes pour répliquer avec assurance et fermeté. Sauf que présentement, je ne suis pas devant mon miroir et aucune phrase de riposte ne trouve le chemin jusqu’à mes lèvres.
Mon regard croise celui de Yao, le boute-en-train de l’équipe, et le sourire railleur qu’il affiche ne me plaît pas du tout. Même s’il n’est pas un mauvais bougre, Yao a tendance à tout prendre à la légère. Avec lui, toute situation est bonne à tourner en dérision.
Je ne suis quand même pas à plaindre, car je suis l’une des rares personnes qu’il laisse tranquille parce que – pour reprendre ses paroles :
Zeynab est une star et c’est un sacrilège de se moquer d’une star.
Une star, moi ? Absolument pas !
C’est juste que mon prénom, Zeynab, est le même que celui d’une célèbre chanteuse Béninoise. D’ailleurs, la seule pique récurrente de Yao à mon égard est qu’il me surnomme Zeyn Ado-sabado, en référence aux paroles de l’une des chansons de l’artiste. Rien de bien méchant, donc. Par contre, il est nettement moins indulgent avec Lali dont il se moque à la moindre occasion.
En parlant de Lali, elle fixe de grands yeux sur moi et me fait discrètement signe de laisser tomber. C’est vrai, tout le monde sait qu’il vaut mieux ne pas se mettre Datane à dos. Mais, même si je le sais, une petite voix intérieure me pousse à ne pas abandonner la partie.
Au moment où je rassemble mon courage pour lui répondre, une sonnerie stridente s’élève de son téléphone portable et il affiche une moue ironique.
— Il est treize heures cinquante-cinq et notre séance de brainstorming va bientôt commencer. Poursuivons donc cette discussion en salle de réunion !
Sur ces paroles, il s’élance vers la porte, suivi de Nabine. Des bruits de chaise se font entendre et, passablement dépitée, je regarde mes collègues se lever et regagner l’open space pour y récupérer leurs outils de travail.
Un long soupir m’échappe tandis que je porte mon gobelet aux lèvres.
Sérieusement, qu’est-ce qui m’a pris de défier Datane ?
***
Lorsque nous arrivons dans la salle de réunion, Datane s’y trouve déjà. Le premier adjectif qui me vient à l’esprit pour le décrire est « sec ». Tout dans son attitude renvoie à ce mot.
Sa stature haute et raide, son visage émacié et beaucoup trop marqué pour quelqu’un qui n’a guère plus de cinquante ans, ses costumes aux couleurs sombres et largement trop grands pour sa corpulence mince, ses grandes mains aux doigts interminables…
Debout à l’avant de la salle, il me jette un regard impatient et semble avoir oublié que nous avions une discussion à poursuivre. Sans aucun égard pour moi, il démarre la réunion et le peu de courage que j’avais réussi à rassembler détale sans demander son reste. Autour de moi, mes collègues émettent des idées que Datane écrit sur le paperboard.
Le brainstorming du jour concerne l’organisation de la fête de Noël du groupe Albarka, l’un de nos plus gros clients. C’est d’ailleurs de ce projet que Datane et Nabine discutaient à la cafèt’ lorsque je les ai interrompus. Le sujet me tient à cœur parce qu’il ne s’agit pas d’une simple fête pour les salariés de l’entreprise. Leurs conjoints et enfants y sont également conviés.
Et même si je n’ai pas encore d’enfants, je suis convaincue qu’il faut accorder une attention particulière à tout ce qui touche à la petite enfance et à la construction identitaire des tout-petits. Les détails de l’organisation de cette fête ne peuvent donc pas être réglés avec légèreté.
Ma petite voix intérieure fait son grand retour et m’encourage à faire entendre mon point de vue. Peu à peu, je sens le torrent glacial refluer dans mes veines et faire place à un fluide plus chaleureux.
Serait-ce là l’un des effets secondaires du jus de bissap au rhum ? Finalement, ce n’était peut-être pas une si mauvaise idée d’avoir vidé les deux verres.
Tandis que la voix de ma conscience s’agite de plus en plus fort dans ma tête, j’ai l’impression qu’une vive flamme d’audace s’allume en moi et je ressens une envie irrépressible de parler.
— Je… Je pense que nous devrions trouver une autre solution pour la distribution des cadeaux.
Datane recule pour lire les notes qu’il a inscrites sur le paperboard puis il se tourne vers moi, visiblement agacé.
— Tu plaisantes ? Et qui donc s’en chargera ?
— Eh bien… Euh… Pourquoi pas les salariés d’Albarka ?
— Ils seraient une sorte de lutins ? demande Datane en fronçant les sourcils.
Yao pouffe bruyamment de rire, ce qui lui vaut un regard oblique de Datane. Sérieusement… Des lutins ?
Datane peut parfois être un peu obtus.
— Tu ne voudrais pas qu’ils enfilent des déguisements rouge et vert, tant que tu y es ? commente Yao, une fois remis de son fou rire. Ho ho ho ! Je ne voudrais pas être à leur place…
Son irrévérence m’insuffle un peu plus de courage. Je ne suis peut-être pas la seule à trouver l’idée de Datane complètement saugrenue.
— Non, Datane… je réplique. Ni lutins ni père Noël. Juste des femmes et des hommes de la vraie vie.
À présent, Datane n’est plus simplement agacé. Son langage non verbal en dit long sur la colère qui l’anime mais qu’il se retient d’exprimer. Soudain, à la surprise générale, il se met à rire. D’abord tout doucement, puis de plus en plus fort. Là, il est carrément plié en deux et se tient les côtes en s’esclaffant.
Euh… Qu’ai-je bien pu dire de si drôle ?
— Pas de père Noël ? répète-t-il entre deux rires. Voyons, Zeynab… Une fête de Noël sans père Noël ? Ça n’a aucun sens !
