La crypte des Teyramaure - Virginie Cailleau - E-Book

La crypte des Teyramaure E-Book

Virginie Cailleau

0,0

Beschreibung

Dans le Marais Poitevin, la crypte funéraire de la famille Teyramaure a la réputation d’être hantée et suscite le malaise chez ceux qui s’en approchent. Dans le cadre d’une chasse aux fantômes qui se veut ludique, le jeune Thomas, dernier héritier de cette dynastie de notables, y fait descendre sept de ses amis étudiants. Ces derniers y sont retrouvés assassinés ou gravement mutilés. Pourtant Thomas et un employé communal resté avec lui devant la porte sont formels : ils n’ont vu personne entrer ou sortir du caveau. En outre, aucune arme n’est découverte dans la pièce. Malgré la pression de sa hiérarchie, le major André Callemin refuse de suspecter ces deux témoins et cherche à comprendre le modus operandi de ce massacre. De son côté, l’adjudant-chef Martineau s’intéresse au prétendu fantôme censé hanter la crypte. Il exhume ainsi un secret de famille remontant au XIXème siècle, où d’exotiques et sanglants rituels se sont mêlés à des agressions sexuelles de jeunes filles. Pendant ce temps, une inquiétante medium au lourd passé psychiatrique rôde autour de Thomas…


À PROPOS DE L'AUTEURE

Virginie Cailleau vit à Poitiers. Docteur en biologie, elle a jadis connu un bref exil à Paris, dans la communication scientifique, avant de regagner son cher Poitou où elle s’est reconvertie dans la recherche clinique. La crypte des Teyramaure est son quatrième roman publié aux éditions Ex Æquo.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 353

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Virginie Cailleau

La crypte des Teyramaure

Roman policier

ISBN : 979-10-388-0630-6

Collection Rouge

ISSN : 2108-6273

Dépôt légal : avril 2023

© couverture Ex Æquo

© 2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Toute modification interdite

Éditions Ex Æquo

Avertissement :

Chapitre 1

Ce samedi de début avril était chaud pour la saison. S’il avait plu à verse toute la matinée, le temps s’était dégagé et le ciel était désormais d’un bleu éclatant.

Dans le cimetière de Magné, Timéo Méchaing râtelait tranquillement les feuilles éparpillées par le vent sur les tombes et dans les allées. Il respirait à pleins poumons la bonne odeur de la végétation humide, le parfum des fleurs exalté par la pluie, et il se régalait des nombreux chants d’oiseaux. Il adorait la beauté paisible du Marais Poitevin, la majesté de cette cathédrale de verdure où les arbres se reflétaient comme dans des miroirs dans les eaux des canaux, des biefs et des conches. Il était heureux de pouvoir y exercer son métier d’agent d’entretien communal. Certes son salaire n’était guère élevé, mais il disposait d’assez de temps libre pour se livrer à sa passion pour les documentaires de vulgarisation scientifique qu’il visionnait sur son téléphone portable. Par ailleurs, il adorait travailler au calme dans ce cimetière et ambitionnait d’en devenir un jour agent d’accueil depuis qu’il avait fait la connaissance de celui qui occupait actuellement cette fonction. Il s’était en effet senti impressionné par son sérieux et par sa compassion naturelle envers les familles endeuillées, de même que par le fait qu’il portât un beau costume. S’il parvenait à lui succéder après son départ à la retraite, lui aussi porterait l’uniforme d’un homme important qui veille au respect des défunts et renseigne leurs familles ! Bien sûr, il savait qu’il pourrait potasser tant qu’il voudrait en autodidacte la législation funéraire, son allure peu engageante, sa façon agressive de s’exprimer imprégnée par son accent de Mantes-la-Jolie et ses antécédents judiciaires constitueraient toujours des obstacles à son recrutement sur ce type de poste…

Un seul endroit dans ce cimetière suscitait chez lui un sentiment de malaise, à savoir une chapelle funéraire surmontant un caveau datant du XIXème siècle et appartenant à la famille Teyramaure. Chaque fois qu’il passait à proximité, il avait l’impression aussi nette que désagréable d’être épié. En tant qu’athée et cartésien convaincu il se disait que ce phénomène avait obligatoirement une explication rationnelle, mais il ignorait encore laquelle. Il n’avait pas osé en parler au gardien du cimetière, mais, lors d’une discussion autour d’une bière avec d’autres habitués de son bistrot favori, L’Angélique, il avait mentionné « la trop belle architecture de la chapelle des Teyramaure »… pour entendre ses compagnons s’exclamer : « Tu trouves ? Elle est moche ! », « Ouais, elle est surchargée ! » et, surtout : « En tout cas c’est pas l’endroit le plus sympathique du cimetière ! », « Ouais, j’irais pas y traîner la nuit ! ». L’un d’eux avait même insinué qu’elle était hantée… mais sans pouvoir nommer le fantôme en question. Il n’avait pas insisté, mais avait conclu qu’il n’était pas le seul sur qui elle produisait un effet négatif.

Le souvenir de cet échange lui fit machinalement tourner son regard vers elle. Elle se dressait à une cinquantaine de mètres, construite en calcaire blanc et ornée à outrance de décorations néogothiques. Aux quatre coins de son toit de zinc étaient érigées des sortes de flèches qui lui donnaient un petit air inquiétant. Sur le fronton triangulaire surmonté par un crucifix, une couronne mortuaire encadrait le nom des Teyramaure. En dessous, une grille en fer forgé à la serrure rouillée et constellée d’écailles de peinture verte condamnait la porte. Les murs latéraux étaient chacun percés d’un vitrail cassé. Autant il n’aimait pas ce bâtiment, autant Méchaing trouvait-il que c’était une honte que les propriétaires l’aient ainsi laissé se détériorer. Mais peut-être cette famille s’était-elle éteinte ? Si le caveau et la chapelle étaient en déshérence, alors il n’était pas impossible que, un jour, quelqu’un les rachète et fasse retirer les ossements de ses occupants afin de s’approprier la concession pour lui et ses descendants ? Dans ce cas, une fois rénovée, produirait-elle encore cette impression de présence menaçante sur ceux qui l’approchaient de trop près ?

