Le Retraceur - Nathalie Servent - E-Book

Le Retraceur E-Book

Nathalie Servent

0,0

Beschreibung

2045. Après une pandémie de rage qui a transformé les malades en monstres, le monde tente de se reconstruire. Les anciens malades guéris mais amnésiques côtoient ceux qui les ont sauvés, les Résistants, qui gouvernent en maîtres absolus.
Malchus est un ancien malade. Mais il est surtout un Retraceur. Il voit le passé grâce à un étrange sentier lumineux qui s’ouvre à lui. C’est la Retrace. Hallucination ou réalité ? Don ou malédiction de la rage ? Ces questions tourmentent Malchus.
Pourtant, quand un chef Résistant lui demande de retracer pour sa femme, il accepte. Mais cette plongée dans le passé le mènera à une vérité plus sombre encore que la maladie…

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 266

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



NATHALIE SERVENT

LE RETRACEUR

Prologue

« C’était un enfant. Un garçon de huit ans environ. Il zigzaguait entre les véhicules qui encombraient la chaussée, à peine vêtu d’un slip sale et déchiré. Avant, la rue vivait sur fond de trafic dense et bruyant avec des cafés, des bars, très fréquentés. Et là, de nombreux cadavres sur les trottoirs. Malgré son agilité, il perdait de l’avance.

J’avais envie de lui crier d’aller plus vite, mais je ne pouvais rien faire. Je me souviens que sa bouche s’est ouverte en grand comme s’il voulait hurler, mais rien n’en est sorti. Est-ce qu’il était devenu muet ? On dit que ça peut arriver suite à un traumatisme.

Quand l’homme l’a rattrapé, il a levé son visage vers moi, et j’ai vu ses yeux immenses et pleins de chagrin. Mais je ne bougeais pas. J’étais à quelques mètres de lui, mais je n’ai rien fait. Je l’ai laissé se faire égorger sans bouger. Voilà ce qu’on était devenus : des monstres et des lâches. »

M s’arrêta et regarda son public. C’était la première fois qu’il réunissait les trois communautés et l’instant était solennel.

« Des monstres et des lâches. Voilà ce qu’avait fait de nous la Rage. Une rage nouvelle, plus diabolique encore que sa grande sœur, plus sournoise, plus terrifiante. Des années à se propager et à nous infecter silencieusement et soudain des millions de personnes qui déclarent les symptômes en même temps par mimétisme.

Des Enragés, qui ne meurent pas, mais deviennent des monstres. Et nos vies qui basculent dans l’horreur. Les mêmes atrocités dans le monde entier, jusqu’à ce que nos écrans deviennent noirs. En quinze jours, nos systèmes de santé s’effondrèrent. En un mois, ce furent nos civilisations.

Septembre 2030, fin du monde tel que nous l’avions connu et début du chaos. Cinquante pour cent de la population avait été contaminée et la majorité de l’autre mourut sous les crocs des malades, souvent des proches qu’ils ne pouvaient même plus emmener à l’hôpital et qui se retournaient contre eux. Et dans les rues, un vrai carnage…

Parmi les Réveillés, une femme se leva en pleurs. Un Résistant lui fit signe de se rasseoir et M reprit son récit.

« Les plus fragiles furent les premiers à disparaître, puis ce fut au tour des autres. Survivre dans l’Enfer, c’est difficile. En 2035, il ne restait plus que quelques milliers d’humains. Vous, les anciens malades et nous, qui avions résisté à la Rage et à sa fureur, mais nous étions tous des condamnés à mort, surtout vous, entre crise de fureur et d’asthénie. Tous à attendre le dénouement de l’Apocalypse et la fin de l’humanité.

« Et puis il y eut ce miracle, ce médicament et j’en remercie Dieu. Oui ! Chaque jour qui passe, je lui rends grâce d’avoir guidé ma main. Nous vous avons capturés et soignés. C’était pas facile, mais on l’a fait quand même. Puis, avec les premiers résultats, l’espoir est revenu. C’était tellement étrange de le ressentir après ces cinq années d’horreur. Certains des Résistants qui l’entouraient acquiescèrent discrètement, les autres restèrent de marbre.

