Le supplicieur - Virginie Cailleau - E-Book

Le supplicieur E-Book

Virginie Cailleau

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Beschreibung

Un inquiétant tueur en série prend exclusivement pour cible des couples de lycéens...

Monsieur Gapelle est un vieux tueur à gages aux allures de papy inoffensif qui parcourt la France avec son petit chien. Ses cibles sont des couples de lycéens, dont il séquestre les jeunes filles nues, sans eau ni nourriture, avec les cadavres de leurs compagnons respectifs. Jusqu’à ce qu’elles succombent à une mort trop longue à venir. À Niort, l’enquête sur le supplice de la jeune Christelle et le meurtre de son petit ami est menée par le commissaire Fred Saunière, sexagénaire casanier et un tantinet excentrique habitué à suivre la procédure. Il privilégie d’abord la piste d’un règlement de comptes, le père de la lycéenne étant suspecté de recel de biens volés. Cependant, l’attitude étrange dudit receleur incite Saunière à s’intéresser à ces autres doubles homicides d’adolescents qui, malgré leur éloignement géographique, présentent des ressemblances troublantes avec l’affaire dont il est chargé. Il s’oppose alors pour la première fois à sa hiérarchie en décidant de suivre cette piste. Celle-ci le conduit à Chauvigny, où le commissaire Jean-Marc Ingueneau enquête pour sa part sur la disparition ancienne de Benoît Freyssex, un homme réputé pour son altruisme mais dont la jeunesse avait été marquée par un secret affreux. La collaboration entre les deux policiers permettra-t-elle d’identifier le commanditaire de monsieur Gapelle et de découvrir quelle vengeance motive ces sacrifices de lycéens ? La situation est d’autant plus urgente que l’impitoyable vieillard a enlevé une nouvelle victime.

Un thriller original et haletant qui vous mènera de surprise en surprise !

EXTRAIT

L’Alpha Roméo verte de Rémy et Claudie Patarin s’engagea sur une départementale qui traversait la forêt de Moulière, à quelques kilomètres de Chauvigny. Les feuillages des arbres s’agitaient mollement sous un ciel aoûtien d’un bleu intense, saupoudrés par le soleil de paillettes dorées. Le courant d’air qui circulait à travers les vitres baissées rendait la canicule supportable.
Le véhicule passa sur un petit pont enjambant les flots bas et paresseux de la Vienne sillonnés par des canards, tourna dans un chemin gravillonné et s’arrêta devant un haut portail de bois blanc. Claudie descendit pour en ouvrir les battants, afin que son mari puisse rentrer la voiture dans la cour d’une jolie demeure campagnarde au toit d’ardoises et à la façade ornée de colombages.
— En trois mois, les rosiers ont pris un sacré coup de cagnard, constata amèrement Rémy en descendant à son tour.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Virginie Cailleau est née dans les Deux-Sèvres et vit à Poitiers. Docteur en biologie, elle a d’abord fait une incursion dans la communication scientifique avant de se reconvertir dans la recherche clinique. Si l’on excepte un bref exil à Paris, elle est jusqu’à présent parvenue à demeurer dans son cher Poitou. Le supplicieur est le premier de ses romans publié aux Éditions Ex Aequo.

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Table des matières

Résumé

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Dans la même collection

Résumé

Monsieur Gapelle est un vieux tueur-à-gages aux allures de papy inoffensif qui parcourt la France avec son petit chien. Ses cibles sont des couples de lycéens, dont il séquestre les jeunes filles nues, sans eau ni nourriture, avec les cadavres de leurs compagnons respectifs. Jusqu’à ce qu’elles succombent à une mort trop longue à venir. À Niort, l’enquête sur le supplice de la jeune Christelle et le meurtre de son petit ami est menée par le commissaire Fred Saunière, sexagénaire casanier et un tantinet excentrique habitué à suivre la procédure. Il privilégie d’abord la piste d’un règlement de comptes, le père de la lycéenne étant suspecté de recel de biens volés. Cependant, l’attitude étrange dudit receleur incite Saunière à s’intéresser à ces autres doubles homicides d’adolescents qui, malgré leur éloignement géographique, présentent des ressemblances troublantes avec l’affaire dont il est chargé. Il s’oppose alors pour la première fois à sa hiérarchie en décidant de suivre cette piste. Celle-ci le conduit à Chauvigny, où le commissaire Jean-Marc Ingueneau enquête pour sa part sur la disparition ancienne de Benoît Freyssex, un homme réputé pour son altruisme mais dont la jeunesse avait été marquée par un secret affreux. La collaboration entre les deux policiers permettra-t-elle d’identifier le commanditaire de monsieur Gapelle et de découvrir quelle vengeance motive ces sacrifices de lycéens ? La situation est d’autant plus urgente que l’impitoyable vieillard a enlevé une nouvelle victime.

Virginie Cailleau est née dans les Deux-Sèvres et vit à Poitiers. Docteur en biologie, elle a d’abord fait une incursion dans la communication scientifique avant de se reconvertir dans la recherche clinique. Si l’on excepte un bref exil à Paris, elle est jusqu’à présent parvenue à demeurer dans son cher Poitou. « Le supplicieur » est le premier de ses romans publié aux Éditions Ex Aequo.

Virginie Cailleau

Le supplicieur

Policier

ISBN : 978-2-37873-009-3

Collection Rouge : 2108-6273

Dépôt légal janvier 2018

© couverture Ex Aequo

© 2018 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Toute modification interdite.

Éditions Ex Aequo

6 rue des Sybilles

88370 Plombières les bains

www.editions-exaequo.fr

Dédicace :

À mes parents et au Dr Fred B.

Remerciements :

Je tiens à remercier mes parents, le Dr Bérangère Thirioux et Mme Nelly Forichon pour leurs critiques constructives, de même que Mme Véronique Parmentier, le Dr Jean-Louis Laporte, le Dr Marion Pastor et le Dr Ghina Harika-Germaneau pour avoir pris le temps de répondre à mes questions. Je remercie également Mme Liliane Avram qui m’a encouragée à soumettre ce manuscrit aux éditions Ex Aequo, ainsi bien sûr que lesdites éditions et tout particulièrement Mme Laurence Schwalm. Enfin, je n’oublie pas Mme Alexia Jarry qui a réalisé mon portrait pour la 4e de couverture.

Avertissement :

L’auteur certifie que l’intrigue de ce roman est entièrement imaginaire. Toute ressemblance avec des évènements réels, des individus, des groupes ou des entreprises existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence, fortuite et involontaire.

Prologue

L’Alpha Roméo verte de Rémy et Claudie Patarin s’engagea sur une départementale qui traversait la forêt de Moulière, à quelques kilomètres de Chauvigny. Les feuillages des arbres s’agitaient mollement sous un ciel aoûtien d’un bleu intense, saupoudrés par le soleil de paillettes dorées. Le courant d’air qui circulait à travers les vitres baissées rendait la canicule supportable.

Le véhicule passa sur un petit pont enjambant les flots bas et paresseux de la Vienne sillonnés par des canards, tourna dans un chemin gravillonné et s’arrêta devant un haut portail de bois blanc. Claudie descendit pour en ouvrir les battants, afin que son mari puisse rentrer la voiture dans la cour d’une jolie demeure campagnarde au toit d’ardoises et à la façade ornée de colombages.

— En trois mois, les rosiers ont pris un sacré coup de cagnard, constata amèrement Rémy en descendant à son tour.

— Deux mois et demi seulement, chéri, répondit paisiblement sa femme en ouvrant le coffre de l’Alpha.

Il déverrouilla la porte d’entrée. Il se sentait poisseux à cause de cette chaleur lourde dans laquelle ils avaient mijoté durant les onze heures de trajet depuis la Côte d’Azur, aussi espérait-il trouver l’intérieur de leur maison baignant dans la fraîcheur. Il éprouva donc une déception certaine en pénétrant dans une atmosphère tiédasse, dans laquelle flottaient d’écœurants remugles de chairs en putréfaction.

— C’est quoi cette puanteur?! On a oublié de la bidoche dans le frigo ?

En arrivant dans la cuisine, son cœur se souleva et il se retint de vomir. Outre l’odeur insupportable, de grosses mouches à viande bourdonnaient sur le carrelage mural aux motifs fleuris, les portes des placards, le frigo blanc et tous les autres éléments de cette pièce pourtant si propre lors de leur départ.

