Le royaume perdu d’Erin - Tome 1 - Anne-Elisabeth d'Orange - E-Book

Le royaume perdu d’Erin - Tome 1 E-Book

Anne-Elisabeth d'Orange

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Beschreibung

Le jeune héritier de la légendaire lignée des rois-suprêmes, chassés du trône d’Irlande trois siècles plus tôt par les Bretons, échappe en effet de justesse à un massacre.

Commence alors pour lui un long chemin d’exil, au cours duquel, accompagné de son fidèle ami Leag, il s’initie au métier des armes.

Chargé par le roi d’Armorique d’enquêter sur l’inquiétante multiplication des gobelins dans toute l’Europe, Brann parviendra-t-il à regagner la terre sacrée d’Erin qui l’appelle ?




À PROPOS DE L'AUTRICE

Anne-Élisabeth d’Orange a toujours été attirée par l’Irlande et la culture celtique. Après des études d’histoire, elle se consacre à l’écriture et à sa famille à Bordeaux. Son premier roman, qu’elle mûrit depuis 20 ans est un chef-d’oeuvre

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Prologue

La barque glisse silencieusement sur l’eau noire, ses vagues paresseuses à peine éclairées par la lueur argentée des étoiles. Le clapotis de l’eau sur les rochers sombres des trois îles chante doucement. J’enfonce mes rames un peu plus profondément et tire sur mes bras, en respirant à pleins poumons. Derrière moi, les quelques feux du port de Dúlainn ne sont presque plus visibles, tandis que, devant, trois îles dressent leur silhouette sombre : les îles d’Arann. Je longe la première, puis la deuxième.

La côte d’Erin1 s’éloigne petit à petit et je ne risque bientôt plus d’alerter la garde bretonne par un bruit de rame suspect, bien qu’à cette heure-ci et dans ce coin reculé, elle ne doit se réduire qu’à un ou deux soldats à moitié endormis. Je lève les yeux vers le ciel, les étoiles brillent, la lune n’est pas encore levée mais je guide mon esquif d’une main sûre. Impossible d’allumer ma lanterne, elle se repérerait de loin par cette nuit calme et sans lune. Je sais que je ne risque pas grand-chose, mais je préfère rester prudent. Les Bretons2 n’ont jamais osé approcher des îles d’Arann. Ils se sont toujours contentés de les surveiller de loin. Quelques vieilles légendes et disparitions étranges, ainsi que les difficultés d’accostage par gros temps, ont suffi à leur inspirer une crainte superstitieuse des trois îles qu’ils s’imaginent habitées par quelques descendants des Tuatha Dé Danann3, à leurs yeux des êtres puissants et dangereux. Les Gaëls se sont bien gardés de les rassurer. La plupart d’entre eux sont aussi crédules que leurs envahisseurs. Les trois îles n’ont ainsi jamais été foulées par une botte ennemie depuis l’invasion bretonne, il y a plus de trois cents ans maintenant. Dúlainn n’est d’ailleurs qu’une petite bourgade de pêcheurs que les Bretons n’ont jamais trouvée digne d’un intérêt particulier.

Les rebelles en ont profité pour investir Arann et y demeurent depuis qu’Erin subit le joug breton, y cachant des membres de la famille royale, des chefs de clan recherchés, ou tout autre combattant irlandais ayant besoin de protection et de se faire oublier. C’est là que je me hâte, plongeant toujours plus profondément et plus vite mes rames dans l’eau sombre, me contentant de jeter de temps en temps un coup d’œil aux étoiles afin de garder le cap.

La mer est calme, il fait très doux, c’est la veille de Lugnasad4, et un jeune prince est sur le point de naître. J’approche enfin d’Inis Mor, l’île la plus à l’ouest et la plus grande de l’archipel. Un fort a été construit à la pointe septentrionale, il y a quelques siècles, et c’est là que la reine Nuala, épouse du roi-suprême, s’apprête à mettre au monde son premier enfant. L’avenir de l’Irlande est suspendu à cette naissance.

J’entre dans la baie et je peux enfin découvrir ma lanterne, que je tenais jusque-là dissimulée dans la barque. Je sais que je suis attendu. Le temps presse, il me faut un cheval pour traverser l’île rapidement. Des lumières mouvantes apparaissent sur la plage. Je rame plus vite encore, ignorant les douleurs de mes bras fatigués. Je dois absolument être auprès de la reine lorsque l’enfant arrivera. Je dois être là. Je suis le témoin de la lignée, depuis que l’invasion bretonne l’a réduite à vivre dans la clandestinité. Je durcis ma volonté et bande mes muscles. J’avance plutôt vite pour un vieillard de mon âge. Et, après tout, j’ai le poil encore bien brun et l’allure engageante malgré mes 340 ans.

Trois cent quarante longues années, dont plus de trois cents au service des rois-suprêmes d’Irlande qui se sont succédé toutes ces décennies. Malgré mon air juvénile, je suis fatigué, tellement fatigué. Je ne devrais pas vivre si longtemps, personne ne vit si longtemps. Mais je suis toujours là. J’étais là ce jour où mon roi, Fergus, décida cette expédition insensée dans les mystérieuses Îles au Nord du monde. Là aussi, le jour où son neveu Lorcan, profitant de sa longue absence inexpliquée, s’empara du trône d’Erin, et conclut une vile alliance avec nos voisins bretons pour se débarrasser de ceux qui soutenaient le roi légitime et son fils encore enfant. J’étais là encore, ce jour funeste où ce misérable Lorcan fut assassiné par une prostituée dans son lit et que le roi de Bretagne se proclama roi-suprême d’Irlande… Quant à Fergus, jamais il ne revint, ni aucun des guerriers partis avec lui.

Voilà pourquoi, en cette nuit d’été, moi, Damhain, je dois me hâter vers le fort d’Oengus car mon roi Broen, descendant direct de Fergus, attend la naissance de son fils.

À peine mon embarcation racle-t-elle le sable de la baie que j’en saute prestement. J’attrape la bride du cheval, que, sans un mot, avec un simple signe de tête en guise d’accueil, un homme me tend. Le message annonçant mon arrivée m’a bien précédé. Je lui rends la pareille et monte sans autre cérémonie sur ma monture pour gagner le sud-ouest de l’île et le fort d’Oengus. Mon cheval file à toute allure sur le chemin bordé de murets de pierre puis à travers la lande sauvage, je sens à nouveau cette sorte de main qui m’oppresse le cœur depuis deux jours déjà et qui m’a fait me hâter des lieues durant jusqu’ici. Jamais pareille sensation ne m’a étreint de la sorte. Je ne comprends pas ce sentiment d’urgence qui m’a pris soudain, cette intuition fulgurante que le bébé arrive et que je dois être là, cette intime conviction que la Providence elle-même m’a poussé jusqu’ici. D’ailleurs pourquoi suis-je ainsi persuadé que Nuala va donner naissance à un garçon ?

La lune a fini par se lever, lorsqu’enfin, dans un claquement sonore, j’entre dans la cour du fort. Je saute de ma monture, la laissant à l’un des serviteurs qui s’est précipité à ma rencontre, et me rue à l’intérieur.

C’est un fort tout ce qu’il y a de plus rustique : une tour de pierre, des baraques en bois, un mur d’enceinte fermé par une lourde porte en chêne, bardée de fer. Un simple fort de garnison pour surveiller la mer et certainement pas la demeure d’un roi. Au premier étage de la tour se trouve l’ancien dortoir des gardes qui a été transformé en chambre pour le couple royal. Rien de luxueux, mais une cheminée qui tire bien, un sol couvert de belles brassées de foin odorant, un lit confortable et de solides volets aux fenêtres, pour se protéger de la rudesse hivernale.

J’entre dans la pièce et le roi est aussitôt auprès de moi. C’est un homme de haute de taille, le regard gris et la chevelure brune déjà parsemée de quelques fils d’argent. Je songe soudain que ce Broen, que j’ai vu naître il y a plus de trente ans, commence à paraître plus vieux que moi. Ce soir, il est particulièrement inquiet. Je crois que ma présence le rassure.

