Le petit paysan - Slemnia Bendaoud - E-Book

Le petit paysan E-Book

Slemnia Bendaoud

0,0

Beschreibung

« Aussi loin que je me souvienne, ma petite paire de chaussures rouges a marqué le début de ma vie. À l’âge de trois ans, elles m’ont été offertes à l’occasion de l’Aïd, en récompense de mes modestes responsabilités de berger au sein de la famille. J’étais heureux ! C’était le rêve ultime pour un enfant de ma communauté. Mes yeux brillaient d’excitation à la vue de ces chaussures. J’étais aux anges. Je les ai enfilées précipitamment, impatient de les essayer et j’étais comblé de joie de les tenir dans mes petites mains. »




À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur, chroniqueur et traducteur, Slemnia Bendaoud est un écrivain exceptionnellement prolifique. Sa plume est profondément enracinée dans l’actualité nationale, explorant en profondeur les dessous de sa thématique. Polyvalent, il excelle dans divers domaines de la littérature en plus de sa chronique hebdomadaire qui couvre constamment les événements en Algérie. Sa plume est empreinte d’une critique acérée, révélant les secondes forces souterraines de son pays.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 219

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Slemnia Bendaoud

Le petit paysan

© Lys Bleu Éditions – Slemnia Bendaoud

ISBN : 979-10-422-0690-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À l’autre moitié de ma vie,

Sans laquelle mon quotidien

Ne serait jamais équilibré.

À celle qui ne connut dans

Sa vie que galère et misère1.

Préface

Ce manuscrit est le miroir de ma vie. Il en exprime son reflet. J’y suis et m’y retrouve dans tous ces chapitres. Dans ses bons côtés comme ses mauvais aspects. Il est le mien. Bien plus que cela, une bonne partie de moi-même y est enfouie.

Même si dans mon statut de soldat de l’ombre, je n’y apparais guère. Le portrait géant qu’il en fait est très sincère. L’intruse qui s’est incrustée dans la vie de couple n’est pas une rivale. Bien au contraire ! Moi-même j’en tire profit. Même si elle me prend beaucoup de temps à consacrer à mon mari.

Je n’ai jamais préfacé un quelconque ouvrage. Cette formule m’est totalement étrangère, parce que ce n’est pas mon métier, tout simplement. Mais lorsque mon mari me l’a demandé, je n’ai pu le lui refuser. C’est plutôt un honneur et un privilège que de s’acquitter de cette haute et noble tâche, bénéfique à plus d’un titre.

J’avais aussitôt deviné l’honneur qu’il me fait en me sollicitant, pour ne jamais me soustraire à cette responsabilité, que nulle autre personne au monde ne peut mieux que moi, l’assumer avec tout le sérieux et l’abnégation requis et voulus.

Cette initiative ouvre grands les plis, pourtant très difficilement refermés, d’une longue période de doute et d’hésitation quant à la consolidation de notre ménage pour se préparer à une nouvelle vie, après la longue décennie trouble, semée d’embûches mais traversée avec beaucoup de succès.

Cet ouvrage d’essence autobiographique est le symbole de notre vie commune. Elle ne fut guère un fleuve bien tranquille, coulant à flots en toute saison. Bien au contraire ! Elle connut des périodes très dures, assez complexes et vraiment difficiles que seules la patience et la foi au Tout-Puissant nous ont aidés à surmonter. Revenir à la vie est désormais permis. Le rêve souvent entretenu peut enfin se réaliser. L’envie d’y aller me secoue déjà.

Ce récit de vie contenu dans cet ouvrage à base de témoignage autobiographique sème l’espoir d’une nouvelle page d’histoire d’un livre commun, que je souhaite pleine de bonheur et de prospérité. Cet ouvrage donne à coup sûr un avant-goût de réussite.

La littérature demeure cette potion magique à laquelle aspire le peuple. J’ai été la femme de l’ombre qui a façonné le vrai héros. Je l’espère, en tout cas, de tout cœur. J’en suis très fière.