Claudie, qui venait d’arriver en portant une glacière, s’exclama :

— Quelle horrible odeur ! Il y a une bête morte quelque part !

Tandis que sa femme ouvrait en grand les fenêtres de la cuisine, Rémy, inquiet, entrait dans le salon. Ce qu’il y découvrit lui causa un coup au cœur. Les volets censés protéger la baie vitrée étaient entrebâillés et un trou large comme une assiette béait dans un des carreaux jouxtant la poignée.

— Appelle les gendarmes ! éructa-t-il, écarlate. On a été cambriolés !

Affolée, Claudie le rejoignit :

— Comment ça ? Nous aussi ? Tu es sûr ?

— Regarde ça ! Fallait s’y attendre, dix cambriolages dans les environs en un an… Appelle les gendarmes, pendant que je vais voir ce qu’on nous a piqué.

Rémy Patarin revint précipitamment dans la cuisine, pensant juste la traverser pour atteindre l’escalier menant à leur chambre. Il était partagé entre la fureur et l’humiliation. Que leur avait-on dérobé ? Certainement les bijoux laissés par Claudie sur la commode en face du lit ! Sur quoi d’autre ces voyous avaient-ils posé leurs sales pattes ? Pourvu qu’ils n’aient rien vandalisé… La presse avait relaté des histoires ignobles d’excréments dans des draps rangés ensuite dans l’armoire… L’odeur de putréfaction le frappa de nouveau et il se figea dans cette cuisine où le seul objet de valeur facile à voler était la cafetière — d’ailleurs toujours là. Cette puanteur était-elle en lien avec le cambriolage ? Son regard s’attarda sur l’épaisse porte en chêne menant à la cave. Un rai de lumière apparaissait au-dessous. Les voleurs avaient dû descendre faire main-basse sur les quelques crus, pourtant très quelconques ! Comme Rémy s’y attendait, la serrure était déverrouillée. Il tira le battant et la pestilence le suffoqua, l’obligeant à claquer la porte. Dans le salon, Claudie téléphonait à la gendarmerie. Après tout, il pouvait bien attendre l’arrivée des enquêteurs… C’était à eux de descendre dans cette cave pour vérifier qu’un rat mort pouvait empester à ce point. Néanmoins, il était encore chez lui et les rats n’avaient pas pour habitude d’allumer la lumière !

Un mouchoir pressé sur le nez, il ouvrit la porte et descendit la vingtaine de marches en ciment. Un impressionnant bourdonnement résonnait dans l’escalier. Plus il s’approchait du foyer de l’odeur et plus elle devenait insoutenable, au point qu’il dut se faire violence pour atteindre la pièce souterraine. À travers les larmes qui lui picotaient les yeux, il découvrit alors deux cadavres humains dans un état de décomposition avancée, à côté d’un tas de vêtements, de bouteilles vides et d’un sac en plastique d’où sortait le collier en ambre de Claudie. Un nuage de mouches les parcourait en vrombissant. L’un, presque réduit à l’état de squelette, était allongé sur le dos, les mains croisées sur le thorax ; ses longs cheveux suggéraient qu’il s’agissait d’une femme. L’autre, beaucoup moins décharné, était recroquevillé dans une position fœtale.

Rémy remonta en courant dans la cuisine et claqua le battant derrière lui, avant de vomir sur le carrelage.

Blottie dans le canapé du salon, Claudie répétait comme un mantra qu’ils auraient dû faire installer une alarme. Assis en face d’elle, Rémy attendait passivement que le capitaine de gendarmerie Chaumet ait fini de parler avec le substitut du procureur de la République, René Lepage. Cette macabre découverte le plongeait dans un état de quasi-hébétude. Il avait l’impression qu’il ne pourrait jamais en effacer les images de sa mémoire, pas plus qu’il ne pourrait se débarrasser de l’odeur de mort qui l’imprégnait.

Les ambulanciers de la morgue remontèrent les corps, suivis par les techniciens de l’Identification Criminelle. Finalement, Lepage s’intéressa aux propriétaires :

— Nous avons fini pour aujourd’hui. Vous devrez aller vivre quelque temps ailleurs, car votre maison est pour l’instant une scène de crime.

— Parce que vous pensiez qu’on voudrait encore dormir ici ? gloussa ironiquement Claudie. Nous ne sommes plus chez nous de toute façon !

— Allons, allons, l’odeur disparaîtra. Quant à la cave, il n’y a rien dont un bon coup de serpillière ne puisse venir à bout !

Le substitut du procureur eut un petit rire méprisant et Rémy se prit à souhaiter que cet homme tellement dépourvu de sensibilité échoue à concrétiser les ambitions politiques que la rumeur lui prêtait. Lepage poursuivit :

— D’après le légiste, le décès remonte à au moins deux mois, mais ils ne se sont pas décomposés pareil vu que le garçon était maigre comme un coucou alors que la fille était un Bibendum. Les entomologistes légaux fourniront une date plus précise.

— On venait juste de partir ! murmura Claudie en frissonnant.

— Pour ça, vous avez été bien inspirés d’aller vous constituer un alibi dans un club de vacances.

— Parce que, en plus, nous sommes suspects?!

— Que voulez-vous, mes braves gens, il y a quand même eu mort violente ! Elle, elle a une fracture du crâne, et lui s’est phlébotomisé avec un tesson de bouteille. Mais rassurez-vous, je ne vous soupçonne pas. J’ai ma petite idée sur ce qui s’est passé.

— Dites, vous savez… qui ils étaient ?

— Victor Marnay et Adrienne Vachon, deux des trois lycéens de Chauvigny disparus à la mi-juin. Leurs papiers d’identité étaient dans leurs vêtements.

— Le fils de notre garagiste et la fille de notre boulangère ! s’exclama Claudie. Qu’est-ce qu’on va dire à leurs parents ?

— Vous leur demanderez ce que leurs rejetons faisaient chez vous avec vos bijoux dans un sac, ma bonne dame ! répondit durement Lepage. Parce que c’étaient eux, les cambrioleurs qui défient la gendarmerie depuis plus de six mois. « La Folle » et « Moby Dick », comme les appelait mon fils qui était dans leur lycée ! D’ailleurs Victor avait déjà fait l’objet d’une plainte, pour avoir tué un chat. Vous verrez qu’on découvrira qu’ils sont aussi responsables de la profanation du cimetière des Sables.

La tête dans les mains, Rémy superposait ses souvenirs de Victor Marnay et d’Adrienne Vachon avec l’image des deux cadavres putréfiés. Elle, il l’avait parfois rencontrée à la boulangerie tenue par sa mère ; elle lui avait semblé être une brave fille, intelligente et polie — mais également très complexée. Le fils du garagiste, en revanche, avec son regard fuyant, son air morose et son sourire crispé… oui, il pouvait l’imaginer en train de profaner une tombe, de tuer un chat et de commettre des cambriolages.

— Savez-vous ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— Au vu des premiers éléments, j’ai ma petite théorie ! Leur affaire dans le sac, ils ont fêté ça en ouvrant une bonne bouteille. L’alcool aidant, ils ont essayé d’avoir des rapports sexuels. Mais Marnay, compte tenu de ses mœurs, n’a pas assuré… À sa décharge, sa partenaire n’était guère séduisante ! Une dispute a éclaté et il l’a tuée — intentionnellement ou non. Le remords l’a ensuite poussé au suicide. Accident ou meurtre, peu importe, on ne connaîtra sans doute jamais le fin mot de cette sordide histoire. Mais l’important est que l’affaire ne sera pas bien longue à classer.

Un coup d’œil à Chaumet apprit à Rémy que celui-ci partageait son dégoût à l’encontre du magistrat. Certes, pas cours il était furieux contre ces délinquants qui les avaient cambriolés, et certes ils avaient commis d’autres actes impardonnables, mais de quel droit ce rustre se moquait-il de l’homosexualité de l’un et de l’obésité de l’autre ?

Le capitaine attendit que Lepage soit parti pour déclarer au couple :

— C’est pas dit qu’il arrive à expédier cette enquête. Tout est pas clair.

— Vous faites allusion aux questions que vous nous avez posées concernant la porte et le mur ? interrogea Claudie.