— Damhain, je suis heureux que vous soyez arrivé à temps ! La naissance ne devait pas advenir avant une quinzaine de jours et quand les douleurs ont commencé, il était impossible de vous faire parvenir le moindre message. Par quel miracle êtes-vous là ?

— Par le miracle de mes jambes, de mes bras et de quelques montures qui ont bien voulu me porter. Je suis là, c’est le principal.

Le gémissement sourd qui me parvient de l’autre côté de la pièce m’interrompt. Je vois la reine, pâle et souffrante, étendue dans son lit, presque aussi blanche que ses draps, sa longue et blonde chevelure encadrant son visage creusé par la douleur. Elle a toujours été de nature délicate, et la vie en exil ne l’a pas épargnée. Je regarde à nouveau Broen qui se précipite auprès de son épouse lorsqu’elle crie à nouveau. Il est fou d’angoisse, et je crois bien qu’il n’a, à ce moment-là, aucune pensée pour l’enfant à naître.

Je me lave vite les mains dans la coupe d’eau claire que m’a présentée une servante et je rejoins la sage-femme auprès de la reine. L’enfant arrive mais le travail a commencé il y a des heures et Nuala est épuisée, au bord de l’inconscience.

Je lui prends la main et la serre fort, elle lève les yeux vers moi. Je n’y vois que douleurs et angoisses.

— Ma reine, je n’ose imaginer votre souffrance mais je vous supplie de rester forte.

La sage-femme me fait un geste. Alors je regarde à nouveau Nuala, droit dans les yeux, et ajoute :

— L’enfant est presque là, vos efforts touchent à leur fin, je vous supplie à nouveau, ma reine, gardez courage, suivez les indications de Macha.

En face de moi, Broen reste silencieux. Il assiste, impuissant, aux douleurs de sa femme, prenant de plus en plus conscience de son extrême fragilité. Faible, elle l’a toujours été, et là, elle risque de mourir. Devenir mère est sur le point de la tuer. Je suis persuadé que ce sont là les pensées qui envahissent l’esprit du roi. Pourtant, la reine m’a entendu car je vois son regard se durcir tandis qu’elle rassemble ses dernières forces. Je laisse ma place à l’accoucheuse qui pose ses mains sur le ventre gonflé pour pouvoir sentir sous ses paumes expertes les contractions et ainsi guider la reine. Je lève les yeux vers la fenêtre. Dehors, les étoiles brillent avec force, violemment. La porte de la chambre s’ouvre doucement et une toute jeune femme, petite et mince, à la longue chevelure flamboyante, entre dans la pièce, un nourrisson dans les bras. Le bébé ne doit avoir que quelques jours. Je vois son petit crâne presque chauve tandis qu’il tète goulûment le sein de sa mère. Je comprends qu’elle est sans doute la nourrice prévue pour le bébé royal. Elle tourne son visage juvénile vers moi et je la reconnais. J’ai béni son union avec le palefrenier du fort il y a tout juste un an. Je ne peux m’empêcher de la comparer à la reine. Elle est petite, tandis que Nuala est grande, mais elle semble si forte. Son visage constellé de taches de rousseur respire la santé et l’énergie, malgré ses cernes de jeune maman, et son allure est aussi volontaire que celle de la reine a toujours été indolente.

— On m’a dit que le bébé était sur le point de naître, me dit-elle, un peu intimidée, craignant de déranger.

— C’est imminent, oui, je vous en prie, Monnat, c’est ça – son nom vient soudainement de me revenir ? Asseyez-vous là en attendant, vous serez mieux avec votre petit.

Un hurlement déchirant me fait retourner aussitôt auprès du lit de Nuala. Devant son visage devenu gris, je murmure une prière. Elle crie encore et je vois Broen tomber à genoux. Mais c’est le cri de la délivrance, car le bébé est enfin là et c’est bien un garçon. À peine est-il à l’air libre qu’il braille de tous ses poumons, de véritables hurlements de nourrisson bien portant, ses petits poings serrés, ignorant que sa mère a puisé dans ses dernières forces pour lui donner naissance. Elle est retombée sur ses oreillers, les yeux clos, respirant à peine. Broen n’a pas un regard pour son fils.

— Nuala, Nuala, appelle-t-il, je t’en supplie, ne meurs pas.

La sage-femme m’apporte alors l’enfant braillard et retourne auprès de l’accouchée. Je prends contre moi ce petit corps tout chaud, si léger, et l’emmaillote immédiatement dans un linge blanc. Je regarde le visage du nourrisson tandis que, dehors, le velours de la nuit est soudain illuminé d’étoiles filantes. Un fils de roi est né. Encore un que je tiens dans le creux de mon bras. Doucement, je lui caresse le front dans un geste de bénédiction et murmure :

— Bienvenue à toi, espoir des Gaëls !

Monnat s’approche alors, elle a laissé son propre enfant dans les bras d’une servante. Il dort, repu. Délicatement, elle prend le jeune prince tout contre elle et lui propose aussitôt le sein, un sourire attendri sur le visage, comme si elle était sa propre mère. Je peux retourner auprès de Nuala et de son époux. Les heures qui suivent sont longues. Mais, au petit matin, l’espoir de voir la reine se remettre s’est transformé en certitude. Calme et apaisée, elle a un geste tendre pour son époux puis ferme les yeux.

— La reine doit se reposer maintenant, mon seigneur, dis-je alors.

Broen acquiesce du chef avant de se relever, avec un dernier regard pour sa femme qu’il adore. Il semble alors soudain prendre conscience qu’il est père et, l’air encore un peu ahuri, me demande :

— Où est mon fils, c’est un fils n’est-ce pas ? Où est Brann ?

— Il est avec la nourrice. Venez, laissons la reine se reposer.

Le roi me suit hors de la pièce et descend dans la grande salle du rez-de-chaussée qui tient lieu tout à la fois de cuisine, de salle à manger et de salle de conseil. Le matin est encore tout neuf, et seuls quelques guerriers revenant de leur garde de nuit sont attablés devant une bouillie d’orge et de grandes tartines garnies de jambon grillé. Un peu plus loin, près de la cheminée, je vois Monnat penchée sur un couffin et chantonnant doucement. À notre entrée, les guerriers se lèvent précipitamment pour féliciter comme il se doit leur roi, dont l’héritier vient de naître. Broen accepte les grandes claques dans le dos et leurs félicitations joyeuses avant de se hâter sur mes talons pour enfin découvrir son enfant. Nous l’admirons dans le couffin, bien emmailloté, dormant paisiblement auprès de son frère de lait. J’ai toujours pensé qu’il n’y a rien qui ressemble plus à un nourrisson qu’un autre nourrisson. Et pourtant, je vois deux petits garçons aussi dissemblables que la lune et le soleil. Brann, bien que plus jeune de quelques jours, est plus costaud, des petites touffes de cheveux bruns dressées sur sa tête. L’autre bébé, plus petit, n’a qu’un léger duvet très clair, à peine visible. Mais tous deux dorment comme des bienheureux, l’un contre l’autre, respirant de concert.

Broen semble soudain intimidé.

— Je peux le prendre ? demande-t-il à Monnat.

— Bien sûr, sire, dit-elle aussitôt.

Elle prend délicatement le bébé endormi pour le mettre dans les bras du roi. Broen admire son fils, comprenant enfin pleinement qu’il est père.

— Brann, Brann mac5 Broen, murmure-t-il. Quel sera ton avenir ?

Puis, se tournant vers Monnat :

— Comment va-t-il ? Comment est-il ?

— Oh, que mon seigneur ne s’inquiète pas, c’est un garçonnet en pleine forme, et regardez-le, il est déjà plus gros que Leag, qui est né il y a cinq jours. Un futur guerrier, solide et fort, à n’en pas douter.

