Le Silence des Terres-Noires - Pierre Rétier - E-Book

Le Silence des Terres-Noires E-Book

Pierre Rétier

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Beschreibung

Le père Jean Dallier doit remplacer un ami décédé brutalement et faire face à d'étranges événements...

Pour la première fois de son existence, le courage lui manque et l’anxiété le paralyse. Alors qu’il lui reste une petite heure de marche avant de rejoindre sa nouvelle paroisse, le père Jean Dallier sent son cœur palpiter sous sa vieille soutane limée par des années de sacerdoce. Il va remplacer son ami, le père Julien Delorme, décédé brutalement dans d’étranges circonstances. Mais que dire de l’abbé Le Meur, qui a sombré dans la folie après avoir pris la succession du père défunt, ou de l’organisation de messes noires et d’actes de sorcellerie, sans parler de la naissance d’une petite fille dont on cache obstinément le nom du père ? Des faits troublants qui questionnent l’évêché et mettent le village sous pression. Dans un environnement sulfureux où rien ne lui sera épargné, Jean devra faire face aux forces du mal. Animé par le désir de découvrir à tout prix la vérité, il s’écartera volontairement des conseils donnés par sa hiérarchie.

Jean parviendra-t-il à ramener la lumière dans ce petit village sillonné par le mal, la folie et le mensonge ? Embarquez-vous dans un thriller religieux surprenant au cœur du Limousin !

EXTRAIT

— Marguerite, s’il vous plaît, venez près de moi. Tenez ! prenez cette chaise ! J’ai besoin de vous parler, dit-il d’une voix légèrement cassée.
Elle essuya ses mains sur son tablier, arrangea son chignon et, sans piper mot, vint prendre place à côté du prêtre.
— Que savez-vous exactement sur le décès de Jeanne Fargue ? demanda-t-il brusquement.
Elle était visiblement surprise. Machinalement, elle enleva ses lunettes qu’elle posa sur le bord de la table.
— Mais monsieur le curé, à cette époque je n’étais plus au service du père Delorme. Vous savez très bien que je suis partie durant de longs mois afin de soigner ma vieille tante, répondit-elle.
Elle posa une main sur sa bouche et leva la tête, comme si elle essayait de se souvenir.
— Tenez, j’ai quitté Roquebergue en juillet 1945 et je ne suis revenue que fin mai de cette année. Une semaine après l’arrivée de l’abbé Le Meur, ajouta-t-elle.
— Marguerite, on ne va pas tourner en rond. Ce serait du temps perdu. Vous êtes de Roquebergue et vous avez bien dû entendre certaines rumeurs à votre retour ? Et votre sœur a bien dû vous en parler ? insista Jean.
Elle hésitait. Il la sentait terriblement gênée. Après quelques secondes, elle se ressaisit, même si on devinait dans son regard le gros effort qu’elle devait faire pour ne pas pleurer.
— Je n’aime pas parler de ça. C’est une histoire qui me hante. Tout ce que je peux dire, c’est que j’aimais beaucoup Jeanne. C’était une jeune fille gentille, polie. Et puis, mon Dieu ! Qu’elle était belle ! s’exclama-t-elle avec des trémolos dans la voix.
— Marguerite, ce n’est pas ce que je vous demande. Ce que je voudrais savoir, ce sont les circonstances de son décès. Et cet enfant, où est-il ? Qui est son père ? demanda-t-il sur un ton autoritaire.
Elle semblait effrayée. Elle regardait le prêtre avec de grands yeux larmoyants.
— Je sais qu’elle est morte en couches. Là-dessus, il s’est dit des tas de choses. Moi, je n’ai jamais cru à toutes ces sornettes. Et je ne suis pas la seule, répondit-elle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur de plus de vingt romans, Pierre Rétier n’a pas son pareil pour dépeindre des fresques réalistes et sans concessions de nos campagnes minées par les secrets, les non-dits, la jalousie, et pour offrir des portraits magnifiques de personnages attachants sur fond de rébellion, de passions et d’amitiés profondes. Des romans efficaces et captivants. De remarquables mélanges d’intrigues et de sentiments. Il a été récompensé par le prix Panazô pour Le Maître de l’eau, et par le prix Lucien Gachon pour La Nuit des louves.

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Contenu

Page de titre

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Du même auteur

Dans la même collection

Copyright

I
Il était arrivé dans un autre monde. Autour de lui, tout n’était que landes, tourbières, avec une immensité cabossée sur laquelle s’étaient accrochées d’imposantes forêts de chênes, de hêtres, de bouleaux qui hurlaient, craquaient, rugissaient sous l’effet d’un vent du nord.
Le plateau l’accueillait dans sa plus profonde vérité. Rien ici ne pouvait laisser espérer une quelconque douceur de vivre. L’hiver avait déjà pris possession du pays des mille sources. Que ce soit du côté de Gentioux, de Peyrelevade, ou sur les berges de l’étang des Besses, la nature entière paraissait figée, comme étonnée de l’arrivée précoce des premiers frimas.
Par une sorte de mimétisme, le ciel s’était mis au diapason de cette étendue de rocaille, de bruyère, au milieu de laquelle couraient quantité de ruisseaux qui roulaient leurs eaux reflétant le gris fade des nuages.
Les lieux étaient étranges, chargés de mystère. On eût dit un pays abandonné par le destin. Pourtant, cet espace infini né de la plaine et probablement soulevé par quelque cataclysme lointain, cachait en son sein mille secrets qui n’appartenaient qu’aux gens de là-haut.
Ce pays ne ressemblait à aucun autre. Pas un seul voyageur qui n’ait été surpris, puis conquis par la beauté sauvage et le silence pesant, presque irréel, de cette terre perdue. La montagne limousine dans sa dureté, dans son isolement, avait le pouvoir de conquérir toute âme sensible par le charme indéfinissable qui émanait de ses massifs boisés, de ses innombrables vallées, de ses pâturages et de sa végétation rude et souvent hostile.
En ce mois de novembre 1946, Jean Dallier ne perdait rien du panorama qui s’offrait à lui. Depuis le départ de Felletin, le vieil autobus brinquebalant avait déjà avalé nombre de kilomètres. Malgré l’état des routes et en particulier les nombreuses plaques de verglas qui encombraient la chaussée, on était arrivé péniblement jusqu’aux premiers contreforts du plateau. On avait desservi les villages de Saint-Quentin-la-Chabanne, Gioux, Clairavaux. Maintenant, le vieux Berliet poussif remontait vers le nord afin de déposer quelques voyageurs dans les différents hameaux qui ceinturaient le camp de la Courtine.
Dans sa vieille soutane limée par des années de sacerdoce, Jean Dallier détonnait un peu au milieu des paysans qui l’observaient du coin de l’œil. Il n’en avait cure, perdu qu’il était dans des pensées qui le conduisaient soudain bien loin de ce pays qu’il appréhendait, comme s’il se fût agi de quelque repère frappé de malédiction.
Il faut reconnaître que ces dernières semaines avaient été riches en événements. En quelques jours, sa vie s’était accélérée. Depuis près de dix années curé de Saint-Anselme, petite paroisse nichée au cœur des monts de Blond, il avait été pour le moins surpris quand il avait lu la longue missive du père Mauduy l’invitant à se présenter, dans les meilleurs délais, à l’évêché de Limoges.
