Le secret du Kou-Kou-Noor - Delly - E-Book

Le secret du Kou-Kou-Noor E-Book

Delly

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Beschreibung

Extrait
| I
– Sœur Marie-Marthe, avez-vous quelque chose pour moi ?
Dans le préau du couvent réservé à leurs ébats, les grandes élèves entouraient la toute ronde et toute souriante petite sœur qui venait distribuer à ces demoiselles les lettres préalablement examinées par l’œil vigilant de la Mère supérieure.
– Rien pour vous, mademoiselle... Ceci pour Mlle Triel... Cette autre, pour Mlle de Fervalles...
Et la sœur Marie-Marthe tendait une enveloppe à une svelte et blonde jeune fille qui la prit d’un geste empressé, puis s’écarta aussitôt pour la décacheter.
Ce n’était qu’une simple carte, contenant ces mots :

« Ma chère petite fille, « Tiens-toi prête pour partir lundi prochain. Ton père, revenant de faire un séjour en Autriche, passera par Fribourg et te prendra pour t’amener ici... Enfin, mon Orietta chérie, tu ne me quitteras plus ! J’ai annoncé cette joie à ton pauvre grand-père, qui a paru aussitôt moins triste. Pendant le temps des vacances, quand tu étais là, près de nous, son regard s’éclairait un peu, perdait cette expression morne et douloureuse si pénible à voir. Et maintenant il t’aura tous les jours, toute l’année, cher petit rayon de soleil ! Quelle consolation pour lui !... et quelle douceur pour moi !
« Tous deux nous t’embrassons, ma fille chérie, et nous t’attendons, avec quelle impatience !
« Ta mère,
« A. Belvayre. »...|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

DEUXIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

Série 8 : Le maître du silence |2|

LE SECRET DU KOU-KOU-NOOR

Ce roman fait suite et fin à : : Sous le masque

DELLY

Série 8 - Le Maître du silence |2|

LE SECRET DU

KOU-KOU-NOOR

roman

Raanan Edition

Livre 586 | édition 1

PREMIÈRE PARTIE

I

– Sœur Marie-Marthe, avez-vous quelque chose pour moi ?

Dans le préau du couvent réservé à leurs ébats, les grandes élèves entouraient la toute ronde et toute souriante petite sœur qui venait distribuer à ces demoiselles les lettres préalablement examinées par l’œil vigilant de la Mère supérieure.

– Rien pour vous, mademoiselle... Ceci pour Mlle Triel... Cette autre, pour Mlle de Fervalles...

Et la sœur Marie-Marthe tendait une enveloppe à une svelte et blonde jeune fille qui la prit d’un geste empressé, puis s’écarta aussitôt pour la décacheter.

Ce n’était qu’une simple carte, contenant ces mots :

« Ma chère petite fille,

« Tiens-toi prête pour partir lundi prochain. Ton père, revenant de faire un séjour en Autriche, passera par Fribourg et te prendra pour t’amener ici... Enfin, mon Orietta chérie, tu ne me quitteras plus ! J’ai annoncé cette joie à ton pauvre grand-père, qui a paru aussitôt moins triste. Pendant le temps des vacances, quand tu étais là, près de nous, son regard s’éclairait un peu, perdait cette expression morne et douloureuse si pénible à voir. Et maintenant il t’aura tous les jours, toute l’année, cher petit rayon de soleil ! Quelle consolation pour lui !... et quelle douceur pour moi !

« Tous deux nous t’embrassons, ma fille chérie, et nous t’attendons, avec quelle impatience !

« Ta mère,

« A. Belvayre. »

Un sourire un peu hésitant, légèrement mélancolique, entrouvrait les lèvres de la jeune fille, tandis qu’elle lisait, puis, lentement, remettait la carte dans l’enveloppe.

Et dans les admirables yeux noirs, au regard si velouté, si profond et si pur, la joie se mêlait de tristesse ou d’appréhension.

Orietta de Fervalles était heureuse de se retrouver définitivement près de sa mère et du malheureux aïeul qu’elle aimait avec toutes les forces d’une âme ardente, noble et joyeuse de se dévouer... Mais elle éprouvait une répugnance invincible à l’idée de vivre près de son beau-père, cet homme que, d’instinct, toute petite fille, elle avait détesté.

Dix ans auparavant, Belvayre s’était avisé de consulter sur le cas de don Luciano un médecin allemand dont la réputation comme neurologue, bien qu’assez récente, était déjà considérable.

Le savant « professor » vint à Lausanne examiner l’infirme, et déclara que la guérison lui paraissait très possible, – probable même, – qu’elle surviendrait peut-être sans motif, peut-être sous l’influence d’un événement inattendu, ou d’une émotion, d’une frayeur, d’un mouvement de grande colère, en un mot, par une cause semblable à celle qui avait amené cet état de paralysie. Car lui ne croyait pas à la suggestion, dans cette circonstance. Il cita, à l’appui de son opinion, plusieurs cas présentant de grandes analogies avec celui-là et qui, tous, après une période plus ou moins longue, avaient fini par se résoudre favorablement.

Bref, il se montra si affirmatif que la mère et le fils furent à nouveau fortifiés dans un espoir qui faiblissait un peu, depuis quelque temps, devant la complète absence d’amélioration dans l’état de don Luciano.

