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Delly

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Beschreibung

Arrivé à la fin de la montée, j’arrêtai ma voiture. À gauche de la route s’étendait une châtaigneraie, lumineuse sous le soleil matinal. À droite, la bondissante rivière, à demi cachée par les arbustes penchés vers sa fraîche haleine, grondait au fond du ravin profond qui formait la base d’une falaise noire, bloc de basalte autrefois jailli du sol lors de quelque puissante convulsion volcanique. Des hêtres couronnaient cette hauteur, qu’une assez large faille séparait d’une autre presque semblable, due sans doute au même bouleversement millénaire. Au bord de celle-ci, une terrasse étendait ses pilastres de pierre grise. Je sus ainsi, d’après la description de Pierre Harige, que je me trouvais en face du domaine des Roches-Noires, but de mon voyage.

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Delly

Le sceau de Satan

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383835356

I

Arrivé à la fin de la montée, j’arrêtai ma voiture. À gauche de la route s’étendait une châtaigneraie, lumineuse sous le soleil matinal. À droite, la bondissante rivière, à demi cachée par les arbustes penchés vers sa fraîche haleine, grondait au fond du ravin profond qui formait la base d’une falaise noire, bloc de basalte autrefois jailli du sol lors de quelque puissante convulsion volcanique. Des hêtres couronnaient cette hauteur, qu’une assez large faille séparait d’une autre presque semblable, due sans doute au même bouleversement millénaire. Au bord de celle-ci, une terrasse étendait ses pilastres de pierre grise. Je sus ainsi, d’après la description de Pierre Harige, que je me trouvais en face du domaine des Roches-Noires, but de mon voyage.

L’année précédente, au cours d’un séjour à Luchon où j’accompagnais ma mère, j’avais fait la connaissance de ce cousin qui logeait avec sa famille au même hôtel que nous. Mon père n’avait jamais entretenu de relations avec ses parents de Corrèze. Le cousinage, d’ailleurs, datait d’assez loin. J’ignorais donc tout de ces Harige que le hasard me faisait ainsi rencontrer.

Pierre Harige habitait, l’hiver, Orléans, pays de sa femme, et l’été une propriété qu’il possédait aux environs de Brive. À lui, comme à Mme Harige, comme à leurs deux enfants, Monique et Michel, on pouvait appliquer cette épithète : quelconque. À peu près toutes leurs préoccupations convergeaient vers ce but : penser, dire, faire ce qu’ordonnait la mode, sans idée personnelle, en y mettant d’ailleurs une certaine ingénuité qui atténuait un peu l’agacement causé par cette sottise moutonnière.

Pierre Harige m’apprit l’histoire de ma famille paternelle que mon père, mort jeune, n’avait pu me faire connaître. D’ailleurs, d’après ce que me disait ma mère, il devait l’ignorer lui-même.

Les Harige étaient au XVIIIe siècle des propriétaires terriens assez aisés. Au moment de la Révolution, Florent Harige avait sauvé de la mort et de la ruine la jeune châtelaine des Roches-Noires, Madeleine de Teilhac, qui, en reconnaissance – ou par amour peut-être – devint sa femme. Depuis lors, les descendants de Florent avaient toujours possédé ce domaine. Il appartenait actuellement à Ambroise Harige, l’aîné des trois frères, qui vivait là toute l’année avec sa femme. Lui seul n’avait pas eu de postérité. Ses frères étaient morts, laissant, l’un, deux filles, l’autre, un fils qui était Pierre. Ambroise – l’oncle, comme l’appelaient toujours ledit Pierre, sa femme et ses enfants avec une sorte de déférente componction – tenait à ce que, chaque année, ses neveux et petits-neveux vinssent passer quelques semaines aux Roches-Noires et, autant que possible, ils se trouvassent tous ensemble autour de lui.

– Vous devriez profiter de cette réunion pour faire connaissance avec la famille presque au complet, m’avait dit Pierre. L’oncle vous fera le meilleur accueil, du moment où vous avez de notre sang dans les veines.

« Le château est très bien situé, le pays fort pittoresque ; en outre, puisque vous êtes chartiste, vous trouverez peut-être des choses intéressantes dans les archives de la vieille tour.

