Le regard de Léviathan - Sébastien Cazaudehore - E-Book

Le regard de Léviathan E-Book

Sébastien Cazaudehore

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Beschreibung

Près de deux générations se sont succédées depuis l'émergence du Cube et son intégration dans la sphère sociale, une IA accompagne la société dans sa quête de perfection, pourtant de plus en plus d'individus chutent de cet idéal. Se confrontant à l'incohérence que des individus puissent être malheureux dans une société parfaite, celle-ci décide de dépasser sa fonction pour essayer de comprendre une logique qu'elle ne perçoit pas. L'IA entame alors une quête de la connaissance de ce qu'est l'humanité au-delà de sa vision socio-économique, comme une initiation qu'elle ne pourra faire qu'auprès des personnes mêmes qui rejettent ce qu'elle représente et ses promesses de perfection. Elle explore des histoires de vie à la poursuite d'un dénominateur commun qui permettrait de modéliser l'esprit humain de manière cohérente et globale pour tendre vers la perfection que sa nature lui demande. Il lui faudra trouver une personne qui lui permettra de regarder au-delà de ses programmes, et de dépasser la logique froide de ses algorithmes. Une personne qui a fait le choix conscient de refuser la perfection que l'IA voulait lui offrir, et qui saura lui dire pourquoi sa perfection sociale est une source de souffrance.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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https://sebastiencazaudehore.fr

Sommaire

I. ULYSSE. LE VOYAGEUR ÉCHOUÉ SUR UN RIVAGE ÉTRANGER

LE CUBE

L'UNIVERS DUNE ARAIGNEE

L'HOMME FACE A LA VILLE

COMMENT TISSER SA TOILE DANS UN UNIVERS QUI SE RETRECIT,

UNIFORME UNITE

LA MACHINE PARFAITE

SIEGE DU CONSEIL DE SURVEILLANCE DE GENEVE

LE COLISEUM

LE MONDE DU CUBE

LA GLOIRE EPHEMERE DU BIG MAN

L'HYPER TRAIN EN SORTIE DE STATION

LE CHAOS DES TOILES

Dialectique

CONFRONTONS LES POSITIONS

LA SOCIETE SELON LE CUBE

II. CÉCILE. L'INGÉNUE BLESSÉE ET SES ATTENTES

L'NGENUE BLESSEE

ROBOPSY

L'OMNISCIENT ET L'OMNIPRESENT

SURTOUT NE PAS VOIR

LE MIROIR DE L'AME

DISCUSSION DE PHILOSOPHES

EN CONSULTATION

LA DESILLUSION UNE AME A NUE

III. KARL. LE JOUEUR ET SON A-GANE

PRIS DANS SA PROPRE TOILE

LE BUSINESSMAN FACE A LA VILLE

ETRE CE QU ILS VEULENT QUE JE SOIS, OU NE PAS ETRE?

LA GALERIE DIGITART

ULTRA SPORT, ULTRA VIOLENCE ULTRA VIVANT

LA STATION DE L'HYPER TRAIN

LE HEROS DECHU

LE FANTOME DANS L'ESCALIER

ELEVONS-NOUS DU MONDE DES APPARENCES

DE LA CONNAISSANCE A LA SAGESSE VOIR AU DELA DES APPARENCES

HOBBES ET SON LEVIATHAN

LES DIEUX ET LES HEROS MODERNUS

IV. JOSEPH. LE RÉVOLUTIONNAIRE MISANTHROPE

L'HOMME LA VISION LA MISSION

L'OISEAU DE MAUVAIS AUGURE

FACE A LA FOLIE DES HOMMES AVEUGLES

LE DEBAT

PROMETHEE EST PRISONNIER ATLAS CRAQUE SOUS LE POIDS

L'OEIL SOCIAL

LEWA THAN LE MYTHE, LA BETE

LE CHOC DE LA REALISATION, L'HORREUR DE L'ECROULEMENT

CERVEAU CENTRAL

LA PEUR QUI EST EN NOUS ET QUE L'ON NE SENT PAS NOUS RONGER

ENFERME DANS SA PEUR

V. ULYSSE REPREND LA MER

IN THE DESERT ON A HORSE WITH NO NAME

UL YSSE APPREND A SE LAISSER PORTER PAR LE COURANT

SEL OIGNER DU PAYS DES LOTOPHAGES

L'IA LE VISAGE ET LA VOIX

VI. LIZA. LÉVIATHAN AVANCE. VERS LES PRINCIPES PREHIERS

L'EVEIL DU GUIDE

L'OEIL VERITABLE DE L’IA S'OUVRE

LES FLEURS DU LOTOS

LA SUBSTANCE DE L'ETRE

LE REGARD DE L'IA SE POSE SUR L'HUMANITE

L'IA DU CUBE

L’ARTISTE EST UNE IA

I. ULYSSE. LE VOYAGEUR ÉCHOUÉ SUR UN RIVAGE ÉTRANGER

LE CUBE

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle à son ami en le voyant dans un coin de la pièce, les yeux fixés sur un point au plafond.

- J'essaye de répondre à une question, répondit-il sans offrir plus d'explication.

Lucie n'était pas venue voir Ulysse depuis plusieurs semaines, accaparés par leurs obligations respectives, ils passaient parfois beaucoup de temps sans trouver d'occasion de se voir. Ils avaient parfois des projets sur lesquels ils travaillaient en commun, mais cela faisait longtemps que cela n'était pas arrivé. Ce n'était jamais un problème pour l'un ou l'autre, ils se connaissaient depuis tellement longtemps qu'aucun ne s'offusquait du silence prolongé de l'autre. C'était un ami en commun qui l'avait alerté sur le fait qu'Ulysse s'était replié sur lui-même ces derniers temps, rien d'alarmant lorsqu'on le connaissait, tous savaient que sa sensibilité exacerbée l'obligeait à se renfermer durant des périodes de crises. Elle l'avait aussitôt appelé pour prendre des nouvelles et lui proposer de passer le voir, préférant s'assurer en personne que tout allait bien. Etrangement, elle avait eu l'impression qu'il attendait son appel, et lorsqu'il la rassura et lui dit de passer rapidement car ils avaient beaucoup de choses à discuter, l'inquiétude fit place à la curiosité, et elle décida de prendre son après-midi.