Cette injonction, incontournable, avait de quoi le surprendre. En effet, les relations qu’il entretenait avec sa hiérarchie avaient toujours été mouvementées. Dès son entrée au petit séminaire, il avait été le mal-aimé, l’incompris, le petit mouton noir qui attirait la méfiance ; désormais, on se protégeait de ses incartades en lui confiant une petite paroisse sans histoire, tranquille, bien loin de l’agitation de la capitale limousine.
Pour dire la vérité, le parcours de Jean n’avait pas été de tout repos pour ses supérieurs. Né à Limoges en 1912, il était le fils unique de Marcelin et Berthe Dallier. Son père, notaire de son état, dirigeait une étude qui jouxtait la belle maison familiale, en bas de la rue des Sœurs-de-la-rivière.
Au demeurant, cette famille bourgeoise vivait sans à-coups, sans surprises. Marcelin avait succédé à son père et comptait bien sur Jean pour assurer la relève. Il est vrai que ce dernier promettait beaucoup. Il apprenait avec une facilité déconcertante, s’intéressait à tout, paraissait posséder toutes les qualités pour diriger un jour la belle étude limougeaude.
Le seul point qui inquiétait ces braves gens résidait dans la fâcheuse habitude que leur fils avait de se chamailler avec ses camarades de classe. Il ne se passait pas une semaine sans qu’il revienne avec quelque vêtement déchiré ou les joues tuméfiées. Mais il ne se plaignait jamais, semblant trouver là un exutoire au trop-plein d’énergie qui l’habitait.
Autant Marcelin Dallier était éloigné des choses de la religion, autant son épouse était pieuse. Pris entre deux feux, Jean adoptait un comportement ambigu qui n’avait de cesse d’interroger ses parents. Il faisait toujours ses Pâques, communiait pour un oui ou pour un non, mais chapardait les hosties dans la sacristie de l’église Sainte-Marie. Dans la même journée, il pouvait fort bien réciter dix actes de contrition et couvrir de quolibets son professeur de latin. Souvent excessif, il n’avait pas de mots assez durs pour clouer au pilori les apôtres qu’il traitait de poltrons, voire de lâches.
Ce bouillonnement de l’âme et du corps n’était pas sans conséquences. Chaque mois, le notaire et sa tendre épouse se retrouvaient convoqués par le directeur de l’institution catholique Saint-Joseph. C’était devenu une tradition, un rite immuable. Et chaque fois, ils entendaient horrifiés la même litanie, les mêmes reproches : « Votre fils est insociable, caractériel. » Alors, Marcelin s’empressait de rappeler au Très Cher Frère Ignace les résultats scolaires de Jean, pour souligner l’évident équilibre entre le bien et le mal. Si bien que les choses s’arrangeaient toujours. La situation des Dallier, leur largesse financière, la foi qui habitait cette bonne âme de Berthe aplanissaient des difficultés qui n’auraient trouvé grâce s’il se fût agi d’un enfant issu du « petit peuple. »
Ceci étant, les frères enseignants ne se faisaient guère d’illusions quant à l’avenir de Jean. Beaucoup voyaient en lui un futur avocat, un homme politique qui demain se ferait le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Aussi, comme si soudain la grâce était venue l’habiter, quelle ne fut pas leur surprise quand il manifesta le désir d’entrer au petit séminaire !
La chose était si inattendue qu’elle paraissait presque une gageure. Dans un premier temps, on crut à une lubie, une nouvelle provocation de ce diable. Durant des mois, les concertations se succédèrent à un rythme effréné. L’école était en ébullition et les Dallier réunissaient conseil de famille sur conseil de famille.
Marcelin était catastrophé tandis que Berthe roucoulait de plaisir. Devant l’obstination de Jean, les plus hostiles se consolaient en imaginant un Dallier évêque, et même vêtu de la pourpre de cardinal. Pragmatique, le notaire allait par monts et par vaux afin de savoir où atterrirait son rejeton. Après mille palabres et autant d’hésitations, il fut admis qu’il intégrerait, dès la rentrée, le petit séminaire d’Ambazac, au cœur des grands monts du Limousin.
Dorénavant, il allait être confronté à une discipline de fer. De la classe de quatrième au baccalauréat, son existence se déroula entre les quatre murs d’une institution où quantité de vocations subites étaient rapidement brisées par une vie quasi monacale. Mais l’enseignement dispensé étant de qualité, beaucoup de ces jeunes séminaristes ne cachaient pas leur intention de quitter l’institution, une fois leur bac philo en poche.
Pour le jeune Dallier, une telle perspective était tout à fait exclue. Contre toute attente, cette vie faite d’études, de prières, de privations, semblait lui convenir. En peu de temps, il avait su se couler dans un milieu qui, a priori, aurait dû lui être inhospitalier. A son comportement, il ne faisait aucun doute que sa foi était profonde. Assidu, discipliné, toujours prêt à rendre service, ses résultats scolaires et son charisme en firent rapidement un « leader ».
Ceci dit, il avait conservé en lui un certain esprit de contradiction et d’indépendance. Brillant dans toutes les disciplines, il prenait un malin plaisir à mettre en difficulté plusieurs de ses professeurs. Il trouvait toujours la petite question dérangeante, engageait une polémique sur un sujet banal ou, dans le pire des cas, pouvait ouvrir une discussion sans fin sur la virginité de la mère de Jésus et sur le fameux : « Je suis l’Immaculée Conception » rapporté par la petite Bernadette Soubirou.
C’est en troisième année qu’il rencontra Julien Delorme. Ce dernier venait du petit séminaire Saint-Louis de Limoges. Effacé, fragile avec un beau visage habillé par un regard profond, mystérieux, ce petit paysan cachait en réalité une volonté à toute épreuve. Intelligent, il comprit de suite tous les avantages qu’il pouvait tirer d’une amitié sincère avec Jean Dallier.
Pourtant très différents par leur milieu familial, leur éducation, leur tempérament, rapidement il se créa entre eux une sorte d’osmose. Aussi talentueux l’un que l’autre, ils avaient immédiatement saisi l’importance qu’il y avait de faire bouger la tradition, de remettre en question tel ou tel dogme, de contester, de ne pas accepter comme du pain bénit tout ce qui avait été dit, écrit. Bref, dans leur genre, ils se comportaient, sans trop s’en rendre compte, comme de véritables petits révolutionnaires.
Ces empêcheurs de tourner en rond étaient épiés, surveillés. Tout en reconnaissant leurs qualités, on s’inquiétait de leur devenir. Eux ne s’en souciaient guère. Comme si de rien n’était, ils gravissaient les ordres mineurs : portier, lecteur, exorciste, acolyte, avant d’entrer dans les ordres majeurs et devenir sous-diacre et diacre.
Jean Dallier fut ordonné prêtre le 19 juillet 1937, en la cathédrale de Limoges. Quelque temps après, il rejoignit la paroisse de Saint-Anselme.
Julien Delorme, lui, fut ordonné en mai 1939, toujours dans la cathédrale Saint-Étienne de Limoges. Deux mois après, il lui était confié la paroisse de Roquebergue, une bourgade perdue au beau milieu du plateau de Millevaches.
En les éloignant l’un de l’autre, et surtout en les nommant dans des paroisses isolées, l’évêché se garantissait de tout esclandre. En agissant ainsi, l’épiscopat espérait, qu’avec le temps, les deux jeunes prêtres se calmeraient, s’assagiraient. Ce qui échappa alors à Monseigneur Thellier et à ses proches, c’est que la guerre en passant par là allait modifier la donne. Bien au-delà du pire cauchemar, l’évêché allait être confronté au plus grand des scandales. Et comme si cela ne suffisait pas, Jean Dallier allait rapidement être pressenti comme le seul susceptible de faire taire la rumeur qui descendait du plateau et commençait à se propager dans le milieu bien-pensant de la capitale limousine.