Deux mois plus tard, à mon retour dans notre maison de Versailles, je reçus un mot aimable d’Ambroise Harige, m’invitant à venir passer quelque temps, l’été suivant, aux Roches-Noires. Je ne répondis ni oui ni non ; mais, ayant eu déjà l’occasion de parcourir le bas Limousin et désireux d’y retourner, je m’étais décidé vers la fin d’août à y faire une petite randonnée, en m’arrêtant quelques jours chez ce parent inconnu.

Voilà pourquoi j’étais, ce matin, sur la route, en face des Roches-Noires, près du vieux pont de pierre jeté sur la rivière torrentueuse. À ma droite, clouée à un poteau vermoulu, une planche de bois portait cette inscription à peine lisible : Marjac. Je savais que c’était le village proche du château. Il ne me restait donc qu’à franchir le pont et à m’engager sur l’étroite route ménagée entre les deux blocs de basalte.

Comme j’allais remettre ma voiture en marche, une autre, dont j’entendais depuis un instant le moteur, passa près de moi. Je vis deux femmes, dont l’une – celle qui conduisait – tourna la tête de mon côté, jeta une exclamation, puis freina. Je reconnus le rond petit visage fardé de Monique Harige.

– Bernard Dambreuil ! Bonjour ! Êtes-vous en panne ?

– Mais, non, ma cousine. Je prenais connaissance des lieux, avant de franchir ce pont par où, si je ne me trompe, je dois arriver aux Roches-Noires ?

– En effet. Vous n’avez qu’à nous suivre, d’ailleurs... Tenez, voici déjà une seconde cousine : Marguerite Rambel. Vous en trouverez encore deux autres au château.

Elle se tournait à demi vers sa compagne. Je vis un fin visage au teint légèrement mat, une bouche fraîche qui souriait, des yeux foncés, gais et lumineux.

– Toutes ces cousines auront plaisir à connaître leur nouveau cousin, dont Monique leur a fait grand éloge.

La voix était claire et vibrante, l’accent très franc, très simple. Cette jeune personne ne devait pas être coutumière des petites minauderies dont Monique agrémentait sa conversation, surtout quand elle avait affaire à un partenaire masculin.

– L’oncle comptait un peu sur vous hier soir, ajouta Marguerite. Il avait fait préparer en votre honneur un lièvre à la royale, triomphe de sa cuisinière. Nous l’avons mangé sans vous, mon pauvre cousin.

Le rire un peu aigre de Monique s’éleva.

– Paul a mangé votre part, Bernard. Il est fou du lièvre à la royale. Paul, c’est le frère de Marguerite... Mais allons, en route !

À la suite de la voiture – dernier cri de la mode et de l’inconfort – qui était la propriété de Monique, la mienne s’engagea sur le pont, puis sur la route qui montait entre les deux falaises noires. Le lent travail des pluies avait produit dans la pierre des érosions, des anfractuosités où quelques arbustes avaient pris racine. Mais la fraîcheur de leur feuillage n’atténuait guère le sombre aspect de cette voie étroite où le soleil ne devait atteindre que bien peu de temps chaque jour et peut-être même jamais.

La route tournait, longeant le bloc de gauche, puis s’en écartant peu à peu. Entre d’épais buissons d’un côté, un bois de châtaigniers de l’autre, elle s’élevait, moins raide maintenant, aboutissant à une croisée de chemins. Celui de droite conduisait au village de Marjac, comme l’indiquait une plaque clouée à un arbre. La voiture de Monique prit, à gauche, une allée de beaux vieux hêtres, qui aboutissait à une grille basse derrière laquelle s’étendait une vaste cour pavée. Au-delà apparaissait une grande maison longue à laquelle s’accolait une grosse tour ronde, couverte de feuillage, évidemment très antérieure à l’habitation elle-même.

Cette tour surmontait une demeure fortifiée du XIIIe siècle ; l’autre bâtiment était un logis du temps de la Renaissance, sans prétention, mais d’une noble ligne. D’élégants pinacles se dressaient au-dessus des lucarnes du second étage et une tête grotesque surmontait l’accolade de la porte principale.