C’est alors que Belvayre conçut un projet bien digne de son audace, qui aimait jouer avec les difficultés, de même que son âme perverse se plaisait au mal.

Il résolut d’épouser Agnese Pellarini, veuve de Guy de Fervalles.

– De cette façon, disait-il à sa mère qui cherchait à l’en dissuader, je deviendrai, par elle, le légitime héritier de don Luciano. Si j’arrivais enfin à trouver ce fameux trésor, j’en donnerais une petite, très petite part à la fille de Fervalles ; le reste sera pour moi, comme il est juste, car j’aurai tous les risques... En outre, je serai là pour surveiller de près mon beau-père et les changements qui pourraient se produire en lui.

– Mais, mon ami, tu te mettras là dans des embarras.

– Aucunement. Je ferai croire à Agnese ce que je voudrai, je la mènerai à ma guise. Puis, quand j’aurai enfin ce que je veux, Belvayre disparaîtra... Et il ne restera plus que le comte Martold, complètement inconnu de Mme Marcel Belvayre... Non, vraiment, ma mère, je ne cours aucun risque, surtout avec une femme comme Agnese, crédule et faible entre toutes. Vous ne pouvez même plus m’opposer la crainte de me voir accuser de bigamie, ainsi que vous l’avez fait naguère, quand j’ai émis devant vous l’idée d’épouser Fabienne de Varsac.

– Évidemment, la situation est moins grave maintenant... Et, comme tu le dis, cela te permettrait de te poser en héritier parfaitement légitime, tout à fait inattaquable... Fais donc à ton idée, mon ami ; je t’aiderai là, ainsi que je l’ai fait toujours... Et dès maintenant, je vais apprendre à Agnese que tu es veuf. Ainsi les voies te seront préparées.

En conséquence, on vit Belvayre plus fréquemment à la villa des Tris, où Agnese était revenue avec sa petite fille, après la mort de son mari... La jeune femme, bien qu’elle eût beaucoup aimé Guy, commençait de ressentir moins profondément son chagrin. Elle n’était pas de celles qui restent inconsolables... Et, surtout, Belvayre conservait sur elle un empire qu’il s’occupa de développer, avec son habileté coutumière.

Il ne se présenta qu’un obstacle, insignifiant à ses yeux et qu’il eut vite fait d’écarter : l’antipathie profonde que lui témoignait la petite Orietta, qui venait d’atteindre ses huit ans.

Entre lui et cette enfant, d’une rare intelligence, qui chérissait sa mère et plus encore son aïeul, l’antagonisme s’était manifesté dès les premières rencontres, alors qu’Orietta n’était encore qu’un bébé qui, très aimable pour tous, refusait de se laisser embrasser par « l’excellent et cher ami », comme l’appelait Agnese.

Il se révéla plus vif encore, lorsque Agnese apprit à sa petite fille que « M. Belvayre allait devenir son papa ».

Orietta eut un sursaut d’indignation en criant :

– Lui ?... Lui ?... Oh ! jamais !

Il fallut pourtant qu’elle se fît à cette idée, car, si tendrement qu’Agnese aimât sa fille, elle était incapable de céder à son chagrin et à ses prières, bien impuissants devant la passion qu’avait su lui inspirer Belvayre.

– Il sera pour toi un père, pour moi un protecteur et une aide dans ma tâche près de ton pauvre grand-père, disait Mme de Fervalles à l’enfant. Sans lui, nous serions isolées dans la vie, toutes deux... Va, chérie, tu comprendras plus tard combien j’ai eu raison !

Orietta dut se résigner. Mais sa nature ardente et franche se prêtait malaisément à cacher ses sentiments... Belvayre sentit fort bien que l’hostilité de la petite fille s’était accrue encore, depuis qu’elle savait qu’il allait devenir son beau-père. Il s’en irrita secrètement, et, vindicatif, même à l’égard d’une enfant, se promit de le lui faire chèrement payer.

De fait, au retour d’un court voyage de noces en Belgique, il apprit à Orietta que sa mère et lui avaient décidé de la mettre en pension dans un couvent de Fribourg.

Ce fut un coup douloureux pour l’enfant, qui n’avait jamais quitté sa mère et son aïeul... Mais elle supplia en vain Agnese de la garder près d’elle. La nouvelle Mme Belvayre, bien qu’elle souffrît de la décision prise par son mari, ne savait déjà plus résister à la volonté de celui qu’elle aimait et craignait à la fois.

Alors Orietta s’élança vers la pièce où se tenait don Luciano et se jeta au cou de l’aïeul en s’écriant avec un sanglot :

– Dites, grand-père ?... Dites, vous ne voulez pas que votre petite aille en pension à Fribourg, comme le veut M. Belvayre ?

Le regard de l’infirme laissa voir une surprise douloureuse... Puis, presque aussitôt, de l’indignation. Et la petite fille, qui déjà lisait beaucoup mieux que sa mère dans ces yeux où se concentrait toute la vie intérieure de l’infirme, s’exclama triomphalement :

– Grand-père ne veut pas que je m’en aille !... Voyez, maman, il est très fâché... Oui, mon grand-père chéri, je resterai !

Et, câlinement, elle embrassait don Luciano qui la considérait avec une profonde tendresse.