Devant lui était le mystère. Le vieil autobus l’avait laissé au bord de la petite route qui menait à Roquebergue. Tout à coup, il ressentit une solitude qui le paralysa. D’un côté, il trouvait absurde, presque inconvenant de se mettre dans des états pareils. De l’autre, il était dans l’incapacité de contrôler l’anxiété qui l’envahissait.
Le silence pesait, total, profond, comme si toute vie s’était éteinte. Il frissonna et boutonna sa longue capeline noire. L’endroit était lugubre. La route était bordée d’immenses forêts dont les arbres formaient un interminable tunnel, si dense que pas la moindre petite lumière n’était en mesure de transpercer la voûte formée par un enchevêtrement de chênes et de sapins.
Pour la première fois de son existence, le courage lui fit défaut. Soudain, il se demanda comment il avait pu accepter pareille mission. Il avança de quelques pas et prit place sur un tronc d’arbre fraîchement coupé. Machinalement, il sortit un paquet de tabac gris, se roula une cigarette maigrichonne et adressa un long nuage de fumée en direction des feuillus.
Il se sentait terriblement fragilisé. Il respira profondément et passa une main sur ses joues afin d’essuyer quelques petites larmes de chagrin. Les images qui défilaient devant ses yeux étaient autant de souvenirs lointains qui se mêlaient, s’entrechoquaient avec celles d’un passé récent. Il se trouvait dans l’incapacité d’effacer le visage, les gestes, la voix de Julien Delorme. Il avait le sentiment trouble de se trouver en présence de celui qui avait partagé une grande partie de son adolescence. Compagnon des bons et des mauvais jours, en l’instant, il regrettait de n’avoir pas su entretenir une amitié par quelques visites durant lesquelles il aurait pu deviner le désarroi dans lequel se trouvait son ami.
Six mois auparavant, il avait appris le décès de Julien. Peu d’explications lui étaient parvenues sur les causes de cette disparition. L’évêché parlait d’une embolie, d’un infarctus. Bref, de mort brutale. Il écrivit alors une longue lettre à Michèle, la sœur de Julien, qu’il avait rencontrée à maintes reprises quand il était au grand séminaire de Limoges. Celle-ci lui répondit par une lettre émouvante qui confirmait la terrible nouvelle.
Sa douleur fut indicible. Des semaines durant, il s’isola essayant de trouver un réconfort dans la prière. Le décès de Julien Delorme réveilla en lui un sentiment de révolte qui l’assaillait chaque fois qu’une vie était brisée trop tôt, aberration d’un destin inachevé.
Ces dernières années, il n’avait jamais vraiment perdu de vue le petit paysan des Combrailles. Ils s’étaient écrit au tout début de la guerre quand Jean servait dans un régiment d’infanterie stationné dans la région de Servance. Julien était alors sur la ligne Maginot et ne pouvait croire un seul instant que les troupes allemandes arriveraient un jour à terrasser ce long ruban de béton qui paraissait infranchissable.
La défaite avait été amère. Les deux jeunes prêtres avaient rejoint leurs paroisses respectives essayant, tant bien que mal, d’effacer les images cauchemardesques qui peuplaient leurs nuits et leurs jours.
L’éloignement, les temps difficiles, le quotidien qu’il fallait assurer fragmentèrent les liens qui les unissaient encore. C’est seulement à partir de l’année 1943 que Jean avait appris que Julien Delorme était lui aussi entré dans la Résistance.
Dans la région accidentée des monts de Blond, Jean Dallier avait eu fort à faire. Son presbytère était devenu le passage obligé pour le Maquis du secteur. On y cachait des armes, des munitions, du ravitaillement, sans oublier de nombreuses familles juives qui transitaient par là avant de rejoindre le Sud de la France.
Pour Julien Delorme, les choses étaient encore plus avancées. Très rapidement, il avait abandonné ses ouailles et avait rejoint les maquisards du plateau.
Par l’intermédiaire des réseaux de Résistance, Jean parvenait à avoir de ses nouvelles. On ne tarissait pas d’éloges sur son courage et son talent d’organisateur. En peu de temps, il avait su s’imposer faisant taire les querelles idéologiques des uns et des autres.
Bien entendu, il était recherché par la milice et la police allemande. Sa tête était mise à prix. Jean tremblait à la seule pensée qu’il pourrait un jour tomber entre les griffes des nazis.
A la Libération, ils avaient échangé quelques lettres. Dans certaines d’entre elles, Jean Dallier avait cru deviner un mal de vivre, des interrogations voilées. Julien en venait-il réellement à douter de sa propre vocation ? Il l’avait senti angoissé quant à son avenir. Mais rien n’était franchement exprimé. Il aurait fallu savoir lire entre les lignes, se questionner sur trois petits points de suspension, sur quelques mots posés çà et là et qui, à première vue, paraissaient sans importance.
Jean n’avait pas saisi la portée et l’imminence de cette sorte d’appel au secours qui ne voulait pas dire son nom. Il avait bien adressé quelques lettres à Julien dans lesquelles il l’incitait à se tourner vers la prière. Il lui avait même suggéré de contacter le père Mauduy qu’ils avaient connu jadis au grand séminaire, et qui avait été longtemps leur directeur de conscience.
Jean se leva et sortit de son sac un béret dont il se couvrit le chef. Le vent s’était à nouveau levé et un froid vif prenait lentement possession du plateau. Quatre bons kilomètres le séparaient encore de Roquebergue. Sans plus attendre, il accrocha son sac sur l’épaule, prit sa vieille valise toute gondolée et s’engouffra sur la petite route sinueuse qui semblait ne mener nulle part.
En ces lieux, il n’y avait pas âme qui vive. Pas la moindre habitation à l’horizon, pas le plus petit indice qui aurait pu annoncer un hameau, une bergerie avec une petite fumée blanche qui serait venue lui annoncer une présence.
La vie ! Alors qu’on était entre chien et loup, Jean se demanda s’il ne s’était pas égaré en quelque terre désertique. Malgré le froid persistant, il était en sueur. Anxieux, il força l’allure et tenta d’occuper son esprit en ressassant tous les événements qui s’étaient passés ces derniers jours.
Le père Mauduy était au centre de ses pensées. Jean avait toujours apprécié ce prêtre au grand cœur. Au séminaire, il était celui qui les avait protégés, Julien et lui, du courroux des autres professeurs. Il était leur confesseur, et bien au-delà. Au moindre problème, il les recevait, les écoutait et intervenait toujours à bon escient auprès de la direction.
Combien de fois Jean avait-il eu recours à lui ? Combien de fois ses doutes s’étaient-ils estompés après un entretien avec le père ? Ce professeur de théologie était aussi un homme de bon sens qui acceptait et comprenait les faiblesses, les interrogations de ses jeunes séminaristes.
Ces dernières années, fatigué, il avait trouvé refuge à l’évêché où il n’avait pas de fonction précise. Mais beaucoup s’accordaient pour dire qu’il avait l’oreille de Monseigneur Thellier.