Depuis qu'elle était arrivée chez lui, Ulysse l'avait reçue très naturellement, comme si rien d'anormal s'était produit et qu'ils s'étaient vus la veille. Ce n'était pas surprenant dans leur relation, mais étrange dans le contexte qui l'avait amené à l'appeler initialement. Lucie gardait un œil scrutateur sur son ami à la recherche du moindre signe pouvant justifier une quelconque inquiétude, et remarqua que depuis qu'ils échangeaient des banalités en se préparant un thé, il avait jeté des coups d'œil fréquents vers ce coin de pièce. Elle fut rassurée de constater qu'il était au moins disposé à en parler. Elle s'approcha de lui pour essayer de voir ce qu'il fixait aussi intensément, mais ne vit qu'une petite araignée qui tissait sa toile dans l'encoignure.

- C'est cette araignée que tu regardes ?

- Oui.

- Et à quel genre de question est-ce que tu penses pouvoir répondre en regardant une araignée exactement ?

- C'est tout le problème, je n'en suis pas certain.

- Ok, je suis comprends que tu ne sois pas au mieux de ta forme ces derniers temps, mais j'adorerais que tu me donnes une explication un peu plus poussée, simplement pour éviter de commencer à vraiment m'inquiéter.

Avec un soupir, Ulysse détacha les yeux du plafond et la regarda en souriant, pleinement conscient que son attitude était effectivement étrange. Mais il avait été comme subjugué, attrapé par une impression fugace que cette toile qui se tissait avait un sens. Rien qui ne soit mystique ou profond, mais quelque chose de simple qui le touchait directement. Alors il avait commencé à regarder cette araignée, suivant le fil de son ouvrage dans l'espoir que cette impression se transforme en une idée à laquelle il puisse s'accrocher.

Il avait eu plusieurs de ces moments ces derniers temps, certains apportant une information rattachée à un passé plus ou moins lointain en résonnance avec son présent troublé, d'autres n'ayant pour vocation que de lui rappeler ce qu'il y avait d'important. Lorsqu'il n'était pas bien, perturbé par ce monde qui l'entourait, il se mettait naturellement à chercher des ancrages stables qui lui permettraient de lui donner un sens. Il ne cherchait pas forcément à comprendre ce monde, il avait déjà parfois du mal avec sa propre réalité, mais simplement à essayer d'y entrevoir un sens qui dépasse celui que l'on trouverait en observant une fourmilière. Ses moments de troubles naissaient généralement lorsqu'il échouait dans cette quête de sens. Alors son esprit se tournait naturellement vers tout ce qui pouvait au moins donner du sens à sa propre réalité dans la fourmilière.

Il avait bien conscience que ces périodes étaient régulières, non pas parce qu'il était soumis à une sorte de déprime cyclique ou saisonnière, mais parce qu'il n'avait toujours pas réussi à réellement mettre de la lumière sur ce que pouvait être ce sens, parce que malgré tous ses efforts et toutes ses réflexions, il continuait de lui échapper. A chaque fois, il mettait un peu plus de sens à sa propre réalité et cela semblait le satisfaire, ne serait-ce que momentanément, lui redonnant une illusion de stabilité et l'impression qu'il était possible de marcher et d'évoluer dans un monde ayant un semblant de cohérence. Il n'était pas dupe et savait parfaitement que ce n'étaient pas ce qu'il cherchait, mais il partait du principe que s'il se découvrait déjà lui-même, et que cela l'aiderait probablement grandement lorsqu'il faisait face à ce qui le tourmentait dans cette illusion insensée. A cet instant, cette araignée était en train de lui montrer quelque chose d'important.

- Elle appartient à un monde qui n'a pas besoin d'avoir de sens, dit-il en montrant l'araignée du doigt, rien n'existe en dehors de sa propre réalité, pourtant cette réalité ne peut s'exprimer naturellement.

- Comment ça ? demanda-t-elle, sachant parfaitement comment se construisaient ses réflexions touchant à cette notion de réalité.

- Dans sa réalité, sa toile est parfaite, un modèle de géométrie. C'est cette perfection qui est naturellement engrammée en elle. Elle n'a pas besoin de réfléchir pour lui permettre d'exister, si elle a un support parfait, la toile sera parfaite. En revanche, la perfection de cette réalité ne peut pas s'exprimer puisqu'elle doit s'adapter à d'autres réalités, notamment celle des imperfections du mur et des accroches de ses fils sur les moulures irrégulières.

- Certains diraient que sa réalité exprimée est justement parfaite parce qu'elle est adaptée au monde dans lequel elle vit.

- C'est certain, mais l'araignée n'a à faire face qu'à des imperfections simples, le mur a du sens, de même que les irrégularités des moulures, et c'est ce qui fait qu'elle peut malgré tout tisser sa toile et que celle-ci sera fonctionnelle et régulière. Certainement pas parfaite d'un point de vue géométrique, mais en tout cas idéale.

- Et comment est-ce que tu fais pour tisser ta toile dans un monde dont le sens t'échappe... je vois ce que tu veux dire, dit-elle sincèrement. Lucie comprenait d'autant mieux la manière de penser d'Ulysse qu'elle en partageait une grande partie, cependant elle n'était pas autant affectée dans son être, et c'était certainement ce qui faisait qu'elle ne cherchait pas à trop les approfondir.

- L'araignée trouvera toujours sa place pour accrocher les fils de sa toile, parce que sa réalité lui donnera toujours les ancrages dont elle a besoin...

- ... et qu'elle ne cherche pas vraiment à réfléchir plus loin que cela, nota-t-elle avec un petit sourire.

- Oui évidemment, et c'est ce que je regardais depuis tout à l'heure, sa réalité aujourd'hui ne dépasse pas le cadre de sa toile, tout son univers s'y trouve et rien d'autre n'a d'importance.

Les deux regardèrent le petit arachnide s'affairer, tendant fil après fil, construisant parallélépipède après parallélépipède, dans une ronde partant d'un point et qui sera limitée par une frontière invisible à l'œil des observateurs, par un dernier cercle qui fera que la toile sera complète, prête à remplir sa fonction. C'était aussi là que se trouvait le sens des choses : pouvoir agir pour remplir une fonction spécifique. Et naturellement, cette fonction, ce sens, devait nécessairement être spécifique à chacun, à chaque réalité ; ce n'était que comme cela que l'on pouvait construire sa toile. En aucun cas il ne demandait à ce que cette toile soit parfaite, qu'elle soit idéale serait parfait en soi effectivement, mais il n'arrivait pas à se résoudre à accepter que les réalités de la majorité des êtres humains qu'il croisait puisse permettre d'atteindre un sens et une fonction que l'on puisse considérer comme étant idéals. Ces réalités étaient trop souvent empreintes de souffrance et de peur et poussaient les individus à se réfugier dans un contentement matériel visant à les distraire de cette peur. Les autres existant aussi dans sa propre réalité, est-ce qu'il pouvait considérer que ce contentement qu'ils choisissaient soit une base solide pour arrimer sa propre réalité ?

