Le violon du tzigane - Delly - E-Book

Le violon du tzigane E-Book

Delly

0,0
0,49 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Le premier appel, lancé d’une voix rude, témoignait déjà d’une certaine impatience ; le second se fit irrité, le troisième revêtit une intonation menaçante.
Mais personne n’y répondit.
Et la vieille servante, ses gros sourcils blancs furieusement froncés, rentra dans sa cuisine en grommelant :
– Encore à courir, cette mauvaise bohémienne ! Attends un peu, je te recevrai comme il convient, tout à l’heure !
Cependant, la voix d’Aglaja était fort bien parvenue aux oreilles de la destinataire. Mais la petite tête brune de Mirka avait répondu à l’appel par un mouvement de défi, et le maigre petit corps vêtu de vieux vêtements déteints s’était enfoncé plus commodément encore dans le trou creusé du hêtre centenaire où Mirka avait élu domicile.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Delly

Le violon du tzigane

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383836506

Première partie

I

Mirka !... Mirka !... Mirka !...

Le premier appel, lancé d’une voix rude, témoignait déjà d’une certaine impatience ; le second se fit irrité, le troisième revêtit une intonation menaçante.

Mais personne n’y répondit.

Et la vieille servante, ses gros sourcils blancs furieusement froncés, rentra dans sa cuisine en grommelant :

– Encore à courir, cette mauvaise bohémienne ! Attends un peu, je te recevrai comme il convient, tout à l’heure !

Cependant, la voix d’Aglaja était fort bien parvenue aux oreilles de la destinataire. Mais la petite tête brune de Mirka avait répondu à l’appel par un mouvement de défi, et le maigre petit corps vêtu de vieux vêtements déteints s’était enfoncé plus commodément encore dans le trou creusé du hêtre centenaire où Mirka avait élu domicile.

Elle était si bien ici, loin de Mlle de Holsenheim et d’Aglaja ! Et ce coin du parc de Rosdorf était si joli ! Elle serait grondée, peut-être battue tout à l’heure, mais tant pis ! Une fois de plus ne comptait guère, et elle aurait au moins passé une bonne après-midi près de ce joli petit lac couvert de nénuphars et moiré de grandes plaques étincelantes par le soleil à son couchant.

Et puis elle se trouvait au milieu de ses arbres, ses chers arbres. Ils étaient ses seuls amis, elle leur parlait comme à des êtres intelligents et elle écoutait leurs réponses Car ils lui répondaient. L’enfant des bohémiens, la fille des races errantes, découvrait un sens au frémissement des feuilles soulevées par la brise, au craquement des branches, aux bruits mystérieux courant à travers les futaies de Rosdorf et de la forêt d’Harbenheim, sa voisine. Au printemps, elle se réjouissait à la montée de la sève, à l’éclosion des petites feuilles vert tendre ; à l’automne, elle pleurait lorsque le sol se couvrait des dépouilles jaunies de ses amis. Elle s’inquiétait si l’été était torride et, l’hiver, venait admirer leur blanche parure, se réjouissant depuis que Lohn, le vieux domestique à tout taire de Rosdorf, lui avait appris que la neige ne les incommodait pas, bien au contraire.

Elle leur confiait tous ses chagrins, elle leur racontait toutes les amertumes dont l’abreuvaient Mlle Adèle de Holsenheim et sa servante, toutes les souffrances de sa vie de petite paria, d’enfant méprisée. Les géants centenaires avaient vu couler ses larmes, ils avaient entendu les paroles de colère et de haine sortant parfois de cette petite bouche enfantine

Car Mirka haïssait ces deux femmes. Et qui donc lui aurait appris que ce sentiment était répréhensible ? L’enfant avait poussé à l’aventure, sans direction morale, laissé aux instincts bons ou mauvais de sa nature. Celle-ci était ardente, orgueilleuse en même temps que très aimante, affamée d’un peu d’affection. De l’affection ! Personne ne lui en avait jamais témoigné à Rosdorf. Tous la détestaient, sauf peut-être le vieux Lohn. Cet homme taciturne et morose se montrait juste envers l’enfant, à défaut de réelle sympathie.