Aussi, quand Jean avait reçu sa lettre, de suite il avait compris l’importance de cette convocation. Il ne faisait aucun doute que son évêque désirait le rencontrer. Il n’était guère enthousiasmé par cette visite et redoutait même le pire. Pour comprendre sa réticence, il faut dire, qu’à la Libération, il ne s’était pas privé pour critiquer ouvertement l’Église sur son comportement pour le moins « conciliant » avec le régime de Vichy, et parfois même avec l’occupant.
A cette époque, il avait eu une entrevue orageuse avec Monseigneur Thellier. Durant des heures, l’évêché avait résonné des accusations portées par Jean Dallier envers quelques prélats. Il avait fallu toute l’habileté du père Mauduy pour calmer les esprits. D’autant que l’évêque de Limoges ne pouvait être associé, d’aucune sorte, avec ceux que Jean n’hésitait pas à qualifier de fascistes.
Depuis, tout était rentré dans l’ordre. Jean avait rejoint sa petite paroisse de Saint-Anselme, sans trop se soucier des conséquences qui pourraient un jour découler de cette entrevue orageuse.
A vrai dire, il ne se faisait guère d’illusions quant à une éventuelle promotion dans la hiérarchie. Certes, il était brillant et restait toujours une référence au grand séminaire de Limoges. Sa personnalité, son intelligence, son art du prêche s’étaient imposés à un point tel qu’on parlait toujours de Dallier en vantant ses mots, ses interventions, même si on n’oubliait pas de mettre en exergue ses innombrables défauts.
Le père Mauduy l’avait donc reçu avec sa bonhomie coutumière. Petit, bedonnant, la tête ornée d’une belle chevelure blanche, immaculée, il ne paraissait pas son âge. Sa démarche difficile trahissait des rhumatismes qui le faisaient cruellement souffrir, mais le vieil homme avait su garder l’esprit vif
Comme à son habitude, il n’avait pas finassé longtemps et avait été droit au but :
— Monseigneur Thellier va te proposer un poste que tu ne peux refuser. Jean, il se passe des choses graves. Je me suis permis d’avancer ton nom. A mon avis, tu es le seul à pouvoir régler un problème qui prend des proportions inquiétantes, murmura-t-il sur un ton paternaliste.
— Je ne savais pas être bien en cour à l’évêché, répondit Jean Dallier.
Le père Mauduy haussa les épaules et posa amicalement un bras sur celles de son protégé.
— Ne fais pas la mauvaise tête. Tu as toujours l’estime de notre évêque. Ce qu’il va te proposer, il ne le proposerait à aucun autre, répondit le vieux prêtre.
Monseigneur Thellier l’attendait et paraissait de bonne humeur. C’était un petit homme rondouillard, sanguin, avec une belle voix chantante qui rappelait ses origines méridionales.
— Ah ! mon cher Dallier ! Plus d’une année sans vous voir, le temps m’aura paru interminable ! s’exclama-t-il.
Il y avait de l’ironie dans l’air. Cet esprit pétillant n’avait pas son pareil pour mettre ses hôtes à l’aise. Issu d’une famille modeste de la région d’Aix-en-Provence, il avait conservé un franc-parler, un humour caustique qui n’était pas étranger à son charme.
Jean s’avança et respectueusement baisa l’anneau pastoral qui ornait la main droite de l’évêque. Puis, lentement, il se releva et recula de quelques pas.
— Monseigneur, ne plus vous rencontrer m’a été fort pénible. Mais croyez-moi, nombre de mes prières n’ont eu d’autre but que de vous aider à remplir votre mission, répondit-il avec un demi-sourire au coin des lèvres.
L’évêque le regardait et était impressionné par ce bel et grand homme dans la force de l’âge. De tous les prêtres de son diocèse, il était le seul à lui tenir tête, le seul devant qui il éprouvait comme une sorte de complexe. Ce qui, soit dit en passant, l’agaçait profondément.
Ses origines, sa prestance, son intelligence aiguë, expliquaient les réactions de Monseigneur Thellier à son endroit. Le curé de Saint-Anselme n’était pas un petit curé de campagne à la Bernanos. Grand, athlétique, un visage taillé à coups de serpe, il ressemblait davantage à un combattant de Dieu.
Ils avaient pris place dans de larges fauteuils cossus, autour d’une petite table de salon. A la manière dont il l’accueillait, il était clair que Monseigneur Thellier désirait l’entretenir de manière conviviale. En effet, il n’était pas reçu comme un banal visiteur, mais comme une personne avec qui l’on désirait s’entretenir longuement.
Jean n’était pas dupe. Il connaissait trop bien son évêque pour savoir combien celui-ci était habile quand il voulait amener quelqu’un à partager ses vues.
Sans perdre de temps, celui-ci ouvrit un dossier qu’il posa sur la petite table, et se tourna vers le père Mauduy.
— Jacques, veuillez informer le père Dallier de ce qui nous préoccupe, demanda-t-il.
Le vieux prêtre se pencha en avant, les deux coudes posés sur les genoux, comme s’il désirait s’exprimer à voix basse.
— Jean, nous sommes devant une situation extrêmement délicate. Depuis le décès de Julien Delorme, qui nous a tous terriblement bouleversés, la paroisse de Roquebergue vit des jours difficiles.
Il se redressa et sortit de la poche de sa soutane une petite feuille de papier qui, de toute évidence, était destinée à lui servir de pense-bête.
Il parlait lentement avec cet accent du terroir qu’il avait ramené de son village limousin. Il racontait l’existence de Julien Delorme dans cette bourgade perdue au milieu du plateau de Millevaches. Bien entendu, il n’oubliait pas de rappeler sa conduite exemplaire durant la dernière guerre. Et puis arrivait cette mort brutale qui était venue faucher un homme sur qui l’épiscopat formait de grandes espérances.
Jean sentait bien qu’il tournait en rond, qu’il se perdait dans des considérations qui n’étaient plus de mise. Ils ne l’avaient tout de même pas convoqué à l’évêché pour lui narrer la vie de Julien Delorme, qu’il connaissait mieux que quiconque !
Soudain, excédé par ce discours poussif, il se leva et se tourna vers son évêque.
— Monseigneur, j’ose espérer que vous ne m’avez pas fait venir ici pour que j’entende de telles balivernes. Quand le père Mauduy rappelle que Julien était promis à de hautes responsabilités, permettez-moi d’en douter ! Car enfin, pourquoi l’avoir envoyé dans cette paroisse perdue où il croupissait depuis six ans ? Je dis que tout ça est mensonge ! Vous entendez Monseigneur ! Un mensonge ! s’exclama-t-il.
Décidément, il n’avait pas changé. Il était toujours aussi impulsif, coléreux. Monseigneur Thellier l’observait et paraissait assez satisfait de constater qu’il n’avait rien perdu de ce qui avait fait sa réputation.
— Je vois que l’environnement bucolique de Saint-Anselme n’a pas modifié votre tempérament fougueux, fit-il remarquer.
Il se redressa et enleva ses grosses lunettes de myope qu’il posa sur la table.
— Parfaitement, Julien était un de nos meilleurs prêtres. Et c’est vrai que nous formions de grandes espérances quant à son avenir. Comme j’espère d’ailleurs toujours en vous. Voyons Jean, un peu de modestie, d’humilité ! Pensez-vous que les pauvres âmes de Roquebergue ou de Saint-Anselme ne valent pas qu’on s’intéresse à elles ? Moi, voyez-vous, je persiste à croire que c’est là-bas, dans ces lieux qui nous sont souvent hostiles, que nous devons envoyer nos meilleurs éléments.