Un brouhaha de gloussements féminins et de rires masculins s’éleva soudain derrière lui. Un groupe composé de cinq hommes et de trois femmes âgés d’une vingtaine d’années remontait joyeusement l’allée depuis l’entrée du cimetière. Six d’entre eux tenaient des bâtons lumineux, la septième était munie d’un vaporisateur à plantes et brandissait un téléphone portable, tandis que le dernier était armé d’un pied-de-biche. Celui-ci marqua un temps d’arrêt à la vue de l’agent d’entretien, puis continua en détournant la tête, comme s’il n’existait pas. Dubitatif, Méchaing les suivit des yeux tandis qu’ils marchaient entre les tombes en ricanant de plus belle. Que faisaient-ils là ? Ils faisaient plus l’effet d’une bande d’amis en goguette que de gens souhaitant se recueillir sur la sépulture d’une personne aimée. Ce n’était pas un lieu de promenade ici, quand même ! Et que penser de ce pied-de-biche ? Ce n’était pas le genre d’outil qu’on promène avec soi si on n’a pas l’intention de forcer une porte… ou une dalle de marbre ! Brusquement celui qui semblait les guider repéra la chapelle funéraire des Teyramaure, la désigna du doigt, et tous se dirigèrent droit vers elle. Considérant confusément qu’il entrait dans ses fonctions de veiller à la tranquillité de ce lieu, le cantonnier décida qu’il était de son devoir de connaître leurs intentions. Il les rejoignit en quelques grandes enjambées.

— J’peux vous renseigner, quoi ? demanda-t-il au chef du groupe.

— Non, ce ne sera pas la peine, merci. Nous avons trouvé ce que nous cherchons, répondit l’autre sur un ton artificiellement suffisant qui cachait mal sa nervosité.

Et de couvrir avec ses compagnons les quelques mètres qui les séparaient de l’édifice de calcaire blanc. Là, il sortit de sa poche une grosse clef en fer aussi rouillée que la serrure. Tous se turent. L’une des femmes leva les yeux vers la façade qui les surplombait en affichant une expression inquiète comme si elle aussi percevait quelque chose d’anormal. Méchaing était fasciné par la beauté de celle qui filmait avec un téléphone portable, une sculpturale métisse dont les épaisses boucles châtain étaient de la même nuance que son teint et dont les yeux vert clair faisaient un contraste saisissant avec sa carnation ; avec un sourire éblouissant qui parsema ses joues de fossettes, elle déclara sur un ton qui se voulait sérieux :

— Nous sommes devant le caveau des Teyramaure, réputé hanté depuis plus de cent ans.

Après un gros plan sur la grille, elle introduisit l’appareil entre les barreaux afin de réaliser un travelling latéral sur le sol couvert de débris végétaux divers et de morceaux de verre brisé, sur l’autel abandonné et sur les murs rendus encore plus sinistres par leurs vitraux troués. Elle poursuivit :

— Grâce à la clef retrouvée par Thomas Teyramaure, le dernier descendant de la famille, nous allons descendre vérifier ce qu’il en est…

Et ledit Thomas d’exhiber fièrement l’objet.

— Oh là, je suis pas d’accord, moi ! l’interrompit Méchaing. Vous m’faites mal à la tête, quoi ! C’est pas Disneyland, ici ! On rentre pas dans les tombes comme ça, quoi !

Incrédules, les huit jeunes gens considérèrent cet employé muni d’un râteau et portant un gilet réfléchissant, dont les petits yeux noirs brillaient de colère sous des paupières tombantes. Son visage émacié et mal rasé inspirait la crainte, tandis que les gestes brusques qu’il faisait en parlant suggéraient une violence qui ne demandait qu’à s’exprimer à la moindre provocation. Le dénommé Thomas prit sur lui de répondre :

— Écoutez, monsieur, cette chapelle appartient à ma famille et je suis donc parfaitement en droit d’y pénétrer. C’est comme si j’entrais dans notre cabane de jardin.

L’agent d’entretien se planta devant lui et le fixa. D’une part il était plus grand et plus costaud que ce freluquet maigrichon dont la grosse tête ronde évoquait un têtard. En outre, le fait qu’il soit en infériorité numérique ne l’inquiétait pas, car, durant sa jeunesse passée à Mantes-la-Jolie, il avait été confronté à des délinquants autrement plus dangereux que cette bande de minets et de minettes en goguette. Cependant, il ne se souvenait que très imparfaitement des cours de législation funéraire qu’il avait lus sur internet et qui lui semblaient terriblement compliqués. Il était donc tout à fait possible que ce jeune homme ait raison…

— Je veux voir vos papiers, quoi, finit-il par déclarer d’un ton assuré. Pour vérifier que z’êtes bien de la famille Teyramaure.

— Il n’a pas le droit de te les demander, il n’est pas de la police ! Tu n’as pas à lui obéir ! protesta la cinéaste amateur.

— Non, mais je peux appeler les gendarmes de Frontenay-Rohan-Rohan, rétorqua Méchaing. Le major Callemin, il va pas traîner pour arriver si je lui dis que vous voulez profaner une tombe, quoi. Et je le connais, c’est pas un tendre !

— Bon, bon, voilà ma carte d’identité ! céda son interlocuteur en lui tendant le rectangle plastifié, essayant de donner l’impression qu’il lui faisait une faveur alors que sa main et sa voix tremblaient.

L’agent d’entretien communal prit tout son temps pour l’examiner, réfléchissant à ce qu’il devait faire. S’il refusait à cet individu d’exercer un droit légitime, il risquait de gros ennuis. Mais ce serait encore pire s’il les laissait commettre une action illégale, car il serait alors complice — et son casier judiciaire le grèverait d’autant plus. Il résolut ce dilemme en décidant de téléphoner à l’agent d’accueil. Il rendit donc la carte d’identité en déclarant :

— Tenez ! Vous pouvez entrer prier, quoi, mais je vais appeler monsieur Loubressac pour savoir si z’avez le droit d’aller faire mal à la tête aux morts.