« Une décennie s’est passée… Oh ! Je sais ce que vous pensez tous ! dit-il en haussant la voix, vous pensez que le prix à payer était trop élevé, car vous y avez perdu totalement la mémoire ! Réveillés du coma thérapeutique complètement amnésiques. Ce fut un choc pour nous aussi. MAIS on ne pouvait pas, martela-t-il plus fort, déloger cette chose qui avait pris possession de votre cerveau sans ce sacrifice. L’oubli, il faudra faire avec, c’est votre pénitence, notre pénitence à tous !

Il poussa un profond soupir avant de reprendre :

« Mais ne désespérez pas ! Les voies de Dieu ne sont-elles pas impénétrables ? Ne voyez-vous donc pas ce que nous sommes en train de reconstruire ! un monde meilleur. Bien meilleur que celui qui est mort ! Voilà ce que nous créons petit à petit. De nouveaux noms, de nouvelles vies, une seule communauté d’humains qui se respectent et qui se font confiance malgré le carnage. C’est notre projet. Un projet béni par Dieu et par tous nos disparus.

M balaya l’assistance d’un regard sévère.

« Pourtant aujourd’hui, j’ai mal et je suis en colère. M, vous connaissez tous ce nom. Une seule lettre, par respect pour vous qui les avez perdus. M, je ne serai plus jamais que cette initiale, mais quelle importance. Ce qui compte c’est ce que nous faisons. Nos choix et nos actes pour protéger nos communautés. Les dernières communautés humaines sur terre.

Et quand je vois que certains nous mettent en danger en agissant de manière égoïste, je suis en colère et profondément triste. Est-ce que le passé vaut la peine qu’on meure pour lui ? Qu’on s’égorge pour lui ? Vous ! Les Réveillés répondez-moi : Est-ce que le passé vaut la peine qu’on tue et qu’on égorge ?

Deux meurtres, en quinze jours. Un dans la communauté du Nord, ma communauté, un autre dans celle du Sud. Deux vies perdues pour quelques photos jaunies et deux autres condamnées. Ces Retraceurs, vos compagnons, ils ont égorgé des gens qui avaient cru en eux. Ils devraient mourir pour leur crime. Mais ils ne sont pas coupables, car les coupables, c’est vous ! Vous qui leur demandez de retracer votre passé alors que la Fureur les menace.

Vous qui les condamnez à être à nouveau des Enragés. La Rage, ce fléau que nous voulons tous oublier. Alors, est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? Répondez-moi !

Le silence fut la seule réponse de son auditoire. M le laissa s’éterniser jusqu’à ce qu’un murmure où se mêlaient sanglots et gémissements s’élève de la salle. Il avait gagné et sa conclusion fut sans appel :

« Non, je vous le dis, rien de notre passé ne vaut qu’on tue pour lui. Dorénavant, je déclare officiellement la Retrace interdite dans les trois communautés. »

Chapitre premier

(Six mois plus tard…)

La panthère scrutait les alentours et ses yeux jaunes s’arrêtèrent sur le couloir de voitures où il se faufilait. Le vent ne soufflait pas dans sa direction et c’était heureux, car l’animal était en chasse.

Il l’avait aperçue quand elle avait grimpé sur l’arbre. Après avoir humé longuement l’air, elle se laissa couler du tronc et ondula gracieusement entre les carcasses métalliques. Il posa le jerricane et la suivit l’arbalète au poing.

Soudain, elle fut aux aguets. Plus loin, un petit groupe de chèvres broutait. L’une d’elles, à la traîne, ruminait placidement. Il distingua les deux pointes noires de ses oreilles et son museau tout blanc. C’était Bella. Une petite chèvre qu’ils avaient réussi à apprivoiser et qui se laissait traire en bêlant tragiquement.

Il tendit l’arbalète, mais la panthère accéléra et franchit les derniers mètres en deux bonds immenses. Bella ploya sous l’assaut tandis que le fauve la saisissait à la gorge pour l’étouffer. Il ne pouvait plus rien pour elle, déjà, sa tête pendouillait mollement. Il s’en voulait d’avoir hésité, fasciné par la beauté du fauve. C’était trop dangereux de la laisser rôder dans leur quartier. Il devait rentrer pour prévenir Cassandre, il irait chercher l’eau plustard.

Le ciel rosé de l’aurore bleuissait et le concert matinal des oiseaux s’était calmé. Bientôt le silence cerclerait de son étau les grandes avenues et seul le vide ferait vibrer lacité.