— Parce qu’un père Noël blanc pour des enfants majoritairement noirs, ça en a ?
Oups… Les regards hébétés de mes collègues me font écarquiller les yeux. Aurais-je encore réfléchi tout haut ? On dirait bien. Décidément, je ne suis vraiment pas dans mon état normal. D’habitude, je n’interviens jamais en réunion sauf lorsqu’on me pose une question – ce qui n’arrive pas très souvent – ou lorsque Bass (notre chef) m’a eue à l’usure pour que je fasse une toute petite présentation devant l’équipe.
Et comme ce n’est vraiment pas ma tasse de thé, ça non plus, ça n’arrive pas très souvent. Alors, avec mes interventions du jour, tout le monde doit penser que je suis devenue complètement zinzin…
Un raclement de gorge se fait entendre et tous les regards convergent vers Lali.
— Que diriez-vous de trouver un compromis ? intercède-t-elle avec entrain. Je ne sais pas, moi… Tiens ! Un père Noël noir, par exemple. Qu’en pensez-vous ?
Datane laisse échapper un rire nerveux.
— De mieux en mieux… Allons, Lali, un peu de sérieux ! Dois-je te rappeler que nous planchons sur le projet d’un client VIP ?
— Mais je suis sérieuse ! Puisque l’idée du père Noël blanc ne fait pas l’unanimité, pourquoi pas un père Noël noir ?
Lali est ma plus proche collègue. Elle est très jolie, assez grande, et met un point d’honneur à toujours intégrer dans ses tenues un accessoire en tissu batik, fabriqué à Vogan, sa ville natale. C’est aussi la fille la plus gentille que je connaisse car, malgré ses airs parfois ronchons, elle est capable de se plier en quatre pour rendre service à ses amis.
Mais bien qu’elle essaie de me venir en aide, elle ne s’y prend pas de la meilleure façon. Je la couvre d’un regard reconnaissant.
— Merci pour ta suggestion, Lali. Mais un noir déguisé en père Noël… J’ai toujours trouvé cela ridicule.
— Voilà au moins une chose sur laquelle nous sommes d’accord, s’empresse de rétorquer Datane.
— La question que nous devrions tous nous poser est : pourquoi devrait-il y avoir un père Noël ?
Ça fait déjà quelques années que je me pose cette question, mais je n’avais jamais partagé mes réflexions. Comme un tas d’autres choses inavouables, elle faisait partie de mon jardin secret.
Du moins jusqu’à ce qu’une dose exagérée de rhum m’amène à la poser à mes collègues…
— Parce que sans père Noël, ronchonne Datane, ce ne serait pas une vraie fête de Noël. Voyons, Zeynab, les enfants adorent le père Noël ! C’est lui qui ajoute ce petit côté magique à la fête !
Il donne l’impression de parler à une véritable attardée mentale.
— Allez, les gars, ajoute-t-il à l’égard de nos collègues, j’ai besoin de vous, là ! Nathalie ?
Superbement maquillée, Nathalie affiche une expression indécise avant de se lancer.
— Eh bien… Je comprends ce que tu dis, Zeynab, mais je partage plutôt le point de vue de Datane. Après tout, la tradition veut qu’il y ait un père Noël.
Je lâche un soupir excédé.
— La tradition ? Celle des populations occidentales, tu veux dire. Pas la nôtre…
— Ce que tu oublies, réplique Nabine, c’est que cette tradition de Noël à l’occidentale a été adoptée par les enfants du monde entier. Et les enfants Togolais n’y font pas exception. Alors je suis navré que l’idée ne t’enchante pas, mais il doit y avoir un père Noël à cette fête.
— Et il sera blanc, un point c’est tout ! conclut Datane d’un ton théâtral avant d’attraper son téléphone portable.
Je prends une profonde inspiration.
— Voyons, suis-je vraiment la seule que cela choque ? Vous ne trouvez pas que…
Une mélodie familière s’élève soudain du téléphone de Datane, qui s’agite en brandissant l’appareil.
— Vous entendez ? Petit papa Noël, quand tu descendras du ciel… fredonne-t-il d’une voix parfaitement ridicule. Tous les enfants de notre cher Togo connaissent cette chanson qui fait référence au père Noël. Voilà la preuve irréfutable qu’il est le personnage central de…
La porte s’ouvre brusquement sur Djifa, le membre le plus récent de l’équipe. Cela ne fait qu’un petit mois qu’il a rejoint l’agence en tant que Consultant Junior – quoiqu’un peu plus expérimenté que Lali et moi – et il ose se faire remarquer par cette arrivée tardive à notre réunion de brainstorming hebdomadaire. Une chose est sûre, Datane ne va pas le rater !
Son arrivée aurait d’ailleurs pu passer inaperçue si elle n’avait été accompagnée du grincement facétieux de la porte, provoquant par ricochet un nouveau fou rire chez Yao.
— Désolé pour le retard ! s’excuse Djifa, anticipant la remarque cinglante que Datane se prépare à formuler. J’ai été retenu dans une autre réunion avec Bass. D’ailleurs, il m’a chargé de te remettre ceci. Les validations budgétaires pour la campagne Ago, ajoute-t-il avant de tendre une pochette à Datane.
— Hmm… grommelle ce dernier en jetant un coup d’œil au dossier, pendant que Djifa contourne la table pour aller s’asseoir sur un siège inoccupé.
Comme à son habitude, il est d’une élégance irréprochable. Sa grande carrure est savamment mise en valeur par une chemise sous laquelle je devine de larges épaules, des muscles puissants et un… Je me ressaisis subitement au moment où il se penche vers Lali.
Mais enfin, qu’est-ce qui me prend ?