Broen sourit, admirant le petit enfant endormi. Puis il se tourne vers ses hommes :

— Regardez tous, voici Brann mac Broen, mon fils et mon héritier.

— Gloire et honneur au prince d’Irlande ! tonnent-ils alors, se levant bruyamment de la table, leurs bancs raclant le sol dans un grand fracas.

Dehors, les étoiles continuent de filer dans le ciel et, comme moi, nombreux sont ceux en terre d’Irlande qui lèvent les yeux au firmament, admirant la danse des astres, le cœur soudain gonflé d’espoir.

p

Si la reine ne mourut point cette nuit-là, elle ne se remit jamais totalement de cet accouchement. Déjà de santé délicate, elle passa plus de temps encore dans sa chambre à se reposer, ne sortant que pour quelques promenades, ou lorsque les circonstances exigeaient un voyage qui la laissait toujours exsangue. Elle ne voyait son fils que lors de brefs moments dans la journée, se contentant de le prendre dans ses bras, lui murmurant quelques berceuses d’Armorique, son pays de naissance. Broen, quant à lui, était rarement auprès de sa famille, parcourant l’Irlande avec ses Fianna6, tentant d’organiser la rébellion, de fédérer les rois de comté et les chefs de clan.

Brann grandit donc auprès de Leag et de sa mère aimante qui l’éleva, avec mon aide, dès qu’il eut l’âge pour apprendre. Ce fut Monnat qui me parla des cauchemars étranges qui commencèrent alors à assaillir ses nuits, elle qui accourait à ses pleurs, le serrant dans ses bras, tentant de calmer ses sanglots angoissés tout en regardant le visage paisible et endormi de son propre fils, sous sa tignasse flamboyante. Folle d’inquiétude, elle me supplia de trouver une explication à ces cauchemars qui troublaient les nuits de l’enfant et lui donnaient, la journée, un air beaucoup trop sérieux pour son âge. Malheureusement, je restais dans l’ignorance, du moins jusqu’à ce qu’il fût en âge de parler et de me raconter ses mauvais rêves. Il se confia d’abord à Monnat. Entre ses mots d’enfant et ce que me rapporta sa nourrice, je compris le lourd fardeau qui pesait déjà sur ses petites épaules. Brann ne rêvait pas. Ce qui hantait ses nuits étaient des visions, des visions atroces de la souffrance du peuple irlandais, des visions de mort, de feu, de sang. Je me souviendrai toujours du regard horrifié de Monnat, lorsque je lui fis part de mes conclusions. C’était une belle journée de printemps sur Inis Mor. Les deux garçons jouaient sur la plage, lançant des galets bien ronds dans la mer. Ils riaient aux éclats, tous les deux. Tel était le pouvoir de Leag, ce bambin toujours joyeux. Il réussissait à tirer Brann de sa morosité et de ses humeurs noires, quoi qu’il ait pu voir d’affreux pendant la nuit. Il lui permettait d’être un enfant normal, il était pour Brann un vrai cadeau du Ciel.

— Je pense qu’il voit des choses qui se passent réellement, des souffrances, des injustices subies par les Gaëls. Il m’a aussi parlé de la femme qui pleure, ou chante tristement, comme si l’Irlande elle-même s’adressait à lui. Je ne sais ce que cela augure pour son avenir, mais je n’avais jamais vu cela chez son père ni chez aucun de ses ancêtres.

— Pauvre enfant, avait alors répondu Monnat.

En grandissant, Brann fut moins souvent assailli par ces visions. Je lui appris à se vider l’esprit avant de dormir, et à se confier au Ciel. Ces cauchemars lui donnèrent une conscience aiguë de la situation en Irlande et de la souffrance des Gaëls, bien plus que n’importe quel discours de ma part ou de son père, lorsqu’il était présent, ou que cette vie si simple et retirée qu’il menait malgré son statut de fils du roi-suprême. Et s’il n’était pas d’un naturel bavard, il avait en revanche une grande soif d’apprendre, de comprendre, et m’interrogeait souvent. Leag, aussi vif d’esprit que Brann, n’était pas en reste et m’assaillait sans arrêt de questions. Lorsque je prenais ma harpe et racontais les exploits des héros d’autrefois, je n’avais pas public plus attentif. Il était insatiable et vivait des aventures formidables à travers mes chansons. Il ne se lassait pas d’écouter la légende d’Oengus, qui avait donné son nom à notre fort, et du peuple des Fir Bolgs7, maîtres des forges, qui durent se réfugier sur les trois îles d’Arann.

— Ils étaient forts et savaient mieux que quiconque manier le marteau et l’enclume, parcourant les cinq provinces plus vite que n’importe quel homme sur terre. Car ils étaient grands, ils étaient immenses, des géants ! Mais ils ne purent rien contre les fiers Tuatha Dé Danann, de la race des aes sídhe8. La bataille fut terrible, cent mille des leurs périrent dans un combat si meurtrier qu’il donna naissance à un fleuve de sang. Alors, Oengus à leur tête, ils fuirent et se réfugièrent sur ces îles, le regard dirigé vers l’ouest, tournant le dos définitivement à l’Irlande.

— Mais pourquoi ont-ils perdu, alors qu’ils étaient aussi grands que des maisons ? demandait Leag.

— Parce que les Tuatha Dé Danann venaient de l’Autre Monde. Ils avaient la magie.

— Mais s’ils avaient la magie, comment les Tuatha Dé Danann ont-ils pu perdre, des années après, contre les Gaëls ? Ne sommes-nous pas de simples êtres humains ?

— Car Eriu9 elle-même en décida ainsi, permettant à nos ancêtres de prendre Tara10 et de se rendre maîtres de l’Irlande. C’est pour cela qu’ils l’appelèrent de son nom, Eriu ou Erin. Alors les Tuatha Dé Danann repartirent vers l’Autre Monde, laissant notre terre aux hommes. On dit qu’Eriu fit cela pour plaire à un prince gaël, dont elle était tombée éperdument amoureuse.

Les garçons n’aimaient pas que je termine ainsi l’histoire. Une romance comme origine de l’établissement de leurs ancêtres en Irlande ? Ridicule ! Ils haussaient les épaules et réclamaient aussitôt une autre histoire de héros, où il n’était question que de monstres gigantesques et de combats mémorables, mais surtout pas d’histoire d’amour.

C’était fascinant de voir à quel point ces deux garçons si dissemblables s’entendaient comme de véritables frères jumeaux. Brann, grand pour son âge, brun, les yeux gris, était d’un naturel plutôt calme et réfléchi, mais pouvait parfois être pris de colères formidables et soudaines. Leag, petit et souple comme une anguille, la chevelure aussi flamboyante que celle de sa mère, semblait n’être jamais fatigué de courir, sauter, parler et tout cela à la fois. Les garçons devinrent véritablement inséparables et Leag suivit tous les enseignements de Brann, que ce soit avec moi ou avec le vieux Ronan qui leur apprit à monter à cheval, à tirer à l’arc ainsi que quelques rudiments de combats à l’épée.

Lorsqu’ils eurent tout deux 4 ans, il fut décidé que la famille irait se cacher ailleurs que dans les îles d’Arann, le roi craignant que des rumeurs de leur présence n’aient atteint les oreilles de Cynfor, le nouveau vice-roi breton qui siégeait sur le trône des rois-suprêmes de Tara. Ils s’installèrent au nord-ouest du pays, dans la forêt de Slish, au bord du Loch Gile. Les deux garçons prirent vite leur parti de cette nouvelle vie et arpentèrent ensemble la profonde forêt. Quand je n’étais pas là pour tenter de remplir leur jeune cervelle ou que Ronan avait terminé son enseignement, ils filaient sous les frondaisons, s’y enfonçant profondément avant de grimper aux arbres pour chercher la lumière. Ils construisaient des cabanes, partaient à la découverte de nouveaux sentiers, étroits et sinueux, qu’ils étaient sans doute les seuls à connaître et à fouler de leurs pieds légers, la fronde à la main et l’œil aux aguets, à la recherche de petit gibier.

