Le sang de la cathédrale - Michel Haton - E-Book

Le sang de la cathédrale E-Book

Michel Haton

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Beschreibung

Caroline Kocher est profileuse et maman solo. Elle ne peut sortir de la grand Ile de Strasbourg : pourquoi ? Elle mène une enquête sur trois meurtres qui tournent autour de la cathédrale de Strasbourg. Un trafic de drogue ? Caroline, épaulée par Lucas et Marie, mène une enquête pleine de rebondissements.

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Ähnliche


Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

1

Comme souvent en été, une chape de plomb stagnait au-dessus de toute l’Alsace. En cette fin juillet, la ville de Strasbourg était une vraie fournaise. Sans aller jusqu’à parler de canicule, une chaleur étouffante stagnait dans les rues, les places et les ruelles de la Grande Île cernée par la rivière Ill.

La Grande Île de Strasbourg est inscrite dans son intégralité au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1988.

Quelques oiseaux avaient tout de même trouvé l’énergie nécessaire pour gazouiller et virevolter dans l’air pesant. La légère brise parvenait difficilement à apporter une petite fraicheur ; à peine quelques bruissements dans les feuilles des arbres, nombreux dans la ville.

Strasbourg, au début du Ve siècle, portait le nom de Stratéburgo puis Stratisburgo. Attila et ses Huns traversèrent le Rhin et détruisirent la ville en 451. À l’origine, elle avait été nommée Argentorate puis romanisée en Argentoratum. La racine argento (argent, luisant, brillant) vient de la pureté de l’eau et désigne la rivière Ill. Les murailles entourant la ville, construites en 1143, subsistent encore en partie.

L’Alsace se situe dans la vallée du Rhin, un chaudron enchâssé entre les Vosges et la Forêt-Noire. Ces deux massifs montagneux freinant la course des nuages, la pollution et la chaleur suffocante y stagnent pendant la saison estivale.

Les touristes hésitaient à sortir pendant les heures les plus chaudes et préféraient visiter des musées ou des églises, surtout la cathédrale Notre-Dame, pour y trouver un semblant de fraicheur toute relative. Quand ils ressortaient de ces endroits où la température était un peu plus supportable, ils avaient l’impression d’entrer dans un four, sauf sur le parvis où le vent souffle en permanence, toute l’année. Heureusement, la ville est bien pourvue en terrasses et restaurants, lesquels proposent des cuisines de toutes les origines, pour étancher la soif et se sustenter de bons plats traditionnels qui tiennent au corps.

2

Après avoir obtenu ses galons de lieutenant et suivi une solide formation de plusieurs mois, Caroline Kocher devint capitaine de police et profileuse. Après différentes affectations dans plusieurs villes du pays, elle demanda sa mutation pour Strasbourg afin de se rapprocher de ses parents, retraités tous les deux. Elle était restée fille unique après le décès de son frère Franck, alors adolescent, dans un accident de la route. Il était l’un des passagers du véhicule. Le conducteur, vexé, avait décidé de faire la course avec une moto qui venait de le dépasser sur une route de montagne. L’issue était inévitable. Après plusieurs dépassements intempestifs, la voiture fit une embardée suivie de plusieurs tonneaux. Tous les occupants de la voiture décédèrent sur le coup, même ceux éjectés du véhicule. Le motard, quant à lui, avait continué sa route sans se retourner. À ce moment précis, il lui semblait qu’elle n’avait pas perdu qu’un frère mais une partie d’elle-même. Son jeune frère n’était plus. Personne n’osait parler de ce drame, car la douleur restait vive malgré les années. Toute évocation de cette disparition provoquait à chaque fois un torrent de larmes. Pas de photos dans des cadres posés ou accrochées aux murs, cela pour que Solène, sa fille, ne connaisse pas la fin tragique de son oncle. Plus tard peut-être, quand elle serait en âge de comprendre et d’accepter sa disparition prématurée, Caroline lui raconterait.

