Le syndrome d'Adrastée - Lorant Fielder - E-Book

Le syndrome d'Adrastée E-Book

Lorant Fielder

0,0

  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Samantha Mitchell se considère comme une invisible, une simple femme de ménage. À 59 ans, elle profitera dans quelques mois d’une retraite bien méritée. Le destin en décide autrement lorsque le cancer la condamne à mort.

Ne jouit-on pas de toutes les libertés en apprenant sa fin prochaine ? Cette femme dure au mal encaisse avec stoïcisme depuis des années les sévices des hommes qu’elle a croisés.

Samantha se révolte ! Elle choisit d’utiliser le peu de temps qui lui reste pour se dresser contre les féminicides et les violences faites aux personnes vulnérables. L’accumulation d’une colère sourde, enfouie au plus profond d’elle depuis des décennies, la guidera dans une fuite en avant désespérée.

Elle exploitera le goût des médias pour le sensationnel afin de porter un message propre à sauver des vies. Parviendra-t-elle à mettre en œuvre son terrible projet jusqu’à son aboutissement ?

Samantha Mitchell transcendera-t-elle enfin la fatalité au service de sa cause ?

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 489

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


LE SYNDROME D’ADRASTÉE

« Ce roman est une œuvre de fiction. L’histoire esthélasfortement ancrée avec une réalité qui constitue le moteur du récit.Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existéserait purement fortuite.»

© Image de couverture : Crédit photo : iStock.com/Carsara

Publishroom Factory

www.publishroom.com

ISBN : 978-2-38454-395-3

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Lorant Fielder

LE SYNDROMED’ADRASTÉE

À mes deux amours, Laurence et Camille.

« Être libre, c’est savoir dire non. » Jean-Paul Sartre

0

Jeudi 8 octobre 2020

Le criminel gisait, jambes écartées. Ses yeux, grands ouverts, traduisaient la surprise voilée de tristesse. Un mélange de sang, d’urine et de rhum progressait au sol. Le peignoir ouvert offrait le spectacle indécent et futile d’un cadavre à l’abdomen proéminent. Un réceptacle de tous ses abus. Le complice de sa perversion reposait, dérisoire, sur ses testicules. Dernière obscénité exhibée à la vue de la meurtrière. Monstre abject s’attaquant à des victimes vulnérables toute sa pauvre vie, le pédophile était mort en lâche. Les portes de l’enfer résonnaient maintenant de ses coups portés. Elle rangea son arme, objet de sa vengeance par procuration, et resta plusieurs minutes prostrée. Elle songea à tous les évènements de son existence, ligués pour atteindre ce passage à l’acte, sublime instant de la bascule transgressive.

1

Vendredi 18 septembre 2020

— Adénocarcinome pancréatique. Autrement dit, vous avez un cancer du pancréas avancé. Il n’existe que quatre stades. Vous débutez la phase quatre, la dernière évolution de la maladie.

Le docteur Legrand savait que sa patiente préférait apprendre la vérité. Sans atermoiement ni circonvolutions. La condamnation tomba. La peine capitale. Le médecin, président de cour d’assises, conscient de tout ce que sa cliente avait déjà subi, prononçait le verdict. Le destin lui infligeait une nouvelle épreuve. Depuis trente-neuf ans, Marcel Legrand connaissait la vie de Samantha Mitchell dans les moindres détails. Cette femme âpre au mal avait supporté les brutalités de la fatalité plus qu’à son tour.

Jetée à terre par cet ultime uppercut, elle accepta la sentence avec stoïcisme. La trop grande habitude des coups durs peut-être. Le docteur n’avait pas réfléchi bien longtemps à la façon d’annoncer le diagnostic. Pour Samantha Mitchell, la méthode directe demeurait la plus appropriée.

Foutue. Je suis foutue. Cancer du pancréas. C’est le pire de tous. On n’en sort pas. Jamais ou presque. Mourir bientôt. Mais dans combien de temps ?

Elle ne réagit pas. Elle absorbe. Comme toujours. Ai-je eu tort de le lui dire si brutalement ? Maintenant c’est fait et c’est trop tard. C’est ce que je redoute le plus dans ce métier. Je déteste cette situation.

Le port du masque ne facilita pas la lecture des émotions sur leurs visages. Seuls leurs yeux exprimaient, qui de la surprise et de l’abattement, qui de la compassion et de la douceur. Le docteur se plaisait à pratiquer une médecine « à l’ancienne ». À 65 ans, il continuait à visiter ses patients. Écouter leurs maux pour toujours mieux les entendre. Une exception ! Depuis toujours, il exerçait en cabinet, allée Tino Rossi à Montreuil, à proximité immédiate du quartier Noyal. Marcel Legrand y appréciait les habitants, au sens le plus noble. Qu’importait leurs origines, leurs métiers, leurs addictions, leur pauvreté, leurs tares ou leurs faiblesses. Qu’importait qu’ils se trouvent en délicatesse avec la loi, il les respectait tous, avec simplicité. Le praticien pensait qu’aimer demeurait la condition pour bien soigner. La cité Noyal restait une des plus défavorisées de France. La crise sanitaire n’y arrangeait rien. Les maigres salaires, grignotés par le chômage partiel ou le chômage tout court, procuraient à ces hommes et ces femmes tout juste de quoi subsister. Incivilités et trafics en tous genres empoisonnaient la vie des riverains. Une prise de conscience des pouvoirs publics ou l’approche d’une élection avaient initié un programme de réhabilitation. Jour après jour, le quartier apprenait à corriger son image dégradée.Le docteur Legrand ajusta ses lunettes pour éviter la buée. Sa haute stature l’aidait à guérir cette patientèle, accrochée à ce morceau de Seine-Saint-Denis. Sa grande taille lui avait plusieurs fois servi à s’imposer face aux racailles qui avaient tenté de lui dicter leur loi. Ses yeux d’un bleu intense, presque gris, soulignaient sa détermination. Un jour, quelques voyous du quartier avaient cherché à le « convaincre » de rédiger des arrêts de travail factices. Plaqués au mur par deux mains puissantes, les jeunes fraudeurs avaient décampé sans demander leur reste. À la moindre incartade, le regard perçant du médecin suffisait à persuader les plus récalcitrants de rejoindre le droit chemin.

De rares cheveux blonds éparpillés sur sa tête le rendaient encore séduisant. Des traits fins presque féminins traduisaient une bonté naturelle, tout en accentuant le contraste avec son gabarit de rugbyman. Il connaissait tous les habitants de la cité. Il les avait soignés au moins une fois. À force de dialogue, leur « toubib » avait réussi, au fil des années, à imposer le respect. La première vague de COVID au printemps avait sollicité le généraliste bien au-delà du raisonnable. La population pauvre de Seine-Saint-Denis payait un lourd tribut à l’épidémie. Son visage fatigué trahissait son amertume de voir à quel point le niveau social se dégradait encore et toujours. Ses patients, de leur côté, sensibles à son charisme, se sentaient fiers de sa présence, dernier rempart contre l’abandon. Marcel Legrand, Asclépios estimé de sa communauté, submergé par l’empathie, regarda à présent la cancéreuse.

Samantha eut soudain chaud. Elle retira son masque un moment. Elle peinait à respirer. Après quelques secondes, elle demanda :

— Il y a un traitement ? On peut opérer ?

— À ce stade, non, hélas. Des rémissions peuvent survenir. C’est malheureusement très rare. Un insignifiant pourcentage de malades survit.

— Je vois. Il ne me reste que peu de temps ?

— Je vais être franc. Vous avez des métastases hépatiques et les ganglions lymphatiques voisins sont touchés. Je suis désolé, mais comptez quelques mois seulement. Quinze à vingt semaines environ. Cela peut varier. Cela dépend de votre moral aussi. La force de résilience s’avère très importante. Je sais que vous êtes une battante. L’efficacité du traitement qui va vous être proposé joue également un rôle. Vous avez ressenti les premiers symptômes il y a pas mal de temps déjà, observa-t-il, la gorge serrée.

