Le quartier des femmes savantes - Perrine AUSTRY - E-Book

Le quartier des femmes savantes E-Book

Perrine AUSTRY

0,0

Beschreibung

Le papa du n°16, la maman koala du 50 ou celle plus mystérieuse du 71 sont autant de personnalités que Miranda Charteau croise chaque jour dans sa rue. Ils se croisent… mais ne se rencontrent jamais !
Autant de personnes qui ont le même médecin traitant, la même kinésithérapeute, mais des horizons différents. Jalouser, convoiter, critiquer ou épauler, la pigmentation du quartier est à l’image de la nuance des désirs de chacun. Leur environnement a beau être le même, leur trajectoire est différente. Miranda n’a, en définitive, aucune idée d’appartenir à une mosaïque dont la forme ne prendrait son sens qu’avec du recul.

Ce roman dépeint des tranches de vie du quartier bordelais des Femmes Savantes comme un miroir du monde. L’occasion d’une intense réflexion sur le corps, la pudeur et l’intime. Sillonner ce quartier une année durant, suivre Natacha, Rodolphe, Pierre, Ariane, Jade et les autres, c’est peut-être faire l’un des plus beaux voyages : celui qui porte vers l’autre.

Une chose est sûre, vous ne regarderez plus jamais votre quartier de la même manière…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Perrine AUSTRY est originaire de la région Toulousaine.
Après avoir enseigné la Philosophie entre autres à Arcachon, elle a dernièrement élu résidence du côté de Bordeaux. Touchée par la maladie, elle est longuement hospitalisée, ce qui lui permet d’écrire son premier roman, Rouge Fusion, un ouvrage sur le handicap et la maladie. Elle se consacre désormais de manière exclusive à l’écriture. Une passion qu’elle met au service d’une cause : proposer par le biais de la fiction une analyse psychologique sur les violences faites par les femmes aux hommes au sein du couple. Deux ans d’enquête ont été nécessaires pour écrire Rouge fusion. L’objectif pour la jeune femme est également de lever le voile sur «certains préjugés sociétaux» et «d’ouvrir le regard sur un phénomène marginal, mais réel». C’est tout naturellement que sa plume a pris cette orientation, car l’ancienne enseignante titulaire d’une licence et d’un master en philosophie a également suivi une licence en psychologie.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 401

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Perrine Austry

------------------

La quartier des

femmes savantes 

 

Quand le corps se livre

------------------

 

Roman

 

 

Éditions Terres de l’Ouest © 

Tous droits réservés

40510 SEIGNOSSE (FRANCE) [email protected]

ISBN papier : 978-2-494231-17-7

ISBN numérique : 978-2-494231-29-0

------------------

 

Crédits photographiques : crédit adobe stock : Woman with freckles looking out a window with warm light shining on her face Par Philip© & Housing side panels Par Adrian Hillman© - Création graphique originale par Terres de l’Ouest Éditions. 

 

 

 

Ce livre est dédié à tous ceux qui, comme moi, ont perdu leurs grands-parents au cœur de cette pandémie mondiale.

Il s’adresse à toutes les victimes collatérales d’une épidémie si polymorphe. C’est-à-dire à nous tous.

 

*

 

À la Java bleue. 

À toi, bel astre azur. Le soleil brille moins fort depuis que tu es partie, mais ce croissant de lune qui sourit est la preuve éclatante de l’éternité de ton rire.

Le chandail

Tandis qu’il l’embrasse, elle enlève lascivement son chandail en caressant l’espoir qu’il s’emparera virilement de cette opportunité dont elle le gratifie : elle va s’offrir à lui avec abandon et fougue – à condition qu’il comprenne correctement le signal. Il faut oser le nu. Le nu intégral. 

C’est cela qu’elle appelle de ses vœux en glissant sa langue dans sa bouche avec l’assurance d’une amazone. Ce premier déshabillé est ainsi pour lui une permission de radicaliser la chose : tout doit être enlevé. Selon elle, c’est tout ce qu’il y a à saisir à travers cet habit, qu’elle jette. Embrasser un homme tout en enlevant une de ses parures avec cette électricité univoque a toujours été pour elle le moyen de donner son feu vert. Il doit maintenant saisir qu’elle a envie d’être nue auprès de lui et qu’elle souhaite être déshabillée d’une main ferme. Ce vêtement ôté, c’est sa confession à elle de son intention de faire sauter toutes les barrières de la pudeur : c’est lui assurer la puissance de sa libido. Elle aime l’idée de dévoiler son furieux désir pour un corps par un petit dénudé timide. Se découvrir pour affirmer justement une volonté d’être découverte. 

Tout est dans ce chandail. 

Tout est dans le fait qu’il soit étendu sur le sol. Les mots ne sont rien pour elle. L’audace est la meilleure des déclarations. Cette laine tombée est le symbole du plein assentiment du nu. Parfois, il faut savoir risquer que tout ne tienne qu’à un fil. 

Antoine, quant à lui, déchiffre les signes différemment. Il ne voit pas cela comme une autorisation affirmativement sexuelle, mais plutôt comme une invitation hypothétiquement libidineuse. Un encouragement à la réciprocité. Il sent un certain empressement de la part de Natacha, sans savoir exactement s’il s’agit d’une réelle hâte d’accueillir sa langue (ou un tout autre appendice). Il est souvent perdu avec l’érotisme. Il est toujours très complexe d’interpréter le désir féminin, il ne faut pas se risquer à être trop entreprenant ou directif, ni trop aventurier ou hardi. Ce sont les raisons pour lesquelles Antoine se garde d’aller rapidement aux conclusions en matière de sexualité. Il sait, en revanche, que lorsqu’une femme commence d’elle-même à se déshabiller, c’est qu’elle épouse pratiquement l’idée de se retrouver nue dans un lit avec son partenaire. 

Encore que nue ne soit pas le terme adapté : de nombreuses amantes sont complexées par leur corps. Il lui est souvent arrivé de faire l’amour avec des demoiselles très affirmatives qui, pourtant, préféraient garder leur soutien-gorge.  

D’autres, quant à elles, disparaissent un moment relativement long dans leur salle de bain pour ne ressortir qu’en nuisette – pyjama de soie qu’elles n’enlèveront sous aucun prétexte. Ou d’autres qui ne se laissent absolument pas dénuder. Leur stratégie est de mettre cela sur le compte de la gourmandise et de la souveraineté de leur désir : l’enjeu étant ailleurs, il faut aller vite. « Si seule compte la pénétration, alors autant rester tout habillée », avait-il déjà entendu dire. Ou mieux encore, celles – la grande majorité – qui ne peuvent se livrer à une sexualité pudique que plongées dans une épaisse pénombre protectrice. 