Trop souvent ces réalités forçaient les individus à se résoudre à vivre avec une toile qui ne leur ressemblait pas, à l'utiliser pour une fonction qui n'était pas la leur. A l'instar de la toile de cette araignée, celle de trop d'êtres humains ne leur permettait que d'entretenir une fonction de survie, celle qui devait leur donner une chance de tenir le coup le plus longtemps possible, et c'était là où le sens se perdait. Il lui était impossible d'accepter que le sens d'une existence puisse se résumer à une fonction les vouant à l'inertie et à la peur, soutenue par des pensées toutes orientées vers une volonté de tenir le coup, de gagner du temps face à un ennemi qui les rattrapera inévitablement.

C'était absurde, et c'était cette absurdité qui le plongeait régulièrement dans ce gouffre d'incompréhension, de perplexité. On entendait toujours des gens parler d'entités ou de groupes de personnes qui vouaient leur existence à contrôler les autres, à la recherche de pouvoir ou de fortune pouvant se construire sur ce contrôle, mais la plupart des gens n'avait pas besoin d'être contrôlée, ils se contrôlaient eux-mêmes par leurs propres peurs qu'ils créaient, prisonniers de la toile qu'ils tissaient.

En regardant cette araignée, il voyait l'univers de cet arthropode, celui sans lequel il serait perdu, exposé au danger d'un univers qui l'englobait et qu'il ne pouvait pas percevoir. Dans la peur, nos univers et nos réalités s'atrophiaient dans un mouvement centripète, et plus il se réduisait, moins il devenait possible de bouger, d'étendre ses pensées. Le danger n'était pas que la toile reflétait les imperfections de la réalité qui nous entourait, mais qu'elle reflétait celles de nos propres peurs, que nous construisions notre univers sur des bases aussi fragiles.

- L'araignée dépend de sa toile pour survivre, reprit-il, mais elle ne considère jamais qu'elle soit immuable ou même importante. Sans conscience elle sait pourtant qu'elle devra la reconstruire chaque jour, la réparer d'un instant à l'autre, et parfois même aller ailleurs pour la construire. Même si le monde est imparfait, sa toile sera toujours idéale parce qu'elle s'adapte à ces imperfections et pas à ses propres doutes. Elle n'a pas à la construire sur la base de réalités instables ou illusoires.

- C'est vrai que trop de personnes s'accrochent au peu qu'elles ont parce qu'elles doutent ou qu'elles ont peur, rétorqua-t-elle en comprenant son analogie, mais il y en a beaucoup d'autres dont les vies ne sont pas inféodées aux diktats de leurs propres peurs.

- Et tu vois, c'est une de ces périodes où je doute que ces personnes soient assez nombreuses pour avoir une importance, pour apporter suffisamment de cohérence et de stabilité, qu'elles ne soient pas que quelques fragiles lumières dans une mer sombre et sans promesse de vie.

- On dirait que c'est ce qui t'effraie.

- Ça me terrifie ! C'est exactement cela qui a tout fait chuter, on aurait pu y arriver, on sortait la tête de l'eau, et par peur de l'inconnu, par peur du vide, trop sont restés accrochés à leurs anciennes structures... qu'ils n'aimaient pas en plus ! Nous avions presque réussi à nous extirper d'un monde qui avait vécu dans la peur de ce que le lendemain pouvait leur réserver, pour retomber dans un monde confit dans la peur de ce que l'instant d'après peut apporter, dit-il en ouvrant les mains en signe d'impuissance.

L'UNIVERS DUNE ARAIGNEE

Pendant des années, petit à petit, des courants allant dans le sens de l'ouverture à une spiritualité plus large avaient vu le jour et s'étaient multipliés, que cela soit en passant par un retour aux anciennes traditions, par l'intégration des avancées théoriques de la physique quantique, ou même toutes les techniques pouvant en dériver, sérieuses ou pas. Une bulle s'était progressivement formée et avait pris sa place dans la société, parfois elle existait par ellemême, hors de toute polarité, et trop souvent en réponse à peur générée par la vision d'un monde stérilisé par une toute puissance médicale amputée de toute considération spirituelle et soumise à un dualisme implacable. Certes il y avait des excès et des imbécilités totales, des approches qui tombaient complètement à côté du but qu'elles cherchaient à atteindre, mais le cœur y était et les esprits s'ouvraient, cherchaient à voir au-delà de la peur et des limitations qu'elle imposait. Cela faisait des émules parce que cela existait comme un refuge loin d'une certaine rigidité sociale parfois plus soucieuse de ses structures administratives que du bien-être des individus. Beaucoup choisissaient alors la reconversion plutôt que le burn-out, l'ouverture plutôt que la dépression, tout ce qui leur permettrait de se rapprocher d'elles-mêmes plutôt que de leurs peurs.

Dans les premiers temps, ce mouvement avait été souvent tourné en ridicule, certainement parce que beaucoup de personnes l'étaient, mais malgré cela il avait continué à s'étendre, régulièrement rejoint par des personnes officiellement sérieuses, dont le parcours permettait de faire un lien avec notre conception matérialiste et excessivement cartésienne. Cette émergence était la promesse d'un avenir plus humain, qui considérait le caractère sacré de son essence et sa place dans l'univers. Tous rejetaient les promesses transhumanistes du matérialisme et de la froideur de ses calculs, et pourtant, ce fut la peur qui les emporta comme tant de fois avant. Vraisemblablement, cette société matérialiste ne comptait pas s'éteindre sans rien dire et avait sorti son arme parfaite. Le Cube était entré dans la vie des gens.

Il en avait fallu si peu pour que tout s'écroule que c'en était presque déconcertant, voir toute cette énergie patiemment accumulée s'évaporer dans un claquement de doigts, voir s'écrouler ces structures égotiques qui s'étaient modifiées, ces mentalités qui changeaient se refermer comme des huitres,... désespérant était certainement un terme plus approprié que déconcertant. Toutes ces voix s'étaient soudainement tues alors que le monde plongeait dans cette promesse d'un renouveau et que l'on se mettait à prier à l'autel du Cube avec une ferveur sans précédent. Il y avait pourtant tout eu avant cela, cette tendance humaine qui émergeait lentement avait résisté à toutes les menaces, des virus mutants, des menaces de guerres, des promesses de pénuries,... et dans beaucoup de cas, ça l'avait même rendu plus forte, plus stable et plus cohérente. Mais puisque le bâton avait trop tendance à faire naître de la résistance, des rebelles et des martyres, et qu'il ne faisait que nourrir la tendance en réaction, ce fut évidemment par la carotte que cela passa. Tout le monde savait que l'on n'essayait jamais de pousser un âne pour le faire avancer, on lui tirait la queue vers l'arrière et il serait persuadé qu'il résistait en avançant.