Un jeune homme courtaud aux longs cheveux noirs et gras s’esclaffa bêtement. Un regard torve suffit à le faire taire aussi sec.

Méchaing s’éloigna de quelques mètres et sortit son portable afin de chercher le numéro de l’agent d’accueil dans le répertoire. À sa très grande déception, seule la voix enregistrée du répondeur répondit à son appel à l’aide :

— Bonjour, monsieur Loubressac, c’est Timéo Méchaing l’agent d’entretien communal, là. Je suis désolé de vous déranger, mais y a des bouffons qui veulent descendre dans le caveau des Teyramaure. Y en a un qu’est de la famille, j’ai vérifié avec sa carte. Il a la clef, aussi. Mais je sais pas si je dois les laisser soulever la dalle à l’intérieur. En plus, moi je les trouve pas respectueux. Vous pouvez me rappeler en urgence, s’il vous plaît ?

Cela fait, il observa les visiteurs. En plus de Thomas et du courtaud à l’aspect peu soigné, il y avait un échalas blond au visage chevalin, un rouquin qui arborait une barbe très artistiquement taillée dont la couleur jurait avec le pull-chaussette jaune qui moulait sa bedaine, et un petit brun tout aussi replet qui portait des lunettes rondes et un tee-shirt du Hellfest. Parmi les femmes, outre celle aux yeux verts dont la beauté le captivait, il y en avait une aux cheveux roses, au nez transpercé d’un anneau et qui faisait force grimaces entre deux sourires mauvais ; la troisième, fluette et qui évoquait une petite souris timide avec son nez pointu et ses courts cheveux bruns plaqués contre son crâne, avait l’air de se demander ce qu’elle faisait là. Ses camarades chuchotaient et gloussaient à qui mieux-mieux en continuant à se filmer.

Malgré tous leurs efforts, la très vieille clef rouillée refusa de tourner dans une serrure qui ne l’était pas moins, aussi Méchaing eut-il l’espoir fugace que leur indécent — et peut-être illégal — projet s’arrêterait là. Mais Thomas Teyramaure avait hélas tout prévu et produisit fièrement une fiole de dégrippant. Après plusieurs longues minutes d’efforts intenses et en se relayant, les huit jeunes gens parvinrent enfin à vaincre les scellés de plus d’un siècle d’oubli. La grille en fer forgé s’ouvrit en grinçant.

— Nous avons franchi non sans mal la première étape ! Les fantômes des Teyramaure se méritent ! dégoisa gaiement la documentariste amateur dans son iPhone, tout en filmant les mines triomphantes de ses amis, puis la cella de la chapelle funéraire.

Deux des hommes applaudirent tandis que leur camarade aux cheveux roses sautait sur place, surexcitée, en hurlant :

— Ça va trop géreeeeeeeer !!!

L’agent d’entretien consulta pour la énième fois son propre téléphone portable, désespérément silencieux. Devait-il essayer de rappeler monsieur Loubressac ? Ou bien appeler directement la gendarmerie de Frontenay-Rohan-Rohan ? Dans tous les cas le représentant des Forces de l’Ordre qui lui répondrait le rassurerait en disant, soit que ces abrutis avaient malheureusement le droit de s’amuser d’une telle manière, soit que ces délinquants commettaient une profanation de sépulture, mais qu’un équipage allait de suite venir les appréhender. Il cherchait donc le numéro dans son répertoire quand, à sa grande surprise, Thomas ressortit de la chapelle et vint vers lui. Dans la cella, l’échalas pâlot avait entrepris de soulever la dalle menant au caveau à l’aide du pied-de-biche, filmé par la cinéaste amateur. Derrière eux le rouquin barbu s’allumait une cigarette tout en examinant d’un air dubitatif le grand crucifix en bois vermoulu posé sur un autel assorti, tandis que la femme aux cheveux roses se signait.

— Le gardien ne vous a pas rappelé ? s’enquit Teyramaure.

— Non. Mais je kiffe pas ce que vous faites, quoi ! Je voudrais que vous arrêtiez le temps qu’il rappelle. Ou que je demande aux gendarmes si vous avez le droit.

— Mais puisque je vous dis que oui ! Mon père est le propriétaire de cette tombe, et il m’a donné son accord.

— Ouais, mais faut pas me prendre pour un bouffon, quoi ! Entrer dans la chapelle pour prier, c’est une chose. Mais descendre sous la dalle, c’est p’têt autre chose ! Je vais appeler les gendarmes, et eux ils me diront !

— De toute façon c’est trop tard, rétorqua le jeune homme en désignant l’édifice.

En effet, la dalle avait été déplacée sur le côté et les chasseurs de fantômes commençaient à descendre en gloussant et en ricanant de plus belle.

— Ça m’fait mal à la tête, ça ! Les morts, ça se respecte, quoi ! Et puis vous, d’abord, pourquoi vous y allez pas ?!

— Ben… je voudrais bien, mais je suis claustrophobe ! C’est bon, allez-y, foutez-vous de moi !

— Non, mais ça, les phobies, on n’y peut rien, c’est une maladie, moi ça me fait pas rire. Et puis c’est sûr que dans ce genre d’endroit il doit y avoir plein d’araignées, et même des grosses, et peut-être même des « vénéneuses », alors je comprends.

Teyramaure éclata d’un rire incrédule, avant de se reprendre. Vexer ce cantonnier stupide, borné, patibulaire et agressif n’était pas le meilleur moyen de l’empêcher de téléphoner à la gendarmerie… Malgré l’aversion qu’il suscitait, mieux valait bavarder avec lui pour détourner son attention.