Dans ce nouveau refuge, Brann ne dormit plus avec Leag. Ce dernier s’installa avec sa famille dans une petite cabane près des écuries tandis que Brann se voyait attribuer une chambre pour lui tout seul, dans la grande maison de pierre qui fut construite au milieu des arbres. Mais il lui arrivait encore de se lever la nuit, pour rechercher le tendre réconfort de Monnat, lorsqu’une vision particulièrement atroce l’avait réveillé. Elle le serrait longuement contre elle, ignorant les grognements de Garalt, son époux, agacé d’être réveillé. Brann restait blotti dans ses bras, jusqu’à ce que les images horribles s’effaçassent de son esprit. Parfois, elle venait me voir pour que je lui concocte une potion de sommeil.

Quand son fils eut 8 ans, Broen, l’air particulièrement sérieux, l’appela auprès de lui. Je me tenais à ses côtés. C’était le printemps, le temps était particulièrement doux. Nous étions au bord du lac. La brise était légère, le soleil illuminait les flots paresseux du Loch Gile. Nuala, accompagnée de Monnat et de Leag, était venue prendre un peu l’air. Elle était assise, un peu plus loin, sur une couverture étendue pour elle. Son visage diaphane illuminé par ses grands yeux gris, ses cheveux blond doré par les rayons de midi, vêtue d’une longue robe blanche, elle était belle, tel un être fantastique issu d’une légende ancienne. Broen la contempla quelques instants, avec une certaine tristesse, avant de se tourner vers son fils.

— Brann, mon garçon, je vais partir pour un long voyage, dont l’issue est incertaine. Je sais que Damhain t’a raconté comment Fergus, ton ancêtre, quitta l’Irlande avec ses meilleurs guerriers pour les Îles au Nord du monde. Une quête funeste pour notre terre. Mais je dois y aller à mon tour, comme mon père avant moi et chaque roi-suprême depuis Fergus, pour retrouver l’épée de Nuada, gage de notre légitimité.

Il se tut quelques instants, fixant son fils, espérant sans doute une réaction. Mais Brann ne répondit rien. Il attendait la suite.

— Comme tu le sais probablement, il est possible que, comme ceux avant moi, je n’en revienne pas.

— Pourquoi partez-vous alors, père ? demanda Brann.

Broen ne répondit pas immédiatement. Il regarda à nouveau vers le lac. Le rire clair de Nuala retentit. Leag, de l’eau jusqu’aux cuisses, brandissait fièrement un poisson qu’il venait d’attraper. Le roi semblait se poser la même question que son fils. Pourquoi entreprendre cette quête hasardeuse dont aucun avant lui n’était revenu ? Il me jeta un coup d’œil, puis se tourna à nouveau vers Brann.

— Parce que je le dois. Tu en comprendras sûrement la nécessité plus tard.

Il s’accroupit, se tenant à hauteur de l’enfant. Monnat s’était rapprochée de nous, occupée à ramasser quelques petits morceaux de bois mort pour le feu de la cuisine, tout en gardant son fils à l’œil. Elle ne pouvait jamais rester bien longtemps inactive.

— Brann, reprit Broen. Ta mère est fragile. Et…

Je le vis hésiter un peu, avant de reprendre :

— Tu dois savoir qu’elle l’est particulièrement depuis ta venue au monde. Elle t’a donné toute sa force.

Le garçon s’était raidi.

— Tu ne dois pas oublier tout ce qu’elle a sacrifié pour toi. Alors, mon fils, je te la confie. Prends bien soin d’elle. Tu lui dois la vie.

— Oui, père, dit le garçon.

Ses yeux étaient graves et ses épaules s’affaissèrent légèrement, comme sous le poids d’un fardeau invisible. Il ne le montra pas, mais je vis bien à quel point Brann était bouleversé par les paroles de son père. Et je ne fus pas le seul. Monnat, qui avait entendu bien malgré elle, nous regardait, les yeux soudain brillants de colère. Le rire de Nuala tinta de nouveau. Broen, inconscient de la détresse de son fils, sourit et le prit affectueusement par les épaules.

— Tu es fort, Brann, je sais que je peux compter sur toi.

Broen partit le lendemain, avec quelques guerriers, et, comme ses prédécesseurs, nous n’eûmes plus jamais de nouvelles de lui. La vie continua à s’organiser dans la forêt de Slish, avec les Fianna toujours présents pour protéger Nuala et Brann. Je fus pour ma part obligé de reprendre les routes, m’absentant régulièrement des semaines durant, parcourant le pays avec ma harpe et mes chants, pour maintenir vivace dans les villages, les cours des châteaux et les cités, le souvenir du roi-suprême et de l’espoir qu’il suscitait dans le cœur des Gaëls. Après tout, n’était-ce pas pour cela, et seulement pour cela, que je vivais encore ?

1 Erin : Irlande en gaélique, alors sous domination bretonne.

2 Bretons : habitants de l’île de Bretagne (Angleterre).

3 Membres du peuple divin venu des Îles au Nord du monde, selon la mythologie celtique irlandaise, et qui auraient été vaincus et chassés d’Irlande par les Gaëls (les Irlandais).

4 Lugnasad : 1er août.

5 Fils de.

6 Guerriers d’élite, attachés à la protection du roi-suprême. Au singulier : Fian.

7 Selon la mythologie celtique irlandaise, ce peuple de guerriers et d’artisans fut à l’origine de la partition de l’Irlande en cinq provinces, avant d’être chassés du pays par les Tuatha Dé Danann.

8 De la race des fées.

9 Déesse de la mythologie irlandaise.

10 Ville mythique des rois-suprêmes.

Première partie

Chapitre I

Cynfor laissa éclater sa colère. Dégoulinant de pluie et crotté jusqu’à la ceinture après des heures de recherches vaines dans la forêt, le vice-roi breton envoya résonner sur le sol de pierre la coupe de vin qu’un serviteur craintif lui tendait. Il se tourna vers le roi Eber, son hôte, et lui hurla :

— Comment une telle chose a pu arriver ? ! ? Vous nous aviez garanti votre protection et la parfaite sécurité de ma famille. À moins que vous ne soyez de mèche !

Le roi Eber, affichant un air hautement scandalisé sur sa face rebondie, s’écria :

— Seigneur, comment pouvez-vous penser une telle chose, je ne suis pas mon père et, contrairement à lui, j’ai toujours servi la Bretagne avec le zèle le plus absolu ?

— Ne me prenez pas pour un imbécile, rugit Cynfor. Vous savez la raison de ma présence ici, les accointances supposées de vos chefs de clan avec les rebelles ! Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas vous qui avez ourdi l’enlèvement de ma fille avec les Fianna ?

— Seigneur, j’insiste, répéta Eber, outré. J’ai perdu des guerriers dans l’attaque où elle a disparu, me croyez-vous aussi cynique ? Et puis, il est possible que votre fille ne soit pas entre des mains ennemies mais seulement perdue dans la forêt, et il ne fait aucun doute que…

— Et vous pensez que cela doit me rassurer ? C’est une enfant ! Le Loch Gile n’est pas loin, cette forêt est immense, qui peut savoir ce qui risque de lui arriver, par ce temps en plus ? ajouta-t-il en prenant à témoin les torrents d’eau qui tombaient par la fenêtre de la grande salle du château.