Mais Belvayre survint à ce moment et, d’un ton de calme autorité, maintint sa résolution, sans paraître s’apercevoir de la souffrance et de la colère qui remplissaient le regard de son beau-père.

Il se donna d’ailleurs la peine d’expliquer à l’infirme qu’il agissait ainsi dans l’intérêt de l’enfant, laquelle gagnerait beaucoup à vivre au milieu de petites compagnes.

Le regard de don Luciano ne dénotait pas qu’il fût convaincu... Pas davantage, il n’exprimait de la bienveillance pour Belvayre... Celui-ci, déjà, s’était aperçu qu’il n’inspirait plus la sympathie d’autrefois au vieillard. Au moment où avait été décidé son mariage avec Agnese, la jeune femme lui avait dit :

– C’est curieux, papa n’a pas eu l’air content, quand je lui ai appris nos fiançailles... Et il a fait « non » avec ses paupières, lorsque je lui ai dit : « J’ai eu raison, n’est-ce pas, d’accepter la demande de notre ami, si bon, si dévoué toujours ? »

Aussitôt Belvayre trouva une explication à cette attitude. Il ne fallait voir là, déclara-t-il, qu’un caprice d’homme malade, une crainte égoïste du père craignant d’être à nouveau privé des soins et de la présence de sa fille, ramenée près de lui par son veuvage... Mais ces sentiments ne tiendraient pas devant la sollicitude dont son nouveau gendre se préparait à l’entourer.

De fait, Belvayre, qui, étant donné le but poursuivi par lui, avait besoin d’être sympathique à don Luciano, se montra « un véritable fils », comme le disait Agnese. L’infirme fut emmené en France et installé dans la maison que le pseudo-romancier venait d’acheter près de Versailles, aux environs de Trappes. Là, sa fille, aidée par la demoiselle de compagnie autrichienne, Dominica Hausen, et Bertha, la servante, pouvait en toute liberté s’occuper de le soigner, de le distraire. Marcel Belvayre n’était pas un mari jaloux, égoïste, comme le défunt Fervalles... Et sa mère ne manquait pas une occasion de faire remarquer à don Luciano cette différence.

Toutefois, il ne crut pas devoir revenir sur sa décision relative à Orietta. En cette enfant, il devinait une trop grande clairvoyance, et jugeait beaucoup plus avantageux pour lui qu’elle n’eut pas de fréquents rapports avec l’aïeul sur lequel, par sa grâce tendre, sa nature aimante et sa vive intelligence, elle pouvait prendre une influence fâcheuse pour les desseins du second mari d’Agnese.

En conséquence, Orietta fut conduite au couvent de Fribourg choisi par Belvayre. Aux grandes vacances, celui-ci ou Agnese venaient la chercher pour l’emmener à « la Frênaie », où l’aïeul l’attendait avec impatience. Elle passait là deux mois, voyant peu son beau-père, fréquemment absent, choyée par sa mère, toute joyeuse de l’avoir comme compagnie, car l’existence n’était pas gaie, dans cette demeure isolée, sans relations, Belvayre ayant déclaré à sa femme que le soin de son intérieur et ses occupations près de son père suffisaient à lui faire passer sans ennui ses journées.

Ainsi coulèrent les années. Orietta, maintenant, était une jeune fille de dix-huit ans dont la rare beauté attirait les regards, dès qu’elle sortait du couvent avec ses compagnes. Elle avait terminé brillamment ses études et attendait, avec un mélange de désir impatient et d’appréhension, le moment où son omnipotent beau-père déciderait sa définitive sortie du couvent.

Et voici que ce moment était arrivé. Dans trois jours, elle quitterait l’asile où elle venait de passer des années paisibles et laborieuses, pour aller vers cet avenir sur lequel, au-dessus des figures chères de l’aïeul et de la mère, planait celle, antipathique et inquiétante, de l’homme qu’elle ne pouvait appeler « mon père » sans effort et sans une secrète répugnance.

Chaque fois qu’ils s’étaient revus, leur antagonisme latent s’était réveillé, contenu par la bonne éducation de la part de la fillette, et dissimulé par diplomatie du côté de Belvayre... Aux dernières vacances, Orietta avait eu le très grand plaisir de ne pas le rencontrer ; il faisait, avait dit Agnese, un séjour en Allemagne où il projetait de situer l’action de son prochain ouvrage.

Étant donnés les sentiments réciproques du beau-père et de la belle-fille, – car Orietta s’était fort bien aperçue qu’il la détestait, – celle-ci avait donc quelque motif de se demander avec inquiétude si la vie commune, à la Frênaie, ne présenterait pas quelque difficulté.

Elle le craignait d’autant plus que sa finesse d’enfant perspicace, intelligente et sensible, avait depuis longtemps remarqué, avec une peine secrète, la faiblesse, la pusillanimité de sa mère à l’égard de Belvayre.

Oui, elle savait qu’Agnese tremblait devant lui et qu’elle ne trouverait aucun soutien près de cette femme craintive, que son mari avait pliée à la servitude, et qui n’osait même lui demander, quand il quittait le logis pour une absence :

– Où vas-tu ?... Reviendras-tu bientôt ?

Quant au pauvre aïeul, il ne pouvait être d’aucune aide morale pour sa chère petite-fille. Lui aussi, hélas ! – mais bien malgré lui, – était soumis à la volonté de Belvayre.