— Vous savez, il n’est pas prévu qu’ils restent longtemps en bas. Ils vont juste filmer l’intérieur du caveau, noter leurs sensations et s’ils entendent des bruits inexplicables, voient des lumières qui dansent dans les airs ou s’il fait anormalement froid, ce genre de choses. Dans dix minutes au maximum ils seront remontés et replaceront la dalle. Personne ne verra même que quelqu’un est entré. Il n’est pas prévu de déranger les cercueils.

— Ouais, mais c’est pas la question que quelqu’un voie que vous êtes entrés ! La question c’est que si c’est illégal alors faut pas le faire ! Et aussi que vous z’êtes pas respectueux avec les morts !

Soudain le portable de Méchaing se mit à sonner. À son immense soulagement, il s’agissait de monsieur Loubressac. Il s’éloigna du jeune homme pour prendre l’appel :

— Bonjour monsieur Méchaing. Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec la concession des Teyramaure ?

— Ce que je vous ai dit, monsieur ! Le fils Teyramaure, il avait la clef et ses assoces sont entrés dans la chapelle. Après, ils ont soulevé la dalle et ils sont descendus en bas. Ils veulent faire un film sur les fantômes. Lui il me dit qu’ils ont le droit, parce que c’est sa famille. Mais moi je sais pas s’il se fout ou pas de ma gueule et j’ai le seum !

— Ah ben oui, tout à fait ! Et il se moque même de vous plutôt deux fois qu’une ! Seules les pompes funèbres sont habilitées à ouvrir un caveau, après obtention de l’accord de tous les ayants droit et de préférence en présence d’un représentant des Forces de l’Ordre. Où êtes-vous, actuellement ?

— Devant la chapelle, monsieur. Je les surveille.

— Alors, ne bougez pas, j’arrive. Je suis en congé aujourd’hui, et avec ma femme nous avons emmené nos petits-enfants se promener à La Rochelle. J’avais mis mon téléphone sur silencieux, c’est pour ça que je ne vous ai pas répondu tout de suite. Le temps de récupérer la voiture au parking et je serai là dans une petite heure.

— Vous voulez que je prévienne les gendarmes, monsieur ?

— Je le ferai moi-même dès que j’aurai constaté la violation du tombeau. En attendant, essayez de les retenir… Et merci beaucoup pour votre civisme !

En voyant le regard meurtrier que lui lança l’agent d’entretien communal, Thomas comprit que son mensonge n’avait pas fait long-feu. Il battit en retraite vers la chapelle afin d’avertir ses amis qu’ils devaient décamper en vitesse, mais l’autre le rattrapa, l’empoigna par le bras et le jeta violemment au sol en éructant :

— Alors toi le bouffon tu vas rester là jusqu’à l’arrivée de monsieur Loubressac, quoi ! Quand j’étais dans ma téci, j’ai envoyé un mec à l’hosto parce qu’il voulait fumer une voiture. Et ce mec c’était un dealer qui t’aurait tabassé rien que pour te chouraver ton téléphone, quoi ! Alors t’as pas intérêt à me faire encore plus mal à la tête ! Parce que j’ai trop la haine contre toi, quoi !

Le jeune homme se releva très lentement, tremblant de colère, mais surtout de peur. Il rajusta ses lunettes sur son nez afin de se donner une contenance. Cet individu l’avait maltraité… C’était une agression physique caractérisée ! Il porterait plainte contre lui en temps voulu. Pour l’instant il devait éviter de le provoquer, de l’inciter à recommencer. Il ne faisait pas le poids contre ce fou furieux qui semblait capable de le tuer à mains nues. Quand l’agent d’accueil — dont on pouvait espérer qu’il soit civilisé, lui ! — arriverait, le danger mortel disparaîtrait. Resterait le danger judiciaire…

Les minutes s’égrenèrent lentement, durant lesquelles la colère de Timéo Méchaing ne diminua pas d’un iota. Il demeurait immobile, hiératique, les poings crispés, prêt à bondir de nouveau sur le profanateur si celui-ci faisait mine de s’enfuir. Et ce dernier regardait de plus en plus souvent sa montre, trouvant que ses amis mettaient décidément beaucoup de temps à remonter du caveau. Avec eux, le rapport de force ne serait plus le même. Mais que faisaient-ils donc, en bas ?! Et ce Loubressac, pourquoi tardait-il tant ?!

Finalement un homme élégant, d’une soixantaine d’années, à la barbe blanche soignée, remonta précipitamment l’allée principale du cimetière avant d’obliquer vers eux.

— C’est ce bouffon-là, monsieur Loubressac ! désigna l’agent d’entretien. Et ses assoces, ils sont toujours pas sortis. On appelle les gendarmes ?

— Attendez, attendez !

L’agent d’accueil se dirigea vers la chapelle, à la fois soulagé de ne pas avoir écourté cette si belle journée de printemps avec ses petits-enfants en raison d’une mauvaise blague ou d’un délire dû à une drogue quelconque, et en même temps effaré par ce qu’il voyait. Il pénétra dans la cella et jeta un coup d’œil aux premières marches de l’escalier qui débutait en dessous de la semelle et traversait la case sanitaire. Le silence régnait — inquiétant si l’on tenait compte de la présence là-dessous d’un groupe de jeunes en train de commettre un délit et, donc, potentiellement dangereux.

— Combien sont-ils ?

— Sept, monsieur. Y a quatre mecs et trois meufs.

Alors qu’il s’apprêtait à se pencher plus en avant afin de découvrir ce qu’il se passait dans le caveau, Loubressac entendit un bourdonnement qui le figea net. Il vit une mouche bleue voler dans la pièce, se poser quelques secondes sur le crucifix, puis repartir en direction de la crypte dans laquelle elle disparut. Il avait eu le temps de reconnaître une calliphora vomitoria, ou « mouche à viande », dont les femelles pondaient leurs œufs dans les cadavres. Il pensa alors à sa femme et à ses petits-enfants qui l’attendaient dans la voiture, à seulement quelques centaines de mètres de là, et revint à l’air libre afin d’appeler la gendarmerie de Frontenay-Rohan-Rohan. En se dépêchant, avec le gyrophare et la sirène, ils pourraient être là dans une dizaine de minutes.