— Ouais. Et je suis sûr que le légiste sera d’accord avec moi. Vous verrez qu’elle est pas près d’être classée, cette affaire.

Chapitre 1

En ce dimanche de mai, les doux vallons de la campagne moselloise s’étalaient sous un ciel d’un bleu intense. À une vingtaine de kilomètres de Metz, monsieur Gapelle, au volant de sa vieille Peugeot 406 bordeaux, suivait une route départementale qui traversait des forêts, des villages aux maisons grises et beiges, des prairies vertes, des champs de colza dorés et des terres juste ensemencées au marron irisé. Finalement, il s’engagea dans un chemin goudronné menant à une maison isolée perchée au flanc d’une petite colline. Il s’arrêta devant le portail, sourit à la vue des volets fermés, et s’adressa au ratier noir et blanc qui haletait sur le siège du passager :

— Je reviens, Courtepointe. Sois sage.

Le petit chien dressa les oreilles et gémit, mais il était suffisamment bien dressé pour comprendre l’ordre ; il regarda donc en silence son maître qui se dirigeait d’un pas alerte vers la demeure.

Celle-ci était entourée d’un jardin bien entretenu et clôturé par un bas muret de pierres grises surmonté d’une barrière en bois blond. Dans une façade en pierres apparentes recouverte d’un crépi immaculé à l’aspect crémeux, ses volets étaient vert pastel. Une verrière multicolore surplombait la porte d’entrée, à laquelle on accédait par une allée gravillonnée bordée de jonquilles. La brise agitait doucement les grandes fleurs roses et blanches d’un magnolia. Monsieur Gapelle se fit la remarque que ce n’était pas du tout le genre de pavillon dans lequel on s’attendrait à découvrir deux cadavres humains putréfiés.

La boîte aux lettres était remplie de missives et de prospectus divers. Son sourire s’élargit à la perspective d’avoir enfin trouvé ce qu’il cherchait depuis deux mois. Il franchit le portillon et commença son inspection par la porte d’entrée. La serrure, d’un modèle courant, ne lui poserait aucun problème. Il fit ensuite le tour de la bâtisse, en cherchant à deviner la présence d’une cave. Ce serait fâcheux qu’il n’y en ait pas, mais l’important était qu’il y ait quand même une pièce dépourvue de fenêtre.

Il regagna son véhicule et reprit la route. Après une dizaine de minutes, il aperçut au loin la silhouette d’une ferme. Il fit aussitôt demi-tour, revint à proximité de la maison et donna un brusque coup de volant vers la droite tout en écrasant la pédale de frein. Courtepointe aboya de peur, tandis que la voiture pilait au bord d’un fossé peu profond. Monsieur Gapelle fit doucement descendre l’avant de sa Peugeot dans la dénivellation après quoi, en sifflotant, il coiffa une casquette à carreaux et saisit la laisse de son chien avant de descendre à nouveau de la voiture volontairement accidentée.

Monsieur Gapelle était un vieillard robuste, en parfaite santé et aux muscles soigneusement entretenus. Pourtant, dès que la ferme fut en vue, il courba le dos et se mit à traîner légèrement la jambe. La cour du bâtiment étant gardée par un Beauceron qui aboya furieusement contre le pauvre Courtepointe, le vieil homme se contenta d’actionner la sonnette placée sur le portail. Peu après, une femme sortit voir de quoi il s’agissait.

— Je vous prie de m’excuser, madame, mais j’ai eu un accident. Pourrais-je téléphoner à un garage afin qu’on m’envoie une dépanneuse, s’il vous plait ?

— Un accident ? Mon Dieu ! s’exclama la fermière en agrippant le collier du cerbère. Tais-toi, Pablo ! Ce petit ratier va pas te voler ta maison ! Vous êtes blessé, monsieur ?

— Oh, non. En fait, j’ai voulu éviter un lièvre qui a traversé la route comme une flèche… ou alors c’était un gros lapin ? Enfin, bref ! J’ai donné un coup de volant et suis tombé dans un fossé. Pas profond, heureusement. On a eu plus de peur que de mal. Mais, enfin, ma voiture est coincée.

— Elle est loin d’ici, votre voiture ?

— Oh, non. À un ou deux kilomètres. J’ai voulu demander de l’aide dans une maison à côté, mais il n’y avait personne.

— C’est près de chez les Berthier ? Alors pas de problème ! Mon mari et mes fils vont vous arranger ça !

Une demi-heure plus tard, après avoir accepté un verre de Gewurztraminer en guise de remontant, monsieur Gapelle conduisait le robuste mari et les trois solides gaillards de fils en question vers sa voiture. En chemin, il obtint les renseignements souhaités :

— J’ai sonné plusieurs fois à cette maison, mais il n’y avait personne. Remarquez que j’aurais dû m’en douter, vu que les volets étaient fermés. J’ai attendu un peu, parce qu’il fait chaud et que je n’avais pas envie de marcher. J’espérais que ses habitants allaient revenir.

— Vous auriez pu attendre longtemps, mon pauvre, répondit l’un des garçons. À cette époque de l’année, les Berthier sont en vacances. En Tunisie ce coup-ci, je crois. Ils sont pas près de rentrer.

— Ça doit coûter un bras, d’aller là-bas ! Et vous dites qu’ils vont y rester longtemps ? Eh ben… feignit de s’étonner monsieur Gapelle.

— Oh, oui ! À mon avis, ils en ont encore pour jusqu’à fin mai.

— J’aimerais bien partir en croisière, moi aussi, mais j’ai pas de femme de ménage pour passer faire les poussières ou arroser mes plantes.

— Les Berthier non plus n’ont pas de femme de ménage, mais si vous croyez que ça les arrête ! ricana le deuxième fils. Ils prétendent qu’ils en ont jamais trouvé une qui soit digne de confiance.

— Personne qui s’occupe de la maison en leur absence, alors ça ! Mais ils n’ont pas peur des cambriolages, ces gens-là ?

— Pour ça, ils ont une alarme, répondit le frère cadet. Vous savez, un de ces trucs électroniques hyper sophistiqués qui envoient des SMS aux propriétaires en cas d’intrusion.

Tout en parlant, ils étaient arrivés à la Peugeot 406 accidentée. Il ne fallut alors que quelques minutes aux fermiers pour la remettre sur la route. Monsieur Gapelle les remercia chaleureusement et, en redémarrant, il leur adressa de grands « au revoir » par la fenêtre ouverte.

— De bien braves gens, Courtepointe, ricana-t-il en les regardant disparaître dans le rétroviseur. Je suis bien content de ne pas avoir de « contrat » sur eux.

Le lendemain matin, à l’hôtel de police de Poitiers, le commissaire Jean-Marc Ingueneau expédiait tranquillement de la paperasserie. Les effluves du printemps et des gazouillis d’oiseaux entraient par la fenêtre ouverte de son bureau, et il pensait au splendide parc floral de la Roseraie. Comme il était agréable d’y baguenauder entre les diverses variétés de roses et les nombreuses essences d’arbres, et d’y faire le tour de l’étang parsemé de nénuphars… Il y emmènerait bien sa femme en promenade, le week-end prochain, mais elle était devenue si casanière depuis le départ de leur fille à l’Université de Paris Descartes qu’il craignait d’avoir le plus grand mal à la traîner hors de sa petite routine domestique.

Un agent le tira de ses cogitations en lui annonçant que le Dr Bérénice Monnier souhaitait lui parler. À ce nom, la lumière se fit soudain plus vive et l’air printanier plus odorant… En attendant la visiteuse, Ingueneau vérifia que sa chemise était correctement boutonnée sur son imposante bedaine et lissa ses quelques cheveux grisonnants. La dernière rencontre avec cette psychiatre libérale remontait à une quinzaine d’années, lorsqu’il l’avait interrogée sur la disparition d’un de ses patients, et il ne s’était pas vraiment arrangé depuis.

Comme dans son souvenir, le Dr Monnier avait une abondante chevelure cuivrée qui cascadait jusqu’à sa taille et son ample tenue noire et mauve lui donnait l’allure d’une fée gothique. Ou d’une gentille sorcière aux jolis yeux marron foncé. Et, comme jadis, elle ne portait pas d’alliance.