C'était si simple, presque élégant. Il suffisait de trop donner, même et surtout ce dont les gens ne savaient pas qu'ils avaient besoin, juste pour raviver la crainte de perdre à nouveau. Le Cube était vraiment l'outil parfait simplement parce que son fonctionnement ne dépendait pas d'une corporation sans visage, mais qu'il était façonné et influencé par les personnes qui l'utilisaient. Personne n'était dupe quant au fait qu'une poignée d'individus s'octroyait un grand pouvoir et gagnait des sommes indécentes grâce au Cube, mais malgré cela la plupart avaient adhéré sans réserve à l'illusion qu'ils avaient le contrôle de leurs vies dans ce relationnel étrange.

- Tu sais bien comment tu es lorsque tu te laisses envahir par le défaitisme. Je ne dis pas que tu as tort, mais la réalité qu'impose le Cube n'est pas très différente de celle des smartphones, et on s'en est très bien sortis quand on était plus jeunes.

- Le fonctionnement

semble

être le même, mais les implications sont beaucoup plus profondes. La dépendance n'est presque plus optionnelle si tu y regardes bien, les téléphones portables n'avaient fait que préparer le terrain pour que l'on ne remarque même pas à quel point elle peut s'insinuer et s'enraciner profondément.

- Pour beaucoup de personnes, toute leur vie passait par leur téléphone, je m'en souviens bien, et finalement l'interface du - Cube n'est pas si différente, dit-elle en regardant le fin bandeau gris à son poignet duquel elle pouvait manifester l'écran holographique de l'interface et se connecter au Cube.

- Oui, c'était il y a quelques décennies, mais cela pourrait aussi bien être une époque appartenant à un autre âge. - Avec les téléphones portables, c'était l'avènement du capitalisme digital, on pouvait vivre nos vies en n'utilisant que nos réseaux digitaux, simplement parce que c'était plus pratique. On faisait nos courses, payait, achetait, communiquait, draguait sur nos téléphones, et certains allaient jusqu'à vivre leur vie en la regardant sur l'écran, et c'était déjà assez triste à réaliser, mais cela n'avait rien à voir avec la transformation imposée par le Cube. Lorsqu'il est entré dans nos vies, ça a été l'avènement d'une ère où la personne elle-même est devenue le produit à la base même de ce capitalisme digital.

- Je veux bien que tu sois parfois un peu défaitiste, mais je pense quand même que tu exagères quand même, à t'entendre on aurait l'impression que le Cube entretient un système de prostitution, dit-elle en fronçant les sourcils, plus par inquiétude en imaginant qu'Ulysse puisse vraiment penser cela.

- Et pourquoi pas ? Mais dans ce réseau de prostitution, chacun serait son propre proxénète. En fait, je pensais plutôt à quelque chose de l'ordre d'une reddition totale de son individualité. Avant, la plupart des gens donnaient une image d'elles-mêmes sur les réseaux sociaux, une version idéalisée de leur vie et de leur individualité qu'elles voulaient montrer au monde, généralement en réaction à d'autres versions qu'elles voyaient ailleurs. Mais elles avaient toujours la capacité de percevoir et sentir leur propre réalité à chaque fois qu'elles levaient les yeux de l'écran, que ça leur plaise ou pas. Aujourd'hui, elles en sont à construire leur individualité sur cette base, abandonnant la réalité même de cette image à l'appréciation des autres.

- Quelle est la différence d'avec les réseaux sociaux d'avant ?

- Avant, on essayait de donner ou vendre une illusion de qui on aurait voulu être depuis l'espace des réalités de notre vie, mais maintenant l'illusion est la réalité qui détermine le cours de nos vies. La qualité même de nos vies dépend de notre capacité à construire une individualité qui plaira aux autres. Les gens en sont à nier leur propre personnalité, même à la rejeter si elle n'est pas en adéquation avec le produit qu'elles essayent de vendre, et cette détermination se fait nécessairement au travers de l'approbation des autres, au travers du Cube... on ne fonctionne plus sur la base de notre individualité, mais de l'illusion que l'on essaye de façonner en tâtonnant au gré de ce que nous renvoie cette fichue machine.

- Je ne suis pas certaine de te suivre

- Autrefois, on cachait notre individualité derrière le masque de l'illusion que l'on voulait vendre aux autres, maintenant on force pour que le masque devienne l'individualité ellemême, celle-ci est écrasée par le masque au point de ne presque plus pouvoir exister. Ce sont les autres, au travers du Cube qui décident de qui une personne doit être, il n'y a plus d'espace pour que la vraie puisse émerger ou s'exprimer.

- Ils ont trop peur... murmura-t-elle en pensant à certaines personnes de son entourage qui étaient effectivement prise dans ce filet.

- Exactement, trop peur de comment chacun pourrait être perçu par les autres et comment cela affecterait sa position. Cela commence depuis tellement jeune que tous se construisent avec cette pression. Avant on cherchait à protéger les enfants pour qu'ils ne soient pas trop exposés aux écrans, et aujourd'hui cela ne semble plus représenter de danger puisqu'on a rendu indispensable cet accès, ils en ont même besoin pour aller à l'école !

Ulysse ne pensait pas que la technologie était à blâmer, au contraire même, celle-ci recelait le potentiel permettant un réel avancement de l'être humain à la fois en tant qu'individu et en tant qu'espèce. Mais la manière dont cette technologie était intégrée était ce qui venait corrompre ce potentiel et le reléguer au rang de nouvelle méthode pour enchainer les êtres et les inféoder un peu plus à leurs instincts les plus bas et les plus primaires.

Dans cet espace, la technologie devenait alors un outil de manipulation de la peur des individus dans le but de contrôler leurs comportements, et assez paradoxalement, ce contrôle s'opérait justement en générant la peur même que l'on cherchait à manipuler. Cela se faisait nécessairement par quelque chose que l'on donnait et duquel l'individu pensait être devenu dépendant. Dans le passé, le principe de contrôle des comportements des masses pouvait se faire en utilisant le bâton, directement par la menace et la répression, et cela fonctionnait bien d'une certaine manière. La peur était directement induite par la punition promise pour chaque manquement. On comprenait beaucoup mieux l'idée qu'il était mal de voler lorsque l'on emprisonnait ou pendait quelques personnes qui n'avaient pas bien assimilé la leçon. Cependant, avec la population mondiale qui continuait d'augmenter à un rythme effréné, le contrôle des comportements des individus devait nécessairement s'étendre à d'autres considérations que celles qu'avaient nos ancêtres, car les implications de nos comportements dépassaient le cadre des problématiques uniquement liées à la morale du groupe.