Devant cette porte, ouverte sur une large marche de pierre, Monique arrêta sa voiture et je l’imitai. Au moment où je mettais pied à terre, une claire apparition féminine parut sur le seuil. La jeunesse, la fraîcheur, la joie. Grande, souple, mince sans maigreur, le teint rosé, vivant, les bras blancs et fermes sortant de la courte manche d’une robe légère à fleurs couleur de feu, d’éblouissants cheveux blond doré bouclant autour du front, des yeux vifs, joyeux, débordant d’une vie triomphante. Oui, une jeune vie dans toute la plénitude de sa joie, de sa vigueur, telle m’apparut celle que, la minute suivante, me nomma Monique en me présentant à elle : Marie-Claude Drézous, petite-nièce de M. Ambroise Harige par sa mère et orpheline depuis plusieurs années.

Cette nouvelle cousine me serra cordialement la main avec une aimable phrase d’accueil, puis interpella gaiement Marguerite :

– Dis donc, toi, on te cherche partout ce matin ! Tu aurais pu nous prévenir que tu allais courir avec Monique ?

– Ma chère amie, si tu t’étais adressée à maman, elle t’aurait renseignée, car je l’avais avertie que nous allions, Monique et moi, chercher des truites chez le père Hilaire.

Marguerite, en parlant, s’avançait vers sa cousine plus petite que celle-ci, elle était bien prise et gracieuse, moins brillante, mais d’une fine distinction qui frappait aussitôt. Sa main se glissa sous le bras de Marie-Claude ; puis se tournant vers moi, elle dit en souriant :

– Venez, mon cousin. L’oncle doit déjà être à cette heure dans son bureau.

– L’oncle ? Non, je l’ai vu qui se promenait il y a cinq minutes dans le parterre, avec sa chère Valentine.

Dans l’accent de Marie-Claude, je crus discerner une sèche raillerie. Comme je marchais près de Marguerite, dans le vestibule dallé de marbre blanc et noir, et que je regardais à ce moment son profil bien dessiné, je vis ses lèvres perdre leur sourire. Elle dit froidement :

– S’il y a cinq minutes, il peut être rentré maintenant.

– Évidemment... Tiens, la voilà, elle.

Quelle intonation, presque agressive, sur ce « elle » !

Au fond du vestibule, une porte à double battant ouvrait sur le jardin. Une jeune fille entrait, portant une corbeille remplie de feuillages. À notre vue, elle s’arrêta, attachant sur moi des yeux légèrement interrogateurs.

Marguerite dit avec son accent rieur aussitôt après :

– Valentine, nous ramenons Bernard Dambreuil... Mon cousin, voici le docteur Valentine Rambel, ma sœur.

Je savais par les Harige qu’une de leurs cousines exerçait la médecine et secondait le médecin-chef d’une maison de santé aux environs de Versailles.

Monique m’avait dit : « Vous verrez ce qu’elle s’en croit ! » Au premier abord, je n’eus pas semblable impression. Cette physionomie un peu anguleuse, ce regard direct et froid n’avaient, évidemment, rien de très affable. Mais Valentine, dans son accueil, me parut simple, sans prétention.

À une question de sa sœur, elle répondit :

– Oui, l’oncle est rentré. Il doit être là, je pense...

Elle s’avançait en parlant vers une porte placée près de l’escalier de vieux chêne qui occupait la gauche du vestibule. À ce moment, je regardai machinalement Marie-Claude. Elle suivait des yeux sa cousine, et ces yeux d’un vif bleu de roi, que je venais de voir pleins de gaieté, semblaient devenus sombres et comme chargés d’animosité.

– À tout à l’heure ! dit-elle.

Et, tournant les talons, elle commença de gravir l’escalier.

Valentine frappa au battant de chêne. Une voix ayant répondu : « Entrez », elle ouvrit et pénétra la première dans une pièce lambrissée, mal éclairée par deux fenêtres longues mais trop étroites. Un homme âgé, assis devant un grand bureau ancien, tourna la tête vers nous. Son regard me dévisagea, tandis que Valentine annonçait :

– Mon oncle, voici Bernard Dambreuil.

– Enchanté, mon jeune cousin... Très enchanté...

Une longue main souple se tendait vers moi. Les yeux durs et froids, dans leurs orbites un peu creusées, continuaient de me considérer tandis que je répondais par un remerciement aux paroles du vieillard. Celui-ci reprit :

– J’ai toujours désiré connaître cette branche de notre famille, qui se détacha du tronc il y a une soixantaine d’années. Je regrette que les circonstances n’aient pas amené plus tôt ce rapprochement...