La patiente se souvint que les douleurs avaient débuté au milieu de son dos, derrière l’estomac, discrètes, presque imperceptibles. Surtout lorsqu’elle s’allongeait. Cela persistait depuis plusieurs semaines. Elle avait constaté une perte de poids régulière. Au début, heureuse de se débarrasser de ses kilos en trop, elle ne s’était pas inquiétée de ce manque d’appétit qui avait perduré tout l’été. Elle n’avait pas osé consulter pendant le confinement. Loin de toute anxiété, elle avait pensé : « Je vieillis » ou « je travaille trop ».

Employée par Tounet, le grand groupe de services aux entreprises, Samantha Mitchell exerçait la noble profession d’agent de propreté et d’hygiène, terme officiel et politiquement correct pour désigner une « femme de ménage ». Souvenez-vous ! Tous ces gens, ces invisibles qui rendent vos bureaux accueillants et exempts de poussière. Ils œuvrent dans l’ombre avant votre arrivée lorsque vos pieds se trouvent bien au chaud dans leurs charentaises.

Travailler dans l’entretien, ça vous déglingue le corps. Mal aux articulations, muscles endoloris, jambes courbaturées, dos cassé. Ça vous détraque le moral tout en vous esquintant l’amour-propre : les managers humiliants, le manque de considération, la honte d’exercer un métier subalterne et dégradant. Pendant l’assignation à résidence du printemps, la prolétaire avait poursuivi sa tâche, à l’exemple de tous les salariés des professions de première ligne, soudain poussés sous les feux de la rampe. À 59 ans, les années passées en horaires décalés à astiquer des plateaux entiers d’open-space l’avaient brisée. Elle souffrait de plus en plus de cette servitude et serrait les dents, accrochée à l’espoir de liquider ses droits à la retraite pour tirer un trait sur ce labeur dégradant.

Samantha avait résisté aux douleurs dorsales jusqu’à ce que Sabine, son amie, à force d’insistance, la convainque de consulter.

— J’aurais dû m’en inquiéter plus tôt. Je n’ai pas estimé que cela puisse être grave à ce point.

Le praticien la regarda dans les yeux, tout en compassion. Il continua.

— Vous irez voir le professeur Duriel à l’institut Gustave Roussy à Villejuif. Il ne faut plus perdre de temps. Je me suis permis de vous prendre un rendez-vous en urgence. Lundi à 10 h au Cancer Campus. J’ai discuté avec votre oncologue. Il vous proposera probablement une chimiothérapie comme préconisée lors de la réunion de concertation pluridisciplinaire. La chimio initiale se déroulera sur un cycle de trois jours. Ensuite le traitement sera renouvelé pendant plusieurs mois, espacé de quelques semaines. Vous allez sûrement commencer directement. Attendez-vous à passer au moins une nuit là-bas.

— Entendu. Merci, Docteur, de vous occuper de moi comme ça.

— Mais c’est normal. À Villejuif, l’équipe médicale vous posera une chambre à cathéter implantable. C’est une petite intervention chirurgicale de routine, sous anesthésie locale, qui consiste à placer sous la peau de la clavicule un dispositif pour recevoir, avec un maximum de sécurité, les injections de médicaments dont vous aurez besoin. Cela permettra d’accéder facilement et sans douleur à un vaisseau sanguin, en général la veine sous-clavière droite. Vous ne modifierez que très peu vos habitudes de vie. Ça va ? Je ne vais pas trop vite ?

— Non, ça va. Je mémorise bien.

— Parfait. Ensuite, vous débuterez une première séance, puis une autre le mardi. Si vous supportez bien la chimio, le troisième soin sera effectué à domicile mercredi prochain. Je viendrai voir comment vous endurez tout ça mardi soir. Je vous établis un arrêt maladie d’un mois, pour commencer. Demain, samedi, vous subirez un test PCR COVID 19. Voici une ordonnance pour passer en priorité. Les résultats seront transmis à Villejuif et le professeur Duriel vous en informera directement. Je vous prescris aussi un antidépresseur faiblement dosé. Ah, et puis j’oublie, lundi, en vue de l’anesthésie locale, il faudra rester à jeun. Vous ne pourrez boire que de l’eau.

Samantha enregistra les consignes avec calme, sans s’effondrer. Elle ne pleura pas. Elle tenta d’amortir le choc en l’enfouissant au plus profond d’elle-même. Depuis bien longtemps elle ne songeait plus à se lamenter davantage sur son sort. Toutes ces années passées à ingurgiter des malheurs successifs l’avaient blindée. L’injustice du destin la révoltait bien plus que sa fin prochaine. Elle regarda la photo de famille du docteur Legrand sur le bureau. De charmants enfants, beaux comme leurs parents.

Et voilà, c’est ainsi que cela doit se terminer. D’un coup. Un cancer et hop ! c’est fini ! Bye Bye. Pourquoi maintenant ? C’est bien trop tôt. Pourquoi me désigner ? Pourquoi encore moi ?

Sa gorge se serra. Elle vagabonda.

Le docteur a fondé un foyer heureux. Ce soir, il rentrera chez lui, il embrassera sa femme… Une vie, sa vie. Une vie, ma vie…

— Madame Mitchell ? Samantha, vous m’entendez ?

— Ah, euh oui, pardon. Oui, je vous écoute. La chimio…

— … Vous risquez de subir des effets secondaires intenses. C’est une médication puissante et éprouvante. Des vomissements, des diarrhées, et puis, ne vous leurrez pas, une alopécie. Vous allez maigrir, beaucoup…

Super programme ! Bien entendu, la perte de cheveux. Déjà que je ne suis pas un top model, alors là, je vais carrément devenir hideuse.

Samantha sentit la rage monter en elle. Non pas par rapport au choc de l’annonce de la maladie, mais en considérant la spirale infernale de sa vie. Pour une fois, elle aurait aimé lâcher prise. Elle avait chaud, elle bouillonnait.

— … Il y a des médicaments aussi pour soigner les effets secondaires. Cela ne dure que quelques jours, sauf la chute des cheveux, bien entendu.

Elle s’abandonna à la dérision.

Je vais perdre mon ébouriffante crinière et avoir droit à une perruque. Ressembler à une poupée mannequin. Génial ! Épisode un, Barbie fait une chimio. Épisode deux, Barbie change de tête. Épisode trois, Barbie retrouve son Ken avant de clamser.

Il faut que je lui propose des solutions. Elle ne pleure pas. Elle encaisse avec courage… Je ne suis pas étonné. Quelle sacrée bonne femme tout de même !

— La sécu va me payer une perruque alors ? se força-t-elle à sourire.

— Euh oui, c’est à peu près ça. Il existe des aides. Madame Mitchell, vous allez vous transformer en femme fatale. Vous êtes déjà une femme fatale, non ?

Le médecin regretta immédiatement sa plaisanterie douteuse.

Ah oui, une vraie pin-up avec ma peau flasque et mes fesses qui tombent… La gueule de la femme fatale ! C’est ma destinée, elle, qui s’avère fatale.

N’importe quoi. Tu ferais mieux d’éviter ce genre d’humour. Tu n’en loupes pas une, toi. Cette situation te fait penser de travers.

Samantha goûta peu la facétie. Elle n’en avait pas les moyens. Elle réservait l’autodérision et le sarcasme pour les grandes occasions. Elle s’autorisait ce penchant, parfois en compagnie de Sabine.

— Avez-vous des questions ? Interrogez-moi sur ce qui vous vient à l’esprit. Vraiment. Ne restez pas sans réponses, l’encouragea-t-il avec douceur.

— Euh non, là comme ça, je ne vois pas. Cela constitue un choc quand même. Je dois digérer la nouvelle.

— Vous avez quelqu’un à qui parler ce soir ?

— Oui, peut-être, je vais voir. Sabine, ma meilleure amie.

— C’est parfait ! Confiez-vous. Lâchez prise, ne restez pas seule. Ne gardez pas cette terrible nouvelle en vous. Je viendrai mardi, pour m’informer de votre santé, comme convenu. Ne vous inquiétez pas, le professeur Duriel et son équipe font preuve d’une grande compétence et d’un professionnalisme reconnu.

— Je n’en doute pas. Merci encore pour tout, Docteur.