Silence et solitude c’était ce qu’il avait recherché en s’exilant. Quitter la communauté. Fuir les autres Réveillés. Il voulait être seul dans les rues désertes. Seul et s’oublier parce que la Retrace avait échoué et que l’espoir était mort.

La ville l’avait absorbé. Le quotidien de la survie rythmait la fuite monotone des jours sans pouvoir apaiser son sentiment de culpabilité, car ce Retraceur qui avait tué était son ami. Cassandre avait vu le meurtre avant tout le monde, dans un de ses rêves prémonitoires. Elle l’avait averti, mais il ne l’avait pas écoutée. Il aurait dû. Mais les interprétations oniriques de la jeune femme le dépassaient. Les siennes de nuits étaient complètement vides. Des trous profonds desquels il émergeait, le cerveau dans un étau. Sauf deux nuits auparavant, il s’était réveillé des images plein la tête. Des images si insolites que même Cassandre n’avait pu comprendre leurs significations.

Quand il arriva, elle s’activait dans la cuisine. Il faisait chaud et elle avait relevé ses longs cheveux noirs en chignon, ce qu’elle faisait rarement à cause de son dos.

–Et l’eau ?

Il posa le jerricane vide sur la table sans répondre.

–Qu’est-ce qu’il se passe ?

–J’ai vu une panthère, je suis revenu pour t’avertir. Il faut que tu sois prudente,tu…

–Une panthère !

–… dois faire attention ! Tu vas tous les jours à la bibliothèque.

–Ce n’est pas loin et j’ai le fusil.

–Elle chassait et elle a tué une chèvre.

–Une panthère et une chèvre… comme dans ton rêve ! Songeuse, elle ajouta, je t’avais bien dit que c’était prémonitoire. 

–Dans mon rêve, la chèvre l’allaitait et elle ne se faisait pas tuer,et…

Malchus hésita quelques secondes puis reprit :

« C’est Bella qu’elle a tuée ! 

Les yeux de Cassandre s’embuèrent et son menton trembla. Il lutta contre l’envie de la prendre dans ses bras. De même que tous les Réveillés, il ressentait trop fort les émotions de ceux qui l’entouraient. Mais la Retrace lui avait appris à s’en protéger. Question de survie ! La grande gueule de la Fureur pouvait vous aspirer en un clin d’œil dès qu’on baissait la garde. Par réflexe, il se fermait aux autres même dans la vie de tous les jours et même avec Cassandre. Aussi lui dit-il seulement :

–T’inquiète pas, elle n’a pas souffert…tout s’est passé très vite !

Son amie ne lui répondit pas. Elle alla s’asseoir sur le canapé et prit le livre qui y traînait sans l’ouvrir. Juste le toucher quelques instants avant de s’y plonger, alors la lecture l’absorberait et son angoisse disparaîtrait. Lui se retrouverait seul. Parfois ça le peinait de ne pouvoir partager plus de choses avec elle.

–Qu’est-ce que tu lis en ce moment ?

Cassandre fut surprise, c’était tellement rare qu’il s’intéresse à ce qu’elle lisait. La lecture, il la considérait comme une perte de temps et lui préférait l’action : chasses, pièges, explorations… Une fuite en avant qu’elle comprenait. Elle était lucide sur les fragilités des Réveillés.

–Shakespeare… un auteur de pièce de théâtre.

–Shakespeare ? Drôle denom !

–Pas plus que les nôtres et le sien est authentique, au moins ! Tu devrais essayer de t’en trouver un, au lieu de garder celui que t’ont donné les Résistants. Tu te sentirais enfin toi-même.

Il n’en était pas aussi sûr qu’elle. Après le coma, les anciens malades n’avaient plus de nom. Ils l’avaient oublié comme tout le reste et les Résistants les avaient rebaptisés. Des prénoms bibliques pour sauver l’âme des anciens monstres : Abel, Marie, David…et Malchus, le dormant d’Éphèse, emmuré vivant dans une grotte et réveillé deux cents ans après.

C’était ce que racontait la légende, un peu leur histoire à eux tous, les anciens malades, réveillés du coma thérapeutique comme d’une sombre grotte. C’était ainsi que les appelaient les Résistants : les Réveillés, et Malchus était son nom. Sept lettres auxquelles il s’était raccroché et qui l’avaient empêché de basculer dans la folie.