Thomas Teyramaure retourna quant à lui dans la chapelle. Que se passait-il, pourquoi les autres ne remontaient-ils pas ? Il avait très envie d’être avec eux, maintenant que les conséquences de leur équipée s’apprêtaient à leur tomber dessus. L’exiguïté du lieu le saisit sur le seuil et il dut se faire violence pour s’approcher de l’ouverture béante :

— Carole ?! hurla-t-il. Dylan ?! Seb ?! Nadia ?! K-D ?! Solenn ?! Manu ?! Qu’est-ce que vous glandez ?

Aucun bruit n’était perceptible en bas. Par contre, une odeur très déplaisante montait jusqu’à ses narines. Il déglutit et ressortit à reculons. Ses amis lui faisaient-ils une blague ?

Méchaing entra à son tour et, s’allongeant sur le sol, plongea la tête dans la case sanitaire. En dessous, le caveau était éclairé par les lumières vives des sept bâtons lumineux qui gisaient sur le radier du fond. Dix cercueils étaient superposés dans deux rangées de cases fixées aux murs, de part et d’autre de l’étroite pièce. Et au milieu…

L’agent d’entretien pensa à un documentaire qu’il avait vu récemment et qui traitait des atrocités commises par les samouraïs dans le Japon médiéval. Il y avait notamment des dessins d’époque, très colorés et d’un réalisme particulièrement cru. Il se releva d’un bond et se précipita dehors pour vomir. N’y tenant plus, Thomas Teyramaure surmonta la sensation physique d’étouffement qui le taraudait pour aller regarder à son tour dans le fond du caveau.

En entendant son hurlement affreux puis en le voyant sortir en titubant et en geignant avant de s’effondrer, monsieur Loubressac termina sa conversation avec le brigadier à l’accueil de la gendarmerie de Frontenay-Rohan-Rohan et composa le 15.

Chapitre 2

Le Peugeot Partner de la gendarmerie de Frontenay-Rohan-Rohan s’arrêta sur l’une des deux zones de stationnement du parking du cimetière de Magné, devant les hautes grilles peintes en rouge. S’y trouvaient déjà trois véhicules du SAMU. Le major André Callemin en descendit, suivit par l’adjudant-chef Martineau et par l’adjoint Delouvet. En remontant l’allée principale, ils croisèrent des ambulanciers à la mine atterrée et aux chaussures maculées de sang qui se hâtaient d’acheminer une civière sur laquelle était sanglée une jeune femme aux courts cheveux châtains, à la bouche et au nez recouverts d’un masque à oxygène ; ils étaient suivis par des collègues qui transportaient un rouquin barbu également mis sous aide respiratoire.

Plus loin, un vieux monsieur leur faisait de grands signes devant une chapelle funéraire de calcaire blanc surchargée de décorations néogothiques. Rubicond et transpirant abondamment, il semblait à la fois stupéfait, furieux et bouleversé.

— Bonjour, messieurs, je suis Paul Loubressac, l’agent d’accueil de ce cimetière. Je n’ai heureusement pas commis l’erreur de regarder dans le caveau… Quand j’ai entendu les exclamations des ambulanciers, puis surtout quand j’ai vu l’état dans lequel ils ont remonté ces trois jeunes…

— Trois ? demanda Callemin.

— Oui. Ils en ont extrait un autre avant votre arrivée. D’après eux c’étaient les seuls survivants. J’ai été averti par monsieur Méchaing, l’agent d’entretien communal. Il n’était question à ce moment-là que d’une violation de sépulture. Je craignais qu’il ne s’agisse d’une mauvaise blague de sa part, ou qu’il ait mal interprété la situation, ou qu’il… enfin, vous comprenez, même s’il est gentil c’est quelqu’un que je n’arrive pas à cerner. Alors j’ai préféré revenir de La Rochelle pour constater par moi-même. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je regrette de ne pas vous avoir appelés tout de suite ! Je le regretterai jusqu’à la fin de mes jours. D’autres étaient peut-être encore en vie.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, tenta de le réconforter Martineau. Vous ne pouviez pas deviner que l’affaire était autrement plus grave.

Et de tendre au gardien un Kleenex afin qu’il puisse s’éponger le front. Il en avait toujours une réserve sur lui et, d’habitude, il les distribuait aux victimes féminines en détresse.

Les gendarmes se tournèrent ensuite vers Timéo Méchaing, qui attendait à bonne distance de la chapelle, le visage agité de tics nerveux. À ses côtés un jeune homme d’une vingtaine d’années était assis à même l’allée, le regard vide.

— Bonjour, monsieur le major, bonjour monsieur l’adjudant. Je suis content que c’est vous qu’êtes venus, quoi !

— Nous sommes contents de vous revoir aussi, mais nous aurions préféré que ce soit dans d’autres circonstances, affirma Callemin. Pouvez-vous nous raconter ce qui s’est passé ?

L’agent d’entretien communal rapporta aussi fidèlement qu’il put les évènements des dernières heures. Lorsqu’il arriva au moment où il s’était penché dans la case sanitaire pour regarder dans le fond du caveau, sa voix se fêla :

— La meuf qui filmait avec son iPhone, elle était trop belle, avec des yeux incroyables comme j’en avais jamais vus et des milliers de fossettes sur les joues quand elle souriait. Et la première chose qui m’a agressé, c’est sa bouche pleine de sang au-dessus de sa gorge coupée jusqu’aux os, quoi ! C’était comme si elle me choufait alors que je savais bien qu’elle était morte. Après j’ai vu le reste. Ça m’a rappelé un dessin japonais d’il y a plein de siècles, sur lequel c’était dur de savoir où finissait un cadavre découpé en morceaux et où en commençait un autre parce qu’ils étaient… chêvretés ?