Sa force de caractère peinait à repousser la terrible réalité. Sonnée par l’adversité, elle se leva avec effort. La douleur au milieu de son dos s’imposa à elle.

Ma nouvelle compagne. Intimes jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Une longue maladie. Son mal était maintenant identifié. Il se chargerait de lui rappeler sa présence jour après jour. Une brise encore chaude pour la saison l’accueillit en sortant du cabinet médical. Le souffle du vent dans ses cheveux courts et bouclés accentua la sensation intense de la vie alentour. Samantha regarda les arbres, le ciel, les oiseaux. Tout ceci n’aurait bientôt plus d’importance.

Comment utiliser tout ce temps ? Tout ce temps ? Mais en définitive, si peu de temps. Comment puis-je l’employer à bon escient ? Faire abstraction de son sort et périr vite ou s’apitoyer et succomber à petit feu ? Nouvelle liberté immense, au seuil d’un vertigineux précipice circonscrit par l’anéantissement. Désormais je me trouve plongée dans un monde sans règles et sans contraintes. Tout devient possible pour les condamnés à mort.

Un sourire au coin des lèvres, Samantha se retrouva enfin affranchie de toutes les servitudes subies, de toutes les contraintes, sauf de celle de mourir.

2

Maurice accueillit sa maîtresse en suivant le rituel habituel. Par instinct, il devenait inquiet dès qu’elle se permettait quelques minutes de retard. Le chat la sermonna, tout en enroulant sa queue autour de ses mollets pour signifier son pardon. Par ses miaulements et ses frottements, il exprimait son soulagement de la revoir. Maurice avait rencontré Samantha quinze ans auparavant. Le premier errait en bas de l’immeuble et la seconde au sous-sol de sa solitude. Depuis le départ de son fils en 2000, elle avait tout essayé pour tromper son ennui : poissons rouges, perruches et même des cochons d’Inde. Cette ménagerie s’était succédé sans apporter le moindre palliatif à son vague à l’âme chronique. À force de câlins, Samantha et Maurice avaient conclu ensemble un pacte civil de sentimentalité.

— Alors, Maurice, tu as faim ? Tu ne fais que manger, gros balourd. Tu es gras et aussi cubique qu’un loukoum au miel !

Je devrais t’imposer un régime ! Mais maintenant, ça ne sert plus à rien. Je devrais plutôt lui trouver une autre maison.

— Mais qui va bien pouvoir t’adopter ? Sabine ? Pas sûr que ça se passe bien avec Sappho !

C’est même certain, ça risque de se terminer en pugilat permanent…

Le félin répondit en miaulant tout en l’enveloppant de la tendresse de ses yeux vert-pastel. Ce chat de gouttière aux longs poils occupait sa vie à dormir dans les coins les plus insolites de l’appartement. Sa robe rousse, éclaboussée d’une large tache blanche, débordait sur ses pattes et son museau. Cette imperfection le rendait attachant. Au début de leur rencontre, le jeune animal, sitôt sa maîtresse partie, se faufilait à l’extérieur, descendant les escaliers, mû par l’instinct du chasseur. Maurice se dépensait alors à escalader les rares arbres de la cité, tuant un campagnol ou une mésange, succombant au plaisir que sa place dans la chaîne alimentaire lui octroyait. Plus d’une fois, l’agent d’entretien, en rentrant le soir, avait découvert son petit protégé, roulé en boule sur le paillasson du 4A, le cadavre d’une musaraigne en offrande à ses côtés. Bonheur suprême, fier du devoir accompli, il ronronnait ensuite ses exploits sur les genoux de sa nouvelle amie. Les mois passants, il avait procrastiné la recherche de sa pitance quotidienne, encouragé par l’assurance de la distribution d’une nourriture industrielle. Avec l’âge, comme sa bienfaitrice, le matou avait forci. D’interminables épisodes de cataplexie avaient peu à peu remplacé les chasses aux oiseaux et aux rongeurs, désormais oubliées.

Tu es devenu une vieille peluche paresseuse maintenant.

Ce logement HLM au quatrième étage, en plein milieu de la barre de la cité Noyal, offrait peu d’espace : 35 m2. Cela suffisait bien à Samantha depuis qu’elle vivait seule. Un jour, Maurice avait trouvé le moyen de se calfeutrer dans l’angle étroit entre l’armoire en stratifié et le mur de l’unique chambre. Les chats adorent les refuges exigus. Sa maîtresse avait fini par y installer un lit douillet. Elle avait emménagé dans ce deux-pièces lorsqu’elle s’était retrouvée veuve, fin 1995, avec un enfant de 13 ans à charge. Elle avait dû abandonner la maisonnette de l’allée Tino Rossi, à proximité du cabinet du docteur Legrand.

Depuis leur arrivée, la décoration vieillotte était restée identique : papiers peints à larges fleurs dans le séjour-salon et losanges verts soulignés de noir dans la chambre. Seule avec son fils, Marc, elle avait travaillé en acceptant chaque heure supplémentaire qui se présentait afin de subvenir à leurs besoins. Elle avait mis de côté l’idée même de rénover les murs, tout comme la volonté de refaire sa vie.

Le départ de Marc marqua une libération. Elle avait enfin pu vivre en pensant à elle et s’affranchir de ce fardeau honteux. Un matin, sans raison précise, Samantha avait décidé de reconquérir le terrain abandonné en s’attaquant à tous les bibelots accumulés depuis des années. Elle avait sorti un sac poubelle et s’était lancée dans un grand rangement. Les babioles éliminées, elle succomba à une boulimie de transformations. Avec l’aide de quelques tutoriels et une visite éclair au Bricorama de la rue de la Résistance, la prolétaire avait tout repeint avec une étonnante habileté. Elle avait agrémenté les murs de quelques photos d’art à petit budget. Le résultat final l’avait rendue fière. Un grand ménage et quelques coups de pinceau pouvaient suffire à tirer un trait sur l’Ancien Monde. Ce jour-là avait symbolisé le départ d’une nouvelle vie. Elle réussissait enfin à tourner la page de la période Mahdi, son mari décédé, et Marc, leur fils. Ce dernier, malgré les efforts de sa mère, avait continué à dévier du droit chemin, mais cette fois loin de Montreuil. Dans les premiers temps, cette disparition subite avait affecté Samantha. Marc avait préféré couper les ponts par choix ou par peur d’une surveillance policière. À la longue, elle avait appris à s’accommoder de ce vide par la routine d’un quotidien simple. Libérée de ce fardeau, elle songeait néanmoins à lui chaque jour. Elle concluait immanquablement ce rituel en se disant : « Bon débarras ! »

Samantha, résignée à cette existence simple, s’était approprié ce cocon douillet qu’elle se réservait avec son chat. Jamais plus elle ne consentirait à vivre avec le moindre être humain. Seule, en tête à tête avec Maurice. Quel bonheur !

Les premiers accords du « Concerto pour basson en si bémol majeur » envahirent le faible volume de l’appartement.

On peut ne pas être instruit et savoir apprécier la musique classique.

Une vague mélancolie prit possession de l’esprit de la cancéreuse, encouragée par les sons graves des bois, rehaussés des subtiles notes des cordes frottées. La quinquagénaire aimait son isolement. Surtout aujourd’hui.

Elle prit Maurice dans ses bras et le serra contre son cœur. Bercée par le ronronnement discret de son compagnon, elle sentit poindre à nouveau l’angoisse qui l’avait saisie depuis l’annonce de sa disparition prochaine. L’abîme du néant se déchirait sous ses pieds. Il allait l’engloutir après d’atroces souffrances, sans espoir de survie.

Comme doué de prémonition, le félin grogna et la regarda dans les yeux. Cet échange muet suffit à libérer les larmes de la malade. Tous les malheurs de sa vie, ligués, lui comprimèrent la poitrine dans une étreinte brutale et puissante. L’apogée de son désespoir la saisissait ici et maintenant. Seule dans sa cuisine avec son chat dans les bras, elle vacilla, terrassée par le chagrin dans l’intuition d’une affliction perpétuelle. Le bouillonnement submergea le barrage que Samantha avait édifié depuis vingt-cinq ans. La douleur des sanglots qui s’échappaient par saccades céda la place à une paix intérieure à mesure que sa respiration adoptait le rythme apaisé de celle de Maurice. Anéantie, elle se laissa choir, les yeux clos. Le docteur Legrand avait raison. Ne pas rester seule.

