Le sursis - Libre Court - E-Book

Le sursis E-Book

Libre Court

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Beschreibung

Au fil de ces pages illuminées par le soleil de Provence, Marie met ses pas dans ceux de Camus, l'homme 

À la faveur d’un semestre sabbatique, elle se plonge dans les lieux et les textes où Camus a laissé une trace, dans l’espoir d’en dresser le portrait. Ce qu'elle cherche vraiment ainsi ? Elle n’en a aucune idée, sinon elle l'aurait trouvé, avoue-t-elle. Sa route croise alors celle d'un étranger. Elle ne sait pas d’où il vient, elle ne sait pas ce qui l’amène à être guide touristique dans ce petit village de Lourmarin. Elle ne sait pas non plus pourquoi il l’invite à habiter chez lui. Elle sent juste que les questions ne sont pas de mise. Elle lui raconte L’Etranger, il sursaute; il raconte avoir vécu au bord de la Méditerranée, elle écoute... Au croisement du journal intime de Marie et de la narration, c’est finalement le portrait de cet homme intriguant qui se dessine. 

A PROPOS DE L'AUTEUR

Essayiste et nouvelliste québécoise, Lise Gauvin a publié plus d’une vingtaine de livres. Dans l'oeuvre comme dans la carrière de cette femme de lettres, l'étude de la langue et celle de la littérature se font écho.

À PROPOS DES ÉDITIONS Libre Court

Libre Court propose des nouvelles et des histoires courtes à lire partout en moins d'une heure. Ces textes, signés par des auteurs reconnus, vous entraineront à la découverte de personnages attachants, percutants voire déroutants, portés par une écriture rythmée.

EXTRAIT

"On ne revient pas indemne d’un périple en des lieux étrangers, ne serait-ce que par la découverte de la part d’inconnu qui se révèle alors en soi."

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Le SURSIS

Debout devant un carré de terre surélevé surmonté d'une épitaphe, Marie lit l'inscription : Albert Camus, 1913-1960. La dernière date est, à dix ans près, l'année de sa propre naissance, coïncidence troublante. Elle fréquente depuis plusieurs années l'œuvre de l'écrivain sans que jamais elle n'ait songé à rapprocher ces deux anniversaires. Elle a voulu retracer l'itinéraire français de celui-ci, mettre ses pas dans les siens, s’imprégner de ses paysages familiers et de ses lieux d’élection. Cela lui permettra, pense-t-elle, de relire ses textes avec des images précises dans la tête. Elle a déjà retrouvé ses adresses parisiennes et arpenté les quartiers qu’il fréquentait. La voilà parvenue à la phase ultime de son voyage, celle de la période provençale d'Albert Camus, qui se termina par un accident mortel.

Elle est seule aujourd'hui dans un enclos semblable à un jardin mal entretenu. En cette fin d’après-midi d’été, la lourdeur de l’air incite à la paresse. Elle s’étonne de voir peu de fleurs dans cet espace quadrillé de monuments discrets, qui n’ont rien à voir avec les pierres tombales luxueuses des cimetières urbains. Elle n’a eu aucun mal à repérer l’endroit. La simplicité de la tombe, ornée seulement de quelques cèdres nains et d’un bouquet de fleurs séchées, ne manque pas de l'intriguer. Un vent chaud s’élève peu à peu. S’insinue à travers les arbustes. Le bouquet de fleurs vacille. Elle le remet en place. Ce simple geste l’émeut, comme si elle avait accompli un rituel de deuil qui l’autorisait à s’approcher un peu plus de l’homme qu’avait été Camus. Tout à côté de sa tombe, elle en aperçoit une autre, de même taille exactement. Seule différence entre les deux : un généreux plant de lavande orne le monticule de terre. Sur la pierre, on a inscrit : Madame Albert Camus, née Francine Faure, 1914-1979.

Marie est intriguée. Était-il encore possible, à la fin du siècle dernier, de désigner une femme d'après le nom de son mari, surtout quand celui-ci est décédé depuis près de vingt ans ? Pourquoi ne pas avoir plutôt indiqué : Francine Faure, madame Albert Camus. Qui était cette Francine Faure ? Quel genre d'existence avait-elle mené ? Marie a soudain envie d'en savoir davantage. Elle se rendra au château, où l'on dit que la bibliothèque est bien fournie. Avec un peu de chance, elle y découvrira des manuscrits ou des textes peu diffusés.

Un accident d’auto a fauché l’écrivain en pleine gloire. Lorsqu’il était adolescent, un astrologue lui avait prédit qu’il mourrait de façon tragique. Étrange prémonition.

Il était assis ce jour-là à côté de son éditeur et ami, Michel Gallimard, qui avait offert de le ramener vers Paris. Ils venaient tout juste de prendre congé de la femme de Camus, dans le village de Lourmarin où ce dernier possédait une propriété. Le repas avait été copieux et bien arrosé. Camus parlait de ses projets, du roman qu’il était en train d’achever et qu’il promettait pour le printemps. C’était l’hiver. Le froid intense et un épais brouillard obstruaient la vue. La route à certains endroits semblait glacée. Un premier dérapage, déjà, avait causé de l’inquiétude. Mais ce n’était rien, avait dit le conducteur, juste un moment d’inattention. La conversation avait repris de plus belle. Camus disait ne pas connaître encore la fin de son récit et aimer cette incertitude qui le tenait en état de veille jusqu’à la dernière page. Mais voilà que soudain un silence inhabituel envahit la voiture. Au même instant, le paysage se met à tourner. Les yeux des voyageurs s’agrandissent, les pupilles se dilatent. Des images d’arbres et de feuillage se fixent au fond de leurs rétines. Puis plus rien.