Antoine est respectueux de toutes ces manœuvres mises en place pour cacher le corps. Cet amas de chair qui embarrasse plus qu’il enorgueillit. Ce bourrelet qui encombre, cette cicatrice qui gêne, cette plaque d’eczéma disgracieuse, cette tache de naissance qui gâche le décolleté, ces mamelons trop bruns, ces seins trop petits et ce nombril décidément trop creux. Il a déjà compris que cela relevait de la tactique. Par égard pour tout ceci, il se montre toujours un peu réservé. Il est toujours préférable de laisser venir à soi, plutôt que de prendre. Il sait combien ce que l’on s’imagine être une imperfection peut paralyser. Il est conscient que le corps est un obstacle au laisser aller, au lieu d’en être le catalyseur.

Antoine est le petit dernier d’une fratrie comptant trois grandes sœurs, mais aussi fils d’une maman que le cancer du sein n’a pas épargnée ; ce qui lui a permis de développer un sens aigu pour l’empathie, une certaine civilité à l’égard des obsessions féminines et une vraie considération pour leurs complexes. En somme, une élégante déférence pour leur intimité. Le rapport au corps confine presque au sacré. Le benjamin se découvre toujours avec la délicatesse qu’il mettra dans son rapport à venir. Il veut que sa partenaire le sente conquis avant même de la voir nue. L’enveloppe charnelle n’a pas de valeur en soi, mais n’a de sens qu’au creux des bras de celui que l’on choisit. Natacha devait en avoir l’intuition en le faisant monter chez lui. La boussole de la soirée d’Antoine était de lui assurer son attachement sincère (avant toute chose). Ce à quoi il aspire systématiquement, c’est que sa douce ait le temps de prendre confiance en lui.

 

De son côté, Natacha est frustrée. Finira-t-elle par se dévêtir seule ? Devrait-elle être plus entreprenante ou plus explicite ? Car cet homme ne lui a toujours pas arraché sa robe. Serait-il gauche à ce point ? Comme cela ne semble justement pas du tout le cas, le trouble s’installe dans son esprit. Tout en imaginant faire la chose elle-même, elle se remémore le fil de leur soirée et se rend à l’évidence que cette espèce d’insatisfaction érotique – cette spoliation égotique – l’a accompagnée depuis le dîner. Elle se sent privée ce soir de ce qu’elle fait naître en général dans le pantalon de ses soupirants. C’est d’ailleurs cela qui l’excite, et cela même qu’elle cherche toujours à produire. Une frustration, donc, qu’elle n’a jamais connue dans ses relations passées. Aujourd’hui, rien ne se passe comme de coutume.

Natacha portait sa petite robe noire décolletée et son push up des grands soirs. Ces nuits de folles conquêtes. La combinaison pourtant gagnante qui déstabilise systématiquement tous ses prétendants, mais n’a pas fait frémir Antoine – lequel a su rester parfaitement maître de la situation, sans jamais en perdre son latin. En réalité, au dîner, Antoine avait trouvé Natacha sexy au point d’en être agressive, cela l’avait mis mal à l’aise. Il s’était dit que ce changement avait dû être induit par lui, qu’il était seul responsable de cette lingerie si manifeste. C’est-à-dire qu’elle s’était sentie obligée de la porter parce qu’elle avait un grand besoin d’être vue – ce qui lui faisait conjecturer qu’elle n’avait pas compris qu’il l’avait déjà vue. C’était donc sa faute si sa tenue avait un aspect quelque peu tapageur, et cela l’avait désespéré, de prime abord. Il se promit d’y remédier et de rassurer cette fragile beauté brune quant à sa valeur certaine. 

Tout au long du repas, Natacha a été conquise par un sentiment nouveau. Sans en être tout de suite pleinement consciente. Une sorte de confort de l’âme. Ce moment a eu la fraîcheur d’un baptême. Cet homme la regardait dans les yeux à chaque instant, ne se baignant jamais dans ce décolleté qui était pourtant plus que plongeant, nageant dans l’ambre de ses pupilles, s’égarant sur les rives de nacre de sa bouche, prolongeant ainsi le voyage sur la virtuelle douceur de ses joues qui étaient la seule plage qui ne lui était pas interdite, presque offerte. Natacha n’avait pas idée qu’Antoine pensait certaines régions du corps de la femme taboues – ou, du moins, protégées. Précisément celles que la société de consommation du XXIe siècle exige d’afficher. Si la chose était ostentatoire (une jupe expressément moulante, très courte ou un décolleté abyssal), alors d’autres hommes allaient se vautrer allègrement dans le périmètre que délimite ladite zone (et ne séjourner, d’ailleurs, que dans celle-ci). Antoine a toujours refusé de faire partie de ces rustres-là. Ces sans-gêne qui produisent les diktats de la mode – imposant aux femmes un toujours plus court, un toujours plus visible. Ces goujats qui ne cherchent pas à « voir », mais bien à tout obtenir. Ces mâles qui raflent tout en un seul coup d’œil sans même essayer de regarder vraiment. Ces vautours qui envisagent le corps féminin comme une charogne. Quelque chose que l’on dévore à distance avec les pupilles dilatées de la fornication, là où l’essentiel est pourtant invisible. L’ostentatoire lui est défendu, c’est son principe d’orientation : Antoine aime l’idée que l’intime est caché et que cette intimité se mérite.  

Quand Natacha a remis sa petite laine pour le fromage et le dessert, déçue que les iris azur de son valentin ne soient exclusivement tournés que vers les traits de son visage, Antoine s’est tout de suite senti à l’aise de ne plus afficher aux voisins de balcon que la séduction d’un premier rendez-vous était en jeu à sa table. Il voulait que le message public de ce tête-à-tête soit celui de la connivence – et non de la concupiscence. Faire publicité d’un certain caractère aguicheur d’un premier dîner lui était pénible. Antoine s’était imaginé pouvoir découvrir ses galbes plus tard dans la soirée – une idée qui n’avait pu germer dans son esprit qu’une fois que Natacha avait couvert ses épaules. 

De cette sorte de malentendu était née la rencontre amoureuse. Cela avait eu pour effet d’attiser d’ailleurs très largement son désir. Cette initiative de cacher la profondeur de sa gorge par un chandail était ainsi à l’origine du premier contact tactile de la soirée. 

Ce chandail, c’était la permission qu’il attendait. 