Elle pensa à Sabine. Si une page Famebook au nom de Samantha Mitchell avait dû exister, elle n’aurait affiché qu’une unique amie : Sabine Dubosc. Il y a vingt-cinq ans, Famebook ne manquait à personne. Depuis toutes ces années, Sabine et Samantha avaient créé un lien indéfectible. Pas besoin de réseau social.

Ma Sabine n’est pas une relation virtuelle. Elle ne me trahit pas, elle, au moins ! Elle me reste fidèle, alors que mon corps, lui, m’abandonne.

En toutes circonstances, chacune pouvait compter sur leur dévouement réciproque. Toujours.

Son autre ami, disparu, avait vécu en Autriche. La malade l’adorait. Si doux, si romantique. En permanence d’humeur égale, il suscitait la joie et maniait la fantaisie avec virtuosité. Elle appréciait aussi son style de vieil aristocrate, vêtu de costumes vintages et démodés. Mais son look importait peu, sa musique, elle, lui procurait tant de bonheur ! Mozart, au-delà de son éternité, confia à l’Orchestre de chambre Orphée le soin de sublimer la soirée de sa compagne. Une averse de délicates gouttes de félicité mélodieuse remplit l’âme de la sursitaire. Les notes du « Concerto KV 191 » explosèrent, en s’emparant du silence. Comme une pluie d’été, violoncelles et violons répondirent au basson et à la contrebasse. Samantha se servit un verre de Bordeaux « Château Fonrazade » 2015. Malgré ses moyens limités, elle avait acheté cette bonne bouteille dans l’idée de fêter une grande occasion. On n’apprend pas son décès prochain tous les jours !

La mélodie triste du deuxième mouvement ajouta à son spleen. Ce vague à l’âme ne durerait pas. Elle entra dans l’eau chaude de la petite baignoire sabot, les jambes pendantes à l’extérieur. Même dans l’inconfort, grâce à ce rituel, elle s’évadait, agrippée au fil de ses pensées. Grande solitaire, une vie intérieure riche et profonde occupait son esprit. Sa curiosité, presque maladive, trouvait la plupart du temps ses réponses sur la toile. Samantha dépensait ses soirées sur Internet à assouvir sa boulimie de savoir. Sa forte capacité de mémorisation lui permettait d’accumuler un maximum d’informations. Son cerveau spongieux absorbait tout. À force de temps investi, elle disposait maintenant d’une solide culture générale. Le « Château Fonrazade » et l’eau tiède la plongèrent au cœur des souvenirs les plus douloureux de sa vie.

Quatre mois, peut-être moins, peut-être plus. Ça va passer vite, ma pauvre fille. Récupérer l’or et lui trouver une utilité. Il faut organiser ta sortie.

Elle pensa à De Palmas et chantonna.

« Encore un effort

Quelques mois suffiront

Je suis presque mort

Quelques mois et c’est bon. »

Samantha se souvint alors du crime. La terrible blessure originelle. Les larmes montèrent à nouveau, mais restèrent bloquées par la fureur. Attente interminable d’un solde de tout compte.

Il m’a menacée d’un couteau. Pour la première fois de ma vie, je me suis trouvée confrontée à la violence. Il m’a prise à la manière d’une bête féroce. Après toutes ces années, j’en perçois encore la douleur. Une déchirure. À 17 ans, le petit roi de la famille, instruit, mais mal éduqué, transpirait l’irrespect. Son père, grand industriel, ingénieur reconnu ayant amassé une immense fortune, considérait ses salariés comme des serfs. Ça se passait ainsi à l’époque. Ce fils unique, promis aux plus hautes fonctions, appliquait le modèle patriarcal avec enthousiasme. Tous pensaient qu’abuser à sa guise d’une employée de maison concourait à l’ordre des choses. Une réminiscence de la légende du droit de cuissage peut-être. Posséder le corps d’une servante constituait un « package » des faveurs attendues. Un viol ancillaire.

Ce matin de juillet, seuls, lui et moi à l’abri des regards dans l’écrin de cette riche famille bourgeoise parisienne, il m’a salie et humiliée. Debout sur l’escabeau de la grande bibliothèque, inconsciente de la présence sournoise du fauve, concentrée sur mon labeur, je fus plongée dans le malheur. Derrière les hauts murs de l’immense appartement cossu et magnifiquement meublé, dans la luxueuse discrétion de ce musée privé, il a décidé de jouir de moi. À pas feutrés, en silence, le prédateur a bondi, en s’agrippant à mon cou. Il a jeté sa proie sur le tapis persan rouge bordeaux. Le mâle exhalait une inoubliable odeur rance et fétide, un parfum carnassier. Je me souviens de la lame froide du couteau contre ma jugulaire. Le souffle chaud, menaçant, et sa main plaquée sur mon visage interrompant mes cris. Il a soulevé ma blouse et ma robe, poupée de chiffon à sa merci. Je ressens encore la brutalité des assauts pelviens me transperçant. Je me perdais, passive, dans le regard du Vice posé sur moi. Le fauve s’est soulagé, vite. En quelques secondes, il m’a changée en une loque apeurée. Sûr de lui, il a chuchoté : « Si tu parles de ça, je te le jure, je te tue ! » Malcolm Bernard s’est esquivé, me laissant pour morte. Morte de honte et déjà, hélas, morte dans mon amour-propre. Cela a été le premier et le pire drame de ma vie.

J’ai décidé de ne pas l’accepter. De tout temps, je n’ai jamais toléré l’injustice. Plutôt crever ! Jeune idiote que j’étais, je me rappelle le commissariat Chaillot, rue du Bouquet-de-Longchamp. Ces enfoirés de flics ne m’ont, bien entendu, pas crue un seul instant. Tellement évident. Fallait-il être cruche ? J’avais 20 ans et à cet âge, on n’a pas toujours les bonnes réactions. J’ai surmonté ma douleur et je suis rentrée à Montreuil. J’ai eu envie de me jeter sous une douche, de me laver afin d’effacer cette infamie. J’ai rassemblé mes esprits et sans retourner à la maison, comme par réflexe, je me suis réfugiée chez le docteur Legrand. Je lui ai tout raconté. Il venait de s’installer et était aussi intimidé que moi. Il m’a demandé si je voulais porter plainte. J’ai hoché la tête en guise d’approbation. Auréolé de sa douceur, il m’a auscultée. Pour la deuxième fois de la journée, j’ai dû offrir mon corps au regard d’un homme. Marcel Legrand, prévenant et délicat, me parlant durant tout le temps de l’examen, a rédigé un certificat médical.

Derechef, j’ai poussé la porte du commissariat. Je me considérais peut-être un peu godiche, mais non moins déterminée. Mais tu l’es encore, ma vieille ! Les flics m’ont vue revenir, goguenards, pensant que je n’avais toujours pas compris la leçon. Forts de leur esprit clanique masculin et puants de condescendance, ils s’apprêtaient à me suggérer une nouvelle fois d’abandonner l’idée d’une plainte. Surtout des poursuites pour viol contre la famille Bernard ! Des notables bien établis. Et puis quoi encore ! Pas de ça chez nous dans le XVIe !

Après avoir vu le certificat médical, ils ont tiré une sacrée tronche, ces cons. Ils se sont concertés en jetant vers moi des regards circonspects. À chaque fois, je les toisais droit dans les yeux. Cela a fonctionné et ils ont appelé un gradé chargé d’enregistrer ma déposition. Celui-là semblait moins obtus que ses subalternes. J’ai demandé à parler à une inspectrice. À l’époque, la police se féminisait à peine. La seule femme officier de police judiciaire du commissariat n’aurait pu me recevoir que le lendemain matin. J’ai voulu en finir. Vite. J’ai débité mon histoire, prenant sur moi, m’obligeant à ne pas pleurer. Je leur ai montré ma force. Cela ne collait pas bien sûr avec l’image de victime que je devais renvoyer, mais je tenais absolument à affirmer ma révolte et non mon abattement. La plainte a été enregistrée et je suis rentrée à Montreuil. J’ai tout caché à Mahdi. Il n’a jamais rien su de cette histoire, ni personne d’autre d’ailleurs.