Mme Kelouaz

Mère de tes enfants

Nos maîtres d’école de l’époque

Photographie de la classe CM2 « A » année scolaire 1965/66

L’auteur apparaît à droite de celui qui tient l’ardoise

Photographie de la classe de CE2 « A »

Photographie de classe CM1 « B » année scolaire 1965/66

Notre maître d’école de CM2 « A » devenu Maire de la ville, accueillant le défunt Président de la République, Houari Boumediene.

L’Algérie est cette ex-colonie française qui a depuis mal tourné. Il ne faut pas toujours juger sur ce que l’on voit. Car l’apparence peut, très souvent, nous faire miroiter une fausse image de la pourtant tangible réalité.

J’aurais été soldat, si je n’étais poète. De Victor Hugo

I

Un éveil précoce !

Aussi loin que puisse voyager ma mémoire dans le temps, c’est manifestement ma petite paire de chaussures rouge qui donna vie à mon existence. Je devais fêter mes trois ans. Ce fut à l’occasion de l’Aïd, me semble-t-il, mais surtout en guise de récompense à mes menus travaux de petit berger de la famille qu’elle me fut offerte.

J’en étais fou de joie ! Je venais de réaliser le rêve le plus cher d’un enfant indigène. Mes pupilles brillaient de mille feux, lorsque je la vis pour la première fois. J’ai failli perdre la raison. Je me dépêchais alors pour l’essayer, dans la précipitation, tout heureux de la tenir dans mes petites mains.

Et comble de mon bonheur, ce fut du sur-mesure ! La technique autrefois employée consistait à prendre la dimension de la pointure du chérubin à l’aide d’un petit bout de gros fil de laine ; vu que les galopins ne pouvaient se déplacer en compagnie de leurs géniteurs au souk hebdomadaire. Au moment de l’achat, le procédé s’avéra être tout de même des plus efficaces.

Le danger des épines pour l’amateur-berger – que je fus –, métier que j’exerçais jusque-là, hélas ! pieds nus, était dès lors définitivement écarté. Et puis, j’en étais tout fier de longtemps contempler avec beaucoup d’exaspération l’impact de sa semelle gravé pour un bon moment contre le sol poussiéreux ou vaporeux de la saison sèche de l’année, et même celui imprimé à la hâte sur une terre bien humide en période hivernale.

Marquer de son empreinte le sol natal devint pour moi déjà une chose désormais acquise. Frappé du label de ma semelle. J’en étais comblé, en effet, tout heureux de distribuer à tout va ce cliché propre à moi, de l’impact de mon passage alentour de la misérable demeure parentale.

Un impact, par malheur, que seules les traces du passage des bêtes domestiques pouvaient effacer, au moment de leur sortie vers les champs ou à leur retour, le crépuscule venu, à l’étable et à la bergerie.

Ce fut un évènement sans pareil mais surtout marquant dans ma petite vie de simple berger une présence symbolique. Mes petits brodequins me procuraient déjà une très grande satisfaction. Désormais, ma vie prenait du sens et surtout de la considération. Le va-nu-pieds – que je fus – était depuis lors bien chaussé, de la manière dont est équipé un vaillant mais décidé soldat, prêt pour le maquis.

Un autre monde nouveau s’ouvrait désormais devant mes yeux, restés encore éberlués. Je pouvais donc avec l’apport de mes chaussures affronter tous les dangers des fourrés des champs et des prés, sans risque de me blesser aux pieds. Je narguais les épines du jujubier et du chardon. Je marchais dessus plein d’assurance.

Tel un cheval convenablement ferré pour les besoins du long battage traditionnel des moissons de blés durant l’été, je gambadais par tous les chemins de chèvre qui menaient à notre modeste mansarde, plantée au faîte d’une haute colline, et qui surplombait notre beau verger tapi à ses pieds au fond de la vallée par où passe l’Oued El Malah2.