À peine entendent-ils le bruit de la voiture se fracassant sur un platane.

Marie s’arrête encore une fois devant les dates : 1913-1960. L’homme avait quarante-sept ans. Curieux tout de même que cet être atteint d’une grave maladie pulmonaire et dont toute la vie, jusqu’à un certain point, fut guidée par une méditation devant la mort, connaisse ce genre de fin. Albert Camus ne sera jamais vieux. À un demi-siècle de distance, il devenait presque son contemporain. À peine son aîné. Leur durée de vie était comparable, bien que leurs parcours n’aient rien en commun. Elle l’avait toujours considéré avec le respect qu’il convient d’éprouver pour un écrivain célèbre. Cet homme lui paraissait désormais moins distant, plus accessible.

Marie le revoit tel que les photos le montrent, vêtu d’un imperméable beige serré à la ceinture qui lui valut, lors d’un voyage aux États-Unis, le surnom de petit Bogart. À cause aussi de la ressemblance, du visage allongé, des plis sur le front, des yeux inquiets.

Pourquoi est-elle venue ici ? À vrai dire, son instinct l’a guidée plus que sa raison. Elle a beaucoup lu à propos de l’écrivain. Mais cela ne lui suffit pas. Quelque chose encore lui échappe, qu’elle ne sait identifier avec précision. Jusqu’à présent, elle n’a jamais entrepris ce genre d’enquête et a feint d’ignorer systématiquement le biographique, se moquant de ceux qui enterrent l’œuvre sous un amas d’anecdotes plus ou moins triviales ou compromettantes. Cette fois elle agit de façon différente, sans trop comprendre son propre comportement. Un semestre sabbatique lui permet cette escapade. Mais à vrai dire, elle cherche surtout à travers ce périple à s’interroger sur son propre parcours. À aller vers l’inconnu moins pour trouver du nouveau que pour accomplir un voyage intérieur qu’elle n’a cessé jusqu’à présent de différer. Sa rupture récente lui a laissé des blessures qu’elle n’arrive pas à colmater. Elle a entrepris ce déplacement dans le but de marquer un point d’arrêt dans sa vie. Un large panneau indique que le cimetière ferme à cinq heures. Les morts ont besoin de repos, c'est bien connu. À moins que ce ne soient les vivants. Elle n'a vu aucun gardien à l'entrée. Elle craint pourtant d'être enfermée la nuit au milieu des tombes et sort de l'enceinte sans même avoir eu le temps de prendre une photo.

Les courroies de son sac lui blessent les épaules. Elle s'arrête sur une pierre à la croisée des chemins. Un peu plus loin se dresse la silhouette du château. Sans qu'elle s'en rende compte, ses pas la conduisent dans cette direction.

Là aussi, l'heure des visites est terminée. Elle devra revenir le lendemain.

Du haut de la terrasse, un homme la regarde passer.

*

En descendant du car qui l’a menée d’Avignon à Lourmarin, Marie a déposé ses bagages dans une auberge-restaurant donnant sur la place. Une maison toute blanche, avec une terrasse au premier étage agrémentée de parasols. Les propriétaires, un couple dans la cinquantaine, ont un fort accent méridional qu’elle affectionne particulièrement. On lui a offert gîte et couvert pour une somme modique.

Après la visite au cimetière, elle a mangé rapidement, puis est montée à sa chambre mettre un peu d’ordre dans ses notes. À Paris, en plus de repérer les lieux fréquentés par l’écrivain, elle a tenté de reconstituer les grandes étapes de sa vie. Elle retient de l’homme un portrait contradictoire, qui correspond assez peu à ses propres intuitions de lecture. De Camus, elle apprécie surtout les Carnets révélateurs des projets d’écriture, des hésitations, des doutes. Elle sait qu’elle n’ira pas plus loin dans la recherche de détails sur sa vie privée. C’est la relation intime avec les textes qu’elle souhaite surtout approfondir en consultant les manuscrits, les brouillons. La biographie projette sur l’œuvre une lumière oblique qui l’éclaire sans vraiment l’expliquer. Elle sait aussi que chacun reconstruit « son » Camus, l’homme idéal, tel qu’il l’a imaginé, quitte à en voiler les contradictions, les défaillances. Cette attitude – elle pourrait même dire ce piège – est surtout visible dans les ouvrages rédigés par des gens de l’entourage de l’écrivain. Une certaine tendresse s’y exprime pour un être dont on reconstitue la vie pas à pas et qui devient ainsi, pour le lecteur, un familier. Quelqu’un dont on comprend les choix. Quelqu’un qui aurait pu devenir un ami.

Dans la chambre voisine de la sienne, un couple émet de petits cris saccadés. On dirait les miaulements de chats espiègles. Les ébats se prolongent tard dans la nuit. Vers deux heures du matin, elle entend leur porte s’ouvrir et se refermer.

Et puis tout est silence. Même les clients du restaurant ont quitté les lieux.

Elle n’a pas sommeil. Elle aime ce temps de l’entre-deux, ce temps indéfini de l’attente, alors que les choses sont encore à l’état de projet. Car telle est la promesse du voyage, comme de tout déplacement. Promesse plus ou moins tenue selon les cas mais toujours porteuse d’une part d’imprévisible. On ne revient pas indemne d’un périple en des lieux étrangers, ne serait-ce que par la découverte de la part d’inconnu qui se révèle alors en soi.

*