– Pourquoi cela ? se demandait Mirka. Serait-ce parce que je suis bohémienne ? Quand ils m’appellent ainsi, ils ont toujours l’air de me dire une injure. Lohn m’a expliqué que c’était des gens qui s’en allaient partout et qui n’avaient de demeure nulle part. Il paraît qu’on ne les aime pas parce qu’ils sont souvent voleurs. S’ils prennent ce qui leur faut à de méchantes gens comme Mlle de Holsenheim, ils ont bien raison.

Comme on le voit, les notions de morale de Mirka étaient assez restreintes. Et cependant, par une honnêteté innée, jamais l’enfant privée de tout n’avait commis la faute qu’elle approuvait chez ceux dont elle était issue.

Une bohémienne ?... Oui, vraiment, elle en avait la chevelure d’un noir intense et les yeux sombres et superbes, tour à tour farouches, presque violents, et doux, caressants, pleins de charme. Mais le teint ? Une fille de bohémien avait-elle jamais eu cette carnation idéale, d’un blanc laiteux, telle celle d’une enfant du Nord ?

*

D’où venait Mirka ? Personne ne le savait. Mlle de Holsenheim l’avait rapportée un jour, tout petit bébé chétif, au retour d’un voyage en Autriche. C’était, avait-elle dit, une petite tzigane abandonnée par les siens et recueillie par charité.

On avait d’autant plus admiré cette action que Mlle Adèle n’avait pas précisément la réputation de posséder un cœur très sensible aux misères d’autrui.

Sous sa frêle apparence, l’enfant devait posséder une robuste constitution, car, malgré le quasi abandon où on l’avait laissée à Rosdorf, elle s’était élevée, telle qu’une petite plante, sauvage, jamais malade, supportant toutes les intempéries dont personne ne songeait à la préserver.

Jusqu’à sept ans, on l’avait laissée courir tout le jour à travers le parc, sans s’occuper d’elle autrement que pour la gronder et la corriger lorsqu’elle rapportait une déchirure à ses vieux vêtements ou que, pressée par la faim, elle demandait à Aglaja un morceau de pain supplémentaire.

Mais un jour, la vieille servante lui avait dit :

– Tu as sept ans maintenant, il faudra désormais que tu gagnes ta nourriture, fainéante. Je vais t’apprendre à travailler, et ce sera fini de baguenauder toute ta journée.

Dès lors avaient commencé pour l’enfant des jours pénibles. Aglaja était brusque, maussade ; elle prenait un évident plaisir à molester Mirka, à la charger de besognes difficiles, à l’accabler de reproches injustes. Très fière, rendue un peu farouche par sa vie solitaire et presque sauvage, la petite tzigane se révoltait, refusait d’obéir. C’étaient alors des coups, des punitions disproportionnées avec la faute. Aglaja était laissée absolument maîtresse de Mirka par Mlle Adèle, qui approuvait et encourageait sa servante.

L’enfant était demeurée dans une ignorance absolue. On ne lui laissait pratiquer qu’une vague religion consistant en une prière qu’Aglaja l’avait obligée à apprendre et lui faisait réciter de temps à autre, quand l’idée lui en passait par la tête.

Tenue tout le jour sous la férule de la vieille femme. Mirka éprouvait une sensation de bonheur lorsqu’elle pouvait y échapper quelques instants, comme en ce moment où elle était là, près du lac, toute seule, regardant le soleil, disparaître derrière les futaies du parc.

Elle demeura là jusqu’au crépuscule. Alors, lentement, elle revint vers le château.

Au bout de la grande allée se distinguait encore, dans le demi-jour, la masse sombre des vieux bâtiments, demeure patrimoniale des barons de Holsenheim. La noble race était tombée en quenouille. Isidora de Holsenheim, la nièce de Mlle Adèle et l’héritière des biens de la famille, avait épousé un roturier, Friedrich Halder, directeur d’une importante manufacture et possesseur d’une grosse fortune.

Rosdorf lui appartenait, mais elle n’y venait jamais. Le château, vieux et délabré, était une demeure indigne de l’élégante et mondaine Mme Halder.