C’était à tout cela que songeait Orietta, tandis qu’elle glissait la carte dans sa poche, avec un soupir de perplexité.

Entre le feuillage touffu des vieux arbres du préau, quelques rayons de soleil se glissaient et venaient se jouer dans les cheveux légers, soyeux, d’un blond lumineux. L’un d’eux caressait le front d’un pur modelé, la mate blancheur du visage aux traits délicats... Et sous leurs cils d’or à demi baissés, les yeux, ardents et doux, semblaient refléter la chaude lumière de cette matinée de mai.

Oui, Orietta de Fervalles était belle – plus belle que ne l’avait été sa mère... Et elle avait surtout ce qui n’avait jamais existé chez l’indolente et faible Agnese : une volonté intelligente et réfléchie, un cœur vibrant, dont l’ardeur de sentiments inquiétait un peu parfois ses éducatrices, un charme profond et irrésistible, émanant à la fois de cette admirable beauté physique, de cette vie intérieure intense et d’une exquise délicatesse d’âme.

Belvayre en fut aussitôt frappé quand il vint chercher sa belle-fille, comme il était convenu. Deux ans auparavant, elle n’était encore qu’une fillette, assez disgracieuse, aux traits mal formés. Or, il se trouvait devant une jeune fille qui pouvait soutenir victorieusement la comparaison avec les plus jolies femmes de sa connaissance... Cette constatation, d’ailleurs, lui causa une vive contrariété. Il avait préparé pour Orietta un mariage de raison qui lui assurerait toute tranquillité, au point de vue de la mainmise sur don Luciano et sur le secret du trésor... Mais Mlle de Fervalles était de celles que l’on remarque, de celles qui inspirent d’ardentes passions, et que l’on épouse même si elles n’ont plus de dot – ce qui serait à peu près le cas, Belvayre, pour mieux tenir à sa discrétion don Luciano, Agnese et sa fille, ayant eu soin de faire disparaître « en mauvais placements » une grande partie de la fortune de son beau-père et celle qu’Orietta tenait de son père, fortunes confiées à son administration par la trop confiante Agnese. En outre, ledit Belvayre devinait aussitôt, en cette jeune fille, une volonté qui ne se laisserait pas facilement persuader – surtout en faveur d’un candidat présenté par son beau-père. Aussi prévoyait-il des difficultés, des luttes qui pouvaient être dangereuses pour lui, et en tout cas seraient fort désagréables.

« Tant pis pour elle si elle me résiste, songea-t-il. De façon ou d’autre, il faudra que j’en aie raison. »

Toutefois, il se montra aimable pour sa belle-fille, sans paraître s’apercevoir de sa froideur... Le voyage sembla long à Orietta, en tête à tête avec lui. Elle accueillait avec un remerciement contraint ses attentions paternelles, et, aussitôt qu’elle le pouvait, détournait son regard de ce visage un peu flétri, où les yeux conservaient leur doucereuse caresse, mais aussi, comme autrefois, étaient traversés d’inquiétantes lueurs. Jamais ils n’avaient eu de pouvoir sur Orietta enfant. Elle les détestait, ces yeux où son précoce instinct de loyauté discernait la fourberie, et dans lesquels, dès que Belvayre ne se surveillait pas, apparaissait une froide dureté vite remarquée par cette petite fille observatrice et hostile dont il ne s’était pas délié assez tôt... Maintenant, elle ne pouvait pas davantage les souffrir, et aspirait au moment où elle serait délivrée de cette présence détestée.

Aussi éprouva-t-elle une secrète satisfaction quand Belvayre, qui semblait par moments assez préoccupé, lui dit, au cours du trajet de Fribourg à Paris :

– Je serai obligé de vous laisser, une fois que je vous aurai installée dans le train à la gare Montparnasse. Une importante affaire me retiendra à Paris, pendant plusieurs jours probablement... Je l’ai d’ailleurs télégraphié à votre mère, qui doit se trouver à la gare de Trappes avec la voiture.

Orietta assura, en toute sincérité, qu’il lui était indifférent de faire seule le court trajet... Et elle poussa un soupir de satisfaction quand, l’ayant installée dans un wagon de dames seules, Belvayre s’éloigna, suivi d’un peu loin par un homme qui, depuis Fribourg, n’avait cessé de le surveiller discrètement.

II

À Trappes, Orietta trouva sa mère sur le quai... Agnese embrassa longuement la jeune fille, puis s’exclama d’un ton de surprise joyeuse :

– Tu as encore changé, depuis l’année dernière !... encore embelli, mon Orietta ! Vraiment, tu es idéale !

Orietta riposta avec un sourire :

– Maman, voulez-vous donc me rendre vaniteuse !... Mais dites-moi vite comment va mon cher grand-père ?

– Toujours de même, hélas !... Tu vas lui donner un peu de joie, chérie. Déjà, il a l’air moins triste, aujourd’hui, dans l’attente de ta venue.

Les deux femmes montèrent dans la charrette anglaise attelée d’un cheval tranquille qu’Agnese conduisait elle-même. Le petit équipage s’engagea sur la route ensoleillée que bordaient les champs où commençait de monter la pousse verte des semences... La mère et la fille causaient, heureuses toutes deux, et, de temps à autre, échangeaient une caresse. Agnese donnait des nouvelles de Lucie de Fervalles, sa belle-sœur, qui, après la mort de sa mère, s’était retirée dans un couvent d’Auteuil, comme dame pensionnaire...