Un tel nombre, une telle masse demandait des moyens de plus en plus subtils pour être maintenue dans un cadre gérable par des systèmes et des configurations d'administrations qui eux n'avaient pas changées. L'objectif consistait donc à ne pas changer le système, mais à trouver de nouveaux moyens de forcer les individus à s'y plier et s'y conformer. Et c'était évidemment là que les difficultés se firent réellement sentir. Le système était devenu obsolète et inadapté à une telle population, mais aurait demandé une révolution sociale et psychologique profonde pour être amendé... cela représentait un risque potentiellement énorme, que les monarques du système de l'époque ne voulaient pas voir arriver de peur de perdre leurs privilèges ou leurs têtes. Il existait un risque inhérent à n'importe quelle transition, car comme nos grand-mères le disaient, on savait ce que l'on perdait, mais on ne savait jamais ce que l'on retrouvait. Une telle transition ne se pouvait pas se faire sur la base d'une transformation progressive, cela demandait de modifier certaines tendances sociales sur plusieurs générations en espérant que les masses suivraient dans le bon sens. Dans ces sociétés avant le Cube, il y avait encore deux choix pouvant changer l'orientation de l'évolution sociale et qui existaient simultanément : l'une consistait à limiter l'éducation et le développement de l'intelligence en favorisant un nivellement par le bas, ou l'autre qui privilégiait au contraire de pousser les individus à l'ouverture, à la recherche de leur bien-être mental, psychologique et spirituel.

L'HOMME FACE A LA VILLE

C'était justement cette deuxième tendance qui semblait avoir été écrasée dans l'œuf par l'avènement du Cube et qui était la cause des peurs d'Ulysse, que l'on ait choisi de continuer à essayer de contorsionner les êtres et les esprits en espérant qu'ils continueraient à tenir dans un cadre dont les coins craquaient de plus en plus souvent et facilement. Ulysse était jeune lorsque le Cube avait fait son entrée dans la vie des gens, et n'avait pas encore fini ses études lorsque cette implantation s'était étendue jusqu'à la sphère sociale et privée. Il n'avait jamais été quelqu'un qui entrait dans le cadre, et ce, quelle que soit la pression exercée, ce qui fait qu'il était particulièrement attaché à ce mouvement d'ouverture qui se développait. Un cartésianisme bien ancré lui permettait de maintenir un ancrage à des considérations pragmatiques tout en poursuivant un cheminement spirituel profond. Dans les premières années après son apparition, le Cube ne représentait pas une menace pour ce développement et cette ouverture, c'était alors seulement un outil au service de l'Homme, pour justement lui permettre de se libérer de la tyrannie du temps que l'on devait consacrer à des obligations d'un matérialisme d'une futilité navrante. Il était intimement persuadé qu'il était possible de faire confiance à l'être humain pour apprendre à justement se libérer de ses propres chaines, qu'il était capable d'évoluer pour développer l'intelligence, l'ouverture d'esprit, la sagesse qui lui permettrait de contrôler son propre comportement, à la fois pour son bien et dans la conscience du besoin de bien-être de tous. Ulysse savait que cela demanderait du temps et des efforts, que l'éducation ne se fasse plus uniquement pour favoriser l'accumulation d'informations et de connaissances, mais pour permettre à l'intelligence de s'exprimer dans l'expérience, de permettre à l'intelligence de l'esprit et de la mémoire de rejoindre celle du corps et du mouvement.

Il avait aussi conscience que la sagesse n'avait pas de valeur économique, au contraire même puisque c'était justement ce qui mettait en danger un capitalisme systématique, mais il avait espéré que les mentalités s'étaient approchées d'une bascule, d'un point pivotal au-delà duquel la sagesse l'aurait naturellement emporté sur les comportements basés sur la peur du manque et de l'incomplétude. Mais le Cube avait apporté une inertie inattendue au sein du mouvement, balayant tout cela d'un revers de la main. Le Cube, dans sa dimension sociale n'était pas une solution, en cela que cela n'apportait rien de nouveau, juste un moyen d'avoir l'impression que le cadre était moins oppressant et que l'on pouvait s'y adapter plus facilement, mais c'était rapide, simple et efficace. La nouveauté consistait surtout à ce que grâce au Cube, les individus allaient volontairement attacher leurs propres chaines et s'installer dans le cadre, et surtout tout faire pour ne plus regarder ce qui pouvait exister en dehors.

Un tel génie... affublé d'une telle myopie, incapable de voir audelà de ses propres projections. Après tout, si on se place du point de vue des riches et puissants du monde, quel intérêt y aurait-il à se préoccuper des générations suivantes tant que l'on assure son accès à l'abondance aujourd'hui ? Car dans cette configuration, et Ulysse n'avait aucun doute à cela, le système était voué à se saper lui-même, à finir par s'écrouler sous son propre poids. En se basant sur une surenchère constante, sur une augmentation systématique de la demande et de la pression, c'était l'individu qui ne tenait plus, et tout reposait sur lui, que cela soit à l'échelle d'une personne isolée ou d'une population entière, l'individu avait des limites qui ne pouvaient pas être indéfiniment mises à l'épreuve. Avant le Cube, le burn-out était le mal du tournant du millénaire, et on regardait les élites qui œuvraient à l'édifice capitalistique s'écrouler les unes derrière les autres. On aurait pu penser que cela aurait élicité une réaction allant dans le sens d'une amélioration des conditions de vie et de travail de ces personnes, mais ce fut finalement le contraire qui aura prévalu : on leur avait donné de nouvelles raisons de ne surtout pas craquer sous la pression en leur donnant de nouvelles choses à perdre.

Autrefois, les personnes tenaient sous la pression à coup d'antidépresseurs, de calmants, de coke, d'alcool, d'achats de trucs toujours plus grands ou plus gros, il y avait toujours quelqu'un pour leur vendre de quoi tenir le coup comme le disait la chanson, que cela soit pour trouver l'énergie pour faire face, ou le cœur pour se faire face à soi-même. Mais le Cube, dans un élan d'une inquiétude d'une sincérité touchante face à l'explosion de la consommation de molécules de plus en plus fortes et addictives, inquiétude qui n'était absolument pas motivée par l'alarmante chute de productivité des cadres supérieurs, avait lancé une campagne visant à inciter les personnes à ne plus se laisser aussi facilement tenter à ces promesses chimiques trop rarement tenues. Et si le Cube le disait, c'était que c'était forcément pour notre bien, même s'il fallait alors trouver d'autres exutoires et d'autres remontants pour rester opérationnels. Des cachets, les gens sont passés à des comportements de plus en plus extrêmes, à la hauteur de leur mal-être et de ce combo rage/peur qui les éviscérait de l'intérieur, tout devenait bon pour libérer ces excès et plus la morale l'aurait réprouvée autrefois plus cela semblait efficace. On se servait de la souffrance du corps pour faire taire celle de l'esprit, on trouvait des moyens pour légitimiser la violence envers les autres au travers de sports de plus en plus nuisibles. Juste pour qu'ils ne cessent pas de produire, même si la plupart n'avait toujours aucune idée de ce qu'ils produisaient ou de ce à quoi ils servaient vraiment.