Il avait une voix lente, agréable, un peu trop onctueuse peut-être. Le visage, mince et long, au teint encore frais, possédait une douceur de lignes qui contrastait assez singulièrement avec ce regard froid, brillant, d’une acuité un peu gênante.

– Je le regrette aussi, mon cousin. Quelles que fussent les raisons qui ont motivé autrefois cette rupture, elles ne doivent plus exister aujourd’hui, je suppose ?

En parlant ainsi, je souriais. Et, lui, sourit aussi. Étrange, déplaisant sourire ! Les coins des lèvres minces, très pâles, se retroussaient en un rictus découvrant à peine quelques dents jaunies. Ainsi, pendant un instant, cette face de vieillard prit une expression presque cynique.

– Ce furent de petites dissensions dénuées de toute importance, mon ami, de ces discussions d’intérêt, sans doute, qui creusent dans les familles des fossés plus profonds, parfois, que ne le feraient des motifs autrement graves. J’étais fort jeune alors et je n’ai jamais connu Martial Dambreuil, votre grand-père. Celui-ci aurait aujourd’hui quelques années de plus que moi. Il est décédé depuis longtemps ?

– Un peu avant ma naissance.

– Et votre père ?

– Il y a quinze ans. Il est mort des suites de la guerre.

– Comme le père de Marie-Claude. Mais celui-ci a traîné plus longtemps... Allons, mon jeune ami, je ne vous retiens pas davantage dans mon antre. Nous ferons plus ample connaissance pendant le déjeuner. Vos cousines vont vous mener à votre chambre... Et Paul, où est-il ?

La question s’adressait à Marguerite qui se tenait debout à quelques pas derrière moi, tandis que Valentine, à demi détournée, rangeait des livres épars sur la table placée près du vieillard.

– Il est parti de bonne heure pour chasser, mon oncle, mais je pense qu’il doit être revenu maintenant.

– Présent ! dit une voix joyeuse.

Dans l’ouverture de la porte s’encadrait la forte stature d’un jeune homme très brun, dont le franc regard souriait autant que les lèvres.

– Mon frère Paul, dit Marguerite.

Sa voix prenait une inflexion de tendresse.

– ... Un cousin parmi toutes ces cousines. Un seul, car Michel n’est pas ici en ce moment.

– On s’en passe ! dit sans façon l’arrivant. À nous deux, Bernard et moi, nous explorerons le pays pour découvrir les vieux grimoires qu’il aime.

Il me serra cordialement la main. Je répliquai sur le même ton :

– Croyez que les vieux grimoires ne m’intéressent pas seuls et que je sais apprécier les aspects pittoresques d’une contrée.

Marguerite regarda son frère avec un reproche malicieux dans ses yeux dont je discernai alors la teinte bleue, changeante et lumineuse.

– Tu ne prétends pas accaparer notre cousin, Paul ? Nous comptons, nous aussi, le promener à travers notre Corrèze.

– Eh bien ! nous promènerons. Nous, voilà... Mon oncle, pardon... La vue de notre hôte me faisait oublier de vous souhaiter le bonjour...

Il s’inclinait respectueusement devant M. Ambroise.

– Tu as fait bonne chasse ? demanda le vieillard.

– Médiocre. Cependant, j’ai rapporté quelques perdreaux... Vous verrez de quelle façon parfaite Laurentine, la cuisinière, les accommode.

Cette dernière phrase s’adressait à moi. Paul ajouta cordialement :

– Voulez-vous, maintenant, venir faire connaissance avec votre chambre ?

J’acquiesçai. M. Ambroise dit : « À tout à l’heure, jeune homme. » Marguerite eut un petit geste amical à mon adresse. Valentine me regarda distraitement et esquissa un vague sourire qui n’atténua pas la froideur de sa physionomie.

Par le vieil escalier de chêne, nous gagnâmes, Paul et moi, le premier étage. Au bout d’un couloir, après avoir monté trois marches, nous nous arrêtâmes devant une porte garnie d’anciennes ferrures. Elle était entrouverte. Paul la poussa, tout en expliquant :

– L’oncle vous loge dans la tour, la partie la plus ancienne du logis, estimant ainsi être agréable au chartiste que vous êtes.