Caroline portait si bien la quarantaine qu’elle en paraissait dix de moins. Elle avait le cheveu roux et court et des yeux de jade en amande avec un sourire désarmant. Bien qu’elle fût grande et mince, l’inaction de ces derniers temps avait laissé quelques traces. De petits capitons étaient apparus et lui avaient sculpté quelques poignées d’amour fort agréables. Elle se moquait éperdument des remarques déplacées de certains collègues et d’autres personnes de son entourage. Sa mère non plus n’osait lui faire de remarque, car elle savait que sa fille n’appréciait pas, et qu’elle avait du répondant. Elle pratiquait assidument depuis plusieurs années un art martial, le Tai-Ji Qi Gong, avec une prédilection pour la petite forme de Pékin, une pratique qui compte des enchainements de vingt-quatre postures spécifiques. Elle adorait ces cours qui lui faisaient énormément de bien et lui apportaient beaucoup d’énergie. Parfois, selon l’intensité de la séance, il fallait exécuter un retour au calme pour espérer pouvoir dormir la nuit. La pause estivale ayant fait cesser tous les cours, cela lui manquait. Elle avait essayé de reprendre un peu chez elle, mais la motivation n’était pas la même ; difficile de se motiver quand on est seule. Mère célibataire depuis dix ans, elle s’occupait de sa fille Solène, née après le départ du courageux papa qui avait préféré fuir ses responsabilités dès qu’elle lui avait annoncé sa grossesse. Elle aussi avait une chevelure de feu bouclée et une peau laiteuse constellée de taches de son héritées de sa mère.

Son histoire avec Marc n’avait pas duré plus de six mois. Séduite par son regard bleu de husky, elle en tomba rapidement amoureuse. Très gentil et prévenant au début de leur relation, il s’était rapidement montré menaçant et la harcelait verbalement. Des remarques blessantes tombaient à tout moment, sans raison. Tactique habituelle des pervers narcissiques. Au bout de quelque temps de ce régime, Caroline, n’en pouvant plus, avait pris la décision de le quitter. Elle savait qu’après les mots suivraient les coups. Elle savait qu’une relation avec un collègue de travail n’était pas une bonne idée, mais bon… Parfois les choses arrivent sans prévenir… Continuer à travailler avec lui après la séparation fut difficile. N’assumant pas son comportement, il avait finalement demandé sa mutation dans une autre ville, à plusieurs centaines de kilomètres de Strasbourg. Avec le temps, le visage de Marc s’effaçait doucement de sa mémoire, pour disparaitre complètement et jusqu’à oublier son nom. Quand elle l’avait rencontré, elle portait une longue chevelure rousse bouclée qui ajoutait à son charme et la rendait plus attrayante. C’était sans doute le détail qui avait fait craquer Marc.

Après la séparation, elle décida de les couper court. Une nouvelle tête pour une nouvelle vie, s’était-elle dit. Elle pensait bien sûr refaire sa vie, mais n’avait pas encore trouvé l’oiseau rare. Sa priorité était maintenant de s’occuper de sa fille.

Caroline et Solène habitaient dans un petit troispièces sous les combles d’un immeuble de quatre étages sans ascenseur, qui présentait l’inconvénient de se transformer en four en période estivale. Elle avait décoré la pièce à vivre avec beaucoup de gout, disposant des bibelots, des cadres avec des photos, des souvenirs, des dessins de Solène et des œuvres d’art offertes par des amis. Quelques bouquets secs donnaient au lieu une forte envie de ne plus bouger d’un canapé recouvert d’un jeté fleuri très coloré. Un grand pot-pourri embaumait la pièce d’une senteur délicate. C’était leur endroit préféré et elles aimaient y jouer ensemble à des jeux de société. Par-dessus tout, elles adoraient se raconter leurs rêves. Comme elles n’en comprenaient pas la ré elle signification, elles les interprétaient à leur manière et cela les faisait tout de même beaucoup rire. Cela faisait partie des nombreux moments de complicité qu’elles passaient ensemble. L’appartement était situé sur la place Saint-Thomas, où trône une statue d’Albert Schweitzer agrémentée d’une fontaine, avec vue sur l’église Saint-Thomas, rue de la Monnaie et rue des Dentelles.

Albert Schweitzer naquit le 14 janvier 1875 à Kaysersberg en Alsace. Il décéda le 4 septembre 1965 à Lambaréné, au Gabon. C’était un médecin, pasteur et théologien protestant, philosophe et musicien alsacien. L’hôpital qu’il développa dans la forêt équatoriale au bord de l’Ogooué à partir de 1913 le fit connaitre dans le monde entier. L’attribution du prix Nobel de la paix en 1952 lui apporta la consécration et une visibilité médiatique considérable. La notion de « respect de la vie » et son indignation devant la souffrance sont au cœur de la démarche d’A. Schweitzer, qui s’est voulu « un homme au service d’autres hommes », tourné vers l’action.