Ce fut durant la période plutôt assez longue de la sieste estivale que la grande surprise me fut révélée. Encore assoupi, j’étais gagné par la fatigue de la demi-journée de travail, allongé en chien de fusil sur une natte en doum qui me servait de lit dans un coin de la pièce que je partageais avec ma mère. À travers la mélodie de ses mots doux et soyeux, sa symphonie me tira de mon sommeil peu profond. À l’instant, je sursautais déjà de joie, en apprenant la nouvelle.

De retour de sa visite habituelle au marché hebdomadaire d’Ain Defla, mon frère aîné, Hamdi, était revenu au manoir quelques minutes seulement avant l’heure de la prière de l’Asr qui signifiait, pour le tout petit berger que je fus, l’entame de la seconde moitié de mon travail quotidien qui coïncide, en effet, avec la baisse sensible des fortes chaleurs de la mi-journée.

Tout à fait au fond du grand et déjà vieux couffin qui contenait les provisions de la semaine de notre petite famille, se trouvait ce petit-chose vraiment magique qui m’était tout personnellement destiné. À l’époque, l’emballage en carton était encore inexistant. Encore moins la publicité qui devait, plus tard l’accompagner et s’y coller fortement ou y être imprimée sur son emballage.

Seul le numéro de la pointure était imprimé au bon endroit sur la partie extérieure de la semelle afin de pouvoir avec plus facilement reconnaître – comme ce fut parfois le cas – les chaussures dépareillées. Certains commerçants, soucieux de ce subtil mais très important détail, prenaient toujours le soin d’attacher la paire de chaussures à l’aide de ses propres cordons.

La mienne n’était, par contre, ni emballée ni liée par une quelconque ficelle. Les deux chaussures étaient libres d’attache. Ma mère les prit un moment dans ses petites et décharnées mains, les observant scrupuleusement, et regarda aussitôt mes pieds, sans prononcer le moindre mot. Elle me fixa de ses yeux, cherchant à travers les miens à mieux connaître la très forte émotion qui parcourut tout mon être.

Et comme si elle donnait l’impression de chercher après ma complicité, elle me fixa un bon moment de ses yeux lumineux et me lâcha, pleine d’assurance : « Tiens, ça doit être ta vraie pointure, celle-là ; à moins que celui qui a pris la mesure n’ait pu bien détendre le fil sur les deux bouts de la semelle sur tes pieds un peu trop vagabonds… »

Sitôt données, les chaussures furent aussitôt essayées. Elles m’y allèrent et convinrent comme une paire de gants. Je tremblais de joie, surpris par le plein bonheur qui me parcourut. Des chaussures à ma petite pointure ! Quel miracle ! Je ne pensais vraiment pas qu’elles pouvaient bien exister ! Elles brillaient de leur cirage rouge qui leur ajoutait de la lumière et une très belle couleur, à faire pâlir de jalousie la marmaille de tous nos voisins.

D’habitude, je prenais la précaution de très longtemps scruter celles des adultes lorsqu’ils les rangeaient avant de gagner leur lit. Sinon de sauter pieds nus sur la natte pour faire leur prière, le moment venu. Il m’arrivait bien souvent d’y plonger, à tout hasard, les tout petites phalanges de mes chétifs pieds, comme pour bien mesurer le temps qu’il me faut parcourir pour peut-être, un jour, rêvé de les porter.

Au plus profond des abysses de l’intime de l’être humain où puisse me faire promener ma mémoire, fort heureusement encore valide. Au cœur même des plis et des ourlets de la petite sphère de l’histoire de ma tendre enfance, je ne puis jamais, au grand jamais, revenir aussi loin dans le temps. Car cet évènement-là constitue ma seconde date naissance, après celle notifiée dans les registres de l’état civil de mon bourg natal.