Ces souvenirs accentuèrent ses désillusions. La malade se resservit un deuxième verre de vin.

Tu vas être bourrée, ma vieille !

Elle replongea dans cette larme de vie.

Deux jours plus tard, un homme m’a abordée dans la rue. Martial Bernard, le père du jeune violeur. J’ai tenté de fuir. Il m’a retenue par le bras avec force.

— Alors, petite conne, tu crois que tu peux détruire nos existences de cette manière, en allant à la police ? Tout le monde sait que c’est toi qui l’as provoqué à te trémousser devant lui comme une putain. Quand je pense que nous t’avons sortie de la merde en t’offrant un travail, et voilà comment tu nous remercies !

Sa force m’intimidait. Grande carrure, âge mûr, et regard menaçant. L’effet de surprise a joué à plein. Cette caste se sentait éminemment supérieure et considérait leurs gens comme des objets. Les temps ont-ils vraiment changé ? Esclavage moderne.

Il m’a tendu une enveloppe.

— Soit tu acceptes ce fric et tu retires ta plainte, soit on te pourrit tellement la vie que tu regretteras d’être née. Nous pouvons raconter à ton bicot de mari quelle petite traînée tu es. Je ne pense pas qu’il apprécie. Tu vois, là, il y a cinquante-mille francs. C’est beaucoup plus que ce tu peux gagner en un an à nettoyer nos chiottes !

— …

— Décide-toi, connasse ! Tu choisis quoi ? Le jackpot et tu te tais ou tu te résous à faire de ta vie un enfer ?

Je n’ai pas réfléchi. J’étais tétanisée. Effrayée, j’ai pris l’argent et j’ai détalé aussi rapidement que j’ai pu. J’ai cédé, car je souhaitais éviter les histoires avec Mahdi.

Six mois après notre union, mon conjoint commençait déjà à mal me parler. Sa jalousie presque maladive brisait toute forme de respect. Comme tous les autres machistes, mon mari n’aurait pas compris la situation. J’ai eu peur du scandale. À la fin, ça retombe toujours sur les femmes victimes. Certains hommes ont vite fait de rejeter la faute sur nous, en évoquant une attitude provocante, des vêtements trop courts ou un maquillage trop appuyé. Ils trouvent à chaque fois une bonne raison pour nous rendre complices de notre malheur. Mahdi comme les autres.

Arrivée chez moi, j’ai recompté l’argent avec fébrilité. L’enveloppe contenait cent billets de cinq-cents francs. Je n’avais jamais vu de « Pascal » avant, et surtout pas autant. Je devais absolument les cacher. Mahdi ne pouvait tomber sur ce trésor sans exiger une explication.

J’ai tourné la page. J’ai décidé d’oublier. Touche effacement. Et voilà, terminé. Mais chacun sait que c’est un leurre. Cela ne marche jamais.

J’ai réfléchi toute la nuit. Je virais dans mon lit à la recherche d’une solution. J’ai gardé les billets sur moi tout le lendemain matin. Je suis passée au commissariat et j’ai demandé à être reçue par un gradé. Sarah Duval m’a écoutée. Si jeune, si frêle, 25 ans à peine. Nous nous ressemblions. Elle paraissait sortir de l’école de police. L’inspectrice m’a parlé comme si elle savait tout ce que j’avais vécu, par instinct. J’ai déclaré que je voulais retirer ma plainte. Je suis restée ferme face à ses questions et je ne lui ai pas fourni d’explications. J’ai senti qu’elle comprenait la situation, mais semblait déçue. Le pouvoir du fric gagnait une nouvelle fois contre la justice. Tant pis, impossible pour moi d’envisager un autre choix.

Criminels : 1 – Victimes : 0.

Maurice entra dans la minuscule salle de bains, claudiquant, handicapé par une arthrose, comme nombre de corps usés par les années. Il essaya de couvrir de ses miaulements l’allegro du « Concerto KV 412 » pour cor et orchestre. Les envolées champêtres des cuivres téléportèrent Samantha dans un sous-bois giboyeux. Le chat, peu sensible à la musique classique, manifesta son impatience de plus belle. L’animal jouait le rôle d’un repère temporel, rythmant la journée. Fidèle à ses habitudes, la chaude boule de poils réclamait son câlin du soir.

Toujours ponctuel, toi, une vraie horloge sur pattes !

La mauvaise position prise dans la baignoire sabot la courbatura. Elle se leva. Le mal tapi au plus profond de son dos, engourdi par le bain, se réveilla, ressuscité par l’effort. La douleur opportuniste lui arracha un rictus. Nue devant son miroir, la femme meurtrie s’ausculta de haut en bas. Ni belle ni moche, ni grande ni petite, sa silhouette s’exposait ainsi, abrupte et anodine, maladroitement dessinée par les années de service. Ses cheveux courts bouclés oscillaient de bruns à gris. Les coiffeurs ne gagneraient jamais leur vie avec Samantha. Pas de temps, pas d’argent, pas de volonté. Ses yeux bleus aux iris cerclés de noir accentuaient un regard curieux et triste. Ils rehaussaient un visage creusé, loin du caractère poupon qui l’avait gratifiée d’un charme énigmatique. Son nez aux ailes fortes et aux sillons profonds la désespérait et la rendait jalouse de celui de Sabine : retroussé et bien proportionné.

Le miroir lui renvoya le reflet de l’exténuation. Ses cernes parachevaient l’œuvre désastreuse. Après l’évaluation de la peau flasque de ses joues, elle inspecta les rides profondes du cou et les muscles mous de ses bras. Sa poitrine avait démissionné, définitivement vaincue par la loi de Newton. La suite de l’expertise se porta sur son abdomen. Son embonpoint marqué avait déposé le bilan du renoncement. Il avait néanmoins fondu cet été comme neige au soleil. Samantha avait négligé son corps, oubliant de s’occuper d’elle-même. Elle avait banni le mot séduction de son vocabulaire.

Séduire ? Mais pour quoi faire ? Pour me retrouver sous le joug d’un nouveau tortionnaire ?

À force de scrutation, elle eut le sentiment d’un déficit. La peau de son ventre lui sembla de plus en plus distendue.

Ainsi, c’est ici que se réfugie le crabe, la bête immonde. À quoi peuvent bien ressembler les métastases hépatiques ? Je me renseignerai. Quelle grosseur cette tumeur peut-elle bien avoir ? Si ça se trouve, au beau milieu de la nuit, elle est capable de surgir de mes entrailles, tel « Alien » ou mieux, « The Thing ». Je mourrai alors en donnant naissance à un nouveau monstre qui colonisera la planète…

Cette pensée cauchemardesque dessina un sourire sur son visage. Un psy saurait interpréter ce délire. Elle aimait les films d’horreur et la dérision. La malade n’osa pas poursuivre l’inspection de ses fesses, anticipant le désolant spectacle qu’elle allait s’infliger. Cet audit de son corps se révélait être une mauvaise idée. Il ajouta à son état dépressif.

Samantha se réchauffa d’un bol de pâtes « Bolino » tomate fromage et alluma la télévision. Maurice, heureux, se pelotonna en boule sur ses jambes. Il parvenait enfin au but ultime qui avait guidé sa journée. Anne-Claire Coudray toqua à 19 h 59 dans plusieurs millions de foyers simultanément et égrena les titres de l’actualité. Entre squatteurs, hijab à l’Assemblée, fêtes étudiantes pendant la crise du COVID, et la mort de Roger Carel, rien ne parvint à capter son attention. Son esprit divagua. Elle se projeta de nouveau en 1981.

J’avais dû cacher l’argent. J’avais une peur bleue que Mahdi ne tombe dessus, parce qu’il aurait commencé par le garder pour lui. Et puis comment expliquer sa provenance ?