Cynfor, vice-roi d’Irlande au service du roi Peredur de Bretagne, et autoproclamé roi-suprême d’Irlande comme ses prédécesseurs, avait été accueilli avec sa famille trois jours plus tôt en grande pompe à Sligeach. Capitale du comté de Shligigh, dont Eber était le souverain, c’était une riche ville portuaire au nord-ouest du Connachta. Les rues avaient été pavoisées et la foule s’était assemblée, nombreuse, pour les accueillir, avec calme et une relative bienveillance, quoique sans explosion de joie. Cynfor n’aurait guère pu espérer mieux, après tout, dans ce pays de rebelles. Le festin d’accueil avait été absolument grandiose, arrosé de bière et de vin gaulois et abondamment fourni en viandes juteuses, lamproies et saumon frais, légumes en sauce, sans parler des délicieux petits gâteaux au miel qui accompagnaient fromages et fruits… Peredur lui-même n’aurait pas été mieux reçu, avait songé le vice-roi. Mais il n’avait pas été dupe des sourires et des révérences, ni des discours fleuris et des chansons à la gloire de l’amitié irlando-bretonne que les bardes s’étaient appliqués à déclamer la main sur le cœur.

Il était venu dans cette puissante ville sous le prétexte d’une visite de toutes les cités commerciales les plus importantes d’Irlande. Et Sligeach, à la frontière entre les deux provinces du Connachta et d’Ulaidh, en faisait partie. Depuis Tara, la cité des rois-suprêmes dans la province de Midhe, il avait avancé lentement, avec une troupe de taille moyenne mais aguerrie, quelques ministres et sa famille, s’arrêtant dans chaque grande ville, acceptant courbettes et banquets, rongeant son frein. Car ce voyage n’avait qu’un seul but véritable, Sligeach, ou plutôt la forêt profonde qui s’étendait au sud et autour du Loch Gile, et ceux qu’elle cachait. Depuis des centaines d’années que la Bretagne s’était rendue maîtresse de l’Irlande, jamais la domination n’avait pu être pleine et entière, rendant le développement de l’île difficile et n’apportant jusqu’ici aux rois bretons que de nombreux tracas et fort peu d’enrichissement. Le peuple soumis n’avait jamais totalement courbé la tête, la lignée des rois-suprêmes légitimes avait perduré clandestinement. Mais cette fois-ci, elle allait disparaître pour de bon, ou du moins être placée sous contrôle. Le prétendu souverain authentique et sa cohorte de fidèles allaient être mis hors d’état de nuire. Car Cynfor savait. Ses Traqueurs avaient bien travaillé. Les Fianna se cachaient là, dans cette forêt, c’était certain. Et là où ils se trouvaient, là était la famille royale. Il ne restait plus qu’à découvrir le lieu exact, établir un plan de bataille et l’exécuter. Et enfin, ce pays connaîtrait la paix. C’était là le but premier du vice-roi, une terre pacifiée et l’espoir de jours meilleurs pour une population meurtrie. Breton, mais né et ayant presque toujours vécu en Irlande, il aimait cette terre. Il voulait vraiment qu’elle retrouvât la paix, que les rancunes disparussent, que les Gaëls comprissent qu’il ne tenait qu’à eux et à leur coopération de refaire d’Erin le pays puissant et riche qu’il était autrefois. Il avait lui-même épousé une Irlandaise, la princesse Oonna, fille du roi de Chláir. Cela ne prouvait-il pas qu’une alliance réelle était possible ? Mais pour cela, Cynfor en était convaincu, il devait s’emparer du roi-suprême.

Eber, le roitelet obséquieux de Sligeach, les avait bien aidés. C’était un homme avare et très pragmatique. Rompant avec la politique de son père, hostile aux envahisseurs, il avait conclu une alliance avec Cynfor et promis son entière collaboration contre les rebelles. Il avait obtenu en échange des troupes bretonnes en quantité et des moyens sonnants et trébuchants pour développer le commerce et la puissance de Sligeach. Nul doute que sa coopération active avait grandement aidé les recherches des espions bretons, et lorsqu’il avait eu la confirmation formelle que le camp des Fianna avait été trouvé, Cynfor s’était promis de récompenser largement Eber. Méfiant malgré tout, il s’était bien gardé de lui donner la vraie raison de sa présence et lorsque le roi irlandais avait annoncé qu’une chasse avait été organisée en son honneur, il n’avait pu refuser. À présent, en cette fin d’après-midi, le beau soleil du matin avait laissé place à des torrents de pluie, et sa fille Aenor, son petit trésor, avait disparu.

Oonna, son épouse, s’approcha alors, suivie d’un jeune adolescent de 13 ans, Cynfew ap11 Cynfor. Ce dernier était aussi crotté que son père. Il avait tenu à participer aux recherches de sa petite sœur. Oonna était calme malgré son angoisse. Elle posa une main apaisante sur le bras de son mari. Elle était aussi brune que son époux et son fils étaient blonds, ses lourdes nattes relevées en couronne sur sa tête. Sa beauté et son regard vert, qu’elle posa sur Cynfor, refroidirent quelque peu sa fureur.

— Je t’en prie, Cynfor, cessons ces querelles, il faut organiser les recherches.

Puis, se tournant vers le roi Eber, elle ajouta :

— Et trouver le moyen d’entrer en contact avec les rebelles et de négocier avec eux.

Elle sentit Cynfor se raidir et, le regardant droit dans les yeux, elle répéta :

— Oui, négocier. Il s’agit d’Aenor, de notre fille.

Eber crut alors bon d’insister :

— Ma situation est plus qu’embarrassante avec cette histoire, seigneur. Alors oubliez vos doutes et soyez assuré de mon entière collaboration ! Quant aux rebelles, inutile de chercher à les joindre, s’ils tiennent votre fille, ils nous le feront savoir, ainsi que la liste de leurs exigences. De toute façon, rien ne nous dit qu’ils sont responsables de cette attaque.

— Effectivement, rien ne nous le dit, parce que vous ne savez rien ! Strictement rien, répondit sèchement Cynfor.

Le garçon, resté quelques pas derrière les adultes, serra les poings. Il promena autour de lui un regard dégoûté. Il haïssait ce château et ces gens. Il les avait d’ailleurs détestés dès son arrivée à Sligeach. Il n’avait pas aimé les regards levés vers eux, dissimulant leur hostilité derrière des sourires et des vivats hypocrites. Particulièrement sensible aux émotions de ceux qui l’entouraient, le garçon s’était effrayé de l’aura de haine qu’il avait ressentie. Son mauvais pressentiment s’était malheureusement confirmé. À Tara aussi, une partie des habitants leur était hostile, mais c’était la ville où il était né et il s’y était toujours senti chez lui, malgré tout. Ils avaient quitté Tara et Aenor avait disparu. Ils n’auraient jamais dû venir. Il ferma les yeux et les images de l’attaque envahirent sa mémoire comme une vague déferlante.

La journée avait pourtant si bien commencé, un beau soleil resplendissait par la fenêtre, dans un ciel bleu et propre après les pluies nocturnes. Aenor l’avait réveillé par ses cris d’enthousiasme et ses rires. Elle était toujours si joyeuse et exubérante, ses yeux verts pétillant d’éclats dorés. Leur père leur avait parlé d’une belle promenade autour du Loch Gile. Cynfor avait toujours emmené sa famille lors de ses déplacements, préférant l’avoir auprès de lui pour sa protection. Mais, après trois jours confinés dans les appartements que le roi Eber leur avait attribués, Cynfor avait accepté que les enfants partissent de leur côté une matinée se promener à cheval au bord du Loch, non loin de la ville, entourés d’une bonne partie des soldats bretons et de quelques guerriers d’Eber, tandis que lui-même et les seigneurs poussaient un peu plus loin pour la chasse.