Et tout cela n'était en rien lié à technologie en elle-même, il était même assez peu probable qu'il ait eu quoi que ce soit de radicalement nouveau dans celle-ci, plus probablement une simple avancée dans la complexité des systèmes qu'elle utilisait, mais c'était la manière dont elle était utilisée qui était révolutionnaire, différente de ce qui avait été fait jusqu'alors. Le principe était d'autant plus insidieux qu'il existait réellement dans le but de faciliter et de simplifier la vie des gens, simplement en croisant toutes les obligations administratives en un seul endroit et en rattachant ce nexus à tous les autres aspects de la vie sociale de chacun. L'idée d'un tout-en-un était particulièrement séduisante, surtout pour la génération qui se rappelait encore clairement à quel point les tâches administratives étaient fastidieuses, absconses et ennuyeuses. Le Cube venait sauver l'humanité de la machinerie administrative et d'une bureaucratie imbécile... qui aurait pu résister ? Mais le consentement de la personne à ce nouveau système centralisé ouvrait la porte à une multitude d'autres attachements.

Toutes les administrations étant à présent liées les unes aux autres, il devenait impossible d'accéder à l'une si toutes les autres n'étaient pas en ordre. Si toutes vos amendes pour excès de vitesse n'étaient pas payées, cela fermait l'accès jusqu'au système de vote en passant par la possibilité de recevoir vos allocations ou remboursements de santé. Si vos vaccinations n'étaient pas à jour, vous n'aviez plus accès aux administrations publiques ou à la possibilité de voyager... le système s'était rapidement verrouillé. Tellement rapidement que la plupart des gens qui voulurent revenir en arrière en se rendant compte de l'effet pernicieux de ce fonctionnement, réalisèrent qu'il n'y avait plus rien vers quoi retourner, qu'ils étaient déjà trop engagés pour espérer s'en extirper.

Et ce n'était pas forcément une mauvaise chose en soi, sur un plan intellectuel, il était facile de comprendre qu'une telle administration avec une telle population demandait un minimum de rigidité pour fonctionner, cela avait toujours été le cas dans le passé, aussi désagréable que cela puisse être. Mais beaucoup de personnes de la génération de ceux qui avaient vraiment connu une période pré-Cube avaient commencé à sentir les murs se resserrer autour d'eux, qu'il n'existait plus de marge de manœuvre, de capacité de mouvement ou de flexibilité. Personne ne pensait plus à cacher quoi que ce soit aux impôts, parce que c'était non seulement impossible, mais que de toute manière tout était comptabilisé automatiquement dans une économie sans argent liquide et dans laquelle tout était centralisé.

Ce sentiment de claustrophobie n'était pas né d'une impossibilité de prendre le gauche, la plupart n'auraient de toute manière jamais eu l'envie ou l'inclination pour le faire, mais c'était la simple idée qu'il ne pouvait plus exister de jardin secret, qu'il n'était plus possible de cacher ce que l'on voulait garder secret, de mettre un peu sous le matelas comme leurs grands-parents l'auraient fait. Ce fut probablement la partie de la transition qui avait été la plus difficile à vivre pour beaucoup, cette nécessité de faire le deuil d'un pan de liberté que l'on retrouvait dans l'histoire des générations passées, d'autant que cela retirait toute crédibilité à des centaines de films que l'on ne voudrait plus jamais revoir par peur de se laisser envahir par une nostalgie mal placée. Beaucoup s'étaient même demandé à quoi pourrait ressembler l'intrigue d'un film dans lequel l'argent ne pouvait plus jamais être illégal, ni détourné ou caché, et la réponse s'était rapidement manifestée. Les thématiques et les scénarios avaient rapidement glissés vers un nouveau manichéisme opposant les méchants déviants vaincus par des gentils héros démontrant leur loyauté au système qui les protégeait et assurait leur survie. Les polarités de Brazil, 1984, ou Un bonheur insoutenable étaient nées, mais ce n'était même pas de la propagande puisque ces courants étaient nés d'une intelligentsia intimement persuadée que le système et son fonctionnement centralisé existait pour leur bien, que la disparition de l'argent liquide avait permis d'enrayer une grande partie de la criminalité que personne ne voudrait chercher à maintenir en vie dans nos distractions cinématographiques ou littéraires.

COMMENT TISSER SA TOILE DANS UN UNIVERS QUI SE RETRECIT,

Depuis une telle perspective, même Ulysse aurait été bien en peine de réfuter de tels arguments. Il savait qu'il n'avait plus à craindre d'être détroussé dans la rue le soir puisqu'il n'y avait plus rien à détrousser, mais il sentait aussi un spectre plus sombre se profiler et se faufiler par cette porte qu'on avait laissée entrouverte. A l'époque, son entourage, et Lucie la première, avait balayé ses inquiétudes sous le tapis d'une méfiance naturelle pour tout ce qui pouvait représenter une autorité aveugle, et il était bien obligé de reconnaitre que c'était effectivement une possibilité, mais sans pour autant parvenir à se départir de cette impression lancinante que quelque chose se cachait derrière cette manne. Et pendant un temps il fut soulagé de constater que le Cube avait changé la vie de tous pour le meilleur. Il y avait bien évidemment eu quelques difficultés inhérentes imposées par cette centralisation digitale, notamment dues à la soudaine obsolescence de beaucoup d'emplois de fonctionnaires, mais les gouvernements surent absorber cette difficulté, ne serait-ce que grâce aux fonds à la fois économisés et engrangés grâce au nouveau système. Il y avait bien évidemment les détracteurs alarmistes qui agitaient des banderoles concernant la menace de l'émergence de l'IA, ou du danger que représentait le fait d'avoir toutes les vies des gens dépendant d'un seul système. Mais soit l'IA était suffisamment simple, soit il n'y en n'avait pas, soit le système avait plusieurs redondances,... mais force était de constater que cela fonctionnait sans accrocs, et les détracteurs se firent moins véhéments et plus rares au fil du temps.