Et soudainement, à un croisement de routes, une automobile de course lancée à une allure folle par le mécanicien chargé de l’essayer surgit sur le chemin, accrocha au passage la petite voiture et disparut dans un nuage de poussière.

Le léger équipage s’était renversé, Agnese et Orietta avaient été projetées sur le sol...

À ce moment arrivait une automobile conduite par un chauffeur en livrée près duquel se tenait un valet de pied au type mongol.

Elle stoppa brusquement... Un jeune homme assis à l’intérieur avança la tête, en demandant d’un ton bref :

– Qu’y a-t-il ?

Le chauffeur répondit :

– Un accident, monsieur le comte... Une brute qui a foncé sur cette...

Son maître l’interrompit :

– Je vois.

Et, ouvrant la portière, il sauta à terre, s’avança vers le petit équipage gisant sur le sol, avec les deux femmes inanimées.

Agnese, seulement étourdie, reprenait déjà connaissance. Avec un regard vague sur l’inconnu, elle murmura :

– Orietta ?... Orietta, où es-tu ?

Le jeune homme se pencha vers elle, la souleva et dit avec un accent impératif :

– Essayez de vous lever, madame.

Aidée par lui, elle y réussit. Son regard, alors, tomba sur Orietta, étendue un peu plus loin.

– Ma fille !... ma pauvre petite !

– Il n’y a peut-être rien de sérieux. Je vais voir... Lao-Ken, viens soutenir madame.

Le valet de pied s’avança vivement.

Alors son maître s’approcha de la jeune fille et, mettant un genou en terre, se courba pour la retourner doucement, car elle était tombée la face contre terre.

Fort heureusement, son bras, d’un mouvement instinctif, s’était étendu devant son visage, au moment de la chute. Sur cette charmante figure aux yeux clos, on ne distinguait aucune trace de blessure... L’étranger dit en se tournant à demi vers Agnese :

– Je crois que la commotion seule est cause de cet évanouissement... Avez-vous un flacon de sels, madame ?

– Non, rien... rien !

Sans mot dire, l’inconnu se retourna vers Orietta et posa sur son front sa main fine et blanche, à l’annulaire de laquelle étincelait une merveilleuse pierre aux reflets de feu. Pendant un moment, il la tint ainsi, tandis que sur les paupières closes s’attachait le regard impérieux de deux yeux superbes, d’un bleu sombre traversé de vives lueurs... Et quand ses paupières aux longs cils d’or se soulevèrent, Orietta les vit avant toute chose, les yeux étincelants et dominateurs, dans cette figure d’homme aux beaux traits énergiques, au teint d’une chaude matité sur laquelle tranchait la pourpre vive des lèvres.

Agnese, qui s’approchait, balbutia :

– Elle reprend connaissance !... Ah ! Dieu soit loué ! Pourvu qu’elle n’ait aucun membre de cassé, ma pauvre petite !

Sans paraître l’entendre, ni même s’apercevoir qu’elle était près de lui, l’étranger continuait de regarder Orietta... Et les beaux yeux noirs, comme éblouis, ne se détournaient pas de ce regard qui semblait pénétrer au fond de la pensée engourdie encore.

Puis, sur le visage pâli, une rougeur apparut. Orietta reprenait tout à fait ses esprits... Elle eut un mouvement pour s’écarter de l’étranger, pour échapper à la douce pression des doigts posés sur son front. Le jeune homme les retira et se redressa, développant ainsi sa haute taille souple, très élégante.

Agnese s’agenouilla près de sa fille et lui saisit la main.

– Ce n’est rien, ma chérie ! Un peu d’étourdissement causé par cette chute... mais tu seras tout à fait bien après un peu de repos.

– Maman... Et vous ?

– Moi, je n’ai rien, que quelques petites contusions, probablement.

L’étranger dit, avec son accent autoritaire d’homme habitué à commander.

– Si vous le voulez bien, madame, je vais aider mademoiselle à se lever, pour nous assurer qu’il n’y a chez elle aucun membre luxé.

– Mais certainement, monsieur...

De nouveau, le jeune homme se pencha, et, entre ses bras, souleva sans effort Orietta... Pendant quelques secondes, leurs visages se trouvèrent tout près l’un de l’autre, et les cheveux blonds frôlèrent la joue mate de l’inconnu. Mais cette fois, celui-ci ne regardait pas Mlle de Fervalles, peut-être dans l’intention de ne pas lui causer de gêne.

Quand elle fut debout, il la soutint d’un côté, sa mère de l’autre, et elle fit quelques pas. La tête lui tourna un peu, et elle murmura :

– Je suis tout étourdie...

– Oui, vous avez été fortement secouée, mademoiselle. Mais il n’y a rien de grave... Voulez-vous bien, madame, me dire où je dois vous reconduire ?

– Oh ! monsieur, combien je vous suis reconnaissante !... Nous habitons la Frênaie, une petite propriété que l’on aperçoit au tournant de cette route, sur une élévation de terrain.