Cynfew, d’abord furieux de ne pouvoir participer à la chasse, s’estimant bien trop grand à 13 ans pour une bête promenade, s’était vite consolé devant l’enthousiasme de sa petite sœur qui s’était toujours émerveillée de tout. Elle riait aux éclats, l’interpellant sans cesse pour lui montrer là un oiseau, plus loin un écureuil qui n’avait pas échappé à ses regards curieux. Malgré leurs cinq années d’écart, les deux enfants étaient très proches. La fillette, du haut de ses 8 ans, avait l’habitude de mener son petit monde à la baguette et exigea de toute la troupe qu’elle empruntât un chemin qui s’enfonçait plus loin sous les arbres. Ils l’avaient suivi quelques instants, profitant de sa douce sérénité lorsque, soudain, ils avaient été attaqués par des hommes, surgissant des arbres au-dessus d’eux et tirant de leurs longs arcs souples des flèches meurtrières. Qui étaient-ils ? Des brigands, des Fianna ? Sandor, l’un des gardes bretons, profitant d’une brèche dans le rang des assaillants, avait entraîné les deux enfants à sa suite afin de les éloigner des combats. Cynfew se revoyait, se retournant sans cesse sur sa monture pour s’assurer que sa petite sœur le suivait, mais une flèche jaillie des arbres s’était plantée devant le poney de la fillette qui s’était cabré en hennissant de terreur. Aenor s’était agrippée de toutes ses forces à la bête pour ne pas tomber, lâchant les rênes. Et tandis qu’elle lui avait jeté un dernier regard épouvanté, son poney s’était emballé, l’entraînant loin dans la forêt dans un galop effréné. Cynfew rouvrit les yeux, refusant de voir à nouveau la petite figure terrifiée de sa sœur. Ils allaient la retrouver. Son père n’était-il pas l’homme le plus puissant de ce pays ? Ils allaient la retrouver et les responsables seraient punis, sans mansuétude aucune. Puis ils repartiraient bien vite pour Tara. Il serra les poings. Dehors, le rideau de pluie s’épaissit.

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Brann s’était endormi très vite, bercé par le bruit de la pluie qui continuait de tomber depuis le début de la soirée. Il fit d’abord de doux rêves, où il était question de la grenouille qu’ils avaient attrapée, Leag et lui, cet après-midi-là. Il se retourna dans son lit tandis qu’il courait avec son ami derrière la petite bête bondissante. Un rayon de lune se glissa par la fenêtre et éclaira ses longs cheveux bruns ébouriffés. La pluie avait cessé. Son rêve continua. Il marchait sur un chemin de terre, la nuit. Où était donc passée cette idiote de grenouille ? Et Leag ? Brann jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais il n’y avait personne derrière lui. Regardant à nouveau devant, il vit une petite maison de bois qui donnait d’un côté sur le chemin de terre, de l’autre sur la rive d’un lac. Leag était sûrement là-bas. Pourtant, Brann hésita. Sans savoir pourquoi, il n’aimait pas cette maison, ou plutôt il en avait peur. Mais une force incontrôlable le poussa contre son gré en avant et il finit par se retrouver devant la porte, la main sur le loquet. Une douleur soudaine en même temps qu’un sentiment d’épouvante le prit à la gorge. Il voulut prendre ses jambes à son cou mais son corps ne lui obéissait pas. Bien malgré lui, il poussa la porte et entra. Il vit alors un homme, le cou emprisonné dans la poigne serrée d’un soldat breton. Brann gémit et s’agita dans son lit, alors que, dans son rêve, il restait planté sur le pas de la porte, incapable de bouger et même de détourner ou de fermer les yeux. Il reconnut l’homme allongé sur le sol, c’était Kane, un fermier qui fournissait les Fianna en grain. Le soldat qui lui serrait la gorge lâcha sa prise et Brann eut l’impression de pouvoir respirer plus facilement. Mais ce répit, pour lui comme pour l’homme allongé sur le sol, ne dura guère. Car le soldat se mit à rouer de coups sa victime. Dans un coin sombre, une silhouette encapuchonnée, dont il était impossible de voir le visage, posait des questions et donnait des directives. L’obscurité semblait émaner de lui et l’apercevoir renforça le sentiment d’horreur qui envahissait l’enfant. Il se retourna à nouveau en gémissant dans son lit pendant que, dans la petite maison, une terreur insupportable faisait céder ses genoux. Chaque coup résonnait en lui comme s’il était aussi frappé. Il cria, hurla, supplia qu’on arrêtât de battre cet homme puis, soudain, il se réveilla.

Il était allongé, haletant, recroquevillé et trempé de sueur. Il lui fallut quelques minutes pour se rendre compte qu’il se trouvait dans son lit, en sécurité, et non sur le sol battu de la ferme de Kane. Les yeux grands ouverts, il s’appliqua à respirer plus lentement, se concentrant sur l’air qu’il inspirait et expirait. Doucement, il déplia ses membres tendus. L’image rassurante de Monnat s’imposa alors dans son esprit, mais l’angoisse l’étreignait toujours : la sienne, à l’idée de revivre l’horrible scène qu’il venait de voir, et celle de l’homme dans la petite maison au bord du lac. Son esprit, encore confus, s’échappa de la représentation de Monnat vers celle de sa mère, puis à nouveau vers le malheureux fermier, avant de s’arrêter sur le visage bienveillant et calme de Damhain, le druide qui s’occupait de son instruction depuis qu’il était en âge de parler. Que lui dirait-il de faire ? Prendre de la distance, respirer…

— Comme si c’était simple, bougonna-t-il tout haut.

Et bien sûr le druide n’était pas là en ce moment, parti depuis quelques semaines pour on ne savait laquelle de ses missions. « Il faut que le souvenir du roi-suprême reste vivace, répétait-il souvent. C’est là mon rôle de druide-barde. » Brann songea à nouveau à Kane. Il était sûr qu’il s’agissait du fermier. Un souffle de panique s’empara de lui tandis qu’il se rendait compte que, pour la première fois, ses visions concernaient une personne de son entourage. Il s’assit au bord du lit et jeta un coup d’œil par la fenêtre dont le volet de bois était entrouvert. Un rayon de lune barrait d’un long trait d’argent le mur et le sol de sa chambre. Il le suivit du regard, admirant les poussières qui dansaient dans sa lueur douce, cherchant à effacer les images de son rêve. Kane, Kane le fermier, battu… Brann se leva tout à fait mais un courant d’air le fit frissonner. Il ne faisait pas très chaud en cette nuit d’avril. Après quelques pas en rond, pieds nus sur les dalles froides de sa chambre, il retourna s’allonger sous ses couvertures. À nouveau, son cauchemar emplit son esprit. Alors il bondit encore hors de ses draps. S’enroulant dans une de ses couvertures, il se remit à arpenter la pièce. La couverture traînait sur le sol derrière lui, comme le manteau d’un roi, un bien pauvre manteau, même pour un simple seigneur. Brann, du haut de ses 10 ans, releva l’ironie. Il secoua la tête, cherchant à remettre ses idées en place. Alors, que lui répétait le druide-barde ? Damhain lui avait expliqué que ses songes lui montraient la souffrance de l’Irlande, de son peuple. À l’inévitable pourquoi qu’il avait formulé, le fili12 lui avait répondu :

— Le royaume, ton royaume, Brann, est un corps vivant, une unité substantielle de vie. Le roi en est la tête, et son devoir est d’assurer le bien de chaque membre. Et comme le corps et la tête sont liés, tu es profondément uni à ton peuple.

Brann avait alors rétorqué qu’il n’était pas roi, que c’était son père et que ce dernier n’avait jamais eu de vision ou quoi que ce soit de ce genre.

— Je n’ai pas vraiment la réponse à cela, mon garçon, je dois te l’avouer. « La terre appartient au roi et le roi appartient à la terre », dit la sagesse populaire. Dans ce pays qui a perdu son roi légitime, le peuple est la conscience et la force du souverain, tandis que ce dernier est l’espoir et le libérateur des Gaëls. Cela renforce le lien entre le corps et les membres et il est sans doute particulièrement puissant chez toi, Brann mac Broen. Vois-tu, mon enfant, je pense que tu as une conscience très aiguë du martyre que subissent les Gaëls depuis la mainmise bretonne. Je crois que tu as sans doute un destin exceptionnel et que le sort de l’Irlande n’a jamais été aussi proche de changer que depuis ta naissance.