Ça doit encore être l’un des effets secondaires du jus de bissap au rhum. Parce que sans cela, il n’y a aucune raison pour que je m’attarde sur les attributs physiques de Djifa.
Non. Vraiment aucune.
— Dis donc, les sessions de brainstorming sont sympas ici ! glisse-t-il à Lali, faisant référence à la mélodie de Noël qui résonne toujours dans le téléphone de Datane.
Nos regards se croisent et il me décoche un sourire désarmant auquel je réponds brièvement avant de regarder ailleurs. Ce n’est pas le moment de se laisser distraire.
— Je disais, reprend Datane, que ce bon vieux père Noël fait partie intégrante de la légende de Noël. Impossible de faire l’impasse sur lui !
— Et je disais aussi que la légende de Noël à laquelle tu fais référence est celle des populations occidentales. Pourquoi devrait-elle être la norme chez nous ?
— Trêves de discussions stériles, Zeynab. Que proposes-tu comme alternative ?
— Eh bien… Je… Je ne sais pas vraiment, euh… Pourquoi pas un… Un Noël typiquement Africain ?
— Voyez-vous cela… Et qu’y aurait-il dans ton Noël typiquement Africain ?
— On peut imaginer des éléments bien africains… Issus de notre culture, qui nous ressemblent… Je dois encore y réfléchir, mais…
— Justement, nous manquons de temps. Le boss a demandé que la propale lui soit fournie ce soir. Alors, soit tu développes ton idée maintenant, soit tu nous laisses avancer !
Le ton sans réplique de Datane me paralyse et le torrent glacial menace de me liquéfier une nouvelle fois. Je déteste avoir à l’admettre mais là, tout de suite, je suis incapable de développer mon idée.
Je n’ai jamais été très douée pour improviser.
J’ai toujours eu besoin de temps pour trouver des idées qui sonnent bien et pour cela, il me faut les coucher par écrit, les retravailler encore et encore, avant d’envisager de les évoquer à l’oral avec un enchaînement de phrases parfaites.
— Alors ? s’impatiente Datane. Peux-tu me donner plus de détails sur ton Noël Africain ?
Aïe aïe aïe… Et voilà qu’il me met la pression ! Or quand je suis sous pression, j’ai tendance à me défiler. C’est ce que je fais toujours. Me défiler quand les choses deviennent trop compliquées, trop impressionnantes. Quand la situation m’échappe, je ne lutte jamais pour m’imposer. C’est ainsi et ça l’a toujours été.
L’histoire de ma vie, vous vous rappelez ?
Petite, lorsqu’Evelyne, ma cousine machiavélique – et digne successeure de Karaba-la-sorcière – faisait de moi son souffre-douleur favori, je n’ai jamais réussi à m’imposer ni à la dénoncer aux parents.
Idem au collège, quand Kwami, la terreur de la classe, me refilait ses corvées et son tour de balayage.
Ou encore la fois où l’un de mes commentaires de texte avait tellement plu au professeur de français, mais que j’ai décliné sa proposition de rejoindre le club d’écriture du lycée parce que je trouvais le challenge trop grand pour moi.
Et même plus récemment, lorsque Will, mon petit ami, a décidé de façon unilatérale de faire un énième break, j’ai une fois de plus accepté sans broncher.
Cette fois-ci encore, alors que Datane me jette ce regard plein de mépris, je sens que je vais me défiler. D’ailleurs, il n’est pas le seul à me dévisager. Tous mes collègues ont les yeux rivés sur moi et attendent que je reprenne la parole.
Mais la lave bouillonnante s’est refroidie dans mes veines. La petite voix qui m’encourageait à ne pas me laisser faire s’est volatilisée. Et la flamme d’audace semble s’être éteinte, elle aussi. Zut ! On dirait bien que les effets du rhum se sont estompés.
J’ai tout d’un coup l’impression d’être un vase fragile et que, par leurs seuls regards, mes collègues peuvent me briser en mille morceaux. Même l’empathie que je perçois chez Lali ou d’autres collègues ne parvient pas à me rebooster.
— Je propose ceci, intervient Djifa. Expliquons à Bass que nous avons besoin d’un délai supplémentaire. Cela laissera le temps à Zeynab de réfléchir à d’autres idées. Et nous aussi d’ailleurs.
— C’est à moi que Bass a confié ce projet, rétorque sèchement Datane. Et je n’ai pas l’intention d’aller le voir pour demander un délai supplémentaire.
— Dans ce cas, laisse-moi aller lui parler, insiste Djifa.
— Nous y voilà ! Tu veux peut-être diriger le projet à ma place ?
Oh la la… Cette discussion commence à prendre une tournure insensée et tout est de ma faute. Cette histoire de Noël Africain ne vaut vraiment pas la peine que Djifa et Datane se prennent le chou…
— Mais non, voyons ! proteste Djifa. Je ne cherche pas à prendre ta place. Je voulais juste…
— Écoutez, les gars, je tente d’intervenir…
— Si tu penses pouvoir me piquer ce projet… vocifère Datane au même moment.
— STOOOP !
Bon… Je n’avais pas l’intention de crier mais c’est fait et, au moins maintenant, j’ai toute leur attention.
— Restons sur la proposition de Datane.
Djifa fronce les sourcils.
— Zeynab, je pense que nous devrions…
— Non, c’est bon ! Gardons le Noël à l’occidentale puisque ça n’a l’air de gêner personne.
Je m’enfonce dans mon siège, épuisée par ma performance de prise de parole impromptue, tandis que Datane affiche un sourire goguenard.
— Bon ! s’écrie-t-il, visiblement satisfait d’avoir eu le dernier mot. Pour la suite, le client voudrait communiquer à l’ensemble de ses salariés avant la fin du mois. J’ai déjà demandé à Nima de concevoir le contenu des emails ainsi que le design des kakémonos et des autres visuels. D’autres idées ?