— Enchevêtrés ?

— Ouais, c’est ce mot-là ! Enchevêtrés !

— Et qu’avez-vous fait ?

— Je suis ressorti et j’ai dégobillé, quoi ! Et puis j’ai attendu que vous arriviez. Je pouvais pas laisser monsieur Loubressac tout seul si le stremon qu’avait fait cette horreur sortait du caveau. Et puis il y avait l’autre bouffon, là, qu’était allongé par terre et avec des tremblements comme les « narcoleptiques ».

— Les épileptiques...

— Vous êtes monsieur… ? interrogea doucement Martineau en secouant non moins doucement l’épaule du jeune homme prostré.

— Thomas Teyramaure, balbutia celui-ci sans le regarder. Je veux pas parler. Laissez-moi tranquille.

Il reprit ensuite la contemplation absente d’un lézard qui zigzaguait sur une pierre tombale.

Callemin, très grave, scrutait la porte ouverte de l’édifice. Blême, Delouvet lui demanda :

— Excusez-moi, major, mais je n’ai pas compris : sept personnes sont descendues dans le caveau, plusieurs d’entre elles y ont été tuées… mais est-ce que vous avez entendu monsieur Méchaing dire que quelqu’un était ressorti ?

— Timéo, je vous prie de répondre à la question de notre adjoint ! intima Callemin sans détourner la tête.

— Non. Je me suis pas éloigné, parole, je vous jure ! Monsieur Loubressac est juste parti un instant pour dire à sa famille de rentrer sans lui, parce qu’il voulait pas que sa femme et ses petits-enfants attendent devant le cimetière avec ce qu’il se passait. Mais moi et le bouffon, on a pas bougé. Enfin si, de quelques mètres pour pas rester trop près de la porte parce que c’était comme si le type qui a un masque en cuir et une tronçonneuse dans le film allait en surgir, quoi ! Mais j’ai jamais, jamais arrêté de choufer la porte. Parole ! Jamais, jamais je lui aurais tourné le dos ! Pas avec… ce qu’il y avait… J’ai pas la téhon de vous le dire, hein ? Je badais trop, quoi !

— Delouvez, conduisez ces deux témoins au véhicule et prenez leur déposition. Mais avant prévenez la Cellule d’Identification Criminelle et l’I.M.L. de Poitiers.

— Les secours y sont descendus, major, intervint Martineau. Et c’est un caveau familial, pas les catacombes de Paris. Par ailleurs nous ne devons pas oublier que c’est celui des Teyramaure, dont nous connaissons tous deux la réputation.

— Ne me racontez pas que vous croyez aux fantômes ! rétorqua son supérieur en sortant son arme de son étui. D’autant que, si ceux-ci massacraient les vivants au lieu de s’amuser à taper dans les murs ou à faire tomber des objets pour faire accuser les chats et les enfants, ça fait belle lurette que leur existence aurait été scientifiquement validée ! Alors, venez ! Et soyez prudent.

Les deux gendarmes franchirent le seuil de la chapelle funéraire et se penchèrent à leur tour au-dessus de l’ouverture du caveau.

L’odeur leur sauta au visage, mélange écœurant de renfermé, de poussière, de sang et d’entrailles. Dans le fond, assise sur les marches, une jeune femme égorgée les fixait de ses yeux vitreux. Ses pieds reposaient sur la poitrine d’un homme qui avait été émasculé. Le corps de celui-ci recouvrait les jambes d’une femme aux cheveux roses, également égorgée, mais, de plus, éviscérée. Une dernière victime masculine avait également été castrée et assise contre un cercueil. Des empreintes de chaussures apparaissaient en de nombreux endroits dans le sang séché.

Les gendarmes se relevèrent lentement, blêmes.

— Je ne peux imaginer que quatre solutions, déclara Callemin à voix basse. La première reposerait sur l’existence d’une collusion entre Timéo Méchaing et ce Thomas Teyramaure.

— D’après ce que nous savons du premier, je refuse de croire qu’il se soit rendu complice d’une telle horreur, répondit Martineau qui refoulait tant bien que mal sa nausée. Cependant ça expliquerait pourquoi il prétend n’avoir rien entendu. Car il est impensable que cette boucherie se soit déroulée en silence.

— La seconde serait que ce caveau soit doté d’un passage secret, ou au moins d’une chambre secrète.

— Je crois que c’est impossible. Ou alors ce serait vraiment une première dans la construction de ce genre de monument.

— La troisième voudrait que le coupable soit parmi les survivants et se soit auto-mutilé. Dans ce cas, l’arme qu’il a utilisée doit se trouver quelque part en bas. Et la dernière serait que notre client se soit dissimulé dans un cercueil une fois son œuvre achevée. Il doit donc toujours y être.

Le sous-officier prit une grande inspiration et, la main crispée sur la crosse de son SIG-Sauer, il posa un pied sur la première marche en pierre, en dessous de la semelle de la chapelle funéraire. Son subordonné le retint :

 — Major, je doute qu’un seul individu ait pu neutraliser sept jeunes adultes à lui tout seul. Nous devrions appeler des renforts avant de descendre.

— Je suis d’accord sur le premier point, Martineau. Mais je ne veux pas d’une brigade qui patauge au coude-à-coude dans le sang au fond d’un caveau étroit, en détériorant une scène de crime déjà mise à mal par l’intervention des secours. Alors, restez ici et couvrez-moi.