C’est à partir de cette date-là que le compteur de mon horloge biologique fut alors remis à jour et fonctionne « en mode réel » sur la base du vécu qui m’est propre, et dont mes seuls souvenirs suffisent encore à faire, ne serait-ce de temps à autre, vite remonter en surface des indices qui renvoient sine die à ma tendre enfance, en dépit du temps effectivement assez long qui s’est depuis écoulé.

Ma conscience se trouve être depuis lors comme vraiment bousculée, tarabustée, pour être vivement secouée dans son mouvement permanent de recherche dans mes archives personnelles. De sorte à toujours me restituer ces images vivaces mais pérennes et très anciennes, qui me sont restées, depuis lors, si chères à mon être. Du moins dans le subconscient de mon imagination d’espiègle galopin.

La révolution algérienne dure depuis trois ans. Elle (la révolution) et moi avions, coup de hasard ou un simple constat de circonstances, presque le même âge. Je la devançais de quelques mois seulement, comme un signe de petites foulées d’entraînement avant d’enfiler la tunique. Ce fut suffisant pour se targuer d’être son aîné, et d’en parler en famille seulement, pour connaître ce qui se passe alentour.

À ma mère surtout, elle qui semblait être la seule à m’écouter un tantinet deviser sur ce sujet tabou, sans que je parvienne encore à saisir tout le sens des mots alors employés, ou encore l’ampleur du drame terrible, qui s’abattait de tout son énorme poids sur le peuple algérien.

Solidement accrochés à leurs grandes mamelles dont nous goûtions aux sucs de leurs succulentes saveurs, nous devinions déjà, en première intention, leur arrivée impromptue tout comme d’ailleurs leur départ précipité, ne sachant vraiment comment les remercier.

Autant leur accueil fut des plus chaleureux, autant leur adieu fut des plus tristes. Même si le profit à en tirer était souvent si grand et très important. Ne pouvant plus rien changer à la nature, nous suivions de temps en temps, à travers ses saisons, leurs caprices, générosités et autres particularités…

À un jet de pierre de l’oued El Malah qui contourne le pourtour de notre jardin, culmine du haut de la colline notre demeure familiale emmitouflée dans son silence de Cathédrale.

Une demeure faite de basses constructions, ployant sous l’énorme poids de sa toiture, et qui ne doit son salut qu’au talus qu’elle surplombe, pour dominer à la ronde tout son monde. Le jardin, se trouvant à ses pieds, est au fond de la vallée. Il s’étend côté ouest de la propriété.

Sa grande cour intérieure, faite de terre battue et tapissée de pierres de champ grises et noirâtres, prenait un grand espace au sein de la demeure, à telle enseigne que pour aller d’une pièce à une autre se situant à son opposé, il fallait donc traverser en plein soleil ou sous la pluie battante tout un espace bien nu et assez grand.

Les chambres étaient toutes disséminées à la ronde. Elles s’identifiaient au travers de leurs occupants : des femmes en général, exceptées celle de mon père et sa juxtaposée dont la deuxième porte donne sur l’extérieur de la demeure, plus connue sous le nom de Dar Edhiaf, faisant office de salon pour les invités.

La construction était légèrement inclinée sur le bas-côté sud du manoir, épousant cependant la topographie d’un relief en pente abrupte du talus. Tout autour, c’est toute une forêt de nopal qui tient sur deux rangées bien fournies en figues de barbarie bonne garde pour veiller sur la demeure. Occultant la dimension de son impact dont ne sont visibles de loin que ses tuiles rouge écarlate qui scintillent de leur couleur au contact des rayons de soleil.

Sur toute la longueur du côté sud de l’habitation étaient érigées la grande étable ainsi que la bergerie et l’écurie, situées sur le même niveau qui surplombe la colline. Comparée à ses semblables ou comparables, elle se situait nettement un cran au-dessus sur le plan de son importance tout comme celui de sa consistance, démontrant au passage ou étrennant à la vue ce statut assez distingué de ses occupants.