Lorsque la réunion prend fin une demi-heure plus tard et que certains collègues commencent à quitter la salle, Yao s’approche de moi, suivi de près par Lali.
— Je te tire mon chapeau, Zeyn Ado-sabado ! s’exclame-t-il en affichant un large sourire.
Avec sa mine avenante, ses cheveux épais et son piercing à l’extrémité du sourcil, Yao est plutôt mignon même si côté look, ce n’est vraiment pas ça. Ses tenues manquent de raffinement et ne sont jamais assorties. Là, par exemple, il porte une chemise à carreaux rouge sur un pantalon en bogolan bleu.
Mais à l’image du personnage décontracté et rieur qu’il incarne, il se fiche royalement de son apparence.
— Tu ne l’ouvres pas beaucoup en réunion, poursuit-il, mais quand tu le fais, po po po po, ça secoue ! Ça décoiffe même ! Enfin… Pour ceux qui ont des cheveux… Héhéhé !
— Très drôle… As-tu vu le résultat ? J’aurais mieux fait de me taire.
— Quand je t’ai vue prendre la parole, ajoute Lali, je me suis demandé si tu étais dans ton assiette. D’ailleurs, qu’est-ce qui t’a pris, Zeyn ? Ou plutôt, qu’est-ce que tu as pris ? Peu importe ce que c’est, moi aussi j’en veux !
Yao s’esclaffe et je laisse échapper un petit rire moi aussi.
— Ne sois pas ridicule, Lali. Je n’ai rien pris du tout ! C’est juste que… Pour une fois, j’ai voulu intervenir sur un sujet qui me tenait à cœur, voilà tout.
— Eh ben, tu sais quoi ? Tu devrais le faire plus souvent !
— Je suis d’accord avec toi, Lali Lalo !
Yao ponctue sa phrase d’un clin d’œil entendu à Lali qui le fusille du regard.
— Anh anh ! Retire ça tout de suite ! Je t’ai déjà dit de ne plus m’affubler de ce surnom ridicule.
— Voyons, Lali, tu sais bien que je donne un surnom à tout le monde !
— Oublie-moi dans tes histoires de surnom, veux-tu ? Et depuis quand es-tu d’accord avec moi ?
— Depuis que tu as défendu ma star contre l’horrible Datane.
— N’importe quoi ! Tu oublies qu’avant de devenir ta star, Zeynab était d’abord mon amie.
— Rhoo, tu n’es jamais contente, hein ? Quand je ne suis pas d’accord avec toi, c’est un problème. Et quand je le suis, c’est encore un problème. Faudrait savoir ce que tu veux… Sinon, venez-vous à l’afterwork ce soir ?
— Quelle question ! répond Lali en levant les yeux au plafond.
— C’est vrai que, toi, tu réserves systématiquement tes vendredis soirs pour les afterworks du bureau ! En réalité, ma question était pour Zeyn.
En entendant les dernières paroles de Yao, Lali se tourne vers moi, un sourire malicieux aux lèvres, l’air de dire :
Mais oui, Zeyn, tu comptes venir oui ou non ?
Tout ce cinéma juste parce que je ne suis pas allée à l’afterwork vendredi dernier. Ni le vendredi d’avant non plus.
Bon… La vérité vraie ? Ça fait un bon mois que je n’y suis pas allée.
C’est le moment de le dire : je ne suis pas une introvertie banale.
Non, je suis une parfaite introvertie. Je pourrais faire partie du Cercle Ultra Fermé des Introvertis Parfaits – s’il existait ! – et j’y occuperais même l’un des grades les plus élevés.
Discuter avec une, deux ou trois personnes ensemble, j’arrive à gérer sans trop de difficultés. En petit comité, je peux même être un peu délurée. Mais les choses se gâtent dès qu’il y a un peu plus de monde autour de moi. Là, c’est la panique totale. Je suis mal à l’aise, je ne sais plus quoi dire, les pensées se bousculent dans ma tête mais j’ai du mal à les extérioriser.
Entre mon moi intérieur qui m’encourage à dire ou faire certaines choses et mon enveloppe corporelle qui se retrouve incapable de les exécuter, j’ai l’impression de mener une lutte en permanence. Alors la plupart de ces choses restent dans ma tête.
Vous l’aurez compris, en plus d’être introvertie, je suis une grande timide. J’ai beaucoup de mal à interagir avec les autres. Alors j’ai tendance à éviter de le faire et à rester dans mon coin. Résultat des courses, la majeure partie des gens qui ne me connaissent pas pensent que je suis hautaine et condescendante alors que je garde juste mes distances.
Pour ce qui est des afterworks, même si je fais parfois l’effort d’y aller pour que mes collègues ne me collent plus l’étiquette de la-fille-qui-n’aime-pas-se-mélanger, je préfère les éviter car ça m’épuise littéralement d’avoir une vie sociale. Sociabiliser me demande vraiment trop d’énergie et de charge mentale.
Le soir, après la journée de travail, je n’ai donc qu’une envie : rentrer chez moi et recharger mes batteries pour le lendemain. Et pour cela, j’ai besoin de me retrouver seule, passer du temps avec moi-même pour me parler, écouter de la musique, lire un bouquin, réfléchir…
— Bon, tu te décides, oui ? s’impatiente Lali en regardant sa montre. Ma prochaine réunion commence dans trois minutes et il va falloir que j’y aille si je ne veux pas me faire houspiller par Datane.
— Lali Lalo, ma douce, je suis dans la même réunion que toi. Nous n’aurons qu’à dire à Datane que nous avons été retenus ! Je veux dire… Retenus tous les deux… Toi et moi… Quelque part…
Yao accompagne ses paroles de gestes amples et de haussements de sourcils espiègles qui arrachent un soupir furieux à Lali.