Solène avait décoré sa chambre elle-même, en choisissant bien sûr du rose pour la peinture des murs, la couleur préférée de beaucoup de jeunes filles de son âge. Elle y avait accroché plusieurs posters, dont celui de la Reine des Neiges et du Roi Lion. Hormis les nombreuses poupées et peluches qui jonchaient son lit et le sol, une bibliothèque ornée de nombreux livres, on trouvait en bonne place ses nombreux dessins, sa grande passion, le plus souvent avec des animaux com me thème central. Le Roi Lion, qu’elle avait vu au cinéma avec sa mère, lui avait inspiré le dessin d’une tête de ce grand fauve paré d’une énorme crinière. Malgré son jeune âge, le dessin était plutôt réussi, puisque approuvé par Caroline et Jean, son grand-père, qui passait dans sa chambre à chaque fois qu’il venait la chercher pour l’emmener à la campagne. C’était pour voir son évolution, disait-il. Il lui reconnaissait volontiers un certain talent, pour ne pas dire un talent certain. Tous ces compliments l’encourageaient à persévérer dans cette voie ; c’était le but, en s’attaquant à des dessins de plus en plus complexes. Sans doute une grande artiste en devenir… Elle crayonnait aussi des paysages, avec toujours un animal dans un coin qui rappelait sa grande passion pour tous les animaux de la planète. Il lui arrivait parfois d’ébaucher des bateaux au large où échoués sur le sable, sans avoir pourtant jamais vu la mer. Elle avait une imagination débordante. Pour la mer, où elle mélangeait le vert et le bleu, elle utilisait volontiers des crayons de couleur aquarellables que lui avait offerts son grand-père à qui il arrivait parfois de prendre ses crayons quand il était inspiré. Elle réussissait à réaliser de beaux dégradés pour le ciel, comme Jean le lui avait appris. Mais elle laissait libre cours à son imagination pour mettre en couleurs les coques de navires qu’elle baptisait d’un nom d’animal, bien entendu.

Quand il faisait soleil, elle préférait sortir faire du vélo avec son grand copain Romain, le fils de Magali, leur voisine de palier. Caroline et Magali prenaient alors leur bicyclette pour les accompagner et leur apprendre les dangers de la circulation en ville et quelques rudiments du code de la route. Solène était aussi rousse que Romain était blond. Le garçon aimait surtout jouer avec ses petites voitures qu’il adorait dessiner quand Solène était chez lui. Dans sa chambre, il y avait un circuit de train électrique qu’il mettait en marche quand elle le lui demandait. Une bande sonore, entièrement faite à la bouche, faisait que l’illusion était parfaite et donnait envie de monter dans un wagon pour partir ailleurs. Seul, il préférait son circuit de voitures qui occupait la moitié de la chambre. Il faisait accélérer ses bolides en poussant sur ses manettes et en imitant le bruit de moteur des voitures de sport. Parfois, Solène y jouait avec lui quand elle avait envie de lui faire plaisir. Ils se lançaient alors dans des courses folles qui se terminaient toujours par la victoire de Romain, produisant un sourire sur le visage de Solène qui le laissait souvent gagner.

Caroline passait ses heures grises à sa fenêtre à regarder les gens déambuler en direction de la Petite France. Elle enviait parfois ces couples passant avec leurs enfants dans une poussette, qui donnaient l’apparence du bonheur. Elle aurait bien aimé être à leur place parfois, mais quand on frise la quarantaine avec une enfant de dix ans, il est plus difficile de refaire sa vie. Surtout quand on est très absorbée par un travail où les heures ne comptent pas et que l’on a souvent des journées à rallonge. Solène restait souvent la nuit chez Magali. Sa sympathique voisine, également mère solo, emmenait son fils Romain à l’école élémentaire Saint-Thomas, à quelques pas de l’appartement. Un établissement que Solène fréquentait également. Les deux enfants se trouvaient dans la même classe de CM2 et effectuaient leurs devoirs ensemble chez Magali en attendant que Catherine soit rentrée. Ils s’entendaient bien la plupart du temps, même s’il y avait quelques éclats de voix quand l’un essayait de copier sur l’autre. Solène avait hérité du caractère bien trempé de sa mère. Elle ne se laissait pas faire quand on voulait lui imposer quelque chose dont elle n’avait pas envie.