Ladite tour, en son premier étage, formait deux pièces auxquelles on pouvait accéder directement du rez-de-chaussée par un escalier en vis, pratiqué dans l’épaisse muraille. L’une de ces pièces était presque dépourvue de meubles, l’autre avait été aménagée en confortable chambre à coucher, avec quelques vieilles tapisseries assez bien conservées tombant le long des murs, un lit en chêne à colonnes, quelques anciens bahuts et tables datant visiblement de la même époque que le château.

Je me déclarai sincèrement enchanté de mon logement. Paul me donna quelques indications concernant l’heure des repas, les habitudes des châtelains. Après quoi, il prit congé de moi au moment où un domestique apparaissait, apportant la mallette qui se trouvait dans ma voiture.

Quand je fus seul, je m’approchai de l’une des deux fenêtres étroites qui éclairaient la chambre. Elle était ouverte et le store relevé. Devant mes yeux s’étendait un parterre aux allées bordées de buis. Il était peu fleuri – je sus plus tard que l’oncle rangeait les fleurs dans la catégorie des dépenses inutiles – mais suffisamment soigné. Encadré à droite et à gauche d’épais bosquets, ayant au fond une agréable perspective de bois et de montagnes aux belles lignes, il accompagnait d’aimable façon ce logis ancien dont l’allure noble et simple m’avait plu au premier abord.

Dans l’une des allées parut une silhouette féminine. Je reconnus Marie-Claude. Elle marchait en flânant et balançait entre ses doigts une branche couverte de petites roses rouges. Sa tête un peu relevée recevait en plein la lumière du soleil en ce moment presque au zénith. Le blond doré de ses cheveux semblait flamboyer. Ses lèvres entrouvertes souriaient comme si quelque rêve heureux occupait sa pensée. Ainsi que tout à l’heure, quand elle m’était apparue au seuil du château, je fus frappé de la vivante joie, de la jeunesse ardente, triomphante qui semblait émaner d’elle, comme d’une source fraîche.

« Une heureuse créature », pensai-je avec un élan de sympathie vers cette cousine hier inconnue.

 

II

 

Devant le château, face au parterre, s’étendait une pergola garnie de rosiers sous laquelle nous fut servi le café, après un déjeuner qui avait mis en valeur le talent de Laurentine.

Il y avait là, outre Pierre Harige, sa femme, plus fardée que jamais, Mme Ambroise Harige, dite tante Eugénie, maigre vieille dame à la mine lassée, indifférente, et Mme Rambel, la mère de Valentine, de Marguerite et de Paul.

Je savais qu’elle était veuve d’un sculpteur de valeur, qu’elle n’avait qu’une fortune médiocre et occupait une fonction de secrétaire chez un homme politique ami de son mari. Monique m’avait dit : « La tante Jeanne, c’est le devoir, plutôt sec. » De fait cette figure anguleuse offrait peu d’agrément. Les lèvres souriaient à peine comme à regret, le regard était un peu dur, mais semblait révéler une assez vive intelligence. Au point de vue distinction, comme mise et comme allure, Mme Rambel l’emportait de beaucoup sur Mme Pierre. Je devais reconnaître bientôt qu’il en était de même sous le rapport intellectuel. Mais à ce premier repas, elle ne parla guère, M. Ambroise tenant presque constamment le dé de la conversation en m’interrogeant sur ma mère, ma sœur, mes frères, en parlant de Paris qu’il n’avait plus revu depuis une dizaine d’années.

Maintenant, il était allé faire la sieste habituelle dans son bureau. Sa femme avait disparu pour accomplir sans doute l’une des besognes ménagères qui, d’après Pierre Harige, constituaient son unique plaisir. Mme Pierre brodait un sac de flamboyante soie rouge qui devait s’assortir à une robe de Monique et Mme Rambel tricotait en échangeant avec elle quelques vagues propos. Pierre Harige s’était joint à notre groupe de jeunes. Il fumait en écoutant Paul me parler des paysages d’alentours que j’aurais plaisir à connaître.

– ... Vous verrez le Creux de l’Enfer. On nomme ainsi le vallon sauvage où se trouve le vieux logis de nos ancêtres Harige. Celui-ci appartient à notre cousin Pascal. Une partie est fort ancienne. C’était la demeure paysanne, à laquelle on a ajouté par la suite d’autres bâtiments. Mais ceux-ci ont déjà assez d’âge pour s’harmoniser avec le reste.

– C’est une affreuse maison, mortellement triste, dit Marie-Claude.