Antoine s’était soudain senti autorisé à toucher les mains de Natacha au point qu’il baisa celle qui était la plus proche sur la table. En joignant son épiderme au sien, il avait été saisi par la froideur de l’extrémité de ses doigts et s’était fait la réflexion en lui-même, que la jeune femme avait dû attraper froid sans une petite veste (qu’elle avait trop attendu pour se revêtir, imaginant naïvement être moins belle dans ce lainage que dans le lycra de sa robe). Touché par cette attention, il fallait qu’il lui fasse prendre conscience de sa valeur : cette femme était magnifique. Ce chandail sur ses épaules, ou noué autour du cou, la rendait plus impressionnante encore. Une beauté qu’il avait su déceler lors de leur première rencontre alors même qu’elle était emmitouflée dans une écharpe et un bonnet deux tailles trop grand. Ce baise-main lui était apparu un signe de respect à cet instant précis. Antoine se révélait être un gentleman. Ce geste devait souligner le fait qu’une chose en elle lui plaisait par-dessus tout et que cela n’avait rien à voir avec sa voluptueuse poitrine. Le jeune homme était surtout désireux de le lui faire comprendre.

Malheureusement, du côté de la sulfureuse Natacha, ce mouvement avait été interprété d’une tout autre manière : « tu as froid maintenant, mais je peux te garantir que je vais te réchauffer de mes baisers » ou encore « sens monter la fièvre à mes lèvres ». Ce qui l’avait encouragée à passer au canapé. La promesse, donc, d’une nuit torride pour Natacha, là où Antoine voyait le sceau d’une complicité presque pieuse.

*

Antoine avait rencontré Natacha au rayon librairie d’un supermarché en achetant un livre pour son petit-neveu, au cours d’une sortie autorisée par la sacro-sainte dérogation. Il cherchait une histoire à écouter, un de ces livres que l’enfant s’approprie via un CD grâce à la voix d’un conteur baryton entremêlée de musique classique et de jazz. Tout à son affaire, il n’avait pas prêté attention à l’étudiante accroupie qui explorait les dernières lettres de l’alphabet sur l’étagère du bas dans l’espoir de trouver le fameux Slavoj Žižek, dont un de ses profs parlait sans cesse de manière dithyrambique. Antoine était littéralement tombé à la renverse sur la belle brune au regard caramel. Il avait fallu beaucoup de courage à Antoine pour lui proposer une viennoiserie en dédommagement de la chute dans laquelle il l’avait entraînée. Un croissant avalé sur un coin de trottoir convenait parfaitement à la jeune femme qui n’avait qu’une heure de battement entre ses premiers cours en distanciel de L3. Elle avait accepté l’invitation par curiosité : cet homme ne la reconnaissait pas, voire ne la connaissait pas du tout. Alors pourquoi un tel homme s’intéressait-il à elle – qui portait un col roulé et une vieille écharpe ? Cela l’intriguait.

Tandis qu’Antoine admirait les traits dessinés de Natacha ainsi que le noir profond de ses sourcils, celle-ci, se sentant laide, insultait intérieurement son abominable capacité à être toujours en retard – ce don qui l’avait fait sortir de chez elle sans maquillage, sans même un coup de brosse dans les cheveux et sans parfum. 

Durant toute cette dégustation en plein confinement, elle n’avait jamais réussi à se sentir à l’aise à cause de son absence de fard à joues, mais aussi en raison des nœuds qu’elle imaginait à sa chevelure emmêlée ou de la naissance d’un bouton de fièvre sur le bord de sa bouche – qu’il pouvait à présent voir sans leur masque chirurgical puisqu’ils étaient assis pour consommer. Le port du masque obligatoire lui rendait service les matins de piétinement devant son petit-déjeuner lorsqu’elle ne savait comment s’habiller. 

Assise en face de lui, elle était mentalement tout à son image. Les artifices du maquillage la protégeaient, en général. Elle ne rencontrait d’ordinaire jamais personne sans avoir pris soin de se couvrir d’une épaisse couche de fond de teint, ce qui avait pour conséquence de la rassurer (au lieu, paradoxalement, de la désespérer – puisqu’elle ne rencontrait jamais personne). Antoine n’était pas son type d’homme, car elle les aime plus machos, davantage confiants, voire opportunistes. Mais parce que sa générosité l’avait touché, elle eut envie d’aller plus loin. L’homme était décidément maladroit, mais c’en était émouvant. Pendant leur entrevue, Antoine n’a cessé d’interpréter sa réserve comme le signe d’une grande connivence et comme la volonté de cacher l’attirance folle qu’elle semblait éprouver à son endroit. 

La belle brune évitait tout contact visuel : pour sûr, c’était le signe que le charme opérait entre les deux individus. C’est à la faveur de ces éléments qu’il eut l’audace de lui proposer de prolonger le plaisir de cette rencontre par un « petit repas rapide » avant le couvre-feu. La jeune femme avait accepté en proposant qu’ils dînent chez elle, dans l’espoir de lui montrer qui elle était vraiment (c’est-à-dire dans une éblouissante petite tenue et un lissage capillaire parfaitement soigné). En somme, Antoine avait demandé à prolonger cette rencontre par une belle soirée pour consolider un lien sincère ; Natacha avait dit oui essentiellement pour parader et voir où tout cela allait les conduire. 

 

Toujours est-il que ce baise-main avait convaincu la jolie brune de ramener son prétendant du soir sur son canapé. Elle se sentait ainsi sécurisée de jouer à domicile pour conquérir le corps d’Antoine, cela l’encourageait à vouloir gagner du terrain sur sa propre nudité qu’elle rêvait d’exhiber. Natacha avait toujours eu l’impression que la vie lui souriait davantage qu’aux autres grâce à sa poitrine gonflée. Elle pensait que la bonne fortune lui souriait en partie grâce à une enveloppe charnelle que beaucoup lui jalousaient.

 

Le corps de Natacha était en quelque sorte sa principale rentrée d’argent : celle-ci avait toujours su mettre en valeur sa plastique grâce aux réseaux sociaux et à leurs nombreux filtres. Elle s’était emparée de Snapchat depuis la fin du collège et d’Instagram depuis le lycée pour faire monter sa côte de popularité en flèche. La notoriété avait toujours été au centre de ses préoccupations. Aussi, elle aimait la surface et non la profondeur. Le paraître était plus important que l’être. Plus elle grandissait, plus son corps s’épanouissait, et sa poitrine devenait opulente. Cela la réjouissait au plus haut point. Elle cultivait sa musculature, et était très fière de l’absence de cellulite comme de la douceur de sa peau qu’elle enduisait chaque jour de monoï dans l’espoir qu’un jour son investissement lui rapporte. Elle savait manier les haltères, possédait toute une panoplie d’élastiques et faisait du gainage chaque matin. Son corps était son outil de travail. L’entretenir était la recette du succès. 