Après lui avoir serré la main, elle s’assit, croisa les jambes sous son interminable jupe et attaqua :

— Commissaire, j’ai depuis peu en thérapie Julien, le fils de Benoît Freyssex. En effet, ce sympathique jeune homme est obsédé par la disparition de son père. Il pense qu’il a été assassiné.

— Je comprends que son enfance et son adolescence aient pu être hantées par beaucoup de questions, mais, comme vous le savez, nous avions établi que son père — chômeur alcoolique, divorcé et criblé de dettes — s’était volontairement volatilisé.

— Commissaire, cet homme aimait son ex-femme et son fils plus que tout. Il n’aurait jamais manqué d’envoyer une carte pour les anniversaires de Julien.

— Toutes ses connaissances m’ont aussi affirmé à l’époque que jamais, au grand jamais, il n’aurait abandonné sa famille. Seulement les faits irréfutables étaient là : Benoît Freyssex s’est rendu à Toulouse, où on a perdu sa trace. Donc, si son fils le croit mort, qu’il voie ça avec mes homologues de là-bas. Moi, je ne peux rien faire pour lui. Désolé !

— En surfant sur internet, Julien est tombé sur un fait divers vieux de trois ans qui l’a bouleversé. À savoir le repêchage d’un crâne humain dans la Vienne, à hauteur de la nécropole mérovingienne de Civaux. C’était celui d’un homme récemment décédé d’une cause indéterminée, et dont les dents avaient été brisées — sûrement pour empêcher l’identification. Une vertèbre également retrouvée portait des traces de scie égoïne. Benoît Freyssex, en tant que menuisier, possédait une scie de ce type. Cependant, lorsque son ex-épouse a récupéré ses affaires, ladite scie manquait à l’appel. De même qu’un marteau.

— Il peut parfois s’avérer psychologiquement plus confortable d’avoir un père assassiné plutôt que d’avoir un père qui vous a rayé de sa vie.

— Suggéreriez-vous que je n’y ai pas pensé ? ironisa la psychiatre. Mais un peu d’ADN avait pu être prélevé dans la racine d’une dent. Les comparaisons avec d’autres personnes disparues n’avaient alors rien donné. Julien souhaiterait que vous fassiez effectuer une nouvelle comparaison, cette fois avec son ADN. En cas de résultat positif, vous récupéreriez deux affaires d’homicide pour le prix d’une, tout en permettant à un fils et à une épouse de faire leur deuil. Beaucoup de bénéfices pour un petit test, non ?

Avec une autre interlocutrice, Ingueneau aurait déjà mis fin à cette entrevue chronophage. Mais, le regard accroché par une fine cheville qui se balançait doucement à la lisière de la jupe, il répondit :

— Un test ADN a un prix non négligeable, docteur, et il me faudrait m’appuyer sur des éléments un peu plus solides pour soumettre une telle demande au juge d’instruction. Toutefois, je vous promets d’étudier sérieusement la question.

Paroles qui ne lui coûtaient rien, mais lui rapportèrent un fort beau sourire en remerciement.

Après le départ de la psychiatre, Ingueneau se laissa aller à rêver qu’il faisait rouvrir le dossier Freyssex et que, reconnaissante, cette belle dame lui accordait un rendez-vous pour parler d’autre chose que de cadavres débités à la scie. Ça resterait au stade du fantasme, car, outre qu’il n’avait jamais pris le risque d’être infidèle en trente ans de mariage, il n’accordait pas une once de crédibilité à l’hypothèse du jeune Julien. Mais, bon, peut-être pourrait-il procéder à deux ou trois vérifications au rabais, histoire de dire au Dr Monnier qu’il avait tenu sa promesse ? Juste pour le plaisir esthétique de la revoir.

Ce soir-là, dans la petite ville de Niort, le commissaire de police Fred Saunière écoutait du Sinatra dans le bureau aménagé dans le sous-sol de sa maison. Trois des murs en étaient dissimulés par les livres qui avaient proliféré au fil des ans et se serraient les uns contre les autres, les uns devant les autres et les uns en dessous des autres sur des étagères en bois. Les seuls autres meubles étaient une chaîne Hi-Fi posée à même la moquette sous un poster de l’inspecteur Harry, une table pliante et un fauteuil en rotin blanc garni de coussins. Le commissaire était donc calé dans ce dernier, devant un ordinateur portable qui venait de passer en mode économiseur d’écran. C’était un sexagénaire aux paupières tombantes, au gros nez en forme de patate et auquel la chevelure blanchâtre informe donnait un faux air d’Einstein. Dans sa jeunesse, il avait rêvé de devenir célèbre grâce à sa passion pour la cryptozoologie, la science des animaux non officiellement répertoriés ; après avoir participé à une infructueuse chasse au sasquatch à Bluff Creek, en Californie, il s’était résolu à réintégrer la norme sociale en se mariant et en entrant dans la police. Maintenant, à un an de la retraite, il rédigeait ses mémoires afin de laisser derrière lui une œuvre durable susceptible de redonner de la consistance à son souvenir lorsqu’il ne serait plus qu’un nom dans la généalogie de ses arrières-petits-enfants. Mais, même après avoir agrémenté les récits de ses enquêtes les plus palpitantes de considérations sur l’évolution de la société et de ses lois, il devait bien s’avouer que son livre n’intéresserait jamais que quelques historiens, étudiants ou policiers débutants. En trente ans d’une carrière sans honte ni gloire, il avait bien sûr était confronté à toute une constellation d’actes sordides et cruels, avait auditionné des victimes aux récits bouleversants et interrogé des coupables aussi glaçants que répugnants, mais rien qui puisse séduire massivement un public gavé de faits divers spectaculaires.

L’affaire sur laquelle lui et son équipe travaillaient actuellement ne changerait hélas pas la donne… Ils enquêtaient en effet sur une vague de cambriolages chez des particuliers. Selon un indicateur, certains des objets volés feraient escale chez un bijoutier nommé Clément Brunet, lequel se chargerait de leur recel et de leur revente. Pour l’instant, Saunière n’avait pas encore assez de « biscuits » pour pouvoir espérer faire craquer celui-ci lors d’une garde à vue — d’autant que Brunet, homme arrogant et sûr de lui, serait difficile à impressionner. Au vu de l’épidémie nationale de cambriolages, ce ne serait certainement pas le démantèlement de ce réseau qui lui permettrait de « faire un beau crâne », comme on disait en jargon policier.

Saunière réactiva son traitement de texte et relisait un chapitre consacré à une affaire d’inceste lorsque Columbo, son gros chat gris bringé, se faufila par la porte entrouverte du bureau, sauta sur la table et s’affala en travers du clavier.

— C’est la patronne qui t’envoie me dire que le dîner est servi, c’est ça ? sourit le policier. Alors, ce soir, elle nous a promis de la joue de porc à la sauge, avec une fricassée de champignons à l’ail et au persil et un petit Chinon pour accompagner !

Le matou cligna affectueusement des yeux. Le commissaire se leva pour aller rejoindre son épouse. Rien ne le pressait, aucun éditeur n’attendant son manuscrit.

Pendant ce temps, dans une cafétéria de Metz, monsieur Gapelle dégustait un café tout en remplissant une grille de mots croisés ; Courtepointe reposait sagement à ses pieds. En réalité, le vieil homme surveillait subrepticement un groupe de cinq jeunes filles assises deux tables plus loin. L’une d’elles avait dit tout à l’heure à ses copines que son petit chien était mignon, mais il savait que, avec sa casquette, les trois poils blancs qui pendaient de son menton et son ratier, elles l’avaient catalogué parmi les grands-pères inoffensifs – à peine remarqués que déjà oubliés. Elles se faisaient une autre image des prédateurs d’adolescentes en goguette. Il sourit en pensant à un documentaire animalier qu’il avait récemment vu, et dans lequel un crocodile fendait silencieusement l’eau d’un marigot, au milieu de buffles occupés à boire ; le dos, les yeux et les narines du monstre étaient visibles, mais les bovidés ne l’avaient remarqué que lorsqu’il avait jailli pour happer l’un d’entre eux. Monsieur Gapelle était un vieux crocodile dangereusement près de cinq gazelles écervelées.