— Toi, ne me cherche pas, pigé ?
— Relax, je voulais juste plaisanter un peu !
— C’est bien ça le problème. Si tu pouvais arrêter de plaisanter à tout va, ça nous ferait des vacances !
Yao émet un grognement moqueur avant de reporter son attention sur moi.
— Mais, dis-moi, Zeyn Ado-sabado, je commence à me demander s’il n’y a pas une raison obscure derrière tes absences aux afterworks. Hmm… Qu’en dis-tu, Lali ?
Lali lève les yeux au ciel mais l’instant d’après, elle me jette un regard suspicieux.
— Ouais… poursuit Yao en se frottant le menton. Depuis combien de temps n’es-tu pas venue aux afterworks, Zeyn ? Trois semaines ? Quatre ?
Oh, misère ! J’ai intérêt à réagir tout de suite si je ne veux pas que ces deux-là se mettent en tête de me cuisiner.
— Il n’y a aucune raison obscure, Yao. J’avais juste d’autres engagements, c’est tout ! D’ailleurs, ce soir, j’ai prévu de venir.
— Tiens donc, s’étonne Lali, j’aurais juré qu’il y a encore quelques secondes, tu n’avais rien décidé du tout.
Dites donc, de quel côté est-elle, celle-là ?
— Bien sûr que si ! C’est vous qui n’arrêtez pas de parler et je ne peux même pas en placer une… Je viendrai à l’afterwork. Mais je ne pourrai pas rester longtemps car j’ai promis aux parents d’être rentrée pour le dîner.
— Rhoo, réplique Yao, ce n’est pas un drame si tu rates un dîner !
— Bon, allez, j’y vais ! lance Lali. À plus tard, Zeyn !
— Attends-moi ! s’écrie Yao en lui emboîtant le pas.
Ils quittent la salle en trombe et je peux enfin rassembler mes affaires. Lorsque je relève la tête, Djifa se trouve devant moi.
— C’est dommage que ton idée n’ait pas été retenue, dit-il, l’air sincèrement contrit.
— Oh, ce n’est pas bien grave. Ce n’est pas comme si c’était l’idée du siècle…
— Ne dis pas ça. Je trouve le concept très intéressant.
Nos regards s’accrochent et il m’adresse un sourire qui creuse une adorable petite fossette dans sa joue droite. Bon… Tout compte fait, je vais peut-être m’attarder – juste un tout petit peu – sur les attributs physiques de Djifa.
Son crâne rasé lui donne l’air d’un acteur de cinéma qui n’a peur de rien. Ses sourcils sont très fournis mais naturellement disciplinés. Ses yeux noirs, d’une intensité profonde, brillent d’un éclat malicieux. Et son joli sourire, qui doit en faire craquer plus d’une, me fait toujours un peu d’effet. Bref, Djifa n’est pas mal. Vraiment pas mal du tout.
Il penche la tête sur le côté et je réalise que je ne lui ai pas répondu.
— C’est gentil, dis-je en lui rendant son sourire.
— Tu ne devrais pas laisser tomber.
— Tu as entendu Datane. Bass a imposé une deadline ultra courte.
— Oui, mais Bass prête toujours attention aux points de vue divergents. Tu devrais aller lui parler de ton idée, on ne sait jamais.
— Hmm… Je vais y penser.
Il semble sur le point de rajouter quelque chose avant de hocher simplement la tête.
— À plus tard, Zeynab !
Puis il me gratifie d’un clin d’œil avant de quitter la salle.
***
Le Tchin-Tchin bar, en bordure de la lagune d’Akodesséwa, est à moitié bondé lorsque Lali et moi y arrivons peu avant dix-neuf heures. Il fait déjà nuit, nous sommes accueillies par un rythme entraînant de cool catché1 et par une serveuse au look ultra flashy, à l’instar des néons lumineux qui clignotent autour de l’enseigne.
Ce bar, c’est le QG détente des salariés de KaWè Marketing. L’endroit, non loin du bureau, où ils aiment se retrouver les vendredis soirs, pour décompresser d’une semaine de travail bien remplie.
Bien que de standing modeste – le mobilier est composé de chaises et de tables en plastique – le principal atout du bar est qu’il dispose d’une vue imprenable sur la lagune. D’ailleurs, la plupart des tables sont disposées en terrasse et certains de nos collègues, qui y sont déjà installés, nous font signe de les rejoindre.
— Commande une grande bière pour moi ! lance Lali en se dirigeant vers les toilettes. Je reviens dans une petite minute.
Une fois notre commande passée au comptoir, je prends place à une table lorsque je vois Djifa et d’autres collègues arriver sur la terrasse en discutant. Lali sort bientôt des toilettes, s’élance spontanément vers la terrasse et je dois lui faire de grands signes pour qu’elle me repère dans un coin de la salle intérieure.
— Zeyn… Tu ne comptes sérieusement pas rester ici, hein ? s’offusque-t-elle en me rejoignant.
— Qu’y a-t-il de mal à rester ici ?
Je lui jette un regard innocent et elle soupire en haussant les sourcils.
— Tu veux vraiment le savoir ? À l’intérieur, il fait trois fois plus chaud, on étouffe et la vue n’est pas terrible. Allez, Zeyn, tu sais bien que je préfère être en terrasse !
— Je sais, mais… Regarde tout le monde qu’il y a dehors. Vu que je ne reste pas longtemps, on pourrait rester un peu à l’intérieur et tu iras rejoindre les autres après. Hmm ?
Le serveur vient poser nos boissons sur la table avant de s’éloigner vers d’autres clients. Lâchant un soupir résigné, Lali tire une chaise pour s’asseoir.