Il respira profondément, comme pour se calmer, et enchaîna :
— Quel gâchis ! Julien est venu me voir un an avant sa disparition. Je l’ai senti terriblement malheureux, comme s’il s’interrogeait sur sa mission de prêtre. Il n’est resté que quelques heures…
Bouleversé, au bord des larmes, il demeura un long moment sans mot dire, les yeux clos, recueilli. Jean et le père Mauduy n’osaient intervenir. Ils étaient terriblement émus. En cet instant, leur évêque n’était plus qu’un vieil homme brisé par le chagrin. Lentement, il passa une main sur son visage, comme s’il avait voulu effacer des images, et se tourna vers Jean Dallier.
— Quinze jours après la mort de Julien, j’ai désigné un jeune prêtre pour prendre sa succession. Mon choix s’est porté sur l’abbé Le Meur. Quelle erreur ! Le pauvre nous a appelés au secours deux mois après son installation. D’après lui, il se passait à Roquebergue des choses extraordinaires, inimaginables. Il nous a parlé d’une vague guérisseuse, de maison hantée, de sorcellerie, que sais-je encore ! Alors, nous l’avons encouragé, guidé, nous lui avons donné mille conseils.
Il s’arrêta afin de mettre de l’ordre dans ses pensées, et approcha son fauteuil de celui de Jean.
— Il y a deux mois, nous l’avons rapatrié en urgence. Aujourd’hui, il est gravement malade et semble avoir perdu la tête. Je suis très inquiet, très inquiet à son sujet, ajouta-t-il.
— Mais que s’est-il passé ? Il a bien dû vous fournir quelques explications ? demanda Jean Dallier.
— Ses propos sont incohérents. Mais depuis le décès de Julien nous recevons quantité de lettres anonymes dénonçant ce qui se passe à Roquebergue. Ces derniers temps, nous avons appris que l’église avait été dévastée par une bande de vandales. L’atmosphère, là-haut, est sulfureuse. Il faut y mettre un terme, répondit Monseigneur Thellier sur un ton ferme.
Il se tourna et posa une main sur l’épaule du père Mauduy.
— Jacques, dites au père Dallier ce que nous attendons de lui.
A son tour, le vieux prêtre se rapprocha de Jean.
— Il faut que tu mettes de l’ordre dans la maison. Roquebergue est devenu un village en folie. Il nous est difficile de croire à tout ce qui est écrit dans les lettres anonymes que nous recevons. Cela dépasse l’entendement. Nous ne t’en parlerons pas. Nous préférons que tu regagnes Roquebergue sans a priori. Jean, au nom de l’amitié qui t’unissait à Julien, tu ne peux refuser. Là-haut, c’est le combat entre le Diable et le bon Dieu.
Jean Dallier observait Monseigneur Thellier et le père Mauduy. Quelque chose d’indéfinissable l’interrogerait à travers leur comportement, leurs non-dit. Il essayait de deviner ce qui se cachait derrière toutes ces phrases creuses qui se voulaient alarmantes, mais ne disaient rien de concret.
— Le Roquebergue que vous me décrivez sent le roussi. Derrière vos propos, je crois voir de la sorcellerie. Si cela est, ce n’est pas moi qu’il faut envoyer dans le village, mais un exorciste, répondit-il en se tournant vers l’évêque.
— Non. Je veux un prêtre qui prenne en charge la paroisse. Jean, vous allez monter à Roquebergue et observer tout ce qui s’y passe, tout ce qui pourra vous paraître anormal. Au moindre indice, vous contacterez le père Mauduy. Ce sera votre seul interlocuteur, répondit Monseigneur Thellier.
Il s’approcha encore un peu plus de Jean.
— Je dis bien votre seul interlocuteur, insista-t-il.
La route ne semblait pas avoir de fin. Jean souffrait, peinait au milieu de cette chaussée défoncée qui ressemblait à un chemin de terre. De temps à autre, il relevait la tête espérant voir quelques lumières qui annonceraient le terminus de son voyage.
Depuis peu, son environnement avait changé. Il était sorti de la longue coulée qui traversait la forêt, et débouchait sur une sorte de lande marécageuse. Ici et là, se devinaient des étangs dont les eaux reflétaient le ciel étoilé et les branches décharnées des arbres qui bordaient leurs rivages.
Devant lui, il distingua une montagne sombre, lugubre, pareille à un dôme immense que quelques nuages venaient lécher. Il marchait depuis près d’une heure. La nuit était maintenant tombée et il avançait au milieu d’une obscurité telle qu’il avait bien des difficultés pour discerner les bords de la chaussée.
Soudain, la route devint plus pentue, et rapidement la lande laissa place à des pacages, de petites terres labourées. Au détour d’un virage, il aperçut les premières maisons de Roquebergue. Le village était là, à une centaine de mètres. Il s’arrêta, posa à terre son sac et sa valise et entreprit de rouler une cigarette, comme s’il avait voulu s’offrir un court instant de détente avant de pénétrer dans ce lieu sinistre qui respirait la mort et paraissait abandonné de Dieu.
II
On eût dit un village déserté par ses habitants. La rue principale formait une large boucle autour d’un petit éperon rocheux sur lequel trônait l’église. De part et d’autre, une multitude de ruelles desservaient les maisons du centre bourg, tandis que d’autres permettaient d’accéder à quelques fermes isolées. Çà et là, de faibles lumières éclairaient un coin de rue, une petite place ou les étages d’une grande demeure qui semblait être la mairie. Beaucoup de façades étaient tournées en direction de l’église, comme si on avait voulu les mettre sous la protection du bon Dieu.
Jean avançait lentement, s’arrêtait parfois. Tous les volets étaient clos, les portes fermées. Par endroits, quelques pâles lueurs se devinaient dans les grandes pièces du rez-de-chaussée qui devaient servir de salles communes.
Tout ici respirait le silence. Roquebergue semblait plongé dans une sorte de léthargie profonde. Les rues étaient vides ; pas même un chien errant pour venir à sa rencontre !
Il arriva sur la petite place qui jouxtait l’église. Il s’arrêta et embrassa du regard ces lieux étranges dont dorénavant il allait être le prêtre, le bon pasteur. Un frisson lui parcourut le corps. Que pouvait-il espérer de ce pays oublié ? Il était bien loin de la petite paroisse de Saint-Anselme ! Là-bas, les gens se saluaient, s’estimaient, entretenaient avec leur curé des relations conviviales. Depuis dix ans, il avait su briser les barrières des traditions, des habitudes ancestrales. Il s’était rapidement imposé comme un prêtre ouvert qui n’hésitait jamais à aller au devant des autres.
Son caractère entier n’était pas fait pour déplaire aux paysans des monts de Blond. De suite, ils avaient compris qu’avec ce curé à la carrure d’athlète, il n’était jamais bon de finasser, de tourner autour du pot. Alors, on se parlait franchement, on se balançait les quatre vérités. Et puis, une fois les esprits calmés, on se mouillait les amygdales avec un petit Muscadet.
Rapidement, il effaça ces images et revint à la dure réalité. Un brin perdu, déconcerté, il se dirigea machinalement vers le centre de la place. Soudain, malgré l’obscurité, il distingua une croix monumentale qui s’élevait sur un large support en granit et, à quelques mètres de là, près du chevet polygonal de l’église, une maison ancienne recouverte de lierre, dont le vestibule paraissait éclairé.