3

Ce vendredi soir, Caroline avait prévu une sortie « filles » avec quelques amies. En sortant, elle déposa Solène chez Magali en promettant de ne pas rentrer trop tard, avant de prendre l’escalier. Romain fit un grand sourire en voyant Solène rentrer chez lui et filer dans sa chambre pour le retrouver. Elle savait que sa fille pourrait dormir chez elle « au cas où » et que cela ne poserait aucun problème. Les dernières marches furent descendues la conscience tranquille. Après quelques enjambées rapides, elle retrouva ses copines devant l’Ancienne Douane où, après les embrassades et les banalités d’usage, elles décidèrent d’entrer pour se mettre à table. Elles se régalèrent de tartes flambées et de jambonneau braisé pour les plus gourmandes, sans oublier le dessert.

Le grand bâtiment de l’Ancienne Douane date de 1358. C’était une maison de commerce pour le contrôle et le paiement des taxes, construite par la corporation des bateliers. C’était le point d’entrée de tous les produits destinés à la vente de la ville et également un dépôt de marchandises. Elle est située sur la rive gauche de l’Ill et classée monument historique depuis 1948. Dans le restaurant historique, sur des tables recouvertes de nappes en kelsch, est servie une cuisine alsacienne généreuse et traditionnelle. Le kelsch est un tissu de lin ou de coton produit en Alsace. Il est orné d’un motif de carreaux formés par le croisement de fils de couleur bleue ou rouge. Son nom se réfère au bleu tiré du pastel cultivé près de Cologne. Traditionnellement, ce tissu était exclusivement utilisé pour le linge de lit, mais au XXe siècle il servit aussi à confectionner d’autres pièces de linge de maison comme les nappes et les serviettes.

Elles appréciaient le repas assez copieux et bien arrosé de pinot noir, accompagné de grandes discussions, d’anecdotes et de franches rigolades, cela va sans dire. Les desserts étaient riches et bien servis. Du vacherin glacé aux profiteroles en passant par la tarte de la Forêt-Noire, elles se délectaient avec gourmandise de toutes ces douceurs suaves. En rentrant de sa soirée, après les longues et difficiles étreintes de la séparation et les promesses de se revoir bientôt, elle eut d’énormes difficultés à gravir les quatre étages de son immeuble. Arrivée sur son palier, elle décida de ne pas sonner chez Magali, car elle avait largement dépassé l’horaire prévu.

— Pour le pinot noir, j’ai largement dépassé la dose prescrite, dit-elle à voix basse. Je vais sûrement le payer demain avec un gros mal aux cheveux. Mais bon, on ne vit qu’une fois, autant en profiter…

Une fois couchée, elle rencontra des difficultés à trouver le sommeil. Cela était dû au manque d’action et à la digestion, ou les deux sans doute. Elle n’avait pris qu’une tarte flambée gratinée et un dessert, mais se sentait un peu patraque. Sur les trois profiteroles, c’est sans doute la dernière qui ne passe pas, pensa-t-elle en souriant. En plus, je n’aurais pas dû manger la chantilly, ce n’est pas très digeste. Elle avait raison, car sa nuit fut agitée. Se tournant et retournant en tous sens dans son lit, elle fit la crêpe jusqu’à deux heures du matin.

4

Quand Caroline entendit la sonnerie du réveil après quelques rares heures de sommeil, elle se réveilla en sursaut, le visage emperlé de sueur. En émergeant de la douce torpeur du sommeil, elle comprit qu’elle venait de faire un mauvais rêve, ou plutôt un horrible cauchemar. Elle eut du mal à réaliser ce qui lui arrivait et mit plusieurs minutes pour sortir de son état léthargique. Elle tenta de remettre de l’ordre dans ses idées en se remémorant son cauchemar, assise sur le bord du lit.

« Tous les ponts reliant la Grande Île au reste de la ville avaient été détruits. Je me suis retrouvée prisonnière sur ce bout de terre, sans liaison avec le reste du monde. J’errais sans but, seule dans les rues désertes, pour constater que ma ville était devenue une prison sans âme qui vive. Je marchais sous une pluie battante sans être mouillée. Quelles forces avaient bien pu détruire tous les accès à la ville, et pourquoi ? Je ne connaissais pas la réponse… Impossible de nager jusqu’à la rive opposée pour rejoindre l’autre monde ; le niveau de l’Ill était tellement élevé qu’il submergeait les berges jusqu’à les faire disparaitre complètement. L’eau boueuse avait une couleur de terre et de sang d’où émergeaient les restes des ponts détruits et où flottaient des morceaux de corps humains et d’animaux morts. Des bras, des jambes et des pattes dérivaient dans un courant si fort qu’il occasionnait des vagues. Dans une rue que je venais de prendre, il y avait tout de même quelques silhouettes fantomatiques qui erraient, tels des zombies dans un épais brouillard, en poussant des cris lugubres. Sur la place de la Cathédrale, plusieurs dizaines de personnes dansaient sans musique le regard vers le ciel, incapables de s’arrêter, les bras et les jambes désarticulés partant dans tous les sens jusqu’à l’épuisement. Puis elles mouraient en s’écroulant sur le parvis comme des pantins désarticulés. L’unique flèche de la cathédrale Notre-Dame avait été décapitée, pulvérisée. Elle se retrouvait réduite en sable de grès rose sur les pavés du parvis, la rendant méconnaissable ».