Natacha s’était donc inscrite sur OnlyFans de la manière la plus naturelle qui soit : sans culpabilité, ni honte ni dégoût, et même sans crainte ni réticence. Étudiante parisienne, il lui fallait assurer une certaine source de revenus pour le train de vie auquel elle aspirait. Snapchat ayant préparé mentalement le terrain de nu, Natacha avait vu dans cette application la possibilité d’être rémunérée pour ce qu’elle faisait déjà en temps normal et qui ne lui rapportait rien de marchandable dans les magasins. OnlyFans était l’application qui allait changer sa vie : le financement était participatif, l’« abonné » rémunère le « créateur ». L’exhibition n’étant pas un problème, mais bel et bien un loisir, Natacha allait poster des photographies moyennant un abonnement variant entre cinq et quarante euros.  

Natacha était ainsi entrée dans l’industrie porno le sourire aux lèvres et le cœur léger. Avec l’impression de gagner sa vie plus que de la perdre. Son seul rêve était celui de gonfler son portefeuille. C’est donc ainsi qu’en L1 de Lettres à la Sorbonne elle avait commencé à vendre ses clichés nudes. Puis, en deuxième année, elle avait tourné sa première vidéo (sans comprendre qu’il s’agissait de pornographie et que des proxénètes étaient en train de la repérer). Natacha – se sentant en totale sécurité entre les quatre murs de son appartement, un loup en plume sur le visage – avait banalisé la prostitution, toute seule, depuis son lit d’adolescente, sans s’en rendre compte. Tout ceci lui était invisible puisqu’elle passait par l’intermédiaire de l’ordinaire : à savoir la webcam amicale de son ordinateur personnel aux autocollants girly. Le nid chaleureux de son lit et l’aspect cocon que lui inspirait sa chambre accentuaient un sentiment de confiance et empêchaient Natacha de se considérer comme une travailleuse du sexe – ou comme un des complexes rouages d’un nouveau tapinage en réseau exploitant la naïveté de la jeunesse.  

Le coronavirus passant par-là, ces gains avaient explosé. L’application était encore mieux que le racolage classique, car les abonnés pouvaient jouir d’elle en toute sécurité et en respectant scrupuleusement les gestes barrières. Natacha avait vu ses inscriptions augmenter de soixante-quinze pour cent pour sa deuxième année de Lettres, en mars 2020. Lors de son premier striptease, elle avait empoché six cents euros. Cette Covid-19 était une manne incroyable ! Elle allait lui rapporter gros. Si le confinement s’installait, la pandémie allait même lui payer sa voiture, et peut-être même un séjour aux Baléares. Ces objectifs la poussèrent à imaginer des positions encore plus lascives et des accessoires encore plus cocasses. Une créativité de professionnelle était née. La facilité avec laquelle elle gagnait des sous lui procurait un sentiment de toute-puissance. Elle plaisait. Son corps était sa fierté et l’exhiber lui assurait un train de vie fastueux, sans aucune contrainte, tout du moins s’en persuadait-elle. Elle n’imaginait pas qu’elle put être observée par des trafiquants de toute sorte issus de l’industrie pédophile. Elle pensait seulement faire bander son petit amphithéâtre Richelieu ou l’atrium de son université. Elle rêvait de ce blondinet du premier rang, qu’elle affectionnait depuis sa première année ou encore de ce professeur de TD, ce doctorant, sur lequel elle fantasmait. Elle pensait s’adresser à ce type de population : jeune et branché. C’est-à-dire un public presque timide qui n’osait pas lui demander de boire un café à la fin d’un cours et qu’elle dominait largement par sa liberté épanouie. La Parisienne se représentait les écraser par son impudicité. En somme, elle s’imaginait pratiquement star, et adorait ce sentiment. Contrôler le monde depuis son lit, marchander ce corps qu’elle ne cessait de sculpter, lui conférait un sentiment de toute-puissance. Elle se figurait qu’avoir cette capacité d’ouvrir autant de braguettes à distance faisait d’elle une véritable prêtresse. Elle n’était pas le symbole d’une étape supplémentaire dans l’exploitation sexuelle, manipulée et gangrénée par le diktat des plateformes de partage de contenus ; elle était simplement une femme libre qui adorait l’idée de faire durcir tous ces pénis d’innocents étudiants. La « Marilyn Monroe » de la Sorbonne. Elle vivait dans un total déni que de vieux satyres obscènes et fripés puissent éjaculer sur l’écran de leur tablette. Elle était le produit de son siècle. Natacha jugeait que son corps était un atout, là où Antoine s’imaginait qu’une telle plastique était un obstacle à la rencontre authentique. Lui n’avait que faire de ses courbes. Ce qu’il voulait connaître, c’était la raison de son choix d’étude, ses centres d’intérêt, son amour pour ce lapin bélier angora (qui avait une cage gigantesque dans un si petit appartement). Il voulait savoir si elle avait des frères et sœurs, si ses parents lui manquaient, ou alors comment elle vivait ce terrible confinement qu’ils traversaient et ce qu’il en était de ses projets dès lors que sa vie reprendrait son rythme « normal ». Elle ne le faisait jamais, pourtant, ce soir-là, Natacha se livra…

*

Le désir d’exhibition est très fort chez elle, mais les baisers d’Antoine deviennent étrangement plus puissants que sa jouissance narcissique. Antoine a une façon tellement délicate de glisser sa main dans ses cheveux, d’apposer ses paumes chaudes sur ses joues si douces, de lui dire qu’elle est belle alors même qu’elle n’a encore rien enlevé. Elle sent monter en elle un sentiment nouveau, méconnu. Il ne la déshabille pas et pourtant il la regarde comme si elle était entièrement nue. Le miracle semble être qu’il la voie. 

Il admire ses petites mains gelées d’avoir passé une partie de la soirée à vouloir affronter le courant d’air induit par une fenêtre impossible à fermer. Il voit que ses talons hauts l’ont fait souffrir, et décide alors de masser ses pieds avec une main ferme dès qu’elle s’assoit sur le canapé. Il discerne que ce surplus de fond de teint protège son âme d’avoir un épiderme usé par un corrosif regard masculin. Il y a un type d’emballement qui a tout de la lenteur, très original chez cet homme et qui, pourtant, plaît à Natacha.

Il l’observe, lui redit qu’elle est belle. Qu’il n’a jamais contemplé d’iris si orange. Si uniques. Entre ses bras, le cœur de Natacha est un brasier. Il ne s’agit pas d’une chaleur sèche, torride, voire équatoriale, à en devenir moite, mais d’un élan de l’âme. Son corps est en été. Cet amant ne produit pas une étuve ou une canicule presque grossières, mais un rayonnement. Un soleil de l’âme. C’est comme si l’essentiel était ailleurs. Comme si Antoine ne voyait qu’avec son cœur. Quelque chose a lieu dans ses baisers, dans ses soupirs, dans sa respiration. Sa poitrine bat plus vite. Puis davantage encore lorsqu’elle se figure être très prochainement nue devant cet homme qui lui plaît tant. Ainsi, un blocage a lieu. 