« Tu sais, Mahdi, mon chéri, j’ai gagné au Loto ! »

Ça ne tenait pas la route un instant. Il se serait énervé, sa jalousie serait montée et j’aurais encore pris une bonne raclée. Cela faisait six mois que nous étions mariés. Depuis ce temps, il avait évolué. En mal ! Nous nous étions installés dans cette petite maison en location. Son salaire de mécanicien et mes ménages nous suffisaient pour vivre à deux. Depuis l’emménagement, je me sentais reléguée au rôle de larbin. Il n’en foutait pas une ! Si l’envie me prenait de porter une jolie robe, il exigeait que j’en change. C’est vrai que je me considérais comme assez mignonne à l’époque. Des cheveux longs et une taille fine, un sourire agréable, la vie nous appartenait.

Le téléphone interrompit ses pensées.

— Bonsoir, comment ça va ? Je ne te dérange pas ? se renseigna Sabine.

— Bonsoir, non, ça va, je viens de m’offrir un festin : pâtes « Bolino » tomate fromage.

— Ah oui, quand même ! Je vois que madame ne se refuse rien. Alors, et ces examens ?

— Euh, eh bien, les médecins ne savent pas trop…

— Ah bon ? Ils vont te proposer d’autres analyses pour déterminer d’où provient cette douleur ?

— Oui, peut-être… Ils semblent un peu perdus, mentit Samantha.

— C’est bizarre quand même ! Il y a un problème ? Tu veux passer demain en parler ? Viens prendre le thé, on va se faire une soirée entre copines. Tu as bien besoin que je te remonte le moral !

Elle va avoir du travail, la pauvre ! Je dois me résoudre à lui avouer la vérité sur ma santé, mais pas au téléphone.

— Oui, d’accord. Tu as raison. C’est une excellente idée. C’est gentil à toi. À demain. Je t’embrasse.

— Moi également, ma belle, bonne nuit.

Sabine qui m’appelle « ma belle ». Quel doux euphémisme ! Elle n’a pas vu le tableau tout à l’heure.

Dissimuler cet argent, symbole de la honte. Au fil du temps, l’infamie d’un tel crime avait évolué en humiliation. Les victimes peuvent ressentir un sentiment de culpabilité. Cela avait été totalement vrai pour moi à l’époque. Qu’avais-je envoyé comme signal déclencheur de cette pulsion ? En tout cas, dans mon état, aujourd’hui, impossible de susciter le moindre intérêt masculin. Et c’est très bien ainsi !

À cette époque, j’ai beaucoup réfléchi au moyen de dissimuler cet argent liquide sans aucun risque. Pour finir, j’ai décidé d’acheter de l’or. Je me suis rendue à Paris lorsque Mahdi traînait avec ses potes. J’avais gardé soigneusement mes billets tout contre mon cœur. J’avais trouvé un bureau de change sur l’annuaire, le « Comptoir Français de l’Or ». J’ai appelé et l’on m’a confirmé que je pourrais acquérir du métal jaune en espèces et sans formalités. Devant la boutique de la rue Vivienne, j’ai hésité. Puis je suis entrée.

J’ai expliqué que je disposais de 50 000 francs, en billets, à convertir. L’employée a eu l’air surprise et m’a examinée de haut en bas et de bas en haut. Elle m’a laissée seule un instant. Plus tard, un homme âgé m’a invitée à le suivre dans son bureau. J’ai étalé mon pactole sur la table. Cinq liasses de vingt « Pascal ». Je lui ai confirmé que je souhaitais les échanger contre de l’or. « Sur quel support désirez-vous ? » J’avais répondu : « Le plus petit volume et le plus discret. »

Il a réfléchi un instant. Il a posé des calculs sur un papier et m’a conseillé : « Le mieux dans votre cas, ce serait des lingotins d’une once. Chacun pèse un peu plus de 31 grammes de métal jaune. Au cours du jour, le prix, frais de conversion inclus, est de 487 dollars, ce qui équivaut à 2 852 francs. »

J’ai écouté son avis et j’ai acheté dix-sept lingotins et deux Napoléon de vingt francs. L’agent de change m’a recommandé de faire établir une facture afin de prouver que cette acquisition m’appartenait. Je suis ressortie avec 540 grammes d’or dans des sachets scellés. J’avais confectionné une bourse plate et longue en tissu, et le métal précieux y avait remplacé les espèces au chaud contre ma poitrine. Je sentais ce pactole plaqué contre ma peau, comme une mère poule couve ses œufs. Je n’en menais pas large.

En arrivant, j’ai déposé mon magot dans un Tupperware® et j’ai enterré la boîte au fond de notre modeste potager près de la haie. Pas de danger ! Je pouvais dormir tranquille. Mahdi ne jardinait jamais et ne risquerait pas de tomber sur mon trésor. Moi, je cultivais des tomates et quelques poireaux rabougris, je veillais ainsi sur le fruit de mon malheur.

Maurice roupillait profondément en poussant des petits grognements de contentement. Samantha se mit au lit et ouvrit son PC portable. Elle « googlelisa » pendant trois heures tout ce qu’elle pouvait dénicher sur les tumeurs du pancréas. Elle décortiqua tous les résultats : articles médicaux, forums de discussion, interviews et témoignages. En peu de temps, la malade devint experte en anatomie. Elle maîtrisait les notions de cellules exocrines et endocrines et apprit que ce genre de cancers est associé à un taux de survie ridiculement faible. À l’évidence, le docteur Legrand disait vrai. Dans quelques semaines, elle quitterait ce monde qui ne l’aimait pas. Elle s’expliquait maintenant l’émergence récente de son diabète et son brusque état dépressif. Malgré son stoïcisme apparent, cette lecture lui donna l’envie de crier. Vaincue, elle s’endormit d’un sommeil agité, peuplé de monstres jaillissant de ses entrailles.

3

Samedi 19 septembre 2020

Samantha se levait toujours tôt, bien trop tôt, même lorsqu’elle ne travaillait pas. Les douleurs dans son dos se manifestaient le matin. Elle se retrouva fatiguée, harassée de son cauchemardesque combat nocturne.

Si tu es déjà crevée maintenant, ça ne va pas être joli joli après la première série de chimio. Tu vas être bonne à ramasser à la petite cuillère, ma vieille.

Samantha eut du mal à avaler son café. Rien ne passait. Elle aéra l’appartement. Le temps couvert allait s’améliorer et offrirait un généreux 27 °C à la région parisienne. Coiffée, habillée, dix minutes suffirent pour se rendre boulevard Paul-Vaillant-Couturier chez BioGroup. Sur le trottoir, une secrétaire effectuait un tri entre les personnes asymptomatiques au COVID et les autres. La malade montra son ordonnance et fut dirigée dans la file des cas prioritaires. L’employée lui confirma que le résultat serait bien envoyé au professeur Duriel à Villejuif lundi matin, dernier délai.

Une heure et un écouvillon fouineur plus tard, la quinquagénaire accompagnée de son vague à l’âme flâna au parc des Beaumonts. Elle apprécia la délicatesse de cette fin d’été, humant la volupté de sa nouvelle liberté. Elle revint en ville et décida de déjeuner au restaurant, en extérieur.

Je peux bien m’accorder ce plaisir. Je veux partir sans trop de regrets. Et puis si ça se trouve, tout sera de nouveau fermé dans quelques jours.

Samantha s’installa à la terrasse du « Capri », offrant son visage à l’air doux de septembre. Ses sens, en éveil, captaient chaque manifestation de la vie alentour.

La mort qui guette le condamné, l’incite-t-elle à traquer la moindre parcelle de bonheur simple dans un dernier soubresaut ?

Après un plat de tagliatelles carbonara, Samantha rentra chez elle.

Tant qu’à penser à moi, autant se rendre compte tout de suite à quoi pourrait bien ressembler une perruque qui dissimulerait ma future alopécie.

La femme de ménage passa deux heures sur le Web à étudier le sujet. L’assurance maladie avait revalorisé le remboursement des « prothèses capillaires » au printemps 2019. Grâce à son pactole, s’offrir une nouvelle tête composée de trente pour cent de cheveux naturels avec un reste à charge de quatre-cents euros ne posait pas de difficultés.