La maison, assez vieille, semblait pourtant à première vue abandonnée depuis longtemps. Ses toits paraissaient ployant, sous l’énorme poids des végétations qui y croissaient abondamment. Les murs étaient construits de pierres schisteuses et solides dont est pourvu en abondance le sol. Elles offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait ses griffes.

Les autres demeures, hormis celle la plus proche appartenant à une personne aisée, étaient toutes de moindre importance et consistance, toutes construites de terre battue et couvertes de dis en signe de leur protection contre la pluie.

Elle était dotée de deux grandes portes : l’une se situant à l’est et donnait sur le sentier qui y menait, et l’autre, tout à fait à l’ouest, était plutôt orientée vers le verger. Elle est protégée des vents et servait d’entrée et de sortie des bêtes domestiques.

Au milieu de cette grande cour, un silo souterrain à blé y était enfoui de même que deux fours banals s’y trouvaient. Dont l’un est planqué contre le mur de l’étable. Il me servait d’escalier traditionnel ou de fortune pour grimper sur la toiture de la maison.

C’est en lisant Manosque-les-plateaux de Jean Giono que Slemnia, dépendant de la commune de Bourached, mon bourg natal, tapa dans mon cœur. S’éveilla brusquement au fond de mon âme pour m’interpeller sur mon inexplicable oubli à son sujet. Elle effleura d’abord furtivement mon esprit avant de me griffer violemment de ses souvenirs puissants qui coulent dans mes veines.

Je ne pus alors que favorablement répondre à ce besoin pressant de satisfaire à un appel du cœur. Ce hameau-là où je naquis, voilà près de soixante-dix ans, est dans mon devoir d’être décortiqué dans cet ouvrage, disséqué, tourné et retourné, expliqué et relooké.

Sous la forme d’un récit, un réquisitoire contre l’oubli, je lui donne à distance encore vie. Le livre s’ouvre sur les images saisissantes de mes souvenirs de jeunesse décrivant le pacage des troupeaux, les moissons en groupe, les labours continus et difficiles par ces temps de chaleur et de pluie ; souvenirs se bousculant dans ma tête comme une eau épaisse lâchée hors de son lit, vague après vague, serrée frileusement derrière le bélier-maître.

Ainsi durant les chauds après-midi de l’été, ma grand-mère paternelle qui m’appelait par le surnom de chouitha3, venait souvent s’y installer devant la porte de sa pièce, côtoyant l’écurie, en arrosant convenablement les lieux d’eau pour rafraîchir l’atmosphère.

Elle était déjà octogénaire et s’inquiétait pour son fils Slimane enlevé par des soldats français. Je me rappelle, comme si cela datait d’hier. Alors que son inquiétude avait atteint son paroxysme ; elle me posa la question en rapport le retour éventuel de mon oncle paternel, me disant : « Quand est-ce qu’il sera de retour » ? Je répondis sur le champ, sans la moindre hésitation : « au cours de cette soirée ». Et au crépuscule annoncé, nous le voyons arrivé. Elle appela Yamina, ma mère, et lui dit : « ton rejeton avait des réflexions prémonitoires. »

Slimane est baptisé du nom du Saint de la contrée Sidi Slimane, lui et Sidi Moussa, les deux grands Marabouts de Bourached, issus d’une même famille de Grands religieux. On leur organisa autrefois un rakb dès la fin de l’été. Pour venir faire la fête, dans son jardin, où fantasia et baroud furent en l’honneur.

Avec mon père, je n’ai pas connu de jour où je ne prenais pas une gifle pour des fautes banales, pour m’éduquer à la dure réalité. Sauf que je ne lui jamais tenu rancune ; puisqu’il m’avait donné également beaucoup de tendresse aussi, sans vraiment la démontrer.