Aurait-elle honte ? Gênée de dévoiler l’aspect pulpeux de ses seins ? Pourquoi serait-elle embarrassée de montrer sans retenue cette enveloppe qui est tout pour elle et dont (justement) elle s’enorgueillit ?

Antoine, sentant une tachycardie soudaine chez sa partenaire, lui promet d’être plus précautionneux. Natacha n’a jamais rencontré de partenaire aussi prévenant. Se déshabiller va lui coûter plus que d’habitude. C’est-à-dire que cela a aujourd’hui un coût – là où il n’en a jamais eu aucun. Elle qui montrait hier soir ses seins de manière à gagner assez pour se permettre l’arrogance de leur payer un futur très bon restaurant, se rend compte que cette parenthèse sensuelle de la découverte du corps de l’autre n’a, en définitive, pas de prix. On ne peut acheter ce dont elle fait l’expérience. Cette bulle d’éternité ne peut être facturable. Antoine n’est pas un abonné.  

Snapchat et OnlyFans n’ont, en réalité, jamais préparé Natacha à accueillir un amant comme Antoine dans son lit. Ils n’ont fait que creuser l’écart entre elle et ce type d’hommes sensibles. Car, dans l’intimité, il ne s’agit pas de « partager un contenu », mais de se livrer. 

À présent, l’étudiante en L3 de Lettres est dans une tout autre disposition mentale : elle éprouve de la pudeur. Une sorte de chasteté incompréhensible. Son corps l’embarrasse là même où il a toujours été la marque de son orgueil.

Antoine enlève ses vêtements et prend Natacha dans ses bras. Il se dit que c’est le meilleur moyen pour qu’elle comprenne qu’elle est libre d’être nue ou non. Ce câlin lui signifie que tout va bien, qu’elle peut rester ainsi. Elle a le droit d’oser être habillée. 

Natacha ne sait effectivement plus montrer ses seins. Elle aurait dû les garder cachés jusqu’à cette étreinte. Elle ne sait plus être dans son corps. Elle ne sait plus habiter son propre appartement, s’angoisse de devoir l’emmener dans sa chambre – cette alcôve de ce qu’elle pense s’apparenter, à cet instant précis, à de la prostitution. Comment peut-elle ne pas offrir à Antoine ce qu’elle vend quotidiennement à des mâles dont elle ignore tout ?

Subitement elle s’interroge : quelle image a-t-elle bien pu donner d’elle, ce soir ? Car elle a bien vu, au cours du dîner, qu’Antoine s’est freiné dans son élan vers elle, que c’est un être de principes, qu’il s’est intéressé à elle tout le long du repas – qu’il n’a d’ailleurs même pas installé Instagram ou Facebook sur ce smartphone qu’il a parcouru pour lui montrer en toute ingénuité des photos de ses sœurs et ses neveux en vacances en Auvergne. A-t-il senti cette ostentatoire lubricité en elle ?  

 

Tout à coup, sa propre attitude la dégoûte, le choix de sa tenue rend sale ce qui semble si pur avec Antoine. Que peut-elle espérer de ce partenaire s’ils couchent ensemble dès le premier soir dans les conditions extrêmes d’une crise sanitaire qui impose des gestes barrières ? Son corps la brûle. Elle est consternée d’avoir emmené Antoine sur ce terrain voluptueux où il ne serait pas allé spontanément. Elle se souvient que ce dernier avait indiqué possible un : « petit repas rapide » chez lui avant le couvre-feu. Mais son chandail est au sol et son prétendant couché sur elle. Comment peut-on envoyer un tel signal et regretter de l’avoir lancé l’instant d’après ? Pourquoi ne peut-elle pas faire avec Antoine ce qu’elle simule pourtant quotidiennement ?

 

Lorsque la réponse s’embrase en son esprit comme un éclair qui vient briser la pénombre d’une nuit et le brouillard d’une vie, elle se relève dans un sursaut de clairvoyance. Elle ne peut pas aller plus loin, car il est limpide que, ce soir, elle ne simulera pas. Or, ne pas parader par le biais de ses parodies orgasmiques, elle ne l’a jamais fait. Elle sait feindre le plaisir, mais elle n’a aucune idée de ce qu’est la félicité véritable d’un lit. Elle sait mimer la volupté, mais n’a jamais joui. Elle pastiche la luxure, mais n’a, en définitive, aucune libido. À cet instant, elle comprend ignorer tout ce qui fait l’authenticité de la vie et d’une relation. Or, elle a l’intuition que ce qu’elle expérimentera entre les bras d’Antoine sera beau et cela l’effraie.

 

Parce que tout s’est arrêté pour elle, tout s’est arrêté pour lui. C’est un homme pour qui sexualité rime avec réciprocité. Le désir d’Antoine n’a ainsi jamais pu être solitaire. Le plaisir à sens unique est pour lui aporétique. Il ne peut être morcelé pour n’appartenir qu’à lui, car ce serait le dénaturer. Par essence, il ne vit que dans le partage. La mutualité a toujours été sa philosophie.

Antoine ne comprend pas les raisons de la crispation de Natacha, mais a l’intuition que cela s’apparente à l’ordre de la retenue. Vu le contexte sanitaire, il lui en est reconnaissant. Une pudeur nouvelle s’est installée chez elle. Elle en est d’autant plus touchante, d’autant plus belle. Pourquoi une telle réserve soudaine ? Se peut-il seulement que le secret de cette mystérieuse beauté brune soit celui de la virginité ? Antoine étudie avec empathie chacune des pistes.

Comment Natacha pourrait-elle annoncer ce chamboulement dans son corps et en même temps dire que son désir est tel qu’elle veut le repousser ? Que son attirance, ainsi portée à incandescence, l’empêche de persévérer dans la voie de la nudité, voire de la sexualité – chemin qu’elle a pourtant elle-même tracé ? Que son goût pour cet homme est si fort qu’elle n’ose plus être confrontée à sa bouche pulpeuse ! Que son affection est si grande qu’elle en est intimidante – elle que rien, pourtant, n’intimide. Si cela n’a pas de sens pour elle, il est certain que cela en aura encore moins pour lui. Car c’est proprement insensé d’affirmer un désir et de le refuser la seconde suivante. On ne peut attiser pour éconduire. On ne peut rapprocher pour congédier. Elle passera pour une allumeuse sans scrupules, elle qui va pourtant toujours au bout des choses de manière à tester son irrésistibilité pour s’assurer avec orgueil que rien ne lui résiste. La voilà qui, justement, résiste.  

Dans sa petite robe noire et son push up des grands soirs, elle ne peut se résoudre à aller plus loin, mais elle ne peut pas non plus perdre cet homme auquel, déjà, elle tient. 