La fille qu’il ciblait particulièrement était une brune à cheveux longs nommée Nadia Daviaud. C’était une belle plante qui se croyait superbe, grande et mince, avec une mâchoire un peu forte et des grandes dents ; elle portait un jean taille basse qui laissait voir le haut de son slip et un débardeur moulant. Apparemment accaparé par ses mots croisés, monsieur Gapelle ne perdait pas une miette de ce qu’elle disait à ses copines. Il avait subi une interminable discussion sur une émission de télé-réalité, ainsi que des commentaires venimeux concernant une camarade de classe, Agnès, qui « était folle », car passionnée de… paléontologie ! Enfin, Nadia aborda le sujet qu’il attendait :

— J’ai pas dit à mes parents qu’on n’avait pas cours, demain après-midi. Comme ça, Kader et moi on aura la maison pour nous tout seuls.

Les autres filles pouffèrent, surexcitées.

— Alors c’est demain que tu le fais ? s’enquit l’une d’elles, avec un sourire entendu.

— J’espère bien ! gloussa sottement Nadia.

— Ils sont vraiment trop « boloss », tes vieux ! Moi, les miens, ils disent que c’est normal que je couche avec Lucas.

— T’as trop de la chance, toi ! Moi, ils râlent à cause de mes fringues et, si je leur dis que j’ai pas cours, je reste à la maison et la femme de ménage vient exprès pour me surveiller. C’est « ouf » ! À dix-sept ans, c’est trop la honte ! En plus, mes parents, j’hallucine comme c’est trop des gros racistes !

— Ben moi, les miens…

Monsieur Gapelle avait enfin l’information qu’il guettait depuis presque trois semaines. En se levant, il posa une dernière fois son regard méprisant sur Nadia Daviaud. « Rôtis bien ton balai demain, morveuse, pensa-t-il. Parce que ce sera la seule et unique fois de ta petite vie sans intérêt !» À ses pieds, Courtepointe sentit l’émotion qui agitait intérieurement son maître et redressa la tête avec un gémissement interrogatif.

Occupées à glousser, aucune des adolescentes ne prêta attention au vieil homme quand il longea leur table.

Chapitre 2

Le commissaire Ingueneau débuta ce mardi matin par une relecture du dossier consacré à la disparition de Benoît Freyssex. Il estima qu’il n’avait à l’époque rien bâclé, et il ne décela aucune faille dans ses conclusions passées.

Né à Chauvigny de parents pharmaciens, Benoît Freyssex avait eu une jeunesse ordinaire. Devenu menuisier, il avait alterné les périodes d’emploi et de chômage, car, bien qu’il ait été un bon artisan doublé d’un très brave homme, c’était aussi un alcoolique. Après quatre ans de mariage, sa femme l’avait quitté en emmenant leur fils. Un an plus tard, un beau soir de juin, alors qu’il était de nouveau sans emploi et qu’il devait une forte somme à un ami restaurateur, il s’était volatilisé — de même que sa valise, des vêtements, des sous-vêtements et des chaussures. Un coup de fil passé de chez lui à la gare de Poitiers avait servi à réserver un aller simple pour Toulouse. Ledit billet avait été payé avec sa carte bancaire. Les jours suivants, cette dernière avait été utilisée à Toulouse même. Ensuite, il n’avait plus donné signe de vie. Son ex-épouse avait demandé en vain une recherche dans l’intérêt des familles. Elle était très souvent revenue à la charge durant ces quinze dernières années, en répétant qu’il lui était forcément arrivé malheur puisqu’il n’aurait jamais abandonné leur fils ! Ingueneau était bien désolé pour elle et plus encore pour le jeune Julien, mais il était convaincu qu’il fallait vraiment avoir envie que cette disparition résulte d’un assassinat et d’une mise en scène pour y voir un assassinat et une mise en scène…

Le commissaire consulta ensuite une copie du dossier concernant les restes humains repêchés trois ans plus tôt dans la Vienne, près de Civaux. D’après le rapport d’autopsie, les traits étaient ceux d’un homme de type caucasien ; la synostose des sutures coronale et sagittale du crâne indiquait un âge situé entre vingt-cinq et trente ans. Les dents avaient été brisées, ne laissant que les racines. La vertèbre présentait des traces laissées par une scie de type égoïne. Ces ossements avaient séjourné au moins six mois dans l’eau et, ni la date ni la cause du décès ne pouvaient être déterminées. Draguée en amont et en aval, la rivière n’avait pas livré d’autres parties du corps. La recherche menée grâce au profil génétique n’ayant rien donné et la mâchoire étant trop détériorée pour permettre une reconstitution faciale, ce monsieur n’avait jamais été identifié.

Même si Benoît Freyssex était de type caucasien et avait 28 ans lors de sa disparition, jamais le juge d’instruction n’autoriserait une comparaison génétique sans au moins un indice concret reliant les deux affaires.

Ingueneau soupira d’agacement. Il devait raisonnablement cesser de perdre son temps. Seulement, hier soir, son épouse lui avait sèchement déclaré : « Le week-end, j’ai envie de me reposer, pas d’aller crapahuter à La Roseraie !» Par opposition, il évoqua le souvenir souriant et parfumé de Bérénice Monnier… et chercha dans le dossier de Benoît Freyssex les coordonnées de son ex-femme.

À midi, le commissaire Ingueneau se présenta au domicile d’Isabelle et Julien Freyssex, une vieille maison de la très pentue rue des Barrières, située juste en dessous des ruines du château d’Harcourt, à Chauvigny. Lorsque ladite Isabelle lui ouvrit, il pensa que, comme jadis, elle lui évoquait un hareng séché.

— Je vous remercie de m’accorder un peu de votre temps, madame…

— Je le fais pour Julien. Merci d’être bref, car je reprends le travail à quatorze heures. Entrez.

Une fois dans le petit salon propret, elle ne lui proposa pas de s’asseoir et le fusilla du regard, les bras croisés.

— Madame, comme je vous l’ai dit au téléphone, selon le Dr Monnier votre fils pense que le crâne de son père aurait pu être repêché il y a trois ans dans la Vienne…

— Je partage cette opinion.

— Disposeriez-vous d’éléments susceptibles de convaincre le juge d’instruction de demander une comparaison entre l’ADN de ce crâne et celui de Julien ?

L’expression d’Isabelle Freyssex se fit un peu moins hostile, mais pas moins amère. Elle secoua la tête :

— Pas un poil d’indice matériel, si c’est ça que vous voulez ! Puisque ce sont les seuls qui comptent, les indices concrets, quantifiables. Que Benoît soit décédé est une évidence pour moi qui le connaissais bien, alors que vous et votre juge d’instruction ne l’avez même jamais rencontré. Il lui aurait été impossible de rester quinze ans sans contacter Julien, qui était le seul capable de le sortir de son éternelle déprime. Vous savez, vous, ce que c’est que de répondre aux questions d’un petit garçon par : « Papa a disparu, la police le recherche » ? Quand je lui ai enfin avoué que, selon moi, son papa était mort, il a moins mal réagi que ce que je craignais parce qu’il avait déjà fait son deuil par petits bouts. Depuis, comme moi, il espère qu’on apprendra un jour la vérité.

— Soyez sûre, madame, qu’à l’époque je n’ai rien négligé. Mais la piste de votre ex-mari s’arrête à Toulouse.

— Où il ne connaissait personne ! Qu’est-ce qu’il serait allé faire là-bas ? Je vous l’avais déjà dit à l’époque, ça, mais vous avez répondu : « Oui, oui » tout en pensant : « Cause toujours ! ». Après tout, un chômeur alcoolo et dépressif qui disparaît…

— Je suis désolé si je vous ai alors donné l’impression de ne pas vous écouter, mais aujourd’hui je me suis déplacé exprès pour ça. Puisque vous pensez que Benoît a été assassiné, pourriez-vous m’indiquer qui aurait eu un mobile ? Son principal créancier, le restaurateur ?