Le garçon sentit un poids écraser ses épaules. Il toucha machinalement le torque d’or que son père lui avait remis avant son départ pour les Îles au Nord du monde, et qui ne quittait pas son cou. Tous ces concepts restaient bien compliqués à comprendre pour un garçon de son âge. Était-il roi ? Son père était peut-être encore en vie, même après trois ans sans nouvelles de lui. Brann l’espéra du fond de son cœur. Il se retourna vers la fenêtre. Le rayon de lune avait disparu depuis longtemps et une lueur grise était apparue. C’était l’aube.

Et le fermier Kane ? Tout cela était-il réel ou était-ce un simple cauchemar ? Soudain décidé, il rejeta la couverture sur son lit. Il enfila à la hâte ses vêtements, fit un rapide brin de toilette, sans oublier un coup de peigne dans ses mèches folles, et sortit de sa chambre. Il traversa un couloir, souleva une tenture et entra dans la pièce principale de la maison où il vivait avec sa mère et la garde Fianna. Des brassées de foin s’étendaient sur le sol de pierre, une grande table de bois se dressait au milieu, couverte de bols et de cornes sales ainsi que d’une grosse miche de pain entamée. Le soleil était à peine levé mais Brann n’était pas le seul déjà debout. Un grand feu flambait dans une immense cheminée tandis qu’une soupe cuisait à gros bouillons. Une femme, aussi rousse que les flammes, la touillait énergiquement.

— Bonjour Monnat ! dit-il alors.

La femme sursauta et se retourna :

— Brann ! Tu es déjà levé, mon garçon ?

Elle fronça les sourcils, posant un regard scrutateur sur l’enfant.

— Toi, tu as encore mal dormi, lui dit-elle, le ton plein de sous-entendus.

Brann se contenta de hausser les épaules mais ne répondit rien, il n’avait pas envie d’en parler, enfin si, il voulait seulement en toucher un mot à Aedan, le capitaine des Fianna ou quiconque qu’il serait utile de prévenir.

— J’aimerais voir le capitaine Aedan, sais-tu où il est ?

— Il vient de sortir, cours vite et tu le rattraperas.

Brann se précipita dehors.

— Et reviens prendre ton déjeuner ensuite, lui cria Monnat, tandis qu’il disparaissait dans la lumière du petit jour.

L’enfant vit Aedan un peu plus loin, déjà monté sur son cheval et prêt à partir. C’était un grand guerrier, géant même, les yeux bleus et durs, une épaisse chevelure rousse rassemblée en de nombreuses nattes qui retombaient sur son dos. C’était à lui que Broen avait confié le commandement et la coordination des mouvements rebelles pendant son absence. Il renvoyait un fort sentiment de puissance et Brann songeait, chaque fois qu’il le croisait, que s’il y avait bien un homme dans les mains de qui l’avenir de l’Irlande reposait, c’était Aedan, et non lui, petit garçon inutile de 10 ans.

— Seigneur Aedan, appela-t-il.

L’homme se retourna et vit le garçon accourir vers lui. Aussitôt, il mit pied à terre et alors que l’enfant arrivait enfin à sa hauteur, il mit un genou sur le sol, le bras droit replié, poing serré sur sa poitrine, la tête légèrement inclinée.

— Mon seigneur, que puis-je pour vous ?

Brann songea qu’il était incroyablement cérémonieux, au point qu’il en devenait intimidant.

— Eh bien, euh, voilà, bafouilla-t-il, j’ai… j’ai fait un rêve cette nuit et il s’agissait de Kane.

Aedan releva la tête et le fixa droit dans les yeux. Il le prenait au sérieux. Que ne prenait-il pas au sérieux, de toute façon ? Brann avala péniblement sa salive. Revivre son cauchemar lui était pénible, comme en parler.

— Il était, semble-t-il, torturé dans sa maison, par un soldat breton.

Aedan fronça les paupières et ses yeux ne furent plus que deux minces lignes bleues, toujours concentrées sur Brann.

— Il y avait, continua l’enfant, un homme au fond de la pièce. Je crois qu’il l’interrogeait. Je ne pourrais pas vous décrire l’homme, je ne voyais pas sa tête, mais je suis sûr que c’est lui qui menait l’affaire.

Il se tut. Aedan s’était relevé.

— C’est tout ?

— Oui.

— Bien, merci mon seigneur, nous allons immédiatement vérifier sa ferme.

Sans ajouter un mot, le guerrier inclina la tête dans un bref salut, remonta sur son cheval et partit aussitôt. Brann resta quelques instants les bras ballants. Un coup de vent le fit frissonner. Il revint alors vers la maison. Monnat ne lui posa nulle question, lui indiqua une place sur la grande table, non loin de la cheminée où l’attendaient une assiette de soupe fumante, un gros morceau de fromage et la moitié d’un petit pain rond aux noix, qu’elle savait particulièrement apprécié par le garçon.

— Tu viendras m’aider à faire le pain après ?

— Oui, répondit-il la bouche pleine.

Monnat lui sourit et retourna à ses fourneaux. La douce chaleur de la pièce, le réconfortant sourire de Monnat et son estomac bien rempli effacèrent du cœur de Brann les dernières angoisses de la nuit. Tout en dégustant son pain aux noix, il regarda la mère de son ami s’activer. Petite et mince, aussi vive qu’une flamme, elle débarrassa la grande table, y passa un chiffon propre avant de retourner touiller sa soupe au-dessus du feu pour qu’elle ne brûlât pas. Garalt, son époux, était palefrenier et s’occupait des chevaux mais aussi du bétail que le camp se devait d’élever pour pouvoir nourrir tout le monde sans trop dépendre du monde extérieur. Ils étaient les parents de Leag, son ami, son seul ami en fait. Les Fianna, entièrement dévoués à la famille royale, étaient pour la plupart célibataires. Le camp ne comptait que trois femmes : sa mère la reine Nuala, sa suivante, une veuve qui frisait déjà la cinquantaine, et Monnat. D’enfants, il n’y avait que lui et Leag.

Des guerriers entrèrent et s’attablèrent à ses côtés, le saluant d’un cérémonieux « Seigneur ». Il eut soudain hâte de se lever de table. Être le roi-suprême d’Irlande sans trône ni royaume et à 10 ans, cela vous rendait la vie plutôt solitaire, malgré tous ces gens qui vous entouraient. Il termina vite sa dernière bouchée de pain et, ramassant son assiette et son gobelet, il prit soin d’aller les déposer dans le bac à vaisselle. Monnat le surveillait du coin de l’œil. Il vint se tenir à côté d’elle, les mains derrière le dos, à sa disposition.

— Tiens, lui dit-elle, voilà la bière, le levain et la farine, je t’apporte de l’eau tiède. Va chercher les bols de céramique.

Les bras chargés, il prit possession d’un coin de table. Il aimait faire le pain. Il le faisait souvent pour aider Monnat et son maître d’armes trouvait aussi un grand intérêt à cette activité.

— Ça va te muscler les mains comme jamais, gamin !

Lui n’était pas du tout cérémonieux…

Brann versa du levain, un peu de bière et l’eau tiède que Monnat lui avait apportée. Il ajouta la farine, petit à petit, et pétrit soigneusement, les deux mains dans le bol et de la farine jusqu’aux coudes. La grande salle continuait à se remplir, des hommes venaient se restaurer, certains avant d’aller se coucher après une longue nuit de garde, d’autres, frais et dispos pour entamer leur journée. Tous se mouvaient sans bruit et leurs conversations ne s’élevaient pas plus qu’un murmure feutré. Aussi, lorsque la porte s’ouvrit soudain dans un grand fracas, suivi d’une galopade sonore, Brann sut que Leag était entré à son tour. Tel une tornade, son ami le salua d’un grand signe de la main et claqua un baiser sur la joue de sa mère. Il fourra précipitamment fromage, lard, pain et gourde de bière dans un panier et ressortit aussi vite qu’il était arrivé. Brann finit de mettre en forme sa première boule de pâte. Monnat y jeta un coup d’œil vérificateur, puis la mit de côté pour qu’elle puisse reposer et monter. Plus tard elle la pétrirait encore avant de la mettre dans une céramique beurrée, qu’elle déposerait ensuite dans le feu brûlant, recouverte d’un couvercle et de braises, et le pain cuirait doucement.