 

Parce qu’Antoine sent un conflit ravager le cœur de sa partenaire, qui se replie psychiquement sur elle-même en regardant, presque avec tourment, ce même chandail qu’elle avait jeté un instant plus tôt avec désinvolture, fermeté et confiance, il lui glisse à l’oreille tout en caressant la douceur de ses cheveux noirs :

— Tu me plais beaucoup, Natacha. S’il y a un problème, que tu as peur, ou que je ne te plais pas et que tu regrettes déjà, ou si jamais c’est nouveau pour toi, je peux m’arrêter là. Et partir. Ne t’inquiète pas. Quoi qu’il arrive, je dois partir. Et c’est mieux ainsi.

 

Les pires craintes de Natacha se trouvent fondées : cet homme, blessé dans son amour propre et rendu hagard par des signaux contradictoires, va prendre la poudre d’escampette et ne plus jamais revenir, au lieu de rester et de la câliner. Mais, dans le peu de lucidité qui lui reste encore, Natacha s’accroche à un mot prononcé par Antoine qui lui semble être une perche tendue, le terme de nouveauté. 

— C’est nouveau pour moi… Tu me plais beaucoup, Antoine. Sois-en certain. Mais j’ai un peu peur de la suite. Pardon. Si on essayait, peut-être, d’aller plus lentement ? Un peu plus pandémie ou vingtième siècle.

— Faisons ça élégamment. On écrit ça comme tu le souhaites. Un peu plus dix-neuvième siècle, serait même parfait. 

 

Cette blanche colombe, qui s’était faussement – se persuade-t-il – donné des allures de femme fatale en banalisant l’érotisme par des postures lascives toute la soirée, était redevenue cette étudiante aux yeux caramel noyés dans un col roulé trop grand pour un cou si menu qu’elle était dans ce supermarché. Une femme cultivée et fragile. Natacha, ce soir maladroite et émouvante, lui avait parlé droit au cœur en prenant bien soin d’éviter tout contact visuel – ce qui était pour lui la preuve, depuis le départ, d’une connivence brûlante. Elle était donc sincère. Aussi touchée par lui qu’il l’est par elle. 

Si elle dit que « c’est nouveau pour elle » c’est peut-être que sa belle est vierge, ou alors que « le faire » dès le premier soir (et pendant un confinement) est un baptême, car elle n’a dû connaître qu’une seule relation – longue de surcroît. Voilà son fantasme du soir. Il la regarde différemment. Il était gêné de la découvrir si ostentatoire en arrivant au seuil de son appartement et se sent rasséréné de déceler en elle une inquiétude aux portes de la nudité. La provocation est toujours l’expression d’un mal être, lui enseignait sa mère. Son anxiété est telle qu’elle en est quasiment palpable, dans ce salon. Il l’avait déjà vue au rayon librairie, il la voit à nouveau, sur ce canapé gris. Elle qui s’était dit que cet homme ne l’avait pas reconnu ni même simplement ne la connaissait, est convaincue qu’il sera le seul à la connaître. Il lui sourit. Comprenant que son retrait n’a peut-être pas eu pour effet de causer une rupture, mais bien un attendrissement et un rapprochement de son côté, elle s’empresse de lui susurrer ce qui va sceller leur complicité : 

— C’est une chose que je n’ai jamais faite… 

 

Pensant induire une distance, un fossé entre eux, en refusant le nu, Natacha incite à l’intimité, crée une liaison. Elle le comprend pour la toute première fois de sa vie et lui sourit à son tour. Tout n’a tenu qu’à un fil. Or, elle s’est arrêtée de se dévêtir au bon moment.

 

Antoine ramasse le chandail, ce par quoi tout a commencé. Il le réajuste délicatement sur les épaules de Natacha qui lui paraissent si frêles à présent. Jeté sur le sol ou moulant son corps, ce vêtement n’est désormais plus le symbole d’une invitation à la canicule, mais bien la promesse d’une union vraie.

 

Pandémie conjugale

 

Le problème avec la porte de cette fichue salle de bains, c’est qu’elle ne ferme pas. Comment rendre cette pièce impénétrable alors que celle-ci a été conçue sans verrou préalable ? Comment espérer se barricader dans un cocon que l’on ne peut sceller ? Un entêtant désir de se calfeutrer dans un appartement où l’on ne peut se cacher, voilà ce que fait naître l’épidémie. La nécessité d’une chrysalide. 

Pour certains, la rencontre amoureuse ne tient qu’à un fil ; pour d’autres, la crispation conjugale irréversible peut naître de l’absence de clef. Antoine et Mathilde ont beau être voisins, leur sensibilité n’est pas identique. Une vie de quartier est une mosaïque de problèmes très hétérogènes. L’épidémie que traverse le monde affecte les individus de multiples manières – parfois très contradictoires. Ce n’est pas parce qu’ils sont mitoyens que leur réel connaît une familiarité. C’est là toute la bigarrure de la crise sanitaire.

 

Dans l’appartement attenant à celui d’Antoine, ce besoin d’être cloîtrée avait été une sorte de leitmotiv dans la tête de Mathilde, la rengaine obsédante du confinement. Aux antipodes de l’univers mental d’Antoine, qui est dans l’accueil, Mathilde cultive ce goût monomaniaque de l’isolement. De la Covid-19 résultait une boulimie nouvelle pour la solitude. Elle était certaine que sa grande sœur, Lucie, si empathique, n’avait pas ce type de problème. Le mois de mars 2020 de Mathilde n’avait pas été agréable, ni même passable, mais uniquement vivable d’un point de vue conjugal. La peur de mourir ou de voir ses proches disparaître l’avait, de fait, emporté sur tout le reste. C’est-à-dire sur cette irritation épidermique à « l’être ensemble ». Au-delà de l’allergie symbolique de cette dualité subie – de cette conjugalité imposée par le gouvernement –, la démangeaison n’allait pas plus loin. Au printemps 2020, tout pouvait encore être contenu. Fin mars, il y avait encore une sorte d’intolérance sans intransigeance. On était en « guerre », après tout, avait dit notre Président. Alors cela nécessite bien quelques sacrifices. Au début du printemps, donc, l’intimité confinée était vivable. Ce que le mois d’avril n’avait plus été, car il exacerbait la pénibilité de leurs rapports au quotidien. Fin mai avait en toute logique fait basculer les relations. 

 

Mathilde voulait déménager depuis quinze jours déjà, mais, en période de confinement, il est impossible d’emménager dans un appartement. Elle aurait pourtant loué n’importe quoi et sans visite préalable, tellement la nécessité de la mise à distance entre son corps et celui de Rodolphe lui était indispensable. En matière d’amour, le charnel est souverain. Tyrannique pour ce qui est de l’attraction ou du dégoût.