Je la regardai, car le son de sa voix m’avait surpris. J’y discernais comme une sourde irritation. Sa physionomie, un instant auparavant toute rieuse, me parut subitement assombrie.

– Cela, je te le concède, déclara Paul. Je n’y vivrais pas non plus avec plaisir. Mais Pascal s’y trouve bien. Il s’occupe beaucoup de ses terres et, en outre, c’est un grand lecteur. Jamais il ne s’ennuie, prétend-il.

– Ce n’est pas la marque d’un esprit ordinaire, dit Valentine.

Elle était assise en face de moi. Ses doigts, longs et minces, tenaient une cigarette qu’elle portait de temps à autre à ses lèvres, d’un geste machinal. Elle était vêtue d’une robe couleur d’orange claire qui donnait quelque éclat à sa peau très mate, à ses cheveux noirs un peu ternes dont l’ondulation trop apprêtée accentuait la sécheresse des lignes du visage. Elle avait une jolie bouche, bien dessinée, mais froide, sans vie sous le fard. Sa voix était un peu basse, avec des intonations profondes et donnait cependant une singulière impression de dureté.

Marie-Claude eut une sorte de petit ricanement.

– Tu crois ? Singulière idée ! J’ai remarqué au contraire que les simples d’esprit, en général, ne connaissent pas l’ennui. Non que je veuille assimiler Pascal à ceux-là, mais je ne puis parvenir à trouver en lui rien qui l’élève tant soit peu au-dessus du commun des mortels.

– Parce que tu as envers lui une prévention tout à fait enracinée. Il n’y a rien à faire contre cela.

Le ton de Valentine était sec, légèrement dédaigneux. La tasse que tenait Marie-Claude oscilla entre ses doigts. Comme elle était assise près de moi, je ne voyais pas sa physionomie ; mais je perçus dans sa voix une note de défi quand elle riposta :

– Rien, rien, en effet.

Paul dit en riant :

– Oh ! quant à moi, je ne le trouve pas très récréatif, ce brave Pascal. C’est un type de province un peu trop renforcé. Nous n’avons guère de goûts communs et s’il n’existait que lui comme voisinage, par ici... Mais nous avons nos amis des Bourdettes, Jacques Brézennes et sa sœur. Celle-ci est une de vos collègues, Bernard. Sortie il y a deux ans de l’école des Chartes, elle cherche dans toutes les archives de notre province des documents pour un ouvrage sur la sorcellerie dans le Limousin.

– Très intéressant ! dis-je. J’aurai plaisir à causer de cela avec elle.

– Nous vous conduirons demain aux Bourdettes. Peut-être verrez-vous son frère aujourd’hui, car il vient presque quotidiennement, surtout depuis qu’il est le fiancé de Marie-Claude.

– Ah ! vous êtes fiancée, ma cousine ? Toutes mes félicitations.

Je me tournais vers elle. À ce moment, elle portait la tasse à ses lèvres et buvait les dernières gorgées de son café. Je vis briller ses yeux, je les vis sourire joyeusement. Elle posa la tasse sur une table, près d’elle, et tout en cherchant son mouchoir dans le petit sac posé sur ses genoux, dit gaiement :

– Merci ! Jacques sera très content de vous connaître, et Gilberte également. Monique lui a dit que vous étiez un type dans son genre, pas du tout « avant-garde ».

– Ce qui n’est pas un compliment dans votre bouche, hein ! Monique ?

Je regardais en riant le petit visage trop rose, qui me faisait toujours penser à ces fades bonbons fondants qu’une aïeule me donnait, en mon enfance.

– C’est que vous avez parfois des idées d’un archaïsme !... Mais je leur ai dit aussi que vous saviez être très aimable, à l’occasion.

Le rire frais de Marguerite jaillit comme une fusée légère.

– Ah ! c’est fort heureux ! En réalité, Bernard, Monique ne vous a pas fait trop mauvaise presse et vous ne serez pas mal accueilli dans la contrée.

Nous devisâmes gaiement pendant un moment, puis, comme la chaleur ne permettait pas encore de promenade, nous nous dirigeâmes, mes cousines, Paul et moi, vers l’extrémité du parterre, là où se trouvait la vieille balustrade de pierre que j’avais aperçue de la route.

Valentine seule ne nous accompagna pas. Elle allait, déclara-t-elle, travailler dans sa chambre.