En descendant précautionneusement l’escalier, l’œil aux aguets, Callemin se sentait agressé par l’odeur caractéristique de la mort, aussi bien celle des victimes récentes que celle des membres de cette famille qui reposaient dans leurs cercueils respectifs étagés de part et d’autre de lui. Mais ce qui le troublait le plus était qu’il éprouvait la sensation physique d’une présence qui l’épiait — une sensation si forte qu’elle lui hérissait les cheveux sur la nuque. Il atteignit enfin le fond et, en prenant soin d’éviter les flaques de sang, il commença l’inspection superficielle des dix bières. Pour chacune il testait la fermeture du couvercle d’une main, prêt à faire feu de l’autre. Lorsqu’il eut fini de vérifier la première série de cercueils, il longea le mur du fond afin de ne pas enjamber les cadavres. Il réitérait l’opération de l’autre côté lorsque les premières paroles d’une chanson d’amour très populaire chez les jeunes gens déchira brusquement le silence. Il sursauta tandis que Martineau, en haut de l’escalier, lâchait une exclamation. Les deux gendarmes avaient simultanément pointé leurs pistolets respectifs vers la source du bruit. Ils remarquèrent alors l’écran lumineux d’un téléphone portable qui dépassait de sous la hanche gauche de la femme égorgée. La photo d’une jeune fille surmontée du mot « Sœur préférée » s’affichait au-dessus des petits combinés iconiques vert et rouge. La musique cessa tout aussi brutalement après le refrain et l’écran redevint noir. Callemin souffla et termina un peu plus fébrilement qu’il ne l’eut voulu son inspection des derniers couvercles. Il regagna enfin l’escalier qu’il s’empressa de gravir. Il était en sueur, une poussière vieille de deux siècles s’accrochait à ses doigts et, malgré ses précautions, le sang des victimes avait taché ses chaussures.

— Au moins j’ai sécurisé les lieux pour les T.I.C., déclara-t-il en rejoignant son subordonné. Même si, après les sauveteurs, je n’ai pas contribué à préserver la scène de crime. Je suis certain que les cercueils sont restés inviolés depuis l’époque où ils ont été scellés.

— Alors, major, s’il n’y a pas de pièce secrète…

— Il ne reste que deux solutions, à savoir que, soit l’un des survivants a dissimulé l’arme en bas après s’être blessé, soit Méchaing et Teyramaure ont vu les assassins entrer et sortir de ce monument — parce que je suis d’accord avec vous que notre brave wesh-wesh n’a certainement pas participé à ce massacre. Le plus probable est qu’ils mentent parce qu’ils ont été menacés… ou que seul Méchaing a été menacé !

Callemin ressortit à l’air libre et se dirigea vers le jeune homme que des ambulanciers venaient de relever et s’apprêtaient à emmener.

— Pouvez-vous me le laisser une petite minute, s’il vous plaît ? Merci !

Le personnel médical s’éloigna de quelques mètres.

— Regardez-moi quand je vous parle ! ordonna le gendarme à voix basse, mais ferme.

Teyramaure tourna vers lui un visage inexpressif.

— Pouvez-vous nous donner votre version des faits ?

— J’ai déjà dit à votre collègue, là, que je ne voulais pas parler maintenant, répondit l’autre avec lassitude. Alors, m’emmerdez pas !

— Jeune homme, il n’y a pas trente-six explications à ce qu’il s’est passé dans ce caveau ! Soit vous avez vous-même massacré vos amis, soit vous avez vu l’auteur des faits ! Alors ne nous prenez pas pour des imbéciles et coopérez. Si vous avez été menacé, nous pouvons vous protéger. N’oubliez pas que vous êtes déjà impliqué dans une violation de sépulture, délit passible d’un an d’emprisonnement et de quinze mille euros d’amende. Vous n’arrangerez pas votre cas en vous rendant complice de meurtre et l’addition risque d’être très, très salée !

L’interpellé demeura une seconde bouche bée, les yeux écarquillés. Ce sous-officier à l’expression sévère, qui le dominait d’une bonne tête, le confrontait à une figure d’autorité et à un sens des responsabilités auxquels il n’était pas habitué. Il s’effondra brusquement en sanglots si bruyants et si violents que les ambulanciers se précipitèrent.

— Menacé ? Mais non, non… J’y suis pour rien, j’vous jure ! Je sais rien ! J’y comprends rien ! J’vous jure ! hocqueta-t-il.

— C’est bon, vous pouvez l’emmener, lâcha Callemin. Mais il devra se présenter demain au plus tard à la gendarmerie de Frontenay-Rohan-Rohan pour faire sa déposition. Le plus tôt sera le mieux.

Les deux gendarmes regardèrent s’éloigner leur témoin, entouré par un personnel médical compatissant.

— Il m’a paru sincère, major, exprima Martineau.

— À moi aussi, mais les assassins sont forcément passés devant lui ! Une fois qu’il aura eu sa piqûre de tranquillisant, il marinera doucement en tournant mes paroles dans tous les sens. Aussi sera-t-il nettement plus coopératif la prochaine fois que nous le verrons.

— Vous n’y êtes pas allé avec le dos de la cuillère, quand même. Ce pauvre garçon a vu ses amis découpés en rondelles ! Il était en état de choc.

— Raison de plus pour vouloir que justice leur soit rendue, non ? Surtout, je me devais de vérifier que nous n’avions pas affaire à un psychopathe simulateur. Je ne peux bien sûr pas être totalement affirmatif, car certains sont de très bons acteurs, mais, s’il s’est joué de moi, alors il mérite un César d’interprétation. Bon, je dois aller en secouer un autre qui, lui, n’est pas assez cortiqué pour pouvoir me manipuler. Surveillez le site en attendant l’arrivée des T.I.C. et du légiste.

Callemin regagna le Peugeot Partner garé devant le cimetière. Loubressac était déjà parti, mais Méchaing attendait en racontant à Delouvet un documentaire d’histoire — comme à son habitude, en mélangeant les époques et les personnages.

— Vous sentez-vous mieux, Timéo ? s’enquit le major.

— Un peu, major. Mais c’est dur, quoi ! Là j’ai besoin d’une bière, quoi ! C’est sûr que c’était pas bien ce qu’ils faisaient, ces jeunes, mais les voir… comme ça ! Faut pas être un homme pour faire ça, quoi !