La Covid-19 ne pardonnait rien aux couples en déclin : ceux qui pensaient encore se maintenir à flot en ne respirant qu’en dehors de leur appartement ; ceux pour qui l’oxygène se trouvait au travail et l’ozone tout autour du périmètre d’une chambre conjugale ; ceux qui évitaient tout contact encore en février, qui s’arrangeaient pour être submergés par leur métier et sursollicités par l’extérieur ; ceux qui vivaient déjà le dedans comme un enfermement ; ceux pour qui cette périlleuse étape de la Saint-Valentin avait demandé un summum d’habileté pour ne pas être fêtée sans que cela ne paraisse suspect ; ceux qui ne voyageaient jamais dans leur lit, mais bien en train – lors de ces déplacements qu’ils essayaient d’accumuler. Ceux-là, donc, étaient aussi les victimes collatérales de la pandémie due au coronavirus. Mathilde se désespérait de l’être, autant qu’elle était convaincue que sa sœur Lucie, à Bordeaux, n’en était pas une. Il y a des mécanismes de défense psychiques qui poussent à ne pas anticiper de familiarité là où il y a famille.

 

Ce que le rythme professionnel camouflait – c’est-à-dire cette impossibilité à être tout le temps avec le partenaire de vie –, la crise sanitaire 2020 l’empêchait. Ce qui démangeait un couple de l’intérieur en temps « normal » ne pouvait que le faire exploser lors d’une épidémie mondiale. La pandémie était une introspection maritale forcée permettant de se rendre compte que l’on marche à cloche-pied. Cela rendait rigide le mou quotidien, cette mollesse d’une intimité qui, paradoxalement, devenait impossiblement raide dès le mois de mars. Cette fadeur qui devenait âcre. Cette indolence sexuelle qui ne pouvait qu’accentuer crispations et frustrations. Cette somnolente médiocrité presque inconsciente (entretenue par la distance d’un emploi du temps majoritairement professionnel) qui devenait insupportable tant elle sautait aux yeux du fait du confinement. 

Cette rougeur devenait une inflammation en mars ; un cancer généralisé en mai. La seule médication, c’était la séparation. Lorsqu’on a atteint un tel seuil d’exaspération, tout, dans la vie, ne peut effectivement tenir qu’à une serrure. 

La rupture. Cette vague idée en sommeil dans l’esprit de tous ceux-là – dont Mathilde faisait bien évidemment partie – qui, depuis fin 2019, y pensaient sans avoir l’énergie de passer à l’acte ! Une abstraction qui était toujours de l’ordre de la lâche et paresseuse procrastination et non de la saine et impérieuse obligation (morale d’abord, physique ensuite). La Covid-19 rimait avec analyse domestique brutale et prise de conscience violente quant à une absence de désir pour son conjoint (que l’on s’évertuait pourtant en 2019 à refouler dans le plus grand confort). 

Le confinement était absolument charnel alors qu’on imaginait faussement qu’il s’agissait de mettre « des gestes barrières ». C’était, au contraire, un rapport imposé au corps de l’autre. Puisque, au fond, le virus permettait de passer le plus de temps possible avec l’aimé. Le luxe de jouir du temps à deux. Le loisir de déjeuner et de dîner ensemble chaque jour du trimestre à venir. La profusion des échanges. L’opulence inouïe de pouvoir consolider une complicité sexuelle quotidienne. Des vacances pour tous les commerciaux, les restaurateurs et les hôtesses de l’air dans une homogénéité de non-apprentissage scolaire pour leurs enfants. Une généralisation de certaines carences du lien social, certes, mais la capacité matérielle de faire l’amour chaque jour à son aimé.

Une richesse était ainsi donnée là où un salaire allait manquer. Une opulence du vivre ensemble là où le portefeuille pouvait être famélique. La luxuriance de la famille pour une pénurie d’autrui. Cela pouvait être royal pour le conjugal : mais pour ceux-là (comme Mathilde et Rodolphe qui ne sont ni caissiers ni soignants, c’est-à-dire non essentiels), la chose était infernale. Car justement, chaque minute passée était ostensiblement un instant où le rapprochement ne pouvait avoir lieu. Aujourd’hui, cela grattait autant la peau que cela irritait le cœur.

 

Les paliers n’exigeant clairement pas les expériences communes, dans l’immeuble d’Antoine les soucis sont variés. Le problème, c’était déjà que la porte de la salle de bains ne fermait pas à clef. Début mars, misant tout sur sa science matrimoniale, Mathilde allait se doucher dès le réveil : lorsque Rodolphe regardait les informations, car les écrans avaient toujours hypnotisé son compagnon au point d’être bien plus absorbé par l’édition du matin que par l’opportunité d’avoir accès à cette nudité que Mathilde lui refusait depuis des mois. Fin mars, Rodolphe – chez qui la passion morbide de se soucier dès le réveil des nouveaux cas, de l’évolution de la contamination mondiale et de la hausse des décès se faisait moins pressante – ayant cerné la stratégie de Mathilde, venait invariablement (un œil rivé sur le corps de sa compagne) se raser tandis qu’elle se douchait dans la baignoire de leur salle de bains qui ne fermait donc jamais et dans laquelle il manquait, aussi, un rideau. En avril, l’assiégée Mathilde – qui ne se baignait plus de manière quotidienne – devait obligatoirement redoubler d’ingéniosité pour se laver les cheveux tous les quatre jours environ à des horaires inhabituels. Pour ce faire, elle avait décidé de filer discrètement dans cette pièce d’eau dès que Rodolphe commençait ses réunions Teams. Au départ désarçonné, celui-ci avait ensuite trouvé le moyen de mettre son poste de travail en silencieux et de feindre le besoin impérieux de se laver les mains, ou le visage, de se mettre du déodorant pour empêcher des auréoles, voire de se repasser un coup de gel dans les cheveux pour paraître plus présentable face à ses collègues lorsqu’il prendrait la parole. En somme, tous les prétextes étaient bons, fulminait-elle intérieurement. Le problème avec le mois de mai – au-delà des cloisons que l’on aurait aimées plus hermétiques, épaisses, voire radicales –, c’était que ce confinement n’en finissait pas de rendre cauchemardesque la moindre des routines organiques et physiologiques, puisqu’aucune porte ne fermait correctement dans ce fichu appartement. L’ennui étant qu’il en allait de même pour toutes les ouvertures (toilettes, cuisine et chambre). Rien n’était impénétrable. Aucun lieu de repli. Aucune stratégie d’évitement pérenne. L’impossibilité d’une victoire tactique de la solitude sur le nuptial. Aucune manœuvre pour faire triompher l’intime sur le collectif. La communauté sinon rien. Les déboires de la conjugalité jusqu’au bout pour Mathilde, alors que pour Natacha et Antoine, elle est une mise à distance productive. Au-delà d’une prise de recul nécessaire, elle est l’occasion d’une très riche correspondance permettant les fondations d’une complicité solide. 