— Bon, c’est d’accord. Mais c’est bien parce que c’est toi, hein ?
Elle se sert un verre de bière avant de m’adresser un joli sourire.
— Santé, Zeyn !
— Merci, ma Lali. À la tienne également !
Je porte mon verre de Pompom2 aux lèvres tandis qu’elle repose le sien en soupirant.
— Quelle semaine de dingue ! J’ai bien cru qu’elle ne finirait jamais.
— Et moi donc… Le rythme de cette fin d’année est particulièrement soutenu.
Le téléphone de Lali vibre et elle glousse en consultant l’écran.
— Regarde les grands sourires de tes neveux ! s’exclame-t-elle en me tendant le téléphone.
Sur l’écran, les mines réjouies de ses deux enfants : Ekué, huit ans et Enam, cinq ans. Les deux E, comme Lali aime les appeler. Ils tiennent chacun un cornet de glace dans la main, à côté de leur père dont Lali s’est séparée peu après la naissance d’Enam.
— Le sourire d’Enam en dit long sur son bonheur ! je commente en lui rendant l’appareil.
— Ah, celle-là ! Un cornet de glace à la vanille ou des kokanda3 et elle est au paradis. Cette petite nous vendrait pour une poignée de friandises.
— Ce n’est pas moi qui la blâmerais ! Qui peut résister à des kokanda, hmm ? Tu leur diras que Tata Zeyn meurt d’envie de les voir.
— Si tu as autant envie de les voir, il suffit de convenir d’une date.
Je rigole doucement.
— Oui, je sais, mais c’est toujours toi qui m’invites. La prochaine fois, il faudra que vous veniez chez moi.
— J’attends ton invitation, alors !
Des éclats de rire nous parviennent de la terrasse.
— Regarde ! fait Lali. Nima, Raoul et Djifa sont là-bas. Tu ne veux vraiment pas que nous allions les rejoindre ?
— Lali…
— C’est bon, c’est bon… Je n’insiste pas.
Une moue espiègle apparaît sur son visage.
— Es-tu sûre de vouloir rester à l’intérieur uniquement pour éviter la foule ?
— Bien sûr. Pour quelle autre raison, sinon ?
— Djifa, par exemple.
Je lui jette un regard stupéfait.
— Djifa ? Tu es tombée sur la tête ou quoi ?
— Pas du tout. Et ne me dis surtout pas que tu ne le trouves pas craquant, je ne te croirais pas ! Je vois bien comment tu te comportes en sa présence.
— Tiens donc… Et comment je me comporte ?
— Tu es sur la défensive… Mais en même temps, tu minaudes. Je parie qu’il ne te laisse pas indifférente.
Je n’arrive pas à retenir mon rire.
— Ha ha ha ! Comme tu peux être drôle, Lali ! Dis plutôt que c’est toi qui en pinces pour lui. Pour ma part, je suis déjà prise.
— Aurais-je raté un épisode ?
— Ne joue pas l’innocente…
— Tu ne fais pas sérieusement référence à Will, hein ? Parce que j’étais persuadée qu’entre vous, c’était fini cette fois-ci.
— Nous faisons un break, Lali. Break veut dire pause. Pas fin.
— Un break, hein ? Tu veux mon avis ?
— Non. Mais tu vas quand même me le donner, pas vrai ?
— Dans votre histoire, il y a trop de breaks. C’est la troisième fois, rien que cette année !
— Dans un couple, on a parfois besoin de s’éloigner pour mieux se retrouver.
Je m’efforce de garder un air désinvolte mais, en réalité, la déprime me guette. Je ne sais plus trop où nous en sommes, Will et moi.
Lali plisse les yeux après une nouvelle lampée de bière.
— Et que fait-il pendant qu’il est loin de toi ?
— Il continue à vivre. Et moi aussi…
— Hmm…
— Nous nous appelons une fois par semaine.
À peine ai-je prononcé ces paroles que je me souviens que Will n’a répondu ni à mon appel deux jours plus tôt ni à la note vocale que je lui ai envoyée hier. Pas de quoi en faire tout un plat… Il a dû être très occupé. Je lui enverrai un SMS plus tard.
— On se tient au courant de nos vies. Son job de nuit est très prenant, tu sais ? Nous avons prévu de nous revoir juste avant Noël, pour faire le point sur notre relation.
— Tu as donc le temps de tester autre chose, d’ici là.
— Si par autre chose, tu penses à un dénommé Djifa, laisse-moi te dire que tu te mets le doigt dans l’œil.
— Et pourquoi pas ? D’autant plus que tu en pinces déjà pour lui.
— Moi, en pincer pour lui ? Impossible.
— Explique-moi donc en quoi ce serait impossible.
— Eh bien, euh…
— Oui ?
— Il est… Euh…
Je m’arrête, le temps de réfléchir.
— Quoi ? s’impatiente Lali.
— Il est… chauve.
Lali se redresse et fixe de grands yeux sur moi.
— Djifa n’est pas chauve ! réplique-t-elle en secouant vigoureusement la tête. Il a juste le crâne rasé.
Mouais… Quelle différence ça fait ? En réalité, je n’ai rien contre les mecs au crâne rasé. Ni contre les chauves. C’est juste que… Il fallait que je trouve une excuse pour que Lali me lâche la grappe et je n’ai rien trouvé d’autre. Je ne suis pas très douée pour improviser. Vous vous rappelez ?
Comme Lali attend visiblement une réponse, je bois une nouvelle gorgée de Pompom afin de me donner une contenance. Si elle se rend compte que je baratine, je suis foutue.
Je repose mon verre avant de lever vers elle un regard faussement assuré.
— Chauve ou crâne rasé, pour moi, c’est pareil.
— Attends une seconde… J’essaie de comprendre un truc, là. Tu ne veux pas de Djifa uniquement parce qu’il a le crâne rasé ?