L’étranger eut un léger mouvement de surprise, et dit avec une intonation un peu singulière :

– La Frênaie ?... Oui, je connais... Eh bien, madame, dès que le cheval sera relevé, nous partirons. Mon serviteur le conduira à la main jusque chez vous... Quant à la voiture, je la crois en assez mauvais état. Aurez-vous quelqu’un pour la faire prendre ?

– Certainement, j’enverrai le domestique.

Le jeune homme aida la mère et la fille à monter dans l’automobile superbe, où il s’assit en face d’elles. Un peu rassurée sur sa fille, commençant à se remettre elle-même de la commotion, Agnese remarqua alors l’allure très aristocratique de cet inconnu, la discrète élégance de sa tenue, l’énergique beauté, la hauteur dominatrice de cette physionomie d’homme... et surtout l’étrange, la mystérieuse séduction du regard où se succédaient l’ombre et la lumière, et qui semblait plonger jusqu’aux profondeurs de la pensée d’autrui.

Ce fut, du moins, l’impression d’Agnese... Et elle en éprouva un malaise que sembla partager sa fille, car, tandis que les mains maternelles relevaient les admirables cheveux blonds que le choc avait détachés, Orietta baissait un peu ses paupières sur ses yeux qui venaient de rencontrer ceux de l’étranger.

Celui-ci, en homme bien élevé, les détourna aussitôt et se pencha hors de la portière pour regarder ses domestiques occupés à détacher les traits et à relever le cheval, qui, lui aussi, paraissait devoir s’en tirer sans grand dommage.

De temps à autre, l’inconnu donnait une indication, un ordre bref, aussitôt suivis avec un empressement respectueux par les deux hommes... Agnese pensait :

« Qui est-il donc ?... Quelque grand personnage, certainement... »

Il l’intimidait beaucoup, cet étranger de si grande mine et de physionomie si remarquable. Comme Orietta, elle avait envie de baisser les yeux dès qu’il tournait vers elle son superbe regard de maître.

Assez rapidement, les deux serviteurs avaient remis le cheval sur ses jambes.

Le chauffeur reprit alors sa place et l’automobile quitta le lieu de l’accident pour se diriger vers la Frênaie.

Le trajet se fit en cinq minutes, pendant lesquelles l’étranger, le menton appuyé sur sa main, resta songeur, paraissant absorbé dans ses réflexions.

La Frênaie était un vieux logis datant du dix-huitième siècle, que Belvayre avait acquis pour un prix minime et fait restaurer, agencer de façon confortable. Une cour le précédait, close d’une haute barrière de bois...

À l’appel de la trompe, un domestique, grand garçon blond à la mine poupine, parut à la porte de la maison. L’étranger ordonna, du même ton sans réplique dont il parlait à ses serviteurs :

– Venez ouvrir.

L’autre obéit, l’air étonné... L’automobile franchit la barrière et vint s’arrêter devant la large porte vitrée ouverte sur le vestibule du rez-de-chaussée.

Le jeune homme aida ses compagnes à descendre...

Orietta, en mettant pied à terre, eut un court instant de défaillance. Il la retint entre ses bras et, comme elle se redressait, dit avec une nuance de douceur dans sa voix impérative :

– Appuyez-vous sur mon bras, je vous en prie, mademoiselle.

Il la conduisit à travers le vestibule, jusqu’à une pièce dont Agnese ouvrit la porte devant lui... C’était un petit salon-fumoir à l’usage de Belvayre. Agnese, rapidement, alla fermer la porte qui le faisait communiquer avec le salon voisin.

– Mon père est infirme, expliqua-t-elle, et je voudrais lui éviter l’émotion qu’il éprouverait certainement en apprenant que sa petite-fille et moi avons failli être victimes de cet accident.

Orietta fit observer, tout en s’appuyant sur le fauteuil vers lequel la conduisait le jeune homme :

– Il a dû entendre le bruit de l’automobile.

– Oui, c’est vrai !... Et il va s’inquiéter, s’agiter !... Mieux vaut peut-être lui dire tout de suite...

L’inconnu déclara :

– C’est en effet préférable. Il verra d’ailleurs aussitôt que mademoiselle votre fille et vous êtes sorties, après tout, indemnes de l’aventure. Une fatigue plus ou moins longue, quelques contusions, un peu d’ébranlement nerveux, voilà, je crois, tout ce que vous vaudra la criminelle imprudence de cet individu.

Et avec son air de courtoisie un peu altière, il ajouta :

– Puis-je encore, madame, vous être utile en quelque chose ?... Je le ferai avec plaisir, croyez-le.

– Oh ! monsieur, merci ! Mais je crois que maintenant... Déjà, vous vous êtes tellement dérangé pour nous !

Et, en hésitant, mais poussée pourtant par la curiosité, Agnese demanda :

– Je serais heureuse de savoir à qui je suis redevable de cette aide si aimablement donnée ?

L’inconnu sourit légèrement, avec quelque ironie.

– Je suis le comte Luigi Mancelli, madame.

Agnese eut une exclamation :

– Le comte... Mancelli ?... de Florence ?

– Ma famille paternelle était en effet de cette ville.

– J’ai connu un comte Mancelli... don Gaëtano...

– C’était mon père.

– Vraiment !... Depuis quelque temps, je voyais votre nom cité dans le carnet mondain du journal que je lis, et je me demandais si ce comte Mancelli appartenait à la même famille que les Mancelli de Florence... Nous sommes, en ce cas, des compatriotes. Mon père, don Luciano Pellarini, qui fut un sinologue estimé, apprit à don Gaëtano la langue et la littérature chinoises.