— Non, Marcel était un de ses meilleurs amis. Seul un détraqué a pu faire ça parce que, si pour vous c’était qu’un raté, moi je vous affirme qu’il faisait partie des élites de ce pays en termes de gentillesse. Il était toujours à la recherche de quelqu’un à aider, il aurait donné sa chemise quitte à se geler ensuite. Même dans ses pires cuites, il n’était pas violent. Après, il y avait quelque chose de cassé dans sa tête. Je ne suis jamais parvenue à savoir ce que c’était. Mais ça le faisait souffrir, oh ça oui ! Il a passé sa vie à se détruire, avec l’alcool et les échecs répétés. Il n’était pas bête et c’était un bon menuisier. Mais il s’est débrouillé pour se faire virer de partout où on l’embauchait. Pareil quand il se mettait à son compte, il se débrouillait pour foirer. J’ai fini par capituler, malgré qu’il était le meilleur homme du monde. On peut aider quelqu’un à se relever, mais on ne peut pas relever quelqu’un de force.

— D’autres n’auraient pas tenu quatre ans… Donc, vous admettez que personne n’avait de mobile pour le faire disparaître ?

— Puisqu’il vous faut des indices matériels, quand Julien m’a parlé de cette vertèbre qui présentait des traces de découpes à la scie égoïne et de ce crâne dont les dents avaient été broyées, je me suis souvenue qu’il manquait justement une scie égoïne et un grand marteau dans les affaires de Benoît. Après quatre ans à m’intéresser à chaque aspect de sa vie pour le persuader qu’il valait bien mieux que ce qu’il croyait, pensez que je connaissais ses outils !

— Il a pu les revendre. Il était financièrement gêné…

— Oh non ! Il tenait bien trop à son matériel. Et puis, comme indice matériel, il y a le témoignage de son voisin, aussi. Celui qui s’est relevé à trois heures du matin pour aller aux toilettes.

— Celui qui n’a rien vu ni entendu de particulier ?

— Pardon?! Parce qu’une fenêtre de salle de bains allumée en pleine nuit, vous trouvez ça normal, vous ?

— S’apprêtant à s’enfuir pour changer de vie, votre ex-mari devait avoir du mal à dormir, non ? Il devait réfléchir, hésiter…

— Ou bien il se faisait tronçonner dans sa baignoire. Il y a pas que dans les séries américaines que ce genre d’horreurs arrivent, monsieur le commissaire.

— Madame, je vous remercie et vous tiendrai au courant de la décision du juge, annonça Ingueneau en consultant ostensiblement sa montre. Nous devons tous deux retourner travailler. Je ferai ce que je pourrai, mais, vraiment, je ne vous promets rien.

Après son départ, Isabelle Freyssex s’effondra. Depuis quinze ans elle imaginait tous les scénarios susceptibles d’expliquer la disparition de son ex-mari. Et maintenant, alors qu’il y avait peut-être, enfin, une chance de découvrir la vérité, ça ne se ferait pas. Parce que la Justice n’aurait pas d’argent à gaspiller pour un chômeur alcoolique — eût-il été l’homme le plus gentil du monde.

Ce même après-midi, la vaste, magnifique et vénérable ville de Metz était inondée par le soleil de mai qui se reflétait sur ses maisons aux tons pastel. Dans le quartier calme et cossu de Plantières-Queuleu, monsieur Gapelle était assis sur un banc devant l’entrée principale du cimetière de l’Est, sous les grosses grappes de fleurs blanches d’un marronnier. En face, de l’autre côté d’un croisement, s’ouvrait la rue Laveran bordée d’immeubles et de quelques maisons individuelles. Tout en surveillant une demeure à deux étages, il feignait de lire son journal, un cabas à ses pieds. Pour une fois, il n’avait pas amené Courtepointe. Devant lui circulaient des gens rendus joyeux par les douces odeurs du printemps, et personne ne remarqua ce vieil homme si ordinaire. Dans la manche de sa veste en lin beige sa « berceuse » — comme il la surnommait — se pressait contre son avant-bras noueux. Il s’agissait d’une matraque artisanale composée par un tuyau de plomb d’une dizaine de centimètres de long sur deux centimètres et demi de diamètre, maintenue par des écrous, des contre-écrous et des rondelles de serrage à l’extrémité d’une tige d’acier bleu filetée ; elle était recouverte par du caoutchouc noir provenant d’une chambre à air de vélo, et sa poignée était équipée d’une dragonne en cuir.

Vers quinze heures Nadia Daviaud arriva rue Laveran, tenant par la main un grand jeune homme costaud et à la mine avenante, que monsieur Gapelle avait depuis longtemps identifié comme étant Kader, son petit ami. L’adolescente ouvrit la porte de la maison à deux étages et y entra avec son galant. Sous le marronnier, le vieillard esquissa un petit sourire. Malgré l’accélération de son pouls, il se sentait très calme.

Il patienta une quarantaine de minutes, après quoi il se dirigea vers la maison des Daviaud aussi naturellement que s’il y habitait. Il ouvrit la porte — que ces jeunes imprudents n’avaient pas jugé bon de verrouiller —, pénétra dans les lieux et referma tout doucement derrière lui.

Il se trouvait dans un vestibule sombre et frais. Tout était parfaitement silencieux, à l’exception d’une pendule qui, posée sur une tablette, égrenait les secondes. À sa droite, un escalier en bois foncé desservait les étages. Grâce à plusieurs repérages, monsieur Gapelle savait que les chambres étaient au premier. Il gravit les marches patinées en prenant grand soin de ne pas les faire craquer, et parvint à un palier qui donnait sur un couloir bordé par cinq portes. La chambre de la fille devait être la troisième. Le vieil homme fit glisser la « berceuse » hors de sa manche.

Nadia et Kader se trouvaient bien dans cette chambre, une pièce à la tapisserie rose pâle dans laquelle les peluches cohabitaient avec des posters de chanteurs. Pour l’adolescente, la situation était très compliquée. Entièrement déshabillés, les jeunes gens s’étaient longuement embrassés et caressés, mais elle, trop nerveuse, ne parvenait pas à recouvrer l’excitation érotique qu’elle éprouvait quand ils se pelotaient en douce contre les murs de leur lycée. Au contraire, elle se sentait contractée et gênée, tandis que lui tentait en vain de la stimuler. Terrifiée par la perspective d’être frigide, elle vérifiait la justesse de l’adage selon lequel, si une première expérience faite avec amour n’est généralement pas très réussie, une première expérience dépourvue d’amour est le plus souvent un fiasco complet. Mais elle n’avait pas le temps d’attendre de tomber amoureuse ! Elle devait absolument le faire aujourd’hui, puisque trois filles de sa classe l’avaient déjà fait ! Des filles moins jolies et aux parents moins riches, en plus, dont une « grosse boloss » qui…

Soudain la porte s’ouvrit à la volée. Nadia vit Kader se retourner et se lever brusquement, tandis qu’un vieil homme faisait irruption dans la chambre en brandissant une espèce de matraque en caoutchouc noir. Cette dernière s’abattit sur la tempe de son petit ami avec une telle violence qu’elle entendit l’os craquer. Sidérée, elle regarda le robuste garçon porter les mains à sa tête, faire quelques pas en titubant et s’effondrer à genoux puis sur le ventre, agité de convulsions. Tout en levant les bras pour se protéger du nouveau coup qui allait s’abattre cette fois sur elle, l’adolescente voulut hurler. L’homme lui décocha alors un coup de poing dans le plexus solaire, coupant net son cri. Elle se courba en avant, les mains sur sa poitrine, suffoquée par la douleur… juste avant de sentir sa tête exploser et de perdre connaissance.

Après avoir vérifié que Nadia était toujours vivante, monsieur Gapelle lui fit respirer un chiffon imbibé de chloroforme. Il sortit ensuite de son cabas une poche en plastique, ainsi que trois très grands sacs-poubelle. Il enfourna la tête ensanglantée de Kader dans la poche, qu’il noua avec soin autour du cou. Tandis que l’adolescent mourait d’asphyxie, le vieillard ligota et bâillonna Nadia, puis l’enferma dans un des sacs en plastique. Il fourra ensuite dans un second les vêtements et les sacs de cours des victimes, après quoi il roula le préservatif du garçon dans le sang répandu sur le plancher et alla le jeter dans la poubelle de la salle de bains. Il nettoya soigneusement ledit sang et, lorsque Kader eut enfin cessé ses tressautements convulsifs, il le fit rentrer dans le dernier sac-poubelle.