Toutes sortes de sites vendaient des produits constitués de véritables cheveux. Bien plus chers à l’évidence. Samantha se laissa séduire par le modèle « Catwalk Deluxe – Gisela Mayer – Classe II ». Un joli carré en harmonie avec son visage rond. Cette coiffure la métamorphoserait. Elle s’intéressa aussi à un autre article meilleur marché et plus proche de son style. Une occasion de changer par une transition en douceur ; la perruque « Storyville espresso mix – Ellen Wille » lui façonnerait une tête aux mèches bouclées, assez similaire à sa physionomie actuelle. Ses quelques reflets gris deviendraient de l’histoire ancienne.

Ces deux modèles, ce serait pas mal ! Chevelure blonde raide au carré ou brune frisée. Au choix. Ça plaira au docteur Legrand au moins ! Et puis, ça ne m’irait pas si mal, je pense. Surtout que je peux faire un essai sans engagement. Je dois y réfléchir.

Samantha s’apprêta, joyeuse de rejoindre Sabine. Elle s’obligea à se chouchouter et passa une robe verte fleurie, bien de saison. Le trajet vers l’immeuble cossu de la rue de Mora à Enghien-les-Bains, où résidait son amie, lui prit quarante-cinq minutes. En arrivant à destination, elle eut honte de son tacot, une antique Renault Twingo de 2005, cabossée par la vie, à l’image de sa propriétaire.

Je fais un peu tache dans le paysage avec ma poubelle ! Surtout vert pomme, on ne voit que moi à côté des gros SUV à cent-mille euros qui peuplent le quartier.

Sabine Dubosc et Samantha Mitchell s’étaient retrouvées veuves bien avant l’heure. Samantha avait perdu son mari dans des circonstances tragiques en 1995. Les deux copines s’étaient connues la veille de la mort de Mahdi. De ce drame était née une amitié durable. De son côté, Maxime, l’époux de Sabine, avait succombé à une crise cardiaque, à 55 ans, en 2009.

Du vivant de Maxime, elles se voyaient épisodiquement. Samantha épaulait Sabine de temps à autre, dans son association d’aide aux conjoints victimes de violences. Lorsque Sabine se retrouva veuve à son tour, les deux femmes s’étaient rapprochées et avaient partagé de bons moments empreints de complicité.

La cancéreuse resta quelques instants dans la Twingo, se remémorant leur rencontre. Mahdi, sans le vouloir, avait contribué à cette amitié.

Les premiers mois suivant notre union, mon mari participait peu aux tâches domestiques. Après tout, je faisais déjà des ménages. Pourquoi ne pas continuer à la maison ? Éprise et aveuglée par l’amour, je ne protestais pas.

Mahdi a été embauché comme mécanicien auto à Pantin. Tout se passait bien, hormis sa jalousie maladive. Elle s’invitait de plus en plus entre nous. Mon viol est arrivé, et je ne regrettais pas mon choix de le lui avoir caché. Lui avouer aurait été plus dramatique encore. Mal à l’aise, traumatisée et silencieuse, je me suis refusée à lui pendant quelques semaines. Il a pensé que je le trompais et s’est raconté tout un tas d’histoires. Marc est né en mars 1982. Un beau bébé aux yeux marron comme son papa. Mais qui était son père ? Malcolm Bernard le violeur ou Mahdi ? Tous les deux bruns au regard foncé. Obnubilée par cette question, j’ai conservé des cheveux de Mahdi et de Marc. Longtemps après la mort de mon mari, en 2012, lorsque les tests ADN à l’étranger se sont démocratisés, j’ai envoyé les échantillons à un laboratoire. Le résultat revint négatif. J’avais dû me rendre à l’évidence, Marc était le fruit du viol. Le monstre avait engendré un fils.

Les soupçons injustifiés de Mahdi à mon égard conféraient à la pathologie. Il me cognait au moindre doute et me maintenait sous son emprise. Le schéma classique de la femme battue incapable de dénoncer son bourreau s’installait. Il changeait progressivement et fréquentait la mosquée avec assiduité. En 1994, la religion musulmane entra dans notre maison pour de bon. Croyant et pieux, il portait la barbe et une djellaba. Sa dévotion usurpait sa vie. Il a continué à me délaisser, me considérant comme juste bonne à m’occuper du ménage. J’étais devenue une ombre ouvrière dans mon propre foyer. L’année suivante, Mahdi a été viré de son boulot après avoir tabassé un client. Celui-là devait voter Front national. Ce n’était pas une excuse, et l’affaire s’est terminée par un simple rappel à la loi et la surveillance de ses activités.

Mahdi fréquentait souvent la mosquée et me laissait tranquille. Ça me faisait des vacances ! Plus tard, il a été mis en cause dans un dossier d’attaque à main armée. Les flics ne disposaient d’aucun élément contre lui. Les policiers l’ont libéré, conscients qu’ils ne parviendraient à rien sans preuve ni témoignage. Sa garde à vue n’avait duré que vingt-quatre heures. Mahdi était soupçonné d’avoir braqué la bijouterie « Monart » dans le Marais. Je me souviens que ce soir-là, de retour à la maison, tournant comme un lion en cage, il m’avait fait jurer de lui fournir un alibi. Il m’avait ensuite donné un bon coup dans l’épaule et le bras droit en me menaçant de mort si jamais je parlais. Quatorze ans après, mon histoire ressemblait à un jour sans fin. J’ai promis… Plus tard, dans le cadre de cette affaire, j’ai été convoquée à Paris. C’est là que j’ai rencontré la juge Berg et sa greffière : Sabine Dubosc.

J’étais terrifiée. J’avais mûri ma décision. Je me suis retrouvée au palais de justice, la magistrate en face de moi et Sabine à ma droite. C’était une belle journée de juin 1995. Je portais une robe à manches courtes.

— Bonjour, madame Belkacem, merci de vous être déplacée. Vous devez prêter serment. Madame Belkacem, jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?

— Je le jure, avais-je répondu avec timidité.

— Nous soupçonnons monsieur Mahdi Belkacem d’avoir attaqué la bijouterie « Monart » rue de Fourcy à Paris le 7 juin de cette année. Monsieur Belkacem a affirmé, lors de sa garde à vue, avoir passé l’après-midi avec vous à votre domicile. Ma question est simple : madame, confirmez-vous cet alibi ?

— Non, avais-je répondu sur un ton déterminé.

Enfin ! Je m’étais libérée et j’avais su dire non. De cette abrupte négation était né le premier acte de ma révolte.

— Bien. Cela a le mérite de la franchise. Pouvez-vous nous préciser où vous étiez à 15 h, le 7 juin, et avec qui ?

— Ce jour-là, j’étais à mon domicile, seule avec mon fils, puis nous nous sommes rendus à 15 h 30 chez le médecin. Mon mari est rentré vers 18 h. Il m’a menacée, afin que je déclare avoir passé tout l’après-midi avec lui.

— Vous confirmez que c’était bien le mercredi 7 juin ?

— Oui, tout à fait, madame la Juge. Vous pourrez vérifier auprès du docteur Legrand, allée Tino Rossi à Montreuil.

— Merci, madame. Sabine, je vous prie, pouvez-vous faire signer sa déposition à madame Belkacem ?

Cette fois, j’avais cessé de me considérer comme faible et j’avais trouvé le courage de dénoncer le pourri qui partageait ma vie. En plus, ce salaud avait braqué une bijouterie à main armée. C’est ainsi que j’ai rencontré Sabine, dans le bureau de la juge.

Un automobiliste klaxonna au loin. Samantha sursauta et reprit contact avec la réalité. Elle perçut une douleur semblable à une pique au niveau du cœur à force de ressasser ces vieux souvenirs.

Est-ce ainsi lorsque la mort s’approche ? C’est humain de repenser à sa vie. Tout mettre en ordre, tout ranger et tout solder avant de partir. Tu as quatre mois à vivre avec cette angoisse diffuse au fond de toi. Et si le docteur Legrand s’était trompé ? Si je disparaissais avant l’échéance ? Ou au contraire, si je disposais de plus de temps, si je survivais ?

Elle sortit de la voiture et sonna à l’interphone.