– Je le sais, madame.

– Connaissez-vous aussi la terrible et inexplicable infirmité dont fut atteint mon pauvre père, pendant un voyage en Chine, au cours duquel disparut mon frère ?

– Je la connais.

Il n’y avait pas trace de surprise sur la physionomie du comte et sa voix, en répondant à Mme Belvayre, était calme, nette, indifférente.

Bien que cette froideur fût peu encourageante, Agnese poursuivit :

– J’ai appris par hasard, il y a quelques années, l’accident mortel dont fut victime don Gaëtano...

Le regard de Luigi devint sombre et son beau visage se durcit, pendant quelques secondes.

Agnese continuait :

– J’ai su aussi que son fils avait disparu... et plus tard, une de ses filles... Mais le premier a été retrouvé, puisque vous voilà.

– J’ai été en effet retrouvé, puis élevé par les soins d’un excellent ami de mon père.

– Et votre sœur ?

– Ma sœur est toujours entre les mains de ceux qui l’ont enlevée.

– Pauvre petite !... Est-il donc impossible de la leur reprendre ?

– Vous me permettrez, madame, de ne pas répondre à cette question.

Agnese resta interloquée par le ton hautain de cette réponse... Aussitôt, d’ailleurs, Luigi ajouta d’un air courtois :

– Puisque nos familles ont eu autrefois des relations d’amitié, je me ferai un plaisir, madame, de venir prendre de vos nouvelles et de celles de mademoiselle votre fille.

Agnese balbutia :

– Mais ce sera pour nous aussi un grand plaisir...

Le comte prit la main qu’elle lui tendait, puis se détourna pour s’incliner devant Orietta, dont les beaux yeux surpris et intéressés allaient de lui à sa mère, pendant ce colloque.

– J’espère vous trouver complètement remise, mademoiselle.

– Je l’espère aussi, monsieur... Et je vous remercie.

Une petite main blanche et délicate s’offrait à lui, d’un geste hésitant. Il la prit, la tint quelques instants entre ses doigts... Et leurs yeux, de nouveau, se rencontrèrent : ceux de Luigi adoucis, discrètement admirateurs, ceux d’Orietta, sérieux et purs, un peu timides... puis tout à coup troublés.

La vivante blancheur du joli visage se colora de rose léger, les cils soyeux battirent doucement et s’abaissèrent. Luigi laissa retomber les doigts un peu tremblants et se dirigea vers la porte, suivi d’Agnese à qui cette très rapide petite scène avait échappé.

Sur le seuil, il dit à Mme Belvayre :

– Je vous engage, madame, à faire mettre au lit mademoiselle votre fille. Elle a subi un assez fort ébranlement, et le repos complet lui sera nécessaire, pendant un jour ou deux.

À ce moment, la porte donnant sur le salon voisin s’ouvrit, une femme d’une cinquantaine d’années, à la mise correcte et à l’air respectable, apparut en disant avec un fort accent allemand :

– Don Luciano a entendu une automobile qui s’arrêtait, un bruit de voix ici... Le voilà qui s’inquiète...

– Je vais le rassurer à l’instant, Dominica... Il n’y a rien de grave... rien du tout, grâce au ciel !

La demoiselle de compagnie glissait vers le comte Mancelli un coup d’œil surpris et méfiant... Lui, se détournant un peu, la regarda pendant quelques secondes. Elle baissa les yeux, décontenancée... Luigi sortit du salon, et, peu d’instants après, on entendit l’automobile qui s’éloignait.

Dominica demanda :

– Qui est donc ce monsieur ?

– Un de mes compatriotes qui vient de se trouver bien à point pour nous porter secours... Mais venez, je vais vous raconter cela devant mon père...

– Je vais avec vous près de grand-père, maman ! dit Orietta...

Don Luciano était assis dans la pièce voisine, ses yeux anxieusement tournés vers la porte... Un éclair de joie les illumina à la vue d’Orietta qui, pour ne pas l’effrayer, dominait sa faiblesse et s’avançait seule vers lui.

Elle entoura le vieillard de ses bras, l’embrassa avec de tendres paroles... Puis elle s’assit près de lui, et Agnese fit le récit de leur aventure, sans insister sur le grave danger qu’elles avaient couru.

La mémoire ne devait pas être affaiblie chez don Luciano, car au nom de Mancelli une lueur d’intérêt apparut dans son regard.

Orietta s’informa :

– Qu’était ce comte Gaëtano Mancelli, maman ?

– Un explorateur, un homme de grande valeur, paraît-il... N’est-ce pas, cher père ?

Un battement de paupières fut la réponse affirmative du vieillard.

– ... Il avait épousé une Française, Mlle de Varsac. Comme je l’ai dit tout à l’heure à son fils, j’ai appris depuis quelque temps seulement les malheurs qui leur sont advenus : le mystérieux enlèvement du petit garçon, la mort de la mère, qui ne put supporter ce chagrin, l’accident mortel de don Gaëtano, puis la disparition d’une des petites jumelles... À propos, Orietta, ne trouves-tu pas étrange cette façon de me répondre, au sujet de sa sœur ?... As-tu remarqué ?