Monsieur Gapelle redescendit l’escalier de bois, quitta la maison et alla chercher sa Peugeot 406 bordeaux garée non loin — et dans laquelle l’attendait Courtepointe — afin de l’amener devant la porte des Daviaud. Il utilisa un diable pour descendre un par un les trois sacs-poubelle, qu’il chargea dans le coffre. Il verrouilla ensuite la porte avec la clef de Nadia, se mit au volant et démarra. Moins d’un quart d’heure plus tard, il avait définitivement quitté Metz.

Chapitre 3

Metz se réveillait lorsque le lieutenant de police Paul Potet reçut dans son bureau un couple d’âge moyen. La femme était une grande perche à la mâchoire de cheval, portant des vêtements chics et des bijoux coûteux, tandis que l’homme était rondouillard, avec un crâne en forme d’œuf passablement dégarni, un nez crochu, une petite moustache et le teint rougeaud. Tous deux semblaient furieux.

— Je vous écoute, déclara le lieutenant dès qu’ils se furent assis. Que puis-je pour vous ?

— Je suis le docteur Daviaud, neurochirurgien à l’hôpital Claude Bernard, attaqua le plaignant, et mon épouse Myriam est secrétaire à la mairie de Metz. Nous sommes venus vous signaler la disparition de notre fille Nadia.

— Quel est son âge ?

— Elle n’a que dix-sept ans !

— Depuis quand a-t-elle disparu ?

— Hier, dans l’après-midi. Je l’ai conduite à son lycée à quatorze heures, mais elle n’était pas à la sortie quand je suis retourné la chercher, à dix-huit heures. Je suis allé me renseigner, pour apprendre que son cours de l’après-midi avait été annulé. Nous l’avons appelée je ne sais combien de fois sur son portable, mais nous sommes toujours tombés sur sa messagerie. À vingt heures nous avons téléphoné à sa meilleure amie. Figurez-vous que, d’après elle, notre fille nous aurait menti afin de passer l’après-midi chez nous en compagnie de son petit copain ! Nous avons alors appelé les parents de ce garçon, mais ils ne savaient pas non plus où était leur fils. Ils semblaient inquiets.

— À d’autres ! lâcha madame Daviaud avec dégoût. Ils doivent avoir l’habitude que leur fils découche.

— Votre fille et son ami sont-ils réellement passés chez vous ? parvint à glisser le lieutenant.

— Là n’est pas le sujet !

— Madame, s’il vous plaît. J’essaye de reconstituer son emploi du temps.

La femme détourna la tête avec un air pincé, tandis que son mari répondait à contrecœur :

— Oui. Elle et ce… Kader sont bien passés à la maison. Mais ça n’a aucun intérêt.

— Pour quelle raison ?

— Parce qu’il s’agit d’une fugue, voilà pourquoi ! Ils ont quitté notre maison tous les deux, et le reste ne vous regarde pas.

— Je comprends parfaitement votre inquiétude, mais je vous demande de rester polis ! assena le lieutenant. Bon, alors, ils sont bien passés chez vous. Ensuite ?

— Tout ce que nous savons, c’est que Nadia a amené ce garçon chez nous dans l’après-midi, répondit sèchement Daviaud. À quelle heure, nous l’ignorons. Mais il y avait des traces de leur passage et, quand je la retrouverai, je lui collerai un aller-retour dont elle se souviendra ! Ensuite ils sont partis en refermant la porte derrière eux, comme si de rien n’était. Depuis, plus de nouvelles.

— Nous avons demandé aux voisins s’ils les avaient vus, intervint la mère, mais soit ils étaient absents, soit ils n’ont pas fait attention. Il n’y a plus de solidarité entre parents, maintenant… Elle et ce garçon ! Nous aurions dû nous méfier.

— Ce que ma femme veut dire, précisa Daviaud, c’est que nous n’avions pas confiance dans ce Kader. Elle nous l’avait présenté, et nous avions tout de suite vu qu’il ne lui convenait pas. J’avais interdit à Nadia de continuer à le fréquenter, mais vous savez comment sont ces gamines…

— Toutes des écervelées ! décréta la mère en donnant un coup de poing sur le bureau du lieutenant. Nous avons eu beau la surveiller, il est parvenu à ses fins !

— Quel est le nom de famille de ce garçon ? s’enquit Potet en soupirant.

— Benkirane, cracha madame Daviaud.

— Quel âge a-t-il ?

— Le même âge qu’elle.

— Savez-vous s’il a des antécédents judiciaires ?

— Pas de connus. Vous pensez bien que nous nous sommes renseignés ! Les jeunes comme lui…

— Les jeunes comme quoi ? demanda Potet, qui commençait à se sentir excédé.

Hors d’elle, la mère se perdit dans une logorrhée raciste. Le policier la coupa :

— Votre fille a-t-elle pris des vêtements, de l’argent, des affaires de toilette… ?

— Elle a juste emmené sa besace. Elle a un chéquier, mais nous allons demander à la banque de bloquer son compte.

— Et vous dites qu’elle a pris son téléphone portable ?

— Elle préférerait se couper un bras plutôt que de s’en séparer !

— A-t-elle pris sa carte d’identité ?

— En principe, elle est dans sa besace.

— Il y avait-il, chez vous, des indices indiquant qu’il aurait pu la maltraiter ?

— Non.

— S’est-il déjà montré violent avec elle ?

— Il manquerait plus que ça !

— Avez-vous une idée de l’endroit où ils auraient pu se rendre ?

— Ben, non ! Sinon, nous aurions déjà été l’y chercher !

— Avez-vous essayé du côté des hôpitaux ?

— Évidemment ! Qu’est-ce que vous croyez?!

— Mis à part votre désaccord concernant le choix de son petit ami, avait-elle une raison de fuguer ? Des problèmes, une dispute avec vous…

— Nous sommes de bons parents, monsieur ! s’indigna la mère. Nadia a été très bien élevée. Mais avec la crise de l’adolescence et la mauvaise influence de ce… de ce garçon, elle a fait une grosse bêtise.

— Je lui ai quand même soufflé dans les bronches la semaine dernière, intervint Daviaud. Elle ne travaillait pas assez et ses notes étaient médiocres.

— Ce genre d’altercation était-il fréquent ?

— Jusqu’à l’arrivée de ce… de ce garçon, nous n’avions pas trop de mal à la tenir en main.

— Il me faudrait les coordonnées des Benkirane, ainsi que celles des amis de Nadia. De plus, j’aurais besoin d’une photo récente.

La mère en sortit immédiatement une de son sac à main de grande marque. Le lieutenant se fit la remarque que cette adolescente brune, qui souriait de toutes ses dents, avait hérité de la mâchoire de cheval de sa génitrice. Elle était plutôt jolie, mais ses yeux sombres brillaient d’un éclat méchant.

— A-t-elle des signes particuliers ? Un tatouage, un piercing… ?

— Il manquerait plus que ça !

— Ne vous inquiétez pas, déclara Potet en imprimant la déposition. Nous ne devrions pas rencontrer de difficultés pour la retrouver, mais, d’après mon expérience, elle reviendra d’elle-même. Sur les 34 000 mineurs qui disparaissent chaque année, 99 % d’entre eux ont simplement fugué et rentrent à la maison au bout de quelques jours.

— Je suppose que vous allez déclencher le dispositif « Alerte Enlèvement » ? s’enquit la mère.

— Madame, comme son nom l’indique, ce dispositif ne concerne pas les fugues. Pour que le procureur y ait recours, il faudrait, premièrement, qu’il s’agisse d’un enlèvement avéré et non d’un départ volontaire avec un petit ami dont la tête ne vous revient pas. Deuxièmement, que nous ayons la certitude que la vie ou l’intégrité de votre fille sont en danger. Troisièmement, que le procureur dispose d’informations dont la diffusion auprès de la population pourrait permettre de localiser les tourtereaux. Pour l’instant, aucun de ces critères n’est satisfait. Cependant, du fait de la minorité de Nadia, sa disparition va être automatiquement considérée comme « inquiétante ». Le procureur sera donc averti, et il déclenchera la procédure adéquate. Son signalement sera rentré dans le Fichier des personnes recherchées.

— J’ose espérer que vous traiterez cette affaire en priorité, décréta Daviaud en signant la déposition. Ma fille n’est pas n’importe quelle sauterelle de dix-sept ans. Je suis un neurochirurgien éminemment respecté. Je suis utile à la société, je sauve des vies !