En juillet 1518, cette danse, provoquée par la contamination à l’ergot de seigle, dura plusieurs semaines et fit beaucoup de victimes.

Après cette courte et mauvaise nuit, elle qui n’était pas du matin eut toutes les difficultés du monde à mettre un pied devant l’autre. Elle savait qu’elle allait marcher au radar toute la journée. Difficile de travailler dans cet état second.

Mais non, pas aujourd’hui, on est samedi ! se dit-elle dans un moment de lucidité.

La tête embrouillée, elle commenta cette situation déplorable.

« Réveillée aux aurores. Le soleil est encore couché et je dois me lever. La chambre est sombre et silencieuse. Je m’installe sur le bord du lit. J’ai du mal à ouvrir les yeux : mes paupières sont collées. Je frotte le gauche d’abord, puis le droit. Les deux prunelles ouvertes, mon regard se précise. Je tente un geste maladroit dans la pénombre pour chercher l’interrupteur de la lampe de chevet. Je le trouve enfin et j’appuie. Cette lumière m’éblouit. J’éteins à nouveau. Je me lève difficilement, me dirige à tâtons vers la cuisine à la vitesse d’un paresseux asthmatique. Une fois allumée, la lumière indirecte de la hotte reste supportable. Péniblement trouvée, la machine à café obéit à mes gestes malhabiles. Le café coule dans la tasse mise en place la veille. Je bois le café : fort, le café du matin, très fort. Au point de réveiller un mort. Nécessaire pour attaquer la journée. Je me verse un jus d’orange, je vise mal et il finit à côté du verre pour se répandre sur la nappe. J’arrive miraculeusement à attraper un essuietout pour limiter le désastre. Les automatismes m’emmènent sous la douche où le jet bienfaisant termine de me réveiller. Je me dirige vers la chambre. Dans la commode de sous-vêtements, je prends une culotte et un soutien-gorge sans vraiment choisir. Puis je me glisse dans mon jean et passe un ticheurte. Les chaussures enfilées, je prends mon sac d’une main et sors en claquant la porte derrière moi ».

Se souvenant que les enfants avaient quelques heures de cours le samedi matin, elle se dit : Magali a dû emmener les enfants à l’école. Elle hésita devant sa porte et continua à descendre l’escalier en marchant sur un nuage de ouate.

À la sortie de chez elle, la fraicheur matinale termina de la réveiller en lui donnant petit un sursaut d’énergie. Un réflexe professionnel lui fit vérifier que tout était en place. Elle en eut la confirmation dès qu’elle marcha sur le quai Saint-Thomas. Tous les ponts étaient intacts. Mais elle savait tout de même que ce cauchemar allait la poursuivre toute la journée en gardant une petite brume dans son cerveau, et qu’elle serait incapable de traverser un pont, avant longtemps sans doute. Elle préféra longer les quais. Elle se dirigea vers la place du Marché-aux-Poissons où le marché du samedi se tient toute l’année, uniquement le matin. Caroline fit quelques emplettes chez son maraicher préféré et se décida pour des carottes, des tomates, du basilic et un morceau de fromage et de la mozzarella, ainsi qu’une botte de radis avant de tout ramener chez elle. Pendant les vacances, elle ne cuisinait pas souvent et se contentait, avec les fortes chaleurs, d’une énorme salade de doucette composée au gré de ses envies. Elle n’aimait pas l’été et s’impatientait de l’arrivée de l’automne qui habillait la cité d’une couleur dorée, avec sa pluie froide et ses reflets colorés sur les pavés mouillés. Cette période de calme apparent et d’oisiveté lui permettait de baguenauder dans sa ville, qu’elle connaissait par cœur pour y être née ; elle aimait découvrir de nouvelles choses au cours de ses déambulations. Avec cette chaleur, elle décida de marcher plus doucement ; elle avait plus de chances de faire de nouvelles découvertes en levant la tête. En rentrant mettre ses achats au frais, elle rêvait.