– Oui, maman... C’est que, vous savez, il n’est pas ordinaire, ce comte Mancelli !

Et la teinte rose, de nouveau, monta aux joues d’Orietta.

– Oh ! non, loin de là !... Il a une physionomie !... des yeux !... Oh ! ses yeux surtout ! Vous avez vu, Dominica ?

– Oui, des yeux magnifiques... et inquiétants.

– Inquiétants ?... Évidemment... évidemment... Toutefois, on ne peut dire que cette physionomie soit antipathique... au contraire.

L’Autrichienne déclara :

– Je ne suis pas de votre avis, madame. Ce jeune homme, fort beau cavalier, j’en conviens, a d’ailleurs un air de morgue qui suffirait à lui seul pour le rendre désagréable.

Orietta riposta, avec un regard qui prouvait que Mlle Hausen ne lui était pas plus sympathique que Belvayre.

– Ne confondez pas la morgue, défaut de sottes gens, avec un air de fierté, de hauteur, un peu trop accentué chez le comte Mancelli, je le reconnais. Toutefois, sa physionomie dénote une telle supériorité d’intelligence, de volonté, une telle puissance, pourrait-on dire, que cet air-là lui sied après tout fort bien.

Dominica eut un petit sourire à la fois doucereux et narquois.

– Voilà notre Orietta déjà férue d’admiration pour ce beau comte Mancelli. Elle n’est, d’ailleurs, certainement pas la seule... Mais en jeune fille sérieuse, elle s’abstiendra de laisser courir son imagination vers de décevants et dangereux mirages.

Orietta rougit, en répliquant avec une impatience ironique :

– C’est vous qui avez de l’imagination et qui vous montez la tête à propos de rien. N’importe où qu’il paraisse, le comte Mancelli ne peut être que très remarqué. Voudriez-vous donc que je fasse l’hypocrite, en ayant l’air de ne pas m’apercevoir qu’il est fort au-dessus – par la mine tout au moins – du commun des mortels ?

– Allons, allons, vous voilà encore partie en guerre, Orietta ! Quelle enfant susceptible !... Je sais parfaitement, ma chère petite, que vous êtes trop bien élevée pour avoir des idées romanesques, pour vous laisser conduire par des chimères. Toutefois, il me semble que les conseils d’une vieille amie comme moi devraient être mieux accueillis par votre inexpérience.

Orietta, sans répondre, se pencha vers don Luciano et appuya sa joue fraîche contre le maigre visage ridé.

– Cher grand-père, vous verrez peut-être bientôt le fils de votre ancien élève. Il a dit qu’il viendrait savoir de nos nouvelles...

Les sourcils blonds de Mlle Hausen se rapprochèrent.

– Il doit revenir ?

Comme Agnese, à qui cela s’adressait, répondait affirmativement, l’Autrichienne déclara :

– Il ne faudra pas en tout cas fatiguer don Luciano, en amenant ce jeune homme près de lui. D’ailleurs, puisqu’il ne reçoit aucune visite, il n’y a pas lieu de faire exception pour celle-là.

– Mais est-ce que cela ne vous ferait pas plaisir, grand-père chéri ?

Penchée vers le vieillard, Orietta plongeait son regard dans ses yeux qui seuls pouvaient exprimer la pensée dans cet être réduit à l’impuissance... Elle y vit une lueur de contentement, d’approbation. Et les paupières firent un signe affirmatif.

La jeune fille s’écria :

– Grand-père veut voir le comte Mancelli quand il viendra !

Dominica répliqua d’un ton tranquille :

– Depuis le temps que je soigne et cherche à distraire de mon mieux votre grand-père, ma chère enfant, je sais mieux que vous ce qui lui est bon ou agréable. Je n’ignore pas que vous vous croyez un don particulier pour saisir sa pensée ; mais jusqu’à ce que nous en soyons bien persuadés, je juge préférable de m’en tenir à mon expérience, à celle de M. Belvayre surtout, qui connaît si bien don Luciano.

Orietta tourna vers sa mère un regard qui disait clairement : « Et vous, n’allez-vous pas donner votre avis, puisqu’il s’agit de votre père ? »

Mais Agnese s’était assise à l’écart et ne prenait aucune part à la discussion. Elle avait même l’air de ne pas l’entendre... Cette attitude de sa mère n’était pas nouvelle pour Orietta. Toujours et dès avant son second mariage, Agnese s’était effacée devant Mlle Hausen, dont le tranquille aplomb subjuguait sa volonté toujours vacillante.

Les décisions de Dominica n’étaient que timidement discutées par elle, quand par hasard elle l’osait.

Secrètement, sans vouloir se l’avouer, par respect filial, Orietta éprouvait une révolte de toute son âme fière et loyale devant cette lâcheté... Aujourd’hui encore, elle en fut péniblement saisie. Détournant d’Agnese son regard attristé, elle le reporta sur l’aïeul. Alors, dans les yeux attachés sur elle, la jeune fille lut clairement une protestation véhémente, une dénégation formelle qui ne pouvaient s’adresser qu’aux affirmations audacieuses de la demoiselle de compagnie.

Elle songea, le cœur serré :

« Il n’y a que moi qui comprenne grand-père, ici... Mais les autres sont-ils de bonne foi dans leur erreur ?... ou bien ?...