— Nous ferons notre travail. Il y a-t-il quelqu’un chez vous actuellement afin de répondre au téléphone si Nadia vous appelait ? Ou pour l’accueillir si elle revenait ?

— La femme de ménage.

— C’est parfait. Bon, nous, nous allons enclencher la procédure. De votre côté, continuez à la rechercher dans les endroits qu’elle avait l’habitude de fréquenter…

— Nous savons ce que nous avons à faire, merci ! Veillez juste à faire débuter immédiatement les recherches en gardant bien à l’esprit que nous connaissons des gens importants, et que nous saurons nous souvenir des efforts qui auront ou non été faits !

Quand le couple fut parti, le lieutenant alla porter la déposition à son supérieur, le commissaire Jean-François Petit :

— Tenez, monsieur. On a deux tourtereaux de dix-sept ans qui ont disparu.

— C’était ça ces beuglements qui émanaient de votre bureau ?

— Les parents de la fille. Deux vilains oiseaux sortis de la cuisse de Jupiter.

Tandis que l’autre prenait connaissance du texte, Potet raconta, goguenard :

— Quand notre fille de seize ans nous a annoncé qu’elle avait un copain, on a pris dix ans d’un coup, ma femme et moi. Mais on était sacrément heureux pour elle. Du moment que son Roméo était gentil, on s’en fichait qu’il soit suédois ou sénégalais. On lui a juste conseillé de prendre ses précautions.

— Ils désapprouvaient cette relation, son père lui mettait la pression pour ses études, il n’y avait pas de signes apparents d’un enlèvement… Bah ! Môssieur est peut-être un illustre neurochirurgien, mais on a d’autres disparitions de mineurs beaucoup plus inquiétantes sur les bras. Et le procureur sera de cet avis. Je vous parie que ces gosses seront de retour chez papa-maman après-demain au plus tard, avec le linge sale à laver. Espérons juste qu’eux non plus n’oublient pas de sortir couverts…

Hors du commissariat, Myriam Daviaud agita une main menaçante en promettant :

— Dieu m’est témoin que je n’ai jamais frappé mes enfants ! Mais quand Nadia rentrera, je lui collerai un aller-retour, mais alors… Et fini les slips apparents et les maquillages de « houre » !

Elle tremblait encore de fureur au souvenir du sang sur les draps et du préservatif trouvé dans la poubelle. Elle avait alors senti tous ses coûteux soins anti-âge devenir brusquement aussi inutiles que du vernis sur une façade lézardée.

— Tant que c’est juste une fugue, marmonna le neurochirurgien.

— Juste une fugue???!!! explosa sa femme, faisant se retourner les passants. En ce moment ce garçon est en train de la souiller et tu appelles ça juste une fugue???!!!

Daviaud ne répondit pas, incapable qu’il était d’expliquer l’angoisse qui l’étreignait, et qui était bien pire pour un raciste comme lui que d’imaginer sa fille au lit avec le fils d’un carreleur et d’une coiffeuse d’origine marocaine.

En sonnant à la porte de l’ancienne maison de Benoît Freyssex, le commissaire Ingueneau se sentait plutôt gêné aux entournures. Comment expliquer aux occupants actuels qu’il souhaitait vérifier une hypothèse ridicule concernant une invraisemblable mise en scène ? Mais trente ans de carrière lui avaient appris à jauger la validité des témoignages et la conviction d’Isabelle Freyssex le troublait. Il allait effectuer une petite vérification et, si celle-ci s’avérait négative, il estimerait cette porte définitivement fermée et reprendrait une activité normale.

Une femme d’une quarantaine d’années lui ouvrit, un nourrisson dans les bras. Tout en lui présentant sa carte tricolore, le commissaire lui déclara avec assurance qu’il souhaitait juste vérifier quelques détails dans un dossier se rapportant à l’ancien propriétaire. L’autorisait-elle à jeter un coup d’œil dans la salle de bains ? Surprise et un peu inquiète, la maîtresse de maison accepta.

Elle conduisit donc Ingueneau à l’étage. Carrelée de bleu et de beige, la salle de bains était ceinte à mi-hauteur d’une frise représentant des animaux marins.

— C’était pas tout blanc, ici, avant ? demanda-t-il.

— Oui. Il y a quatre ans, on a fait refaire le carrelage, qui était pas mal fissuré. Puis tout ce blanc, ça faisait froid, impersonnel.

— Mais la baignoire, elle, est d’origine ?

— Oui.

— Quand le vieux carrelage a été retiré, n’avez-vous rien remarqué de particulier ?

La femme commença par secouer négativement la tête, puis un détail lui revint :

— Il y avait une grande tache noire sous une dalle, là, tout contre la baignoire. Elle avait une fissure, alors quelque chose de sale avait dû couler à travers et imprégner le sol. Heureusement qu’on a fait faire ces travaux, parce que ce n’était pas très hygiénique !

— À votre avis, qu’était cette coulure ?

— Aucune idée ! Mais je suppose que, si ça vous intéresse, c’est que c’était du sang ?

Et la nouvelle occupante des lieux de s’esclaffer. Le commissaire se força à l’imiter pour la rassurer.

Pendant ce temps, dans son bureau du commissariat de Niort, Frédéric Saunière râlait devant son ordinateur. Depuis que, ce matin, un de ses collègues qui se piquait d’informatique lui avait installé un nouvel antivirus, son poste multipliait les caprices.

— Toujours cette manie de vouloir réparer les trucs qui marchent ! pestait le commissaire en contemplant le petit sablier qui le narguait sur une page web figée.

Il était donc passablement irrité lorsque le lieutenant Bertrand Matthieu toqua à la porte :

— Ouais ?

— Excusez-moi de vous déranger, monsieur, mais je viens d’obtenir un renseignement sur Clément Brunet, notre bijoutier-receleur.

— Concernant les cambriolages ?

— Peut-être. Comme j’étudiais ses relations à la recherche d’acheteurs potentiels pour les objets volés j’ai constaté que, chaque semaine ayant suivi un cambriolage, il avait téléphoné à un certain Daniel-Hervé de Luppivet. Lequel se trouve être le patron d’une prospère entreprise d’import-export sise à Nanterre.

— Il a des antécédents, ce de Luppi-machin ?

— Pour l’instant, tout ce que je sais d’autre est que lui et Brunet sont tous les deux originaires de Chauvigny, dans la Vienne, et qu’ils ont le même âge. Sa boîte fait du commerce avec l’Asie et les pays de l’Est.

— S’ils sont copains d’enfance, ça pourrait expliquer pourquoi un bijoutier niortais téléphone souvent à un grand patron parisien, non ? répliqua Saunière un peu plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.

Il n’aimait pas Matthieu, dont il savait qu’il le prenait pour un vieux fou et, à l’instar de la juge d’instruction, le surnommait dans son dos « le yéti ». Cependant, le lieutenant n’était en rien responsable de ses soucis informatiques…

— Un de mes vieux amis travaille à la BAC de Paris. Je vais lui demander s’il a des infos sur ce de Luppivet, poursuivit-il plus doucement.

— Ces cambriolages ont déclenché une vraie psychose ! Encore tout à l’heure une bonne femme à moitié hystérique est venue signaler un type louche qui rôdait dans son quartier. L’agent à l’accueil lui a conseillé de prendre en photo ses objets de valeur, pour les assurances…

— Aucune assurance ne peut compenser ce qu’on perd dans le traumatisme d’un cambriolage ! Des pauvres gens travaillent dur pendant des années pour se construire une vie qui se rapproche le plus possible de leur conception du bonheur, et des faignants, des égoïstes violent l’intimité de leur maison, la souillent, la vandalisent et leur volent des objets qui ont une valeur sentimentale et qu’aucun argent ne remplacera ! Tenez, en décembre dernier, quand ces malfaisants ont cambriolé une école maternelle et qu’ils ont entassé les dessins que les gosses avaient faits pour Noël pour uriner dessus, quelle assurance réparera le mal qu’ils ont fait auxdits enfants?!

Le lieutenant préféra ne pas répondre et laissa son supérieur continuer à ruminer devant son ordinateur. Il murmura simplement, assez bas pour ne pas être entendu : « Vieux cinglé ! De toute façon, dans un an, tu dégages !»