Mieux, il s’est débrouillé pour me scolariser à un moment où les meilleurs chérubins ne pouvaient tout de même aspirer qu’à devenir, dans le meilleur des cas, ouvrier manuel dans l’agriculture ou encore simples montreurs dans les marchés aux bestiaux.

Quant à ma mère, son histoire reste cependant, assez atypique. Petite de taille, elle a sa vie durant mené tout juste une petite vie : simple, modeste, pieuse, mais surtout digne et humble. Une vie très vite semée d’embûches dont la toute dernière de la série devait mettre un terme à sa vie.

Ces qualificatifs peuvent, toute proportion gardée, concerner ma propre mère, née un 8 mars 1918, vers la fin de la Première Guerre mondiale, et décédée bien au milieu des années quatre-vingt du siècle dernier. Exactement le 23 mars 1985, jour de naissance de mon défunt père, qui célébrait pour l’occasion son soixante et onzième anniversaire.

Leur longue séparation, après un mariage arrangé ou de raison, conclue au tout début des années trente et une vie commune de plus de deux décennies, est plutôt marquée à travers cette très controversée date du 23 mars annonçant depuis deux jours déjà le début de la saison du printemps pour l’humanité, et par-delà un énième anniversaire de la naissance, pour l’ex-époux, mais surtout la mort subite pour la disparue.

Cette date-là constitue, aujourd’hui, avec du recul, une vraie référence. Elle se situe à la croisée des chemins : entre ce court chemin qui mena celle-ci dans l’au-delà et ce long trajet qui prolongera la vie, et fêtera l’anniversaire de celui-là, du haut de ses soixante et onze ans.

Cousin et cousine, mariés plutôt jeunes, selon le rite musulman et les traditions d’alors de la tribu de la contrée, mes parents n’ont pu faire bon ménage au de-là d’un certain temps. La fortune de l’époux amassée entre-temps lui permit de faire quelques folies ; et entre autres, de nouer d’autres relations conjugales avec des femmes qu’il prendra comme épouses.

Ma mère, sa première épouse, ouvrira le bal à toute une longue série qui en comptera huit : soit deux fois le compte admis par la religion musulmane sur une longue période temps, où la valse entre ces allées et venues de ces toutes jeunes mariées constitua l’essentiel de sa vie.

En bon paysan, il affectionnait la bonne chair, parfois très chèrement payée. Si son mariage avec sa première femme, encore toute jeune adolescente au moment de sa contraction, en l’occurrence ma propre mère, fut célébré à l’âge tout juste adulte de son mari, celui de sa dernière épouse le fut à la veille de ses soixante ans.

À cinquante-neuf ans exactement ! Oui : à cet âge-là, il s’est payé une frimousse qui venait tout juste d’accéder au stade d’adulte ! La scène se passait au tout début des années soixante-dix du siècle dernier, et cette union n’a été rendue possible que moyennant de gros sous et leurs humiliants dessous, au profit du père de la mariée, un vrai plouc qui venait pour l’occasion de fuir la misère qui frappait alors aux portes de son hameau.

Ce fut une transaction d’où tout le monde en est sorti grand gagnant, sinon aura vraiment eu pour son argent : l’époux, polygame à répétition, le morceau de poulet qu’il voulait ; la jeune mariée l’illusion miroitée au loin de la fortune de ce vieillard attiré par les charmes de son corps et leur inévitable décor ; son géniteur l’apport matériel accompagnant la transaction pour quitter à jamais sa condition de minable hère, de misère de la contrée.

Tous les trois ont quitté un statut pour immédiatement en épouser sinon tout simplement retrouver un autre : le mari celui de divorcé pour celui de véritable envieux époux, la mariée celui de célibataire pour celui de femme au foyer, et son père celui de miséreux pour se retrouver à la tête d’une vraie fortune !