Il les avait récitées tant de fois au Réveil, comme un mantra, lui avait expliqué Cassandre. Mais pas un bon, car porteur de l’énergie négative des Résistants. Il ne comprenait pas bien ce qu’elle voulait dire par là, Cassandre pouvait être si compliquée parfois, mais il n’en changerait pas quoi qu’elle dise. Il savait que se rebaptiser ne pourrait pas effacer le noir en lui. Alors, autant garder le nom d’un homme qui avait survécu à deux siècles de ténèbres.

Celui de son amie provenait aussi d’un temps lointain, bien avant que la Maladie ne frappe leur monde, une voyante qui, comme elle, prédisait l’avenir. Mais sa Cassandre ne voyait pas tout et se trompait souvent. Il regretta de l’avoir laissée partir seule, avec cette panthère dans le coin.

Sur le balcon, il ne put la distinguer dans le désordre figé de l’avenue. Il s’apprêtait à sortir pour la rejoindre, quand, une présence derrière la porte d’entrée l’arrêta. Les sens en éveil, il se concentra. La silhouette d’un être humain se dessina dans sa tête et, rassuré, il ouvrit la porte. Un homme immense apparut sur le seuil.

–J’allais taper, mais vous m’avez devancé ! dit-il sans avoir l’air surpris.

–Je vous ai entendu arriver.

L’homme le dévisageait d’un drôle d’air.

–Vous êtes Malchus, le Retraceur ?

Puis, comme il ne répondait pas, il s’avança verslui.

« Excusez-moi, Le Nageur,chef…

–Je connais votrenom !

–Il faut que je vous parle. J’ai besoin devous.

ChapitreII

Au bout de l’avenue, la bibliothèque faisait miroiter son dôme de verre au soleil. Magique et rassurante comme une fée. C’était ainsi que Cassandre l’avait baptisée, la Fée. Bientôt ses portes se refermeraient sur elle et plus rien ne pourrait l’atteindre. Elle serait dans son monde.

Depuis le Réveil, elle n’avait cessé de lire. Les mots n’avaient aucun secret pour elle. Ce n’était pas le cas des autres Réveillés. Beaucoup ne le savaient plus, mais les Résistants manquaient de patience et estimaient que la lecture n’était pas essentielle à la reconstruction de leur monde. Ils se trompaient bien sûr. Cassandre savait que les mots disaient le Monde, mais les Résistants n’étaient pas des poètes et c’était à elle qu’ils avaient confié cette mission.

Un petit bâtiment avait été aménagé à cet effet. Une fois seule, elle dévorait enfin ses romans. Mais il y en avait trop peu, surtout des manuels de jardinage, de bricolage et même de fabrication de bunkers…. Tout pour la survie. Quel ennui ! C’était lors d’une expédition en ville qu’elle avait découvert la Fée.

À l’émerveillement avaient suivi la frustration et l’obsession d’y retourner. Alors quand Malchus avait décidé de s’exiler, elle l’avait supplié de l’emmener avec lui. C’était un solitaire, mais il avait accepté, sans doute car elle était différente des autres Réveillés. Pour elle, l’amnésie n’était rien d’autre qu’un voile que le souffle du passé n’avait pas encore soulevé. Juste une question de temps, un jour, ils le verraient tous, comme elle-même pouvait voir le futur.

Une fois en ville, Malchus avait insisté pour qu’ils se logent près de la Bibliothèque, alors qu’il n’y avait que peu d’appartements dans son périmètre, et tous très délabrés en comparaison de ceux des quartiers périphériques. Mais il avait insisté, pour sa sécurité, et cela l’avait gênée. C’était déjà tellement inespéré qu’il la veuille bien auprès de lui, alors qu’elle ne savait pas faire grand-chose d’autre que lire.

Trouver un appartement n’avait pas été facile. Ils avaient d’abord éliminé ceux dont les vitres brisées les exposaient au froid et aux prédateurs. Puis, ceux dont les plafonds et les sols fragilisés menaçaient de s’effondrer à tout moment. Ensuite, ceux qui sentaient trop le carnage, la folie, la souffrance et le fantôme. Enfin, il n’était resté que les mystérieux, surnommés ainsi parce que leurs portes et leurs fenêtres étaient complètement barricadées. Presque impossible d’y pénétrer.