L’habitation était isolée. Plantée là comme un observatoire, elle dominait tout le village et contrastait avec les autres demeures. L’ensemble était classique avec de belles pierres apparentes. Mais ses deux étages et une petite tour en pignon lui donnaient un caractère tout à fait particulier.
Jean ne pouvait douter qu’il s’agissait du presbytère. L’architecture correspondait à la description que lui en avait fait le père Mauduy. Avec émotion, il traversa la place et s’arrêta devant l’imposante porte d’entrée.
Il se sentait nerveux. Il leva la tête et distingua une longue chaîne dorée qui devait servir à actionner la clochette. Après quelques secondes d’hésitation, il tira plusieurs fois sur celle-ci, tout excité et en même temps ému à l’idée de découvrir la demeure où avait vécu Julien.
Quand la porte s’ouvrit, il sentit une chaleur bienfaisante lui caresser le corps. Une vieille femme était là qui cherchait à deviner qui venait l’importuner à une heure pareille. Elle était petite, sèche, avec un beau visage strié par de longues rides qui creusaient encore un peu plus ses joues. Son regard d’un bleu intense, presque insoutenable, laissait transparaître une très grande force de caractère.
— Mon Dieu ! Mais ne seriez-vous pas le père Dallier ? demanda-t-elle en posant une main sur sa poitrine.
— Oui, c’est bien moi ! Mais vous paraissez étonnée de me voir ? N’auriez-vous pas reçu la lettre du père Mauduy ?
— Bien sûr qu’il a écrit, le père ! Mais il annonçait votre venue pour demain ! répliqua la vieille femme.
Elle fit signe à Jean d’entrer et ferma aussitôt la porte qu’elle verrouilla à double tour.
— Je suis Mlle Marguerite Lavigerie, au service des prêtres depuis plus de trente ans. Venez, venez mon père, vous allez prendre une bonne soupe de pot-au-feu ! s’exclama-t-elle avec un beau sourire de satisfaction.
Elle se dirigea vers la cuisinière et ouvrit une énorme marmite émaillée.
— J’ai fait du plat de côtes. Bien entendu, le bouillon doit être un peu gras. Mais que voulez-vous, je comptais le dégraisser seulement demain, ajouta-t-elle.
Elle s’agitait dans tous les sens. Elle faisait visiter la maison à Jean et de sa petite voix chantante lui détaillait chaque pièce, chaque recoin.
Ce dernier était agréablement surpris. L’ensemble était spacieux et meublé de façon convenable. Le mobilier était rustique et fort bien entretenu. La salle-à-manger avait un petit côté bourgeois avec une vaste cheminée qui occupait presque tout un pan de mur. De part et d’autre, de petites fenêtres formaient des niches dans lesquelles reposaient des tas de bibelots inutiles.
Dans chaque pièce des deux étages, d’immenses renfoncements apparents servaient de placards. Les lits, hauts sur pieds, devaient dater du début du siècle, tout comme les petites tables de chevet recouvertes d’un marbre plus ou moins abîmé, fissuré. Jean ressentit d’emblée que cette demeure avait une âme. Tout en écoutant l’interminable babillage de Marguerite Lavigerie, il ne put s’empêcher de penser à Julien Delorme. Il avait le sentiment étrange que tout le presbytère était imprégné par une présence. C’était une impression inexplicable, comme un frôlement qui serait venu lui caresser la peau.
Il se ressaisit et passa une main sur son front inondé de sueur. Soudain, il ressentait une fatigue immense qui prenait tout à coup possession de son corps. Ses jambes se dérobèrent sous lui et son regard se brouilla. Il crut un instant qu’il allait perdre connaissance. Avec mille difficultés, il réussit à faire quelques pas et s’assit sur une vieille chaise paillée. Alors, affolée, Mlle Lavigerie accourut et se pencha vers lui :
— Mon père, que se passe-t-il ? Mon Dieu ! Mais vous êtes exténué par cette longue marche ! Vous pensez, avec un froid pareil ! s’exclama-t-elle.
Elle s’occupait de lui comme d’un enfant. Elle lui avait servi un grand bol de soupe dans lequel elle avait cassé des morceaux de pain de seigle. Il faisait plaisir à voir. Peu à peu, il renaissait à la vie. Au second bol, il hésita mais finalement céda à sa gourmandise : il se fit un beau chabrot, ce qui fit sourire Marguerite.
Comme à son habitude, elle avait pris place dans un fauteuil, près de la cheminée. Elle prenait souvent son repas ainsi : le bol serré entre ses mains et les verres de ses lunettes recouvertes de la buée qui provenait du bouillon fumant.
Repu, Jean se tourna vers elle et, visiblement satisfait de l’accueil, se roula lentement une cigarette.
— Marguerite, merci d’avoir été là. Le père Mauduy m’avait bien dit que je pourrais compter sur vous. Mais je crois savoir que vous dormez chez votre sœur.
Il s’interrompit un court instant, tira sur sa cigarette et poursuivit :
— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Vous savez, il fait froid et j’ai remarqué que le village était peu éclairé.
Elle éclata d’un petit rire métallique, comme si les recommandations de Jean ne pouvaient s’adresser à elle.
— Monsieur le curé, je suis née ici. La nuit noire, comme le froid glacial et la neige à hauteur des genoux, je connais ça depuis ma plus tendre enfance, répondit-elle.
Elle se leva et secoua son tablier au-dessus des braises.
— La nuit, le danger n’est pas toujours là où on le croit, murmura-t-elle.
Il l’avait rejointe auprès de l’âtre. Elle lui parlait maintenant du pays, des hivers interminables, de l’isolement dans lequel ils se trouvaient quand la route qui menait à Felletin était coupée par les congères. Jean l’écoutait mais son esprit était ailleurs. Il attendait un mot sur Julien, sur sa mort. Un mot sur le jeune abbé Le Meur qui croupissait aujourd’hui sur un lit d’hôpital. Il aurait aimé aussi l’entendre parler de ces quelques illuminés qui avaient, paraît-il, saccagé l’église, et dont le père Mauduy affirmait qu’ils organisaient des messes noires.
Mais dans les propos qu’elle tenait, rien de cela. Elle n’avait de cesse de se répandre sur la beauté du plateau, sur les landes, les tourbières et la majesté des lieux quand l’automne accrochait ses couleurs et exhalait mille parfums dans les sous-bois.
Profitant d’un court instant de silence durant lequel elle s’humectait les papilles avec un demi-verre de lait, il se tourna vers elle et posa une main sur son bras :
— Marguerite, il se fait tard. Mais avant que vous partiez, j’aimerais que vous me disiez quelques mots sur le père Delorme, demanda-t-il brusquement.
Elle tourna la tête. Son beau visage de vieille paysanne exprimait une douleur intense. Ses lèvres tremblaient et son regard bleu était empli de larmes.
— J’ai servi le père Delorme durant près de six années. Au cours de la dernière guerre, il s’est conduit en héros. Mon Dieu, cette mort brutale, si jeune ! murmura-t-elle.
— Mais comment cela a-t-il pu arriver ? Était-il malade ? Et dans ce cas, avait-il au moins consulté un médecin ? demanda Jean.
Elle se redressa et éloigna son fauteuil de la cheminée.
— Je n’étais pas là quand le père Delorme est décédé. Durant plus de six mois je me suis absentée de Roquebergue afin de soigner une vieille tante qui habite Bugeat. J’ai appris son décès par Augustine, ma sœur, répondit-elle.
Il sentit qu’elle avait encore des choses à révéler. De temps à autre, elle le regardait avant de baisser la tête, comme si elle désirait se plonger dans une longue réflexion.