— C’est bien ça.
Lali éclate bruyamment de rire, ce qui attire l’attention de plusieurs clients du bar.
— Ha ha ha ! Sacrée, Zeyn ! Tu me fais marcher, pas vrai ? Le gars est sucré comme tout, toujours élégant, le sosie de Harry Roselmack et…
— Tu rigoles ? Il est dix fois plus craquant que Harry Ro…
Oups… Voilà que je viens encore de réfléchir tout haut. Qu’est-ce qui me prend à la fin ? Il n’y a pourtant pas de rhum dans mon Pompom. Ça doit être le côté sucré de Djifa qui me fait cet effet… Du moins, c’est ce que dirait Lali.
— Ha ha ha ! Je t’ai eue ! jubile-t-elle justement en se frottant les mains.
— Arrgh, mais ne va surtout pas te faire des idées, hein ! Je peux admettre qu’un mec est mignon. Et c’est le cas de Djifa. Je ne peux pas dire le contraire…
— Eh ben, voilà ! Tu vois que c’est nettement mieux de regarder la vérité en face.
Elle affiche un sourire satisfait avant de jeter un regard en direction de la table de Djifa.
— Zeynab, Zeynab… Je n’arrive vraiment pas à te comprendre… Regarde-moi ce teint noir parfait… Ce torse musclé… Et toi, tu le boudes juste parce qu’il n’a pas de cheveux ?
— C’est vrai qu’il n’est pas mal. Mais comme je te l’ai déjà dit, j’ai besoin d’un mec qui a des cheveux sur la tête sinon c’est un no go pour moi.
— Sérieusement, Zeyn… Ils ont quoi de plus, les mecs avec des cheveux ? Ce n’est pas ça qui compte, voyons !
— Eh bien, pour moi, si.
— Allez, donne-moi plus d’explications…
— Attention, Lali…
— C’est tout de même incroyable que tu le boudes uniquement parce qu’il a le crâne…
— Chuuuttt…
— Vous faites bande à part, les filles ? nous interpelle Djifa en arrivant à notre hauteur.
Lali sursaute en entendant sa voix derrière elle et me lance un regard furieux avant de se tourner vers lui, un large sourire aux lèvres.
— Ça vous dirait de vous joindre à nous ? poursuit Djifa. Avec Nima et Raoul, nous avons la meilleure table du bar !
Zut, il ne manquait plus que ça. C’est sans doute le moment pour moi de filer.
— C’est gentil de le proposer, mais je m’apprêtais justement à…
— Avec plaisir ! s’écrie Lali en souriant de plus belle. Laisse-nous juste le temps de prendre nos boissons et nous arrivons.
— Bien. Alors, à tout de suite ! conclut Djifa avant de s’éloigner.
Cette fois, c’est à mon tour d’être furieuse.
— Voyons Lali, qu’est-ce qui t’a pris d’accepter ?
— D’abord parce que les tête-à-tête avec toi, ça va deux minutes…
Elle éclate de rire car je continue de la fusiller du regard.
— Ensuite, pourquoi ne m’as-tu pas prévenue qu’il arrivait ? Il a failli cramer que nous parlions de lui.
— Figure-toi que j’ai essayé, mais c’est difficile de te couper la parole lorsque tu es lancée !
— Eh bien, tu aurais dû essayer plus fort ! Bon, bah… J’y vais, moi. Et si tu préfères rester toute seule… Bah, tant pis pour toi !
Elle se lève, me tire la langue et s’éloigne vers la terrasse avec sa bouteille de bière et son verre. Djifa jette un regard dans ma direction et, devinant qu’il va certainement revenir à la charge, je lâche un soupir résigné avant de me résoudre à reculer ma chaise.
1 Genre musical inventé par Toofan, un groupe de chanteurs Togolais.
2 Boisson gazeuse sucrée produite au Togo.
3 Cacahuètes caramélisées.
Dès que je les rejoins, je regrette de ne pas être partie cinq minutes plus tôt.
— Alors comme ça, tu détestes Noël ? m’interpelle Raoul du service finance, sous les regards amusés des autres.
Je suis donc devenue la-fille-qui-déteste-noël ? Décidément, cette idée de Noël Africain n’a pas fini de me poursuivre, on dirait. Je bois une gorgée de Pompom pour cacher ma gêne.
— Non, je… Je ne déteste pas Noël ! Je me demande bien où tu as entendu des sottises pareilles.
— Nabine dit à qui veut l’entendre que tu es une fervente opposante de Noël.
— J’aurais dû me douter qu’il irait raconter n’importe quoi, celui-là.
— Mais en vrai, Zeyn, insiste Raoul, que reproches-tu à Noël ? C’est pourtant une fête géniale ! Pas que pour les enfants, d’ailleurs. Regarde-moi, j’ai plus de trente ans mais je suis toujours un grand fan de Noël !
— Je n’ai rien contre Noël… Moi aussi, j’adore cette fête ! Je trouve juste qu’en Afrique, nous devrions l’adapter à notre culture, c’est tout… Mais parlons d’autre chose, veux-tu ? Noël est la dernière chose dont j’ai envie de parler ce soir.
— C’est vrai, quoi ! fait Nima du service communication, en donnant une vigoureuse tape sur la main de Raoul. Il y a des tas de sujets dont nous pourrions discuter et, toi, tu préfères cancaner !
— Bon, d’accord… Que faites-vous de beau, ce week-end ?
— Pour ma part, répond Nima, je compte bien rattraper ma dette de sommeil. Mon corps rêve de repos. Je n’en peux plus !
— Moi aussi, je rêve de repos, dit Lali. Mais ce sera pour une autre fois. Car je passe le week-end chez ma sœur et, entre mes tornades et ses chenapans, autant vous dire que ça ne sera pas de tout repos. Si je me pointe au bureau lundi avec de grosses poches sous les yeux, vous saurez pourquoi !