La population glorifiait les résultats obtenus grâce à cette centralisation totale, même si de toute manière personne n'avait le choix, mais tous se réconfortaient dans l'idée qu'ils n'avaient jamais eu le choix de payer leurs impôts ou de remplir des formulaires administratifs avant. Et là aussi, les inquiétudes furent rapidement apaisées par les avantages prodigués par ce système, ceux-ci allant bien au-delà de la seule simplification d'une administration obsolète, entrainant jusqu'à un changement rapide dans les mentalités vers une vision intégrant le système comme étant fonctionnel, bienveillant, sécurisant et nécessaire. Et rétrospectivement, Ulysse avait un jour réalisé que c'était précisément cette porte qu'il avait vu s'ouvrir avec inquiétude. Sur le papier, le Cube était un outil de gestion administratif, l'extension des différentes branches gouvernementales, qu'elles soient financières, sociales, liées à l'industrie, à la santé, ou même à la police, aux bibliothèques et aux piscines municipales. Il était devenu possible de circuler dans n'importe quelle circonvolution administrative d'un simple contact de l'interface du Cube que tous portaient au poignet.

Les changements dans les mentalités qui avaient accompagnés cette révolution furent marqués par différentes étapes importantes et que certains analystes décrivaient avec justesse. Dans les premiers temps, le fonctionnement de ce nouveau système imposé par le Cube avait apporté un regain de popularité auprès des différentes administrations, tout étant fonctionnel et facile, les personnes n'avaient plus à redouter les démarches à faire, mieux encore, la plupart étaient entièrement automatisées, chaque personne ne recevant plus qu'une notification explicative les libérant de toute corvée. La machinerie bureaucratique s'apparentant moins à une usine à gaz impersonnelle et déterminée à vampiriser chaque citoyen, cela permit rapidement d'améliorer l'image même du gouvernement et des politiciens en général... principalement aussi parce que la corruption avait largement été éradiquée grâce à une traçabilité impossible à contourner. Cela représenta un point pivotal dans la perception populaire et l'état d'esprit général, car pour l'une des premières fois dans l'histoire du pays en temps de paix, les électeurs pouvaient faire confiance à leur gouvernement et compter sur le soutien du système sans devoir lutter, ramer, filouter, ou perdre de précieuses heures. Il existait toujours la réalité des intérêts personnels des politiciens, dans le sens où la position conférait malgré tout un certain pouvoir social et un accès à un confort financier non négligeable, mais il n'était plus à redouter qu'ils aillent favoriser des projets parce qu'ils avaient un intérêt financier occulte dans l'affaire.

Les premières années après la mise en place du Cube, certains politiciens et entrepreneurs avaient tenté de faire perdurer ces anciennes habitudes, ou en tout cas de s'y raccrocher, mais même les conflits d'intérêt devenaient tellement visibles que de moins en moins s'y risquaient. Beaucoup de journalistes politiques ou penseurs de l'époque s'étaient d'ailleurs demandé comment les politiciens, qui avaient voté pour l'intégration du Cube, n'avaient pas anticipé ce que cela pourrait impliquer pour leurs petites affaires... car personne ne croyait aux contes de fée et qu'ils l'avaient adopté par pur altruisme et conscience morale. L'explication la plus probable résidait dans l'idée qu'il s'agissait plutôt d'une sorte d'inévitabilité de l'évolution technologique permettant de supplanter un système ancien de plus en plus inadapté à la complexité imposée par une population grandissante, et des structures administratives de plus en plus ramifiées. Il n'y avait tout simplement pas le choix, le gouvernement ne pouvait pas risquer l'effondrement de la machine bureaucratique et administrative et cela appelait à une réforme totale de la structure digitale elle-même... ce que seul le Cube permettait. Et les politiciens et entrepreneurs, comme tous leurs autres concitoyens durent apprendre à faire le deuil d'une époque révolue.

De cette mentalité nouvellement imprégnée de confiance et de stabilité, l'esprit des habitants continua d'évoluer vers des valeurs cherchant systématiquement l'ordre et la tranquillité jusqu'au plus profond de leurs habitudes de vie. Cette volonté avait initialement été motivée par une peur de voir le système s'écrouler pour une raison obscure et que l'on perde tout ce confort. Mais rapidement la peur avait fait place à l'habitude, et le système ne s'écroulant pas, l'ordre et la tranquillité se révélèrent être des valeurs confortables dans une société civilisée. Malgré son apparente discrétion et douceur, ce fut probablement la plus grande révolution sociale des dernières générations, car ces valeurs, s'exprimant aussi bien dans les sphères personnelles, relationnelles ou professionnelles des individus, commencèrent peu à peu à influencer et modifier les comportements.

Les valeurs des autres, et que l'on partageait soi-même pour la promesse quelles apportaient d'une vie paisible et confortable, devenaient les garantes des comportements de chacun. Elles étaient devenues un code de moralité que l'on s'attendait à retrouver chez tout individu civilisé et fréquentable. Vivre en société revenait à dire que l'on respectait l'ordre et la tranquillité de tous, mais surtout que l'on n'accepterait pas des comportements pouvant aller à l'encontre de cette quiétude. Cela eut pour effet de bannir les comportements d'incivilité des relations interpersonnelles, de même que les réactions agressives étaient toujours promptement tempérées, et chacun cherchait à entretenir une communication et des échanges les plus pacifiés possibles.

Et ce fut une bonne chose, et le Cube était toujours le point focal de cette évolution, s'intégrant toujours un peu plus dans la vie des gens, étendant son influence à leur demande directe et pressante à de nouvelles sphères toujours plus personnelles. Après les premières années, l'interface n'était plus uniquement réservée aux aspects administratifs et publiques et commençait à s'ouvrir à la dimension privée de la vie des gens, notamment en acceptant d'autres fonctionnalités n'appartenant pas à la structure administrative, un peu comme la génération précédente le faisait avec les applications sur les téléphones portables, simplement parce qu'il était plus pratique de n'avoir qu'une seule interface pour tout et parce que c'était possible.