Chaque année, Mlle de Holsenheim allait passer quelque temps chez elle, à M... Précisément, elle devait en revenir ce soir, ainsi qu’un mot dit par Aglaja l’avait incidemment appris à Mirka.

Comme l’enfant arrivait tout près du château, une silhouette s’encadra dans l’ouverture du vieux porche de pierre couvert de lierre qui conduisait aux écuries,

– Qu’est-ce que tu faisais donc, Mirka ? dit la voix sans timbre de Lohn. Voilà Aglaja en fureur après toi, tu vas passer un mauvais quart d’heure.

L’enfant secoua énergiquement sa tête brune.

– J’ai eu une bonne après-midi, j’aime mieux cela, monsieur Lohn.

– Mais tu vas encore manger ton pain sec et coucher sur la paille, dit-il d’un ton grondeur. Après tout, ça te regarde, tu es libre de choisir ce qui te plaît le mieux.

Il se renfonça sous le porche, et Mirka s’élança délibérément vers la cuisine.

La vaste pièce, maigrement éclairée par un lumignon fumeux, était déserte. Mais, par une porte entrouverte, un bruit de voix parvint jusqu’à Mirka. À l’organe rude d’Aglaja se raclait une voix sèche et coupante. Mlle de Holsenheim était là.

– Cette petite vaurienne n’est pas encore revenue, croyez-vous, gracieuse demoiselle ! Aujourd’hui où j’avais tant d’ouvrage à lui donner !

– Il faut la punir sévèrement, Aglaja. Cette enfant a besoin d’être matée. J’en ai parlé à Isidora, elle est aussi d’avis qu’il faudra la placer dans quelque établissement charitable à l’usage des enfants miséreux. Là, on saura bien l’obliger à travailler. Du reste, ma nièce jugera elle-même de ce que vaut l’enfant pendant son séjour ici.

– Ah ! Mademoiselle, je suis encore toute abasourdie de la nouvelle ! Mme Halder se décide enfin à revenir à Rosdorf.

– Oui, son mari veut y donner de grandes chasses, et surtout ils désirent profiter des fêtes, des réunions de toutes sortes, plus merveilleuses les unes que les autres, dont Volenstein sera le théâtre.

– Ah ! on en fait des arrangements, là-bas. Annchen Hempel, qui est engagée comme fille de cuisine, dit que ce sera pire qu’un palais.

– Ces Liehman ont une fortune incalculable et mènent un train de princes. J’ai vu Mme Liehman à Wiesbaden où nous avons passé quelques jours. Mme Halder a d’intimes relations avec elle. C’est une jolie personne, très mondaine, très gracieuse. Mais son fils a une morgue épouvantable...

Une sourde rancune vibrait soudain dans l’accent de Mlle Adèle.

– Les enfants d’Isidora voudraient devenir ses amis, mais ce jeune personnage les traite du haut de sa grandeur. Ils espèrent cependant qu’ici, étant données la proximité des deux châteaux et les relations plus fréquentes, ils arriveront à leurs fins.

– Mais pourquoi ne le laissent-ils pas de côté, cet individu qui les traite avec si peu de façon ? Pourquoi courent-ils après lui ?

– C’est que, vois-tu, Aglaja, les Liehman occupent, par leur fortune et leurs relations, une telle position en Allemagne ! Leur influence dans tous les milieux est immense, et M. Halder a expérimenté plus d’une fois, pour ses affaires, la nécessité du puissant appui de Conrad Liehman. De même, pour l’avenir de Tankred et d’Hermann, il peut être d’un inestimable secours. Et si la petite Camilla, qui promet d’être fort jolie, pouvait plus tard plaire au jeune Reinhold Liehman !

– Eh là ! Mme Halder voit de loin. Mlle Camilla n’a pas douze ans, n’est-ce pas ?

– Non, pas tout à fait. Mais il n’est jamais trop tôt pour préparer ses petites combinaisons. Nécessairement, Isidora va se voir obligée de faire faire quelques réparations ici, par exemple. Son mari doit venir un de ces jours pour examiner cela.

– Ah ! bien, ça va nous en donner du tracas ! grