Roxane - Michel Haton - E-Book

Roxane E-Book

Michel Haton

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Beschreibung

Roxane venge sa famille à l'aide d'une bande pour faire justice et partager les bénéfices des vols avec les plus pauvres. Elle est un genre de Robin des Bois au féminin.

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Seitenzahl: 190

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


Sommaire

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Chapitre XXV

Chapitre XXVI

Chapitre XXVII

Chapitre XXVIII

Chapitre XXIX

Chapitre XXX

Chapitre XXXI

Chapitre XXXII

Chapitre XXXIII

Chapitre XXXIV

Chapitre XXXV

Chapitre XXXVI

Chapitre XXXVII

Chapitre XXXVIII

Chapitre XXXIX

Chapitre XL

Chapitre XLI

Chapitre XLII

Chapitre XLIII

Chapitre XLIV

Chapitre XLV

Chapitre XLVI

Chapitre XLVII

Chapitre XLVIII

Chapitre XLIX

Chapitre L

Chapitre LI

Chapitre LII

I

Strasbourg. Quartier du Marais Vert, au nord de la ville.

C'est dans ce quartier de la ville, ancien Faubourg Blanc et actuel Faubourg National, que vivaient, ou plutôt survivaient, Jeanne et Barthélémy Lenoir, avec leur fille Marie, dans une masure de bois et de toile construite par Barthélémy. Ce vaste espace, qui suintait l'humidité quand venait le temps des premiers brouillards, se transformait rapidement en tourbière ou ne subsistaient que quelques broussailles et de rares bouleaux qui se plaisaient dans ce milieu détrempé. Les rues se transformaient en ruisseaux d'eau croupie provenant des eaux usées, des lessives et des toilettes, leur donnant une couleur indéfinissable accompagnée d'une odeur nauséabonde. Il fallait jongler entre ces eaux saumâtres et la boue pour poser un pied sur les rares pavés émergés qui permettaient de marcher au sec. Selon de nombreuses légendes, les prêtres exorcistes y noyaient des chiens noirs, dont on prétendait qu'ils avaient la rage et dans lesquels on avait enfermé les démons hantant l'âme des défunts refusés au paradis. De petites flammes virevoltaient au-dessus du terrain détrempé. Sans doute les âmes des défunts ou des animaux morts englués dans cette masse informe. Le berger du village avait perdu plusieurs bêtes dans ce marécage. Même une vache s'y était enlisée un jour, effrayée par un violent orage. On y entendait parfois le son d'une cloche provenant d'une église qui n'existait plus. Le bruit courait que des fantômes de sorcières, s'adonnant au sabbat, tournoyaient parfois au-dessus de la tourbière.

Durant un hiver particulièrement rude, la neige était tombée en abondance toute une journée. Le toit d'une des maisons s'était effondré sous le poids accumulé en plusieurs jours. Il n'avait pu résister à la pression de cette masse. Il s'écroula pendant la nuit dans un fracas épouvantable, ensevelissant toute la famille Malet qui vivait là, les parents et deux enfants en bas âge. L'énorme couche de neige avait amorti le bruit au point qu'il ne réveilla personne. Le lendemain, les premières personnes, qui s'étaient levées tôt, aperçurent un amas de planches et de toiles. Ils alertèrent les gens des alentours en se servant d'une cloche attachée à un arbre, suspendue là pour prévenir la population d'un danger ou d'un incendie. Les gens accoururent pour dégager les gravats en espérant pouvoir sauver la petite famille. Ils ne ménagèrent pas leurs efforts pour déblayer toutes les planches délicatement, mais quand le corps de la mère apparut enfin, il était déjà trop tard. Le froid intense de la nuit l'avait saisie dans une gangue de glace, ainsi que toute sa famille. Ils étaient morts de froid en une seule nuit. Les habitants étaient dépités. Il allait être impossible de creuser une tombe dans cette terre gelée et dure comme du marbre. Toute la famille fut entreposée dans un caveau d'attente dans l'espoir de pouvoir creuser une tombe plus tard, après le dégel.

Pendant la belle période, cet endroit était occupé par des paysans qui labouraient ce sol avec une charrue tirée par de solides chevaux. Ils ensemençaient cette terre ingrate qui leur rendait peu de légumes, de fruits ou de céréales, alors qu'ils avaient la lourde tâche de nourrir la population de la ville de Strasbourg. Des jardiniers et des maraîchers cultivaient des vergers et des jardins. Le Marais Vert, situé au nord de la ville, derrière la Pfennigturm (sur l'actuelle place Kléber), était séparé de la ville par une enceinte fortifiée.

Sur cette belle et grande place, on pouvait voir se promener des bourgeois et bourgeoises qui aimaient se pavaner en comparant leurs toilettes, leurs perruques, leurs cannes à pommeau, leurs épées, leurs souliers décorés de nœuds de satin ou leurs nouveaux chapeaux, ornés de plumes d'autruche pour les hommes. Les femmes portaient habituellement de petites coiffes traditionnelles, souvent accompagnées d'une fraise. Dans leurs costumes brodés de fils d'or qui étincelaient sous le soleil, les couples regardaient de haut, en paradant, les rares paysannes vêtues de vêtements très simples, surtout pratiques pour leur travail, qui transportaient leur panier rempli de légumes et de fleurs multicolores pour les vendre au marché. On y croisait aussi des couples en tenues traditionnelles alsaciennes. Certaines femmes revêtaient des costumes dont les couleurs variaient selon le village d'origine ainsi que des coiffes appelées Schlupfkäpp. Le costume d'une femme catholique se nommait la Kutt, une longue jupe rouge, tandis qu'une protestante portait la Rock, plus courte et de couleur verte, bleue, rouge ou violette en fonction du calendrier liturgique. Elles tenaient le bras de leur mari, habillé traditionnellement du costume noir, avec le cardigan rouge aux boutons dorés et un grand chapeau noir à larges bords.

Des paysans tiraient des charrettes remplies de victuailles et de pots au lait, vêtus d'habits simples et usagés mais confortables. Ils se retrouvaient souvent le soir, après une dure journée de labeur, dans un estaminet crasseux pour boire un verre et se raconter leur journée et les difficultés de la vie. Les masses populaires des villes et des campagnes s'alimentaient aux seules sources de l'Église et restaient ainsi dans leur culture rudimentaire.

Il n'y avait pas que de la misère dans le Marais Vert. De temps en temps arrivaient aussi quelques bouffées de fraicheur et de bonheur. Les premiers beaux jours annonçaient souvent la venue d'un saltimbanque espéré tout l'hiver. Philippus Kervinio le marionnettiste, grand escogriffe souriant, accoutré d'un costume très coloré avec une multitude d'objets accrochés partout qui ballottaient à chaque pas et d'un chapeau garni de fleurs ramassées en chemin, arrivait en même temps que les premiers rayons de soleil du printemps. Sa carriole, tirée derrière lui par une chèvre tenue en laisse, était chargée de son théâtre de bois démontable et d'une multitude de marionnettes qu'il avait confectionnées lui-même. Entre les premiers frimas de l'hiver et les premières journées du printemps, il disparaissait mystérieusement. Il hivernait sans doute dans un endroit connu de lui seul afin de ne pas être dérangé, pour écrire un nouveau spectacle et créer de nouvelles marionnettes. Il arrivait dans le Marais Vert en s'annonçant bruyamment avec une guirlande de clochettes et une petite corne dans laquelle il soufflait pour avertir de sa venue. Il était immédiatement suivi par une horde d'enfants qui criaient leur joie de le revoir. Ils voulaient tous caresser la chèvre, faire bouger les grelots de son collier, qui ne s'arrêtait pas pour autant et continuait vaillamment à tirer son chargement. Philippus choisissait toujours un endroit plat et relativement sec pour libérer la chèvre de son fardeau et l'attacher à un piquet afin que les enfants puissent continuer à la caresser. Il montait la structure de son théâtre de bois, attachait de jolis rideaux de chaque côté du cadre et installait la toile lui permettant de se cacher à la vue des spectateurs. Tous les ans à la même période, il venait assurer plusieurs séances d'un spectacle qu'il avait écrit en s'inspirant des évènements passés, même s'il improvisait souvent pendant la représentation en créant des interactions avec le public. Il aimait bien faire réagir les gens, afin d'être sûr qu'ils ne dorment pas et qu'ils s'intéressaient vraiment à l'histoire qu'il racontait. Et souvent cela fonctionnait, ce qui le remplissait de joie. Il avait sculpté dans du bois de peuplier les visages et les mains de ses personnages qu'il avait peints ensuite de couleurs vives, des gentils et des méchants, et à qui il avait cousu un costume coloré sur mesure. Il entrait la main dans les personnages et leur donnait vie avec ses doigts. Un panneau apposé contre le théâtre renseignait sur l'heure de la représentation. Comme beaucoup de gens ne savaient pas lire, car la plupart étaient des paysans et des travailleurs de la terre, il leur criait les horaires pour être sûr d'avoir du monde. Quand il soufflait dans sa corne, les gens accouraient nombreux, ce petit théâtre de marionnettes étant la seule distraction annuelle qu'ils pouvaient s'offrir en laissant tomber quelques piécettes dans une sébile ou en posant des paiements en nature à côté de la coupelle. Ces petites rétributions étaient suffisantes pour lui permettre de manger, de changer les rideaux du théâtre devenus défraîchis ou les vêtements de ses personnages, et pouvoir en créer de nouveaux. Les histoires qu'il racontait servaient aussi aux gens pour porter des messages et avoir des nouvelles des alentours, comme un journal animé. Dans le Marais Vert, l'information ne circulait pas beaucoup et les habitants étaient ignorants de tout ce qui se passait au-delà du microcosme de leur petit territoire.

II

Barthélémy Lenoir travaillait dans ce quartier peu bâti et très verdoyant. Il était affecté à la culture et au ramassage des fruits et légumes. Il exerçait régulièrement des travaux de maraîchage, mais il cultivait aussi différentes céréales et avait la garde du bétail, ce qui contribuait au ravitaillement de la ville. La production était également vendue sur les marchés comme le Marché-aux-Herbes (place Gutenberg) ou le Marché-aux-Fruits (place Saint-Thomas).

En ce jour du 4 janvier 1625, sous le règne de Louis XIII (1601 à 1643), vint au monde Roxane Lenoir (ce nom provenait des cheveux noirs de son père) aux premières lueurs du jour, en pleine guerre de Trente Ans. Elle était en parfaite santé et avait déjà beaucoup de cheveux roux et les yeux verts. Elle est née là, sous une pluie battante, dans cette cabane insalubre laissant passer l'eau du ciel, située dans ce dépotoir nauséabond. Elle se réchauffait dans les bras de Jeanne, sa mère qui l'avait portée et fait naitre dans la misère.

Elle avait eu beaucoup de chance. Alors qu'un enfant sur quatre mourait avant un an et que l'espérance de vie était de 28 ans en moyenne, la reprise démographique, après les guerres de Religion, avait augmenté pendant la première moitié du XVIIe siècle.

Quand un accouchement se déroulait bien, la matrone (sage-femme) ou les voisines se bornaient à assister la parturiente pendant le travail. À peine sorti du ventre de sa mère et le cordon ombilical coupé, l'enfant était entièrement lavé devant le feu, avec du beurre frais et de l'eau chaude additionnée d'eau-de-vie. La matrone façonnait alors la petite tête afin de la rendre plus ronde.

III

Le sevrage marquait la fin de la première enfance. Il intervenait généralement vers deux ans, souvent plus tôt et parfois plus tard. Dès qu'elle sut marcher, Roxane fut obligée de fouiller dans les détritus pour survivre, car la famille ne mangeait pas à sa faim tous les jours. Cette année-là se situait dans une période de disette terrible dans l'est de la France, où beaucoup de malheureux mouraient littéralement de faim.

À cinq ans, elle partait parfois plusieurs heures dans l'espoir de trouver quelques bribes d'aliments pour améliorer l'ordinaire. Il lui fallait aussi lutter, dès son plus jeune âge, contre les autres squatteurs du lieu.

Le Marais Vert était fréquenté essentiellement par Dominique, le gros Dodo, le chef d'une bande de gamins qui venait régulièrement la relancer. Un jour, il se planta devant elle alors qu'elle était à la recherche de nourriture.

— Eh toi ! Ici, c'est chez moi, vu? Seuls les amis peuvent venir se servir ici. Si tu veux faire partie de ma bande, il te faudra subir l'épreuve du tonneau, après quoi tu seras protégée et tu pourras venir te servir dans ce terrain. Il repartit comme il était venu, surgi de nulle part.

— Pourquoi être née sur le territoire de Dodo? Le hasard ou le destin, peut-être. Le « propriétaire » du lieu n'a pas l'air commode. Il doit m'en vouloir de n'être qu'une fille, pensa-t-elle.

Elle comprit rapidement qu'elle devrait toujours se battre pour s'en sortir.

Un matin, en cherchant sa pitance, elle fit une découverte qu'elle prit soin de nettoyer d'un revers de manche. Elle trouva une pièce brillante dans la terre, avec des reflets inconnus, et dont elle ne connaissait pas la valeur.

— Que puis-je acheter avec cette pièce? Du pain, du lait, de la viande peut-être ou un morceau de fromage.

Dotée d'un caractère de rêveuse, elle se mit à extra-poler sur tout ce qu'elle pouvait acquérir avec cette seule petite pièce, pour nourrir sa famille.

Elle entendit les pas de plusieurs personnes qui la firent tomber brutalement de son nuage. Elle eut le réflexe de refermer ses doigts pour emprisonner la pièce dans sa petite main. C'était la bande à Dodo qui était de retour. Ils avançaient vers elle d'une allure décidée telle une horde sauvage. Elle eut très peur car le spectacle était impressionnant. En tête de cortège, Dodo bien sûr, aussi gros que sale, menait la troupe. Son vieux pantalon, sa casquette élimée et des galoches trouées lui donnaient un peu d'air aux orteils. René, son lieutenant et bras droit, maigre comme un lacet, flottait dans ses guenilles crasseuses. Félix, était grand et sec, le visage moucheté et les cheveux carotte. Augustin était le plus dé-contracté et le plus rieur; son visage pâle contrastait avec sa tignasse noire, son sourire fendait son visage à chaque fois qu'il arrivait à esquiver une pierre que l'on lui avait jetée. Il était toujours suivi de sa sœur Adélaïde, menue petite blonde aux yeux bleus,

Désignant Roxane du doigt, Dodo stoppa net et dit :

— Je t'avais prévenue ! Tu ne peux pas venir sur mon terrain impunément! Tu dois subir l'épreuve du tonneau si tu veux continuer à venir ici. Comment t'appelles-tu?

— Roxane, dit-elle d'une voix tremblante.

— Je suis Dominique, appelé Dodo. Je suis le chef de la bande que voilà.

Il présenta rapidement sa bande en faisant pour chacun un petit éloge vantant ses qualités. D'un doigt il pointa le tonneau, que les pluies successives avaient fait déborder et qui devait servir à la fameuse épreuve.

— L'épreuve consiste à rester la tête sous l'eau pendant que je compte jusqu'à cinquante ! Compris?

— Mais c'est impossible ! dit-elle effrayée.

— C'est la condition pour faire partie de la bande et avoir le droit de venir sur ce terrain.

Résignée, elle se dit qu'il valait mieux essayer, ne serait-ce que pour avoir quelques amis sur lesquels elle pourrait compter en cas de difficultés.

René et Félix s'avancèrent vers elle avec l'intention de la forcer à avancer jusqu'au tonneau. Elle leur fit comprendre, en esquivant leurs mains, qu'elle irait toute seule pour subir l'épreuve, en tenant toujours la pièce au creux de sa main. Elle était déjà très indépendante. Elle leva les yeux vers la bande et elle s'avança vers le tonneau, seule et fière. Elle monta sur une grosse pierre posée à côté.

— Prêt? dit Dodo d'une voix solennelle.

— Je suis prête, répondit Roxane, aussi concentrée que désemparée en regardant la bande qui s'était mise en cercle autour d'elle.

— À trois, tu plonges la tête et je compte jusqu'à cinquante : compris?

Roxane hocha la tête en signe de réponse.

— Un... Deux... Trois !

Elle respira profondément et plongea la tête dans l'eau jusqu'aux oreilles.

Dodo comptait :

— Vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq...

Ils firent un bond en arrière pour ne pas être éclaboussés par Roxane qui, n'en pouvant plus, sortit la tête du tonneau pour prendre de grandes bouffées d'air.

— Tu as perdu! annonça triomphalement Dodo. Tu ne peux donc pas faire partie de la bande. Tu dois partir et ne jamais revenir.

Encore haletante, elle fit demi-tour pour se diriger vers sa maison. Alors qu'elle s'éloignait, Félix dit soudain :

— Pourquoi tiens-tu ton poing fermé? Aurais-tu quelque chose à nous cacher?

Elle n'eut pas le temps de répondre, que déjà la bande était sur elle, la plaquant brutalement au sol en lui bloquant les membres afin qu'elle ne puisse bouger.

— Fais-moi voir ce que tu caches dans ta jolie menotte !

Roxane, immobilisée, ferma ses doigts sur sa précieuse pièce en la serrant le plus fort possible. Mais en vain. Dodo avait tellement de force qu'il lui ouvrit la main au point qu'elle crut un instant qu'il lui avait cassé un doigt.

— Arrêtez, vous me faites mal, bande de brutes !

Plus elle se débattait, plus les garçons riaient. Adélaïde, la sœur d'Augustin qui le suivait partout, blonde avec des yeux bleus qui lui donnaient un regard doux, les regardait faire, désolée et impuissante.

— La voilà, je l'ai! dit Dodo triomphant. Une belle pièce d'un Florin en or! Lâchez-la, maintenant, laissezla partir. Nous avons de quoi faire un festin, les amis.

Elle se tenait debout devant eux en les fixant, comme un affront.

— Tu vas me le payer !

Se tournant une dernière fois vers Roxane :

— Va au diable ! lui dit-il en la poussant au sol et en riant.

Roxane se releva péniblement, contusionnée de partout. Ses doigts lui faisaient mal à en crier. Seule la fierté lui fit serrer les dents et souffrir en silence. Elle croisa le regard d'Adélaïde et crut y voir de la compassion. Elle s'en alla, ayant perdu sa seule fortune, sa pièce si précieuse que la bande de Dodo venait de lui arracher en la brutalisant.

Elle marcha péniblement jusqu'à une petite rivière, où elle lava délicatement ses plaies et ses mains dou-loureuses avec un peu d'eau.

— Que les garçons sont méchants, pensa-t-elle. Ils ont tout fait pour qu'une fille ne puisse faire partie de leur bande et, en plus, ils m'ont volé le peu d'argent que j'avais. Je m'en sortirai quand même, je me débrouillerai toute seule.

IV

Roxane rentra chez elle et trouva ses parents en pleurs.

— Que se passe-t-il?

Sa mère lui répondit faiblement entre deux soubresauts.

— Ta sœur vient de mourir. Nous n'avons plus que toi désormais.

Roxane était sous le choc de cette terrible nouvelle. Elle ne réalisait pas vraiment ce qui venait de se passer. Perdre sa sœur quand on est si petite est une terrible épreuve.

— Mais... de quoi?

— De la peste. On croyait cette maladie éteinte depuis plusieurs années, mais elle est réapparue brutalement et ta sœur a été infectée. Elle était malade depuis plusieurs jours déjà, et nous l'avons trouvé inanimée ce matin sur sa paillasse. Nous n'avons rien pu faire pour la sauver.

Roxane ne put retenir les larmes qui lui inondaient les joues.

On pensait que la peste était due à l'air pestilentiel retenu par les mailles des étoffes. Les traités de l'époque présentent ainsi les symptômes de la peste bubonique : frissons, fièvre, céphalée, apparition de charbons, plaques gangréneuses noires et surtout des bubons à l'aine, à l'aisselle ou au cou, puis des hémorragies sous-cutanées. Face à un tel mal, les médecins étaient désarmés. Ils conseillaient tout de même la purification de la chambre des malades avec divers parfums, le ramollissement des bubons par des emplâtres de feuilles d'oseille et d'oignons de lys, et leur incision par le chirurgien dès le début de la suppuration. Dans certains cas, la peur de la contagion poussait des enfants à abandonner leurs parents mourants et des parents jetaient leurs enfants à la rue.

C'est le Rhéno-Flamand André Vesale qui a fondé l'anatomie moderne. Il montra la nécessité de disséquer et d'observer le corps humain lui-même. Son grand livre illustré De humani corporis fabrica (1543) qui connut un énorme succès, constitua pendant près de trois siècles le meilleur traité d'anatomie et la référence dans ce domaine. Ainsi, au début du XVIIe siècle, la configuration du corps humain était-elle connue avec exactitude, au moins dans les grandes lignes.

Sa mère la regarda, prit ses mains dans les siennes, et lui parla longuement.

— Après avoir appelé le prêtre, j'ai prié saint Sébastien et saint Roch et accompli des pénitences car je pensais que la maladie était de notre faute. Puis je me suis adressée à une sorcière qui connait beaucoup de sorts et de guérisons. Je me suis aussi basée sur le livret appelé L'Apothicaire charitable, que quelqu'un m'a lu, enseignant à faire à la maison les médicaments composés à peu de frais. Également Le Médecin des pauvres, recueil en douze pages de prières et oraisons considérées comme efficaces contre les mauvais esprits. J'ai tout essayé ! Je suis allée voir l'apothicaire (le terme de pharmacien était encore peu employé) qui a mélangé des herbes pour concevoir un remède qui avait le pouvoir de soigner la peste : mélisse, anis, marjolaine, thym, sauge, baies de genièvre, cardamome et cannelle. Composition de l'Eau des Carmes (1379). En vain... Même le médecin, appelé en dernier recours, lui avait pris le pouls qui était déjà très faible, ce qui était mauvais signe. Il a examiné ses selles, mais aussi ses expectorations et ses sueurs, ainsi que ses urines. Il a soigné ses plaies, incisé les abcès, les bubons et pratiqué une saignée (opération de chirurgie que l'on pratique pour tirer le sang altéré ou inutile qui se trouve dans les veines) avec une lancette. Nous avons appris qu'à Marienthal, près de Haguenau, plus d'une centaine de miracles avaient été authentifiés par les jésuites qui gèrent ce lieu de culte, mais pour ta sœur le miracle n'a pas eu lieu.

La croyance selon laquelle le corps contenait vingt-quatre litres de sang et que l'on pouvait en perdre vingt par une saignée sans mourir, explique l'incroyable développement de cette médication. La purgation par un clystère, ou lavement, relevait de la même médecine évacuante et constituait un remède autant employé que la saignée. Elle était surtout utilisée pour soulager les ventres dérangés.

— En plus, mêlé à une bagarre, ton père vient de perdre son travail. À deux, cela va être très difficile, mais on va se débrouiller ; mais à trois cela sera impossible. Nous ne pouvons plus te nourrir. Il va falloir que tu grandisses plus vite et que tu te débrouilles seule.