Autant par curiosité que par nécessité, Malchus et Cassandre s’étaient évertués à les ouvrir. Planches, plaques de contreplaqué ou de métal, tables renversées, fauteuils et chaises empilés... Toutes sortes d’objets hétéroclites et de matériaux les obstruaient, mais ils avaient réussi. Le premier avait été décevant et dans le deuxième, ils avaient failli mourir, car il était truffé de pièges anti-Enragés. Aussi s’étaient-ils finalement rabattus sur un petit appartement, au premier étage d’un vieil immeuble, un peu éloigné de la Fée, mais qui avait le mérite de ne pas être dangereux et relativement en bon état.

Il ne lui restait plus qu’une dizaine de mètres à franchir, les plus difficiles en raison de toutes les voitures accidentées qui jonchaient le trottoir comme de gros rochers et qui gênaient la visibilité. Mains crispées sur la crosse du fusil, elle allongea le pas.

Les animaux l’effrayaient. Elle avait beau se répéter que durant la Maladie c’était elle la bête féroce, elle se sentait toujours aussi vulnérable, quand au détour d’un immeuble, elle croisait leurs regards énigmatiques. Il y avait en eux une intelligence supérieure, mais dissimulée. Pendant la pandémie, alors que l’humanité s’enfonçait dans l’horreur, ils étaient restés des porteurs sains. L’immunité leur avait donné la nonchalance de la victoire facile ainsi qu’une aura de mystère. Ils auraient pu la dévorer tant de fois, mais ils attendaient leur heure et alors, toutes leurs armes n’y suffiraient pas.

Elle se secoua. Il fallait qu’elle calme ses peurs, pour Malchus, il avait déjà tellement à porter. La nuit, elle entendait ses gémissements, mais au matin il ne se souvenait de rien. Le vide le hantait et la présence de Cassandre lui faisait du bien. Pas plus qu’un peu d’apaisement. Les Réveillés n’étaient plus capables d’amour, mais ça lui était égal, bientôt la Fée la nourrirait de sa magie. Le temps y passait comme dans un songe et le jour déclinait quand enfin elle en sortit.

Dans la cuisine, la vaisselle sale était toujours dans l’évier et le jerricane aussi vide, sur la table. Penché sur une photo, Malchus ne leva pas la tête. Curieuse, elle s’approcha. Dessus, on voyait une toute jeune fille en blouse de réveil.

–Qui c’est ?

–Tu ne la connais pas. Ce n’est pas quelqu’un de notre communauté.

Il semblait sur la défensive et cela l’étonna.

–Comment t’as eu la photo ?

–Pendant que tu étais à la bibliothèque, j’ai eu une visite. Son mari.

–Son mari ! Elle fait si jeune !

–La photodate.

Elle perçut ses réticences à en dire davantage, mais elle insista.

–Qu’est-ce qu’il veut ?

–C’est le Chef de la communauté du Littoral. Il veut que je retrace pourelle.

Un chef résistant demandant une Retrace ! Cassandre eut du mal à le croire.

–C’est pas possible ! Pourquoi?

–Elle est tombée enceinte. Au début tout allait bien et puis au fur et à mesure, elle est devenue dépressive. Et c’est pire depuis qu’elle a accouché. Elle n’arrive pas du tout à s’occuper du bébé. Il a même l’impression qu’elle a peur d’elle.

–Elle ?

–Oui c’est une petite fille.Myna.

–Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Il le sait ?

–Elle veut comprendre comment elle a survécu. Elle a été capturée dans un cinéma, en janvier 2036, âgée d’une dizaine d’années, difficile à évaluer…

–Dix ans ! Elle aurait eu donc cinq ans au début de la Maladie ! Cinq ans, répéta-t-elle, c’est impossible !

–Oui, moi aussi je croyais qu’aucun Enragé n’avait pu survivre aussi jeune. Elle pense qu’un autre malade a veillé surelle.

–Mais les malades s’entretuaient !

–Elle est sûre que quelqu’un l’a protégée, sa mère ou son père. C’est devenu une obsession ! Le Nageur a fait une enquête. Il y avait une vingtaine de malades dans la salle où ils l’ont trouvée. Une majorité d’hommes, assez jeunes. Au centre de réveil, selon le protocole, ils les ont laissés ensemble pour le regroupement familial. Mais ça n’a rien donné. Quand les phases d’asthénie ont correspondu, aucun n’a semblé se connaître vraiment. Ils n’appartenaient pas à la même famille.

–Et dans les autres salles ?

–Tous trop jeunes pour être ses parents.