— Mlle Lavigerie, mais que s’est-il véritablement passé ? J’ai le sentiment qu’une chape de plomb s’est abattue sur Roquebergue. Et aujourd’hui, quels sont les derniers événements ? A l’évêché, on m’a parlé de rites sataniques, de je ne sais quoi encore ? demanda Jean.
Elle parut effrayée par la question du prêtre. Elle se recroquevilla dans son fauteuil. Soudain, comme si elle avait été soulevée par un ressort, elle se leva, se dirigea vers le fond de la pièce et jeta une large capeline grise sur ses épaules.
— Ici, il y a trop de rumeurs, trop de blasphèmes. La nuit dernière, ils ont souillé l’église. Je n’ose y aller. J’ai peur. Je préfère que vous découvriez vous même les choses. Prenez garde monsieur le curé, vous êtes au pays du Diable, répondit-elle tout en se dirigeant vers la porte.
Il passa une nuit paisible. Le lit rustique et les draps de lin lui avaient rappelé le temps de son enfance quand il allait en vacances chez sa grand-mère paternelle, dans la région de Rochechouart.
La maison lui semblait immense avec ses faux paliers, ses recoins, ses longs couloirs qui partaient dans tous les sens. Des heures durant, il parcourut les pièces, visita les penderies, les armoires et le grenier où croupissaient quantité de malles, de vieilles reliques oubliées depuis des lustres. Il désirait se sentir chez lui afin de mieux appréhender les problèmes qui ne tarderaient pas à se faire jour.
Au milieu de la matinée, alors que la mère Lavigerie arrivait au presbytère, il se décida à sortir. Il prit le trousseau de clés qui était accroché près de l’entrée et ouvrit la porte en grand, comme s’il désirait s’imprégner de l’atmosphère du plateau et découvrir enfin Roquebergue.
La première neige était tombée. Une fine pellicule recouvrait les rues, les ruelles et la petite place qui s’étendait jusqu’aux premières maisons du bourg. Le ciel était uniformément blanc, laiteux, et l’horizon était noyé dans une brume épaisse qui cachait les collines environnantes.
Jean resta un long moment à observer le va-et-vient journalier. Avec le froid, les gens étaient emmitouflés dans de longues capes, des manteaux, et seuls les enfants semblaient prendre grand plaisir à voir arriver les premiers flocons.
Ici où là, de petits groupes s’étaient formés et discutaient longuement avant de s’éparpiller aux quatre coins du village. A plusieurs reprises, Jean remarqua que des regards se tournaient vers le presbytère. Alors qu’il se dirigeait vers l’église, il avait même aperçu deux énergumènes plantés au beau milieu de la place qui le fixaient avec un vilain rictus au bord des lèvres.
La sacristie avait été aménagée dans un petit bâtiment des plus modestes. Elle était attenante à l’église comme une sorte d’appendice. De construction relativement récente, on y accédait par une petite impasse sombre qui avait l’allure d’un véritable coupe-gorge.
Elle n’était formée que d’une seule pièce dépouillée de tout ornement. Malgré deux petites fenêtres grillagées qui donnaient, l’une sur l’impasse, et l’autre sur la place, seule une pâle lueur venait éclairer ce lieu strict et déshumanisé.
Jean allait et venait d’un placard à l’autre. Avec application, il vérifiait l’état des aubes, des chasubles et des manipules. Plusieurs burettes et quantité de calices étaient alignés sur une longue table en chêne massif. Dans un coin, une croix immense habillée de dorures était recouverte de toiles d’araignée. Sur les murs blanchis à la chaux, des reproductions de la Vierge Marie, de la Cène et de la mise au Tombeau entouraient un vieux crucifix en bois.
Jean n’était pas à son aise. Il aurait aimé retrouver une sorte de quiétude, mais le souvenir de Julien ne le quittait pas. A chaque linge, à chaque objet touché, il ne pouvait s’empêcher de penser que son ami avait revêtu cette aube, ou cette chape pour les vêpres. Rapidement, il fit un gros effort de concentration et, sans plus attendre, ouvrit la petite porte basse qui donnait accès à l’église.
Comme d’autres sur le plateau, celle-ci occupait une position centrale dans le village de Roquebergue. De style roman, elle avait été construite en granit et le toit avait été recouvert d’ardoises du pays d’Allasac. L’ensemble comportait un vaisseau unique à chevet plat avec un plan rectangulaire à trois travées. Les voûtements étaient en berceau plein cintre. Enfin, un clocher s’élevait en avant de la première travée de la nef. Il était en maçonnerie à trois niveaux d’élévation et couronné d’un toit en pavillon.
Jean actionna l’interrupteur et découvrit le désastre. Quel ouragan était donc passé par là ? Toutes les chaises, les bancs renversés, des tableaux relatant la Passion lacérés, brisés. Des ordures avaient été éparpillées partout, et des excréments humains jonchaient l’allée centrale !
Il n’en croyait pas ses yeux. L’odeur était pestilentielle. En levant la tête, il remarqua que des vitraux avaient été cassés, probablement par des jets de pierre. Au fur et à mesure qu’il descendait la nef centrale, il constata quantité de profanations qui touchaient des sculptures, un bénitier, jusqu’aux belles colonnes de granit qui avaient été maculées de terre glaise !
En arrivant au niveau du clocher, il releva que la corde actionnant la grosse cloche avait été sectionnée à une hauteur qu’il évalua à cinq ou six mètres. Sur la droite, les fonts baptismaux semblaient intacts. De suite, il se dirigea vers la porte centrale, introduisit une grosse clé rouillée dans la serrure, ouvrit un battant, puis l’autre, et se planta sur le petit parvis, comme s’il avait voulu montrer qu’il était bien là, et qu’il faudrait dorénavant compter avec lui.
Traumatisé, révolté, il remonta l’allée centrale jusqu’au chœur. Paradoxalement, ce dernier avait été épargné par les vandales. L’endroit était extravagant, baroque. L’autel en bois de chêne était immense, disproportionné par rapport à l’édifice religieux. Des tentures, des tableaux, des sculptures, divers ornements encombraient toute la partie haute jusqu’à venir lécher les trois grands vitraux qui représentaient la sainte Famille.
Jean avait l’impression d’avoir changé d’époque. De cet amoncellement d’un goût douteux émanaient des odeurs mêlées de poussière et d’encens. Il poussa la grille qui donnait accès au chœur, gravit les quelques marches qui conduisaient à l’autel et ouvrit le tabernacle.
Ce dernier était vide de tout objet de culte. Seules quelques petites araignées avaient réussi à y trouver refuge. En baissant la tête, il constata que la nappe recouvrant l’autel était rongée par les mites. On eût dit un lieu abandonné depuis des décennies. Au bout d’un moment, il redescendit les marches, se retourna, s’agenouilla et pria longuement afin de se nourrir de cette énergie dont il allait avoir grand besoin.
Pour lui, le temps s’était arrêté. Il mesura soudain l’ampleur d’une réalité qui allait bien au-delà des estimations avancées par Monseigneur Thellier et le père Mauduy. La mise à sac de l’église, ces souillures, cette profanation, justifiaient largement les propos alarmistes qu’il avait entendus à l’évêché de Limoges.
Il pria, mais il pria mal. Il ne pouvait maîtriser la rage sourde qui montait en lui. Déjà, il était persuadé qu’il allait devoir se battre contre les forces du mal. Tout au long de sa vie, il avait toujours réussi à concilier ses devoirs de prêtre et cette révolte qu’il ressentait souvent face à une injustice, un drame ou tout simplement la bêtise humaine.