 

L’absolue Mathilde, qui se sentait persécutée et piégée dans cette fausse politesse, s’était demandé la veille si elle ne pourrait pas coincer une chaise sous la poignée et bloquer le tout en déplaçant le meuble de la salle de bains. Or, elle en était arrivée à la conclusion que mettre en place une telle disposition pour se prémunir d’être vue nue, allait immanquablement mettre le feu aux poudres. Car cela rendrait explicite ce qui, dans leur absence de couple, réussissait néanmoins à n’être qu’implicite. Cette condamnation gouvernementale d’un « amour toujours », elle ne pouvait plus le supporter. Ce tête-à-tête imposé était au-dessus de ses forces, car elle se voulait seule, sans pour autant déclarer la guerre à son compagnon. Personne ne savait réellement combien de temps durerait le confinement. S’il fallait patienter un mois dans des conditions psychiques pires encore que celles dans lesquelles ils avaient passé les deux premiers, cela serait au-dessus de ses forces. Ils feraient voler la vaisselle, c’était assuré, ou pire encore, ils en viendraient aux mains s’il devait y avoir plusieurs confinements. Alors, Mathilde s’était ravisée et n’engagerait rien d’ostentatoire. Elle avait parfois des éclairs de clairvoyance qui la faisaient paraître plus diplomate qu’impulsive, mais elle était bien vite rattrapée par un torrent d’affects très confus qui noyait toute lucidité ou empathie de manière durable. Le confinement la rendait décousue, mais surtout, agressive. Sa personnalité s’en trouvait bouleversée. Elle ne voyait Rodolphe que par le prisme de la déception, sans tenter d’en définir les causes – car cela lui aurait demandé trop de courage d’être honnête. Mathilde était asphyxiée sans saisir les enjeux de cette apnée psychique. Des affects fumeux et nébuleux. Quoi qu’il en soit, elle en voulait à son compagnon et pour une raison obscure, elle lui faisait porter la responsabilité d’absolument toutes choses.

*

Tandis qu’elle prend sa douche, elle visualise la prochaine intrusion de Rodolphe dans cette fichue salle de bains quasiment ouverte sur le couloir et se convainc qu’il est prudent de persévérer à ne rien dire et de laisser faire l’intrus. Une sorte de commerce charnel : permettre à Rodolphe d’entrevoir son pubis ou ses fesses – alors même qu’elle s’accroupit dès qu’il entre – c’est avoir la garantie de finir ce confinement dans des conditions matérielles acceptables. Un toit, un lit, des repas, une télévision, le WiFi et un balcon spacieux pour avoir accès à ce soleil de printemps. La chaleur de l’eau adoucit son humeur. Mathilde sait bien qu’avec ces analogies elle va quand même un peu loin et qu’elle ne tapine en définitive pas en venant laver ses cheveux, car il s’agit de son « compagnon » ; mais elle se sent tyrannisée par cette obligation de se donner en spectacle. Les douches la crispent : elles sont les cauchemars de ses semaines. La condensation s’installe à présent sur le miroir de la pièce et Mathilde, en réajustant la température, respire un peu mieux d’être nappée de vapeur et enveloppée par la volupté de cette pluie chaude. Dans cette buée, elle réfléchit à son couple. 

 

Elle n’éprouve aucune sollicitude pour Rodolphe – ce qui la surprend beaucoup. Elle n’est préoccupée aujourd’hui que par son propre bien-être et non celui de son conjoint. Peut-être que le confinement rend égotique ou distant ? Se dit-elle en méditant, au creux de l’étuve de sa baignoire. Quoi qu’il en soit, la pandémie rend souvent inintelligibles ses propres émotions.

 Elle qui lui cachait soigneusement son corps depuis le réveillon de la Saint-Sylvestre (trouvant qu’il s’était rapproché trop près de la pétillante Inès et de la belle Armelle et saisissant ce prétexte pour ne plus se montrer découverte), acceptera aujourd’hui de laisser entrevoir un bout de sein pour donner un os à ronger à un Rodolphe qu’elle sent prêt à exploser. Tout est organisé pour feindre une proximité. Son intérêt, c’est cette marchandisation de son corps. C’est un peu exagéré, objecte-t-elle dans son hammam, mais c’est bel et bien l’idée qu’elle se fait de sa douche. Qui veut la fin veut les moyens. Elle avait vaguement entendu son professeur de philosophie au lycée commenter un texte du Léviathan de Hobbes (commentant lui-même Machiavel, avait-il assuré) et avait fait sienne cette maxime. Mathilde – dont la mémoire est fondamentalement sélective – est une femme ambitieuse qui n’a jamais été écrasée par trop d’empathie pour autrui. Ce qu’elle veut, en cet instant, c’est que le confinement se termine pour pouvoir louer le premier appartement venu et passer l’été très loin de ce quartier (qu’elle adore pourtant). Son unique critère est qu’il l’éloigne de la médiocrité de Rodolphe dont elle ne supporte ni le tabagisme, ni l’haleine, ni les poils sur le torse, ni le ventre, ni la façon de parler, de manger, de mâcher, d’avaler. 

Que la belle Armelle se joigne à leur bande dans le chalet loué par leur soin pour le réveillon avait été pour elle du pain béni. Comme on lui avait vanté l’exubérance de la sulfureuse brune célibataire et son penchant pour le whisky, elle en aurait presque souhaité qu’un adultère ait lieu et qu’elle puisse enfin le quitter. Car avec une infidélité établie, l’entourage n’aurait eu rien à redire : ni ses sœurs, ni sa tante, ni ses amis (qui auraient été, en bonus, témoins de l’infidélité – le meilleur scénario possible). Personne ne s’en serait mêlé et cela aurait été parfait. Mais Rodolphe n’avait pas quitté de la soirée sa belle brune aux reflets caramel – trop fier d’être à son bras. Jusqu’à ce que celle-ci simule un appel urgent et s’éloigne intentionnellement de la piste de danse pour laisser se distiller dans le corps de Rodolphe le poison de l’alcool et le venin d’une probable prédatrice. En laissant sciemment Armelle ou Inès l’inviter à chalouper ensemble, Mathilde ne se vengeait de rien, car Rodolphe avait toujours été un homme intègre – certes un peu gras et fatigué de naissance – mais elle se facilitait le travail. Or, la pulpeuse Armelle aspirait à n’être qu’avec un certain Julien – phénomène qui marqua certains esprits, dont celui de Marguerite, leur hôtesse.