–Pourquoi n’a-t-elle pas demandé de Retrace avant ?

–Ce n’est pas elle qui veut la Retrace, elle est contre, surtout depuis les deux meurtres...

–Je ne comprends pas !

–C’est lui qui la veut. Elle ne sait pas qu’il est venu me voir. Il se fait du souci pour elle. Il a peur que son état ne s’aggrave encore. Il espère qu’avoir des objets ou des photos de son enfance pourrait l’apaiser et il n’y a que la Retrace pour les retrouver.

–Mais si elle ne veut pas, comment tu vas faire ! Tu ne peux pas retracer sans la voir ni la toucher ?

–J’ai la photo.

–Ce n’est pas une photo de la capture, elle est plus âgée dessus !

–Il va m’emmener à l’endroit où ils l’ont trouvée…

Il s’était arrêté et l’observait.

–Quel est le problème ? Tues…

–Je ne te comprends pas ! Tu ne voulais plus du tout retracer ! En plus c’est interdit !

–T’as pas besoin de me le rappeler ! Tu sais bien que j’arrête pas d’y penser…

–Un chef Résistant qui veut une Retrace, tu trouves pas ça étrange !

–Il aime sa femme…

–Et pourquoi faire appel à toi ! Il n’y a pas de Retraceur dans sa communauté ?

–Parce que je me suis exilé justement ! Mon absence ne sera pas remarquée.

–C’est ce qu’il t’a dit ?

–Oui ! Lui aussi, il n’a pas envie que ça se sache, biensûr !

–C’est glauque !

–Glauque ?

–Malsain et cynique. Crois-moi, Malchus, j’ai un mauvais pressentiment…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il était déjà loin. Parti sans un mot. Elle se sentit rejetée comme une chose désagréable et voulut le rattraper pour lui expliquer qu’elle s’inquiétait, à cause de ses intuitions, le rêve qu’il avait fait : cette chèvre qui allaitait une panthère, un rêve prémonitoire, elle en était sûre. Non, il n’y croyait pas et s’agacerait. S’il la rejetait à nouveau, elle ne le supporterait pas. Pourtant elle savait qu’elle avait raison, il fallait juste qu’elle trouve les bons mots. Alors, ils feraient la paix et elle se sentirait mieux.

Mais c’était trop tard, la déferlante d’angoisse, qu’elle connaissait si bien, balaya ses dernières résistances. Bientôt, elle tremblerait de tous ses membres et se briserait en dizaines de Cassandre. Des miettes de Cassandre. De la poussière.

Il fallait qu’elle voie la Fée et qu’elle sente sa magie sur elle. Elle sortit à tâtons sur le balcon. Mais les ténèbres masquaient la ville et elle ne put distinguer son dôme de verre. Un mauvais présage, elle ne pourrait éviter la crise. Dos au mur, elle se laissa glisser jusqu’au sol et prit ses genoux entre ses bras, espérant que les tremblements qui commençaient à la secouer ne se transformeraient pas en convulsions.

ChapitreIII

Impossible de se concentrer sur le paysage monotone qui s’enfuyait devant lui. Depuis qu’il avait dépassé le district du Littoral, le Nageur ne pouvait s’arrêter de penser à sa petite fille, seule avec sa femme. Il prit une profonde inspiration pour dénouer le point douloureux apparu dans sa poitrine. Le panneau indiquant sa communauté avait surgi au détour du virage, sans qu’il s’y attende et pourtant il connaissait bien la route. Mais ces lettres jaunes d’or sur fond bleu l’avaient choqué comme s’il les voyait pour la première fois. Pourtant, c’était lui qui les avait tracées, fier de ces couleurs qui célébraient la lumière et la paix ! Une utopie que leur avait vendue M et à laquelle, il avait fait semblant de croire, parce qu’il était jeune et qu’il l’admirait. Il se promit de les faire repeindre en noir. On les verrait mieux de loin et elles colleraient plus à leur époque.

À côté de lui, le Retraceur dormait et le rythme de sa respiration s’était enfin calmé. Il n’aurait pas pu supporter davantage son sifflement d’asthmatique. Une crise d’angoisse sûrement. Il ne connaissait que trop bien ces symptômes. Myriam avait les mêmes, surtout le soir, quand il rentrait du travail et qu’il aurait dû lui parler, la réconforter au lieu de rester silencieux. Mais c’était ainsi, il n’y pouvait rien. À peine émergées, ses émotions étaient censurées, sa tête se vidait et plus aucun mot ne sortait de sa bouche. Blocage et silence, des cadeaux de l’Apocalypse. Le silence, il avait fini par l’apprécier. C’était confortable et apaisant. Mais Myriam était arrivée, puis Myna et la paix avaient disparu.