— Ha ha ha ! pouffe Raoul. Je fais partie des chanceux, alors. Pour moi aussi, ce sera le repos total. Je compte bien glander tout le week-end. S’il fait beau, peut-être une virée à la plage, samedi après-midi. Ça me fera du bien après la semaine hyper chargée que nous avons eue. Et toi, Zeyn ?
Je soupire avant d’afficher un petit sourire.
— Mon week-end va être pourri… Enfin, une partie du week-end, du moins. Demain, je n’ai rien prévu de spécial. J’espère me reposer, comme la plupart d’entre vous. Mais dimanche, deuxième week-end du mois oblige, je dois assister à notre traditionnel repas de famille. Il a lieu tous les mois et c’est quasiment impossible d’y échapper. Ce sera ça, le côté pourri de mon week-end.
— Rhoo, tu n’exagères pas un peu ? intervient Nima. Les retrouvailles en famille peuvent parfois être géniales !
— C’est souvent le cas, en effet. Mais ce mois-ci, le repas se déroule chez l’une de mes cousines et… Comment dire ? Elle est tout sauf géniale…
— Tu parles de Karaba-la-sorcière ? demande Lali avant de s’esclaffer.
Je hoche la tête tandis que tout le monde autour de la table imite Lali.
— Karaba-la-sorcière ? commente Djifa, en tentant de reprendre son sérieux. Peut-on savoir ce qui a valu ce surnom à ta cousine ?
— Allez, Zeyn, tu as piqué notre curiosité !
— Maintenant, tu dois nous en dire plus sur ta fameuse cousine !
Je laisse échapper un petit rire devant les mines curieuses de mes collègues.
— Lali exagère à peine. Ma cousine est superficielle et méchante, d’où le surnom de Karaba qui lui va comme un gant. Elle sort le grand jeu à chaque repas de famille, histoire d’être complimentée par le plus grand nombre. Mais sous ses dehors mielleux et affables, c’est une véritable peste déguisée en princesse…
— Eh ben, dis donc ! siffle Raoul. L’ambiance risque d’être électrique à ce déjeuner de famille. Bon courage par avance ! Il ne reste plus que toi, Djifa.
— Oh, demain j’ai pas mal de courses à faire pour finaliser les travaux dans mon nouvel appart. Et dimanche, je suis un peu comme Zeynab. Moi aussi, j’ai une corvée. Une invitation à déjeuner avec des amis dont je me serais bien passé.
— Je propose que nous levions nos verres à la meilleure invention qui soit : le week-end ! claironne Nima d’une voix théâtrale. Et pour ceux qui ont des corvées, je suis navrée de vous le dire, mais… je ne penserai pas à vous quand je me prélasserai dans mon super-canapé-mœlleux !
Ses paroles provoquent un éclat de rire général et la discussion se poursuit sur un autre sujet lorsque je remarque un drôle de remue-ménage autour de nous.
Les gens courent, se hâtent. Des éclats de voix nous parviennent par bribes.
— Que se passe-t-il ? demande quelqu’un.
— Je ne vois rien d’ici, répond un autre.
C’est vrai, que se passe-t-il ? Je suis soudain prise de panique. Espérons qu’il ne se trame rien de grave ! Mais dans le doute, mon réflexe est de prendre la poudre d’escampette. Si les choses doivent dégénérer, je préfère être loin lorsque ça arrivera. Eh oui, en plus d’être une parfaite introvertie, je suis une authentique froussarde.
Yao passe près de notre table, accompagné d’autres collègues, et je l’entends dire :
— Venez, les gars ! Allons voir ce qui se passe !
Eh ben, il y en a qui n’ont peur de rien ! Tandis que mes collègues se lèvent pour tenter d’en savoir plus, je rassemble mes affaires et m’écarte légèrement de la table, prête à m’enfuir dès que j’entendrai des bruits inquiétants.
Mais très vite, en lieu et place de bruits inquiétants, ce sont de bruyants éclats de rire qui se font entendre. Euh… Si les gens rigolent, cela veut sûrement dire que leurs vies – nos vies – ne sont pas en danger, pas vrai ?
Relax, Zeyn…
Je pousse un soupir de soulagement en réalisant qu’il n’y a peut-être pas lieu de s’inquiéter. Je me suis certainement affolée pour rien ! Mais au moment où je repose discrètement mon sac, mon regard croise celui de Djifa et de Lali – qui étouffe un petit rire moqueur.
La honte… On dirait que ma tentative de fuite n’est pas passée inaperçue.
— Je vois un attroupement près du vendeur de maïs grillé, annonce Raoul, une main en visière alors qu’il fait parfaitement nuit. Tiens, voilà Yao qui revient…
— C’est un truc incroyable, les gars ! s’exclame ce dernier, l’air survolté. Il y a un vieillard chelou qui vend des boissons hyper chelou et qui tient un discours encore plus chelou ! Je ne vous en dis pas plus, vous devriez aller voir. Ça vaut vraiment le détour ! Je viens justement rameuter du monde avant d’y retourner.
Il n’en faut pas plus pour piquer la curiosité de Nima qui entraîne Raoul et Djifa à sa suite.
— Bon, tu viens ou quoi ? demande Lali.
— C’est que… Je devais partir.
— Tu partirais sans avoir vu ce qui se passe là-bas ? Rhoo, Zeyn, ne fais pas ta rabat-joie. Allez, viens une petite minute ! Tu partiras après.
Sans me laisser le temps de protester, elle m’attrape par le bras et m’entraîne jusqu’à la bordure de la lagune, où une foule de badauds s’est rassemblée autour d’un vieil homme.