Sabine, impatiente, ouvrit sa porte et accueillit son amie le sourire aux lèvres. Sappho, une chienne spitz poméranienne toute blanche aboya comme à son habitude.

Une vraie peste ! Je ne lui en veux pas, c’est sa nature.

L’animal de compagnie sautillait sans cesse et gémissait en implorant une caresse. À trois ans, cette petite bête réclamait de l’attention. Sabine regrettait quelquefois d’avoir adopté cette boule de poil bondissante. Ses jappements pour un oui ou pour un non finissaient par l’agacer. Sappho cependant se rattrapait par son caractère affectueux et attachant.

Quelle teigne celle-là ! Si Maurice était là, il lui flanquerait une bonne correction. Sappho n’en mènerait pas large !

— Sappho, arrête de sauter et d’aboyer, bon sang ! Tu la connais à force. C’est Sam, tenta Sabine sans trop y croire.

— Laisse, il n’y a pas de mal. Elle est si mignonne, mentit sa copine.

Samantha n’avait jamais estimé Sappho, qu’elle jugeait hyperactive. Et puis, elle appréciait les « vrais » chiens. Les canidés de grande taille, eux, n’éprouvaient pas le besoin de gambader dans tous les sens afin de quémander de l’affection. L’idée de s’imposer ce genre d’animal dans son petit logement ne lui avait jamais traversé l’esprit. Et puis Maurice, dans son style, possédait toutes les qualités d’un bon compagnon.

Les deux amies évitèrent de s’embrasser et se donnèrent un coup de coude en rigolant. Sabine, heureuse de recevoir, restait perplexe en repensant à la conversation téléphonique de la veille.

La prolétaire, à chacune de ses venues, admirait le talent de l’architecte d’intérieur. Quel beau travail ! L’appartement, aux grands volumes inondés de lumière, happait le visiteur par son luxe discret. Les baies vitrées du séjour-salon, orientées au sud-ouest, offraient une vue dégagée sur le lac d’Enghien. Un mobilier contemporain et de style « Art déco » agrémentait des murs clairs exposant des copies d’œuvres impressionnistes. Les sols parquetés de châtaignier massif ajoutaient au raffinement. La cuisine habillée de meubles laqués blancs et équipée d’ustensiles semi-pro ressemblait à un rêve de candidats à « Top Chef ». Comble de l’opulence, la spacieuse salle de bains proposait même un jacuzzi à quatre places. Enfin, une large terrasse attenante au séjour-salon permettait à la riche sexagénaire de bronzer à domicile.

Sabine, en grande coquette, prenait un soin particulier à entretenir son image.

Tout mon contraire !

La greffière rencontrait beaucoup de monde au palais de justice et tenait à toujours être tirée à quatre épingles. Même si la juge recevait toutes sortes de gens peu recommandables, hors de question que son assistante soit mal fagotée. À 61 ans, ce petit bout de femme avait réussi à s’imposer comme une auxiliaire appréciée. Madame Berg aimait par-dessus tout le travail d’instruction et en particulier les dossiers criminels. C’est pourquoi elle avait refusé toutes les promotions. Sabine et elle œuvraient ensemble depuis 1990. La magistrate appréhendait le départ à la retraite de sa précieuse collaboratrice. Son esprit pragmatique se révélait d’une grande efficacité, et le binôme jouissait d’une féroce réputation. Les membres de la voyoucratie parisienne convoqués en audition redoutaient la confrontation avec ce duo de choc.

Sabine accueillit sa copine. Les deux amies se sourirent. Comme à son habitude, toute pomponnée, la fonctionnaire se sublimait dans sa nouvelle robe « Zimmermann ». Dans cette toilette d’un blanc nacré assortie au pelage de Sappho, un tel équipage, véhiculé par une Rolls-Royce immaculée, gagnerait à coup sûr le concours d’élégance Richard Mille de Chantilly.

Petite et menue, ses yeux sombres contrastaient avec sa longue chevelure blonde. Depuis quelques années, la greffière dépensait des fortunes en coiffeur afin de conserver cette couleur « blé n’attendant plus que la moisson » qu’elle affectionnait tant. Un visage harmonieux où trônait un nez moyen et retroussé la rendait fière chaque matin. Maquillée avec application, son teint hâlé trahissait les heures passées sur sa terrasse l’été, en institut de soins l’hiver. Esclave de son look, elle entretenait son corps par des séances de coaching intense à la salle de sport et une alimentation surveillée. Un brin prétentieuse, Sabine avait avoué un jour à son amie avoir craqué pour une mammoplastie pratiquée par le célèbre docteur Brochard. Le chirurgien esthétique, coqueluche des stars, l’avait délestée de l’équivalent de sept mois du salaire de Samantha. Elle n’avait pas regretté son argent. Quelques semaines plus tard, par un chaud après-midi de juillet, les deux copines allongées sur des transats offraient leur peau aux rayons du soleil. Sabine n’avait pas résisté à l’envie de se libérer de son haut de maillot de bain. Dans le même mouvement, elle s’était cambrée dans un réflexe de fierté.

— Tu en penses quoi ? avait-elle minaudé, sur le ton ingénu d’une Lolita.

Le galbe sensuel et la parfaite proportion de la poitrine de la coquette avaient créé un trouble chez Samantha. Cette fugace vision avait fait naître, sans prévenir, une irrépressible attirance qu’elle s’était empressée d’inhiber au plus profond d’elle-même.

— Euh, le docteur Brochard a réalisé un travail formidable. Tu es superbe, avait-elle commenté, mal à l’aise. Elle écourta la conversation.

La vaniteuse avait capté la brève émotion suscitée par son buste offert. Honteuse de sa capricieuse suffisance, elle s’en voulut d’avoir succombé à ce piètre orgueil, surtout vis-à-vis de Samantha qu’elle aimait tant. Mais pour Sabine, le soin consacré à son corps tournait à l’obsession.

Elle disposait de moyens financiers conséquents depuis la disparition de son mari. Maxime Dubosc, grand patron durant toute sa vie, présidait un groupe de services informatiques en pleine expansion au moment de son décès brutal.

À la mort de Maxime, Sabine avait vendu 66 % de ses parts aux cadres supérieurs de la société. Elle conservait ainsi une minorité de blocage et des revenus réguliers par le versement de dividendes. La veuve ne se sentait pas l’âme managériale. Diriger : très peu pour elle. Lorsque l’on exerce comme greffière, on ne se glisse pas dans la peau d’un chef d’entreprise du jour au lendemain. Elle aimait bien trop son indépendance pour cela. À l’époque, elle avait choisi de ne pas devenir mère pour cette raison.

À son âge, et avec sa fortune, elle aurait pu s’arrêter de travailler. Cependant, pratiquer son métier lui procurait un immense plaisir. Œuvrer au service de la justice, même comme petite main, l’enthousiasmait. En plus de sa passion à l’égard de sa personne, l’héritière consacrait beaucoup de temps à la présidence d’une association de soutien aux femmes victimes de violences conjugales, qu’elle avait fondée trente années auparavant.

Les deux amies, exactes opposées l’une de l’autre, restaient néanmoins attachées à leur liberté. Elles ne partageaient leur existence avec personne hormis Maurice et Sappho. Oxymore de la vie, Samantha et Sabine formaient un duo contrastant : triste et accablée pour l’une, joyeuse et épanouie pour l’autre.

— Alors, ma chérie ? Toujours resplendissante ! Ce sont les températures de cette fin d’été qui te donnent ce teint de mannequin ? complimenta la sursitaire.

— Oui, tu as raison, moi qui adore lézarder au soleil, cette année je suis servie. Bon et toi, tu as l’air bien aussi, à part ces méchants cernes sous les yeux. Tu dors comme il faut au moins ?

— Euh, oui, ça va… éluda-t-elle.

— Sam chérie, je prépare le thé et je suis à toi. Installe-toi tranquillement sur la terrasse en attendant.

4

Samantha s’allongea sur un canapé qui meublait la largeur de la terrasse.

Quel bonheur de voir Sabine ainsi ! Si belle, si épanouie. Ma chère Sabine qui m’a tant soutenue à la mort tragique de Mahdi.