Il serra les dents. Il devait arrêter de s’apitoyer sur lui. Seuls les faibles le faisaient et il n’y avait pas de faibles chez les Résistants. L’Apocalypse avait fait son tri. Les Résistants avaient défié la Maladie, les Réveillés y avaient succombé. Mais Myriam n’était pas faible, elle était fragile. Une nuance qu’il essayait de s’enfoncer dans le crâne pour ne pas se détourner d’elle, la rejeter et souffrir, car il l’aimait. Il soupira. Sa femme était forte. Oui forte d’avoir survécu si jeune au carnage. Mais le carnage l’avait abîmée. Voilà la vérité à laquelle il se raccrochait depuis des mois !

Il se souvenait encore de son arrivée dans la communauté, elle était si petite et si maigre. On l’avait placée chez un couple de Résistants. Des parents qui avaient perdu tous leurs enfants dans la pandémie et qui avaient bien voulu s’occuper d’elle.

Il ne s’en était plus occupé. Trop de choses à gérer. Commander, ce n’était pas dans sa nature, il avait dû prendre sur lui. Plus d’une fois, il avait eu envie de tout envoyer balader et retourner dans son phare. Ces gens qui comptaient sur lui alors qu’il n’aspirait qu’à être seul. La fin du monde, il l’avait observée de loin, dans son îlot, en solitaire. Il était devenu chef sans comprendre comment et pourquoi. Peut-être à cause de sa réserve, son calme, sa haute taille et il avait fini par prendre goût à cette nouvelle solitude.

Mais un soir, Myriam l’avait abordé. C’était après une lecture publique très ennuyeuse comme elles l’étaient toutes, mais auxquelles il se devait d’assister. Il ne l’avait pas reconnue. Elle ressemblait aux jeunes filles d’Avant. Ses yeux et sa bouche surtout. Des filles qu’il avait rêvé de serrer dans ses bras. Des filles mortes. Et Myriam bien en vie devant lui. Elle lui avait demandé des cours de natation parce qu’elle ne savait pas nager et qu’elle adorait la mer. Il avait accepté, sans réfléchir, à cause de ses lèvres rouges.

La nuit, il avait rêvé de sa mère. Elle lui souriait.

Le lendemain, il s’était senti flotter hors du temps jusqu’au rendez-vous avec elle sur la plage. Dans son sillage, la morsure du froid et le sel des embruns. Il avait plongé et quand il avait refait surface, Myriam défiait les vagues, campée sur ses jambes, tête haute et bras écartés. Il s’était revu alors en train de dévaler les descentes vertigineuses des montagnes russes, des cris et des rires autour de lui. Ceux de ses amis disparus à jamais.

La nuit suivante, il avait encore rêvé de sa mère et aussi de la fille de son lycée. Elle marchait à sa rencontre sur les quais pour leur tout premier rendez-vous d’amour.

C’était Myriam qui l’avait embrassé la première. Dans l’eau profonde, ils avaient dérivé l’un contre l’autre et sa bouche avait cherché la sienne. Ses lèvres salées avaient le goût du désir.

Les leçons de natation s’étaient arrêtées et elle était venue habiter chez lui. Un mois plus tard, elle était enceinte, mais bien avant qu’elle ne s’arrondisse, le cauchemar avait commencé. D’abord des nausées et de violents vomissements qui la tordaient en deux et qui l’empêchaient de se nourrir correctement. Puis à quatre mois, ce fut une urticaire géante que rien, hormis les longues marches dans l’eau glacée, ne pouvait soulager. Elle avait attrapé froid. Rhume, angine, otite… Et tandis qu’elle maigrissait à vue d’œil, son ventre ne cessait de grossir. Elle le regardait avec stupeur comme si elle redoutait ce qu’il allait en sortir. Lui aussi. Il revoyait l’épidémie de Rage enfler, exploser et se répandre dans le monde comme un liquide noir et épais. Un cauchemar récurrent qui ne le laissait pas en paix.