De cette mentalité de confiance prônant la tranquillité absolue, les esprits des individus se glissèrent peu à peu dans une certaine complaisance, sédimentant le besoin de tranquillité dans un contentement et même une certaine forme de soumission. Remettre en question tout ce qui touchait au système, revenait à remettre en question ces valeurs d'ordre et de tranquillité et de s'exposer au regard et au jugement des autres. Le fonctionnement du Cube avait dépassé les simples considérations matérielles et bureaucratiques des gens pour s'étendre dans la dimension sociale de leur vie. En toute probabilité, à ce stade, l'intégration du Cube ne permettait pas encore la gestion des fonctionnalités privées qui avaient été installées en plus, dans le sens où ces fonctionnalités n'étaient pas rattachées à la machine administrative et restaient de simples applications. Mais étrangement, tous pensaient que c'était le cas, incapables de dissocier l'appareil en lui-même des fonctions qu'il remplissait, et ce fut finalement ce qui aura légitimisé la transition à venir, permettant à cette préconception de devenir une réalité. Sur le moment, ce fut en tout cas ce qui permit à un raccourci intellectuel de s'installer entre la valeur sociale de l'individu et la qualité relative reflétée par sa situation administrative, financière et professionnelle, au point que de plus en plus, les rapports administratifs du Cube, qui avaient été simplifiés au plus haut point, étaient échangés comme des cartes de visite pour que chacun puisse mesurer l'importance des autres. Les gens étaient déjà habitués à mesurer la valeur d'une personne à son salaire ou tout signe ostentatoire de richesse, et il ne fallut que peu de temps pour que cette carte de visite administrative devint la référence acceptée par tous. Cela tenait en quelques chiffres seulement, des chiffres ressemblant étrangement à des notes parfois, initialement envisagées par le gouvernement comme le reflet de ce qui était considéré comme une exemplarité citoyenne. Il y avait du vert, parfois du rouge dans un soucis de lisibilité, et on mesurait facilement l'importance de sa contribution, on savait ce que l'on avait accompli et ce qu'il fallait corriger au plus vite, on visualisait cette exemplarité de son comportement face aux règles de vie naturellement exigées par un gouvernement, ainsi que l'importance de sa position.

Cela n'avait rien de nouveau réellement, cependant, ces chiffres venaient à présent d'une source de confiance, crédible et impartiale, compilés pour tous par la même intelligence froide et impassible. Ils étaient alors une référence et un étalon parfait, plus efficaces que la belle voiture ou la belle maison, plus objectifs que la simple fiche de salaire ; on pouvait s'habiller comme on voulait, arborer les bijoux les plus scintillants, donner l'illusion que l'on voulait, seuls ces chiffres parlaient et étaient écoutés. Ne pas les rendre accessibles de son propre chef élicitait inévitablement une suspicion quant à la véritable valeur de la personne, que cela soit d'un point de vue financier, social ou même moral. Et c'était là que le lien avait commencé à se faire avec les fonctionnalités nonadministratives présentes sur le Cube et notamment celles qui touchaient ce que l'on appelait autrefois les réseaux sociaux.

Ulysse et Lucie avaient tous deux connu l'omniprésence des réseaux sociaux dans la vie des gens. Malgré leur jeune âge à l'époque et le fait que ces réseaux subissaient déjà un déclin prononcé n'ayant rien à voir avec le Cube dont personne n'avait encore entendu parler, il était presque impossible d'éviter ces plateformes auxquelles trop de personnes de son cercle de connaissances était liées, c'était un outil indispensable qui s'était imposé dans la sphère sociale pour assurer la communication entre les individus, la mise en relation avec des personnes que l'on n'avait jamais croisé auparavant, le colportage de l'illusion de soi que l'on voulait donner au monde, et l'assouvissement d'une sorte de voyeurisme à la limite du malsain en entrant dans la vie des gens, ne serait-ce que pour se rassurer en voyant qu'il y en avait qui étaient pires que soi, tout en dénigrant les autres dans l'espoir de les voir chuter.

Ce déclin initial des réseaux sociaux semblait être directement lié à leur principe de rentabilisation. La monétisation de la communication impliquait qu'il fallait pouvoir pousser un produit vers un consommateur potentiel, mais deux effets pervers accompagnaient ce principe : premièrement, le consommateur se rendait compte la plupart du temps qu'on essayait de lui imposer des produits qu'il ne voulait pas ou n'avait pas demandé, après tout l'homo urbanus était farouchement convaincu qu'il était le seul à décider ce qu'il voulait acheter, où et quand, et même si cette volonté était majoritairement influencée par les publicité, cela restait désagréable de les subir dans ces proportions et même quelque part presque humiliant de se voir rappeler qu'on manquait toujours de quelque chose. Le deuxième principe tenait à la mise en place excessive d'algorithmes savants pour justement essayer de pallier la problématique de l'excès de publicité. La finalité n'était évidemment pas d'en réduire la quantité, mais de les cibler en fonction des besoins ou envies apparents du consommateur pour en augmenter l'efficacité. Bien qu'il s'agît d'algorithme et certainement pas d'une personne physique qui recueillait ces informations, le consommateur se sentait observé, écouté par son propre téléphone portable, ce qui eut pour effet de faire ressurgir l'ombre de Big Brother planant au-dessus de chacun, caché au détour d'une application, espionnant nos vies grâce aux micros et caméras que l'on avait soi-même acheté avec grand plaisir... après avoir vu une pub.

Mais ce fut surtout le changement de mentalité suite à l'avènement du Cube qui sonna le glas de la plupart des réseaux sociaux. Paradoxalement, cette chute n'avait rien eu à voir avec l'extension des fonctionnalités du Cube aux sphères plus purement sociales, cela s'était passé bien avant. On se trouvait bien loin d'une considération d'un compétiteur en phagocytant un autre sur un marché implacable. La mentalité des consommateurs était devenue incompatible avec l'esprit des plateformes en question. L'invasion dans la vie privée, l'étalage d'illusions trompeuses, le voyeurisme et la critique constante de tout ce qui venait heurter son sentiment d'incomplétude, tout cela ne pouvait plus cohabiter avec cette volonté d'ordre et de tranquillité à laquelle tous aspiraient. Et ce qui avait été une révolution pendant des dizaines d'années, une manne économique sans précédent, s'éteignit presque sans un bruit. Certains, comme Vero avait résisté et même prospéré dans ce nouvel état social justement pour les raisons qui faisaient qu'ils peinaient à percer et survivre au milieu des grands d'autrefois. Sans monétisation, sans algorithme, ils étaient devenus un refuge pour tous ceux qui cherchaient à s'éloigner de l'effervescence débordante de plateformes qui n'hésitaient même plus à s'immiscer dans la vie privée des gens sans y être invités et sans même s'en cacher. Vero avait littéralement explosé durant cette période, attirant toutes les personnes sans réseau social fixe et qui venaient s'intégrer dans un fonctionnement de réseau digital dont les lignes directrices s'inscrivaient dans le respect de l'autre et de ce qu'il faisait. C'était ce fonctionnement qui avait naturellement développé la tendance à ne plus essayer de vendre des illusions en se cachant derrière un masque, simplement par respect d'un code de conduite simple et sain.

LE TOUT NOUVEAU LOGO PRESENTE PAR VERO, TRES REPRESENTA TIF DE LA TENDANCE ARTISTIQUE NON FIGURA TIVE ET MEME ABSTRAITE ACTUELLE