Il s’était trouvé confronté à ce dilemme, durant la dernière guerre. Prêcher l’évangile, la bonne parole, ne suffisait pas en ce temps-là. Le Résistant qu’il était devenu avait été partie prenante dans l’arrestation d’un jeune milicien qu’on avait fusillé au nom du sang versé par des camarades maquisards. La belle et généreuse philosophie chrétienne ne pesait pas bien lourd devant les atrocités perpétrées par les nazis et les hommes de Darnand. Pour un temps, le curé de Saint-Anselme avait troqué le goupillon pour un vieux fusil Mas 36. Aujourd’hui encore, il s’interrogeait sur ce passé récent durant lequel, parenthèse de vie, il était redevenu un homme comme les autres, ou presque…
Il se releva et essuya la poussière qui recouvrait toute une partie de sa soutane, à hauteur des genoux. Soudain, il entendit un bruit de pas. De suite, il se dirigea en direction de la sacristie et aperçut Mlle Lavigerie visiblement affolée de découvrir un tel spectacle de désolation.
— Mais qui a osé ? La dernière fois, il n’y avait que quelques vases renversés, une ou deux chaises cassées, murmura-t-elle.
— Qui a fait ça ? Et depuis quand l’église est dans un état pareil ? demanda Jean.
Elle tremblait de tous ses membres. Son regard en disait long sur la peur qui l’habitait. Jean s’en voulait de lui avoir parlé sur un ton aussi rude. Pour se faire pardonner, il s’approcha d’elle et enserra ses vieilles mains ridées dans les siennes.
— Marguerite, j’ai le sentiment que ce pays est devenu fou ! J’ai besoin de vous pour savoir et ensuite combattre ces enfants de Satan, ajouta-t-il d’une voix plus calme.
— L’église est fermée depuis le départ du père Le Meur. Juste avant votre arrivée, le village a vécu une nuit épouvantable. C’étaient des cris, des hurlements à n’en plus finir. Hier matin, j’ai vu que la porte centrale avait été forcée, répondit Marguerite.
Elle était livide. Elle désirait parler mais les mots s’étranglaient dans sa gorge. Alors, afin de gagner sa confiance, Jean posa une main sur son épaule. Le silence était total. On n’entendait que la respiration saccadée de la pauvre femme qui semblait être à deux doigts de défaillir. Après quelques secondes d’hésitation, elle se redressa, se moucha bruyamment et poursuivit :
— Quand j’ai vu que la porte avait été forcée, je n’ai eu qu’une idée : la refermer à double tour. Cela ne s’est pas fait sans mal, tellement les battants étaient gondolés. Ah ! les cochons ! Ils ont dû utiliser un pied de biche !
Elle se tourna vers le père.
— Ne me demandez plus rien. Ce qui se passe ici va bien au-delà de tout ce que vous avez pu imaginer, ajouta-t-elle.
Jean se leva et, pensif, fit quelques pas dans la travée latérale qui conduisait au confessionnal. Il réfléchissait et de temps à autre s’arrêtait devant les nombreuses statues qui glorifiaient les saints. Il y avait là Saint-Antoine, Sainte-Bernadette, Saint-Éloi et surtout Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus qui, au vu des nombreux ex-voto qui lui étaient dédiés, semblait faire l’objet d’une vénération particulière.
Quand il remonta l’allée, il vit que Mlle Lavigerie n’avait pas bougé d’un pouce. Elle était toujours assise, tête baissée, égrenant un chapelet. Il avança vers elle et s’arrêta à quelques pas, l’air interrogateur.
— Marguerite, vous ne m’aidez guère. Je vais donc faire le tour de Roquebergue afin que la population sache que je suis arrivé. Je ne suis pas l’abbé Le Meur. Ils n’auront ni ma peau, ni mon âme.
La vieille fille leva la tête. Un petit sourire ironique métamorphosait son visage.
— Depuis hier soir, tout Roquebergue sait que vous êtes là, répondit-elle.
Le temps s’était radouci. Lentement, la neige avait fondu, même si elle s’accrochait encore sur les pentes des monts environnants. Pour un temps, le ciel s’était dégagé et un pâle soleil d’hiver avait fait son apparition. Cette accalmie inattendue avait eu pour effet de redonner vie au village. A nouveau, les gens sortaient, des carrioles passaient, des tombereaux chargés de bois traversaient le bourg afin d’approvisionner certains foyers.
Jean sentit son cœur battre la chamade. Il s’arrêta près de la croix monumentale et jeta un œil circulaire sur cet environnement qui était dorénavant le sien. Le Roquebergue qu’il découvrait était bien différent de l’idée qu’il s’en était fait en arrivant la nuit dernière. Beaucoup plus important qu’il ne l’avait imaginé, il était étonné de découvrir toutes ces boutiques, ces petits artisans qui avaient pignon sur rue. Il avait quitté la place et parcourait maintenant la longue rue commerçante du village. Avec son imposante corpulence, il lui était difficile de passer inaperçu. A son approche, les gens l’évitaient, les portes claquaient, comme s’il avait été un pestiféré. Derrière les volets mi-clos, il entendit des injures, des quolibets qui étaient proférés avec une haine qui dépassait l’entendement.
Jamais encore il n’avait été le témoin de propos d’une telle violence. Malgré tout, il était bien décidé à faire fi de cette provocation qui, de toute évidence, avait été préméditée. Mais au fur et à mesure qu’il s’éloignait du presbytère, il sentit monter en lui une angoisse certaine face à la pression de toute une communauté délibérément hostile, et il ne savait pourquoi.
Il se voyait embarqué dans une histoire qui le dépassait un peu. Désormais, il était persuadé que sa mission, ici, allait être une terrible aventure humaine qui avait une forte chance de marquer son existence.
Il s’arrêta en bas du village et choisit de s’asseoir un instant sur un petit mur de pierre qui surplombait un jardin. Devant lui, les rues et quelques ruelles étroites convergeaient toutes en direction de l’église. Dans ce quartier, les maisons étaient basses, mal entretenues. Les façades étaient sombres, ternies par le temps, avec de petites ouvertures qui accentuaient l’aspect misérable des lieux.
Sur sa gauche, au-delà de la rue commerçante, tout était différent. C’était une suite de demeures bourgeoises, de caractère, que ceinturaient des parcs, de petites étendues boisées. Un peu plus loin, sur un promontoire, un manoir à l’aspect austère dominait le village, un peu comme s’il avait été construit là pour le protéger.
Tout à coup, il se rendit compte combien la population de Roquebergue était multiple. Contrairement à ce qu’il avait imaginé, le village n’était pas seulement celui de paysans, de commerçants, de vieillards qui épuisaient leur retraite. Il abritait aussi une petite bourgeoisie qui marquait sa différence par ces demeures, symboles granitiques de leur puissance et de leur autorité.
Il se leva et décida de couper au plus court. Lentement, en s’arrêtant de temps à autre, il remonta la longue artère qui transperçait la petite cité d’est en ouest.
La rue était déserte et pas le moindre bruit ne provenait des habitations. Tout en avançant, Jean devina des regards furtifs derrière les fenêtres ou dans l’entrebâillement des portes. Tout Roquebergue s’était replié sur lui-même et l’observait, le jaugeait, le comparait peut-être à Julien Delorme ou à André Le Meur.