— Ben si, justement. Les autres animaux ne commettent pas de telles atrocités. Et concernant la bière, très peu pour moi, car j’en ai eu ma dose dans la crypte. D’autant que je suis en service.

— J’ai réfléchi et j’ai compris comment c’est arrivé, monsieur ! Parce que les joibours, là, ils arrivaient pas à ouvrir la porte tellement elle était rouillée. Donc le tueur était pas à l’intérieur. Et après il est pas sorti.

— Quelle est donc votre hypothèse ?!

— Il y a un passage secret, comme dans les châteaux forts du Moyen-Âge ! Quand les gens ils appuyaient sur un bouton à côté de la cheminée pour ouvrir le mur sur un tunnel caché derrière ! Ou alors aussi dans les bibliothèques, il y avait un livre qu’il fallait tirer, quoi !

— C’est sûr que, en cas d’invasion de la chapelle funéraire par l’armée du seigneur voisin, les défunts devaient avoir le moyen de s’enfuir rapidement avec leur boîte à dominos sur le dos comme des escargots… Mais dans ce cas, comment expliquez-vous que vous n’ayez pas entendu crier les victimes ? Elles ne se sont quand même pas fait démembrer en silence !

L’autre prit un long temps de réflexion intense, ses épais sourcils broussailleux froncés, après quoi, brusquement, son visage ingrat s’éclaira d’un grand sourire :

— Ils ont tous été tués dans le passage secret, monsieur ! Le mur en pierres qui bouge, il est très épais ! On le voit bien dans les films !

Callemin soupira, puis demanda en le regardant droit dans les yeux :

— Timéo, je sais que vous êtes honnête et très soucieux d’aider les Forces de l’Ordre à faire rendre justice aux victimes. C’est pourquoi je vous demande de me dire la vérité vraie. Si vous avez été menacé par le ou les meurtriers, nous pouvons vous protéger. Vous et les gens auxquels vous tenez.

L’agent d’entretien communal entreprit de réfléchir avec encore plus d’intensité. Finalement, il abdiqua :

— J’comprends pas, monsieur. Comment c’te bâtard il aurait pu me menacer, puisque je l’ai pas choufé ? Comme il s’est enfui par le passage secret, j’ai pas pu le choufer, quoi !

De guerre lasse, Callemin renonça :

— Bon, vous pouvez rentrer chez vous. Mais vous devrez passer demain à la gendarmerie pour signer votre déposition.

— D’accord. À demain matin monsieur. Et j’espère que vous allez l’avoir, c’te bâtard… Mais c’est pas étonnant que ça se soit passé sous cette chapelle. Il y a quelque chose de pas normal à l’intérieur. Je sais que vous êtes très intelligent et que vous savez plein de choses scientifiques, comme moi, mais ce truc trop grave on peut pas l’expliquer avec la science. Je badais chaque fois que je passais à côté et il y a des mecs au bistrot qui m’ont dit la même chose. C’est un mauvais lieu.

Le major le regarda s’éloigner en repensant à la sensation très nette d’une présence inamicale à l’intérieur du caveau. Il tenta alors d’analyser chacun de ses souvenirs afin de déterminer si elle avait pu être produite par son imagination en réaction à l’horreur de la scène.

Les techniciens de la Cellule d’Identification Criminelle de la brigade départementale des renseignements et d’investigation judiciaire de Niort arrivèrent peu de temps après. Ils examinèrent d’abord minutieusement les alentours de la chapelle funéraire, selon un parcours en colimaçon dont cette dernière constituait le centre. Ensuite, ils débutèrent leur travail à l’intérieur de la cella, puis du caveau. Si la scène de crime les impressionna d’emblée, en professionnels aguerris, ils prirent rapidement de la distance avec l’horreur étalée entre les deux rangées de cercueils vermoulus.

Parfois les téléphones portables respectifs des victimes émettaient un son plus ou moins prolongé selon qu’il notifiait l’arrivée d’un texto ou d’un appel. Avec le temps certaines sonneries devinrent de plus en plus récurrentes et rapprochées, suggérant une impatience — voire une inquiétude — de la part des correspondants.

La nuit commençait à s’installer lorsqu’ils laissèrent enfin la place au médecin légiste et à ses assistants, venus de Poitiers pour effectuer la levée des corps.

Avant de partir, le responsable de la Cellule d’Identification rejoignit les gendarmes et le procureur de la République, qui patientaient en silence un peu plus loin.

— Les quatre victimes avaient toutes leurs pièces d’identité respectives sur elles, de même que des cartes d’étudiants. Les adresses sur les premières sont sûrement encore celles de leurs parents, mais celles indiquées sur les secondes nous apprennent que ces jeunes gens résidaient tous à Poitiers.

— Avez-vous trouvé la ou les armes ayant servi à commettre cette boucherie ? s’enquit Callemin.

— Non. Et pourtant nous avons inspecté chaque centimètre carré, y compris derrière les cercueils. Nous avons aussi vérifié l’intégrité de ces derniers et de leurs scellés respectifs.

— D’après l’un des témoins, la serrure de la grille était rouillée et s’est avérée très difficile à ouvrir…

— Votre témoin n’a pas menti sur ce point. Même avec le dégrippant dont nous avons relevé des traces, ils ont dû sacrément forcer !

— Avez-vous une explication à nous proposer sur ce qui a pu se passer ? intervint le procureur.

— J’en ai même deux ! Soit vos témoins sont les auteurs des faits, mais, dans ce cas, leurs vêtements porteraient de nombreuses traces de sang, soit ils vous ont menti et ont vu lesdits auteurs entrer et ressortir avec leurs armes. À moins de croire à l’existence de l’Homme Invisible, toute autre hypothèse est impossible.

— Vous avez entendu ! insista le procureur après le départ du T.I.C. Méchaing et Teyramaure sont forcément mouillés jusqu’au cou dans cette affaire ! D’après ce que vous m’avez raconté du premier, vous ne devriez pas avoir de mal à lui faire faire la bascule en garde à vue.