Il avait fini par aller dormir dans la chambre voisine, pour éviter de la toucher. Heureusement, la grossesse n’était pas allée jusqu’à son terme. À sept mois, jour pour jour, elle avait accouché.

« Comme une lettre à la poste, s’était exclamée Mummy Blue, la sage-femme de la communauté, même pour un prématuré, c’est du rapide ! Pas souvent que ça se passe aussi vite pour un premier ». Il avait soudain réalisé ce qu’il pressentait depuis longtemps. Tous ces mois de cauchemar venaient de la Maladie. La Rage était toujours là, à l’intérieur de Myriam, et l’avait empêchée de mener sa grossesse à terme.

Il n’avait même pas réagi quand Mummy Blue lui avait posé Myna dans les bras. Mais, malgré sa faiblesse, Myriam s’était redressée et avait scruté longuement le nourrisson. Un soulagement intense s’était lu sur son visage. Le bébé était normal. C’était une petite fille, toute rose sous son enduit blanchâtre. Il avait eu honte de ces pensées délirantes. Myriam était guérie et serait une bonne mère pour leur bébé. Il l’aiderait.

Parce qu’elle ne voulait pas l’allaiter, de vieilles boîtes de lait maternisé furent récupérées en pharmacie et c’était lui qui donnait le biberon à Myna. Myriam ne la touchait jamais. Des semaines à espérer en vain qu’elle finirait par s’en occuper comme une mère normale ! Comment ne pouvait-elle pas avoir envie de la prendre dans ses bras ! Quelle sorte de femme était-elle donc ? Le doute avait recommencé à le torturer.

Imaginer Myna toute seule avec Myriam, lui était insupportable. Alors, il avait demandé à Mummy Blue de rester avec elles. Lorsqu’il rentrait, sa femme se tenait immobile au-dessus du berceau et l’accoucheuse secouait la tête d’un air navré. Il savait ce que cela voulait dire. Myriam n’avait toujours pas touché Myna. C’était tellement bizarre de la voir transformée en cette statue maladive et inquiétante. Elle lui faisait peur et il ne savait plus s’il désirait vraiment qu’elle s’approche de leur bébé.

Il guettait les symptômes de la Maladie qu’il connaissait si bien : la sueur, l’agitation et la transformation finale ! Tous les gestes de Myriam lui paraissaient suspects. Il devenait fou. Sa vie lui échappait. Ce n’était pas ainsi que ça aurait dû se passer. Sa femme dépérissait à vue d’œil et impuissant, il assistait à sa descente aux Enfers. L’aimait-il encore ? Oui, mais la vraie, pas ce fantôme qui hantait leur vie sans pouvoir y revenir.

La Maladie qu’il avait réussi à distancer depuis ce jour de septembre l’avait finalement rattrapée. La nuit, immobile près du lit, son père le fixait de ses yeux morts. Il se réveillait en sursaut et n’arrivait plus à se rendormir. Myriam ne dormait pas non plus. Parfois, il l’entendait pleurer sans pouvoir la consoler. Il fallait que ce cauchemar cesse. Se battre, ne pas laisser la Rage gagner à nouveau. Mais pour cela, il avait besoin du Retraceur.

ChapitreIV

Malchus sursauta. Un choc l’avait tiré de sa somnolence. La voiture ralentit et stoppa. Il entendit le Nageur jurer à cause de l’état de la route.

–Saloperie d’ornière ! Je pense qu’on a crevé ! Manquait plus queça !

La portière claqua et Malchus s’étira. Malgré sa crise d’angoisse, il avait réussi à s’assoupir et il se redressa péniblement. Autour d’eux des plaines à l’infini. Le même paysage depuis le début et l’impression d’être prisonnier de l’espace et de ses pensées. Elles tournaient en boucle depuis sa dispute avec Cassandre. S’il ne bougeait pas, leur manège reprendrait.

Il sortit et s’assit au bord de la chaussée, rongée par l’assaut interminable de cet océan vert. Une odeur d’herbe fraîche l’assaillit. Il la respira à fond et son malaise s’atténua un peu. Le Nageur cherchait au fond du coffre les outils pour changer la roue. Malchus ne lui proposa pas son aide, car il savait qu’il la refuserait. C’était leur manière à eux, les Résistants, de montrer qu’ils étaient supérieurs aux Réveillés. Faire comme s’ils ne servaient à rien ou n’existaient pas. Ce dernier ne devait pas déroger à la règle.