Leag surgit à nouveau dans la pièce, les mains vides. Il avait apporté son repas à son père, déjà au travail à l’étable. Il s’installa à côté de Brann pour déjeuner à son tour. Pendant que son ami pétrissait soigneusement sa pâte, Leag engloutissait son repas, comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. Entre deux bouchées, il demanda :

— Tu viendras m’aider pour les chevaux ? Sinon nous ne pourrons jamais partir jouer avant midi.

— Dès que j’ai fini avec le pain. Je ne devrais pas en avoir pour bien longtemps, je te rejoins juste après.

Leag jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers le foyer, où sa mère s’activait toujours. Il reprit à voix basse :

— En espérant que Maman ne nous trouve pas autre chose à faire. Dépêchons-nous avant que l’idée ne lui vienne !

— C’est ma dernière boule de pâte de toute façon, dit Brann.

Lorsqu’ils eurent tous deux terminé, Leag se hâta de nettoyer les restes de son repas pendant que Brann allait se laver les mains. Les deux garçons furent bientôt dehors, au beau milieu de ce qu’on appelait le camp des Fianna. Ce camp n’en était pas vraiment un. Quelques constructions en dur avaient vu le jour, comme la grande maison d’où venait de sortir Brann. C’était un simple bâtiment de pierre aux abords d’une large clairière, qui se partageait entre les appartements de la famille royale et la grande salle commune où chaque membre du camp, qu’il fût simple soldat, chef de clan, forgeron ou roi, venait prendre ses repas. Monnat y régnait en maîtresse. Austère mais parfaitement ordonné, le camp des Fianna abritait aussi les cabanes des guerriers et une vaste écurie, à l’est de la clairière, qui s’ouvrait sur un grand pré clos où broutaient les chevaux, les cochons et les moutons qui constituaient là, avec quelques poules, les seules bêtes domestiques que les Fianna élevaient. Derrière la grande maison de pierre avait été construit un cellier qui contenait toutes les autres denrées comestibles du camp, sans oublier les fûts de bière et le grenier à grain. Les huttes, les terrains d’entraînement, la forge et l’armurerie s’étendaient sous les arbres et des plateformes d’observation avaient été construites en hauteur, parmi les branches, tout autour du camp.

La vie n’était pas facile dans ce campement de forêt. L’air était humide, été comme hiver, et, à la froide saison, le soleil, trop bas pour apporter suffisamment de lumière. Malgré la clairière, la forêt était omniprésente, touffue. Ses arbres hauts, très vieux, et des broussailles enchevêtrées la rendaient difficilement praticable. C’était une forêt ancienne mais terriblement vivante, sans cesse grandissante, si pleine de vitalité que les Fianna devaient sans arrêt débroussailler et couper les branches qui semblaient pousser plus vite et plus drues que la normale. Il était impossible d’y cultiver quoi que ce soit comme grain, blé ou épeautre. Elle n’offrait que des baies et des champignons à l’automne, mais son gibier était abondant. Il fallait donc régulièrement approvisionner les guerriers et les habitants de la maison en farine, draps pour les vêtements et la literie, foin pour les bêtes, fruits et légumes, fer et cuivre, miel et cire. Le loch offrait à profusion poissons, canards et même loutres, surtout recherchées pour leur fourrure, et permettait au camp de ne jamais manquer d’eau.

Brann trouva le camp très agité, si tôt le matin, plus que d’habitude. Des hommes allaient et venaient, le pas pressé, s’échangeant des ordres ou des informations, certains participant aux nombreuses tâches quotidiennes qu’exigeait leur vie de guerriers clandestins, d’autres fourbissant leurs armes avant de sauter souplement à cheval pour s’éloigner au petit trop.

Les garçons se dirigèrent vers les écuries. On s’amusait de les voir l’un à côté de l’autre, toujours fourrés ensemble, aussi proches que des frères jumeaux, mais tellement dissemblables. Leag, la tignasse rousse et bouclée, la face constellée de taches de son et éclairée d’yeux bruns malicieux, était petit et mince et se mouvait d’un pas incroyablement souple et vif. Il était comme un chaud et chaleureux soleil d’été. À ses côtés, avec ses yeux gris pensifs et sa longue chevelure brune, Brann apparaissait effacé, presque terne et souvent d’humeur peu engageante. Le nez droit, le visage fin et le menton volontaire, il était plus grand que son compagnon mais tout aussi mince, de cette minceur un peu maladroite et empruntée des enfants qui grandissent trop vite. Arrivés auprès des chevaux, les deux garçons se mirent vite à la besogne : nettoyer le sol, apporter du foin propre. Lorsque leurs corvées furent terminées, ils coururent trouver Garalt qui soignait la jambe d’un cheval.

— Oui, oui, marmonna-t-il à toutes leurs questions pressantes, sans même lever la tête. Allez-y. Mais n’oubliez pas, on ne s’éloigne pas trop et on revient pour le dîner.

— Le premier arrivé à la cabane a gagné ! cria alors Leag en détalant.

Brann se précipita sur ses talons et les deux enfants s’échappèrent de la clairière sous les arbres en lançant des cris de guerre vers le ciel. Les enfants, frères de lait, étaient camarades de jeu depuis leur plus tendre enfance. Chacun permettait à l’autre de vivre dans l’insouciance d’un petit garçon qui ne pense qu’à pêcher, grimper aux arbres et se remplir l’estomac de gâteaux, quitte à s’en rendre malade. Ils partageaient tout, se comprenaient sans même se parler et n’auraient pas pu être plus unis s’ils avaient été frères de sang. Ce matin-là, Leag redoubla donc d’imagination dans ses pitreries, tandis que Brann, entre deux éclats de rire, remerciait intérieurement le fils de Monnat. Le malheureux Kane planait toujours, quelque part, dans un coin de sa tête, mais suffisamment loin pour qu’il n’y pensât pas pendant leurs jeux. Au-dessus des garçons, très haut sur leur plateforme de garde, des guetteurs les virent passer, se courant l’un après l’autre et disparaître plus loin entre deux buissons de houx.

Les enfants finirent par s’essouffler et ralentirent. Ils continuèrent leur chemin en marchant, suivant des sentiers étroits et si enfouis dans les broussailles et les ronces qu’ils étaient à peine visibles. Mais Brann et Leag, qui connaissaient la forêt comme leur poche, savaient parfaitement où ils allaient. Bientôt ils le virent, au milieu des sorbiers trapus et des grands aulnes souples, qui se dressait, majestueux, énorme et très vieux : leur chêne. Blottie dans ses branches, à plusieurs pieds du sol, leur cabane les attendait.

Mais, tandis qu’ils approchaient, une voix très douce, à peine un petit filet de voix, leur parvint aux oreilles. Elle murmurait une chanson. Ils reconnurent une berceuse irlandaise que les mères chantaient à leurs bébés pour les rassurer. « Je bercerai mon doux petit à moi, dans un berceau d’or sur une branche du saule… », chantonnait-elle. Elle trembla soudain, s’arrêta, puis reprit : « J’endormirai mon doux petit à moi, dans un bateau d’argent sur la belle rivière… »

Les deux garçons furent saisis par sa beauté et sa force persuasive. La voix n’était qu’un chuchotement à peine audible mais, pourtant, un doux sentiment de réconfort les envahit. Cela semblait venir de l’arbre lui-même. Intrigués et fascinés à la fois, Brann et Leag ralentirent le pas, sans même y penser, et se firent aussi silencieux que possible.

— Tu crois que c’est une fée ? murmura Leag.

— Chut, fit Brann.