Avec cette union où tout a été calculé à l’avance, de part et d’autre, autour de ce que chacun aura à gagner, la fortune de mon père l’a tout juste et bonnement conduit vers ses jours d’infortune ; la mort clôturant son calvaire et fermant la parenthèse sur une vie qui venait de prendre fin à cause de l’extinction d’une âme, laquelle le plus logiquement et naturellement du monde était partie pour l’au-delà.

Un AVC (accident cardio-vasculaire) ayant eu raison de son énergie, le conduisit de droit au lit durant deux longues années où, souffrances après supplices, il rendit son dernier souffle au milieu d’un environnement lui devenant subitement hostile après que celui-ci eut vainement tenté de le persuader de lui faire donation de ses biens meubles et immeubles, juste pour en exclure le reste de sa progéniture.

Le brave des braves, l’homme dont le seul défaut était de courir les femmes, plutôt les collectionner comme épouses, aura connu paradoxalement une mort synonyme de chien, exclu de son propre territoire et de ses propres biens.

Ainsi, prit fin l’aventure de ce paysan qui aura vécu quatre-vingt-huit ans la tête haute et l’esprit lucide, durant même ses tout derniers moments d’alitement pour cause de grave maladie qui aura fini par l’emporter un vendredi 22 novembre 2002.

Né un 23 du mois de mars 1914, il fut enterré un autre 23, mais du mois de novembre 2002, cette fois-ci. Au détour de quatre-vingt-huit ans, il aura connu la joie du printemps à sa naissance et la tristesse de l’automne à sa disparition.

Il naquit au printemps telles ces fleurs multicolores qui donnent du sens à notre vie en propageant leurs bonnes et enivrantes odeurs et senteurs, bien au-delà de nos demeures et jardins, faisant partager notre bonheur avec tous les passagers et autres riverains.

Mais il mourut en plein automne comme ces graciles et fragiles feuilles de platane, jaunies et desséchées, qui jonchent le sol et encombrent les pavés avant que cette bourrasque mêlée à de la pluie ne vienne les expédier très loin de leur territoire naturel.

Aux rires à l’éclat du printemps euphorique de sa naissance succéda cet automne des chimères qui mit un terme à sa maudite fin de vie, près de neuf longues décennies plus tard. Et chaque fois, la pluie était au rendez-vous : à sa venue au monde comme à son départ de ce bas monde !

Comme pour nous indiquer sa fertilité et l’impact marquant à jamais de son empreinte, son passage parmi nous, dont les choses alentour évoquent chacune à sa manière une histoire dont les stigmates du disparu, lui donne un vrai sens ou tournant décisif à sa vie qui continue à s’écouler cahin-caha depuis l’absence des lieux du maître des céans.

Dans le prestigieux catalogue des valeurs les plus prisées, se trouve bien évidemment la terre. La terre, cette mère de toutes nos mères, mérite tous les sacrifices du monde réunis : ceux de nos chères mamans additionnées avec ce que l’on doit comme respect et honneur à notre majestueuse patrie.

Dans sa version des faits, ma mère a dit : « tu as marché pour la première fois à neuf mois et dix jours ». Un record, me disait-elle, en faisant la rétrospective de mon enfance comparée à ma nombreuse fratrie. Peut-être parce que j’étais de corpulence maigre, petit et chétif.

Dans ma vie, je suis comme un rossignol, très jaloux de mon espace intimement gardé. Mon unique trésor se décline en décibels qui rythment mes chansons adorées. Je passe mon temps à voler de branche en branche pour ne n’échouer que sur le rameau où je me sens le plus heureux. Dans mon envol, je domine le monde, en brassant de l’air, pour chanter la liberté. Je suis nomade, je suis un évadé.

Pour moi, les fausses promesses ne purent avoir raison de la dure réalité de la vie. Alors, pourquoi chercher à passer en force lorsque les conditions permettent de passer en douceur ? Le bourg où je suis donc né et dont je fais usage de son nom d’emprunt, c’est un petit village, plutôt allongé que très disparate, sur les hauts-plateaux, haut et plat comme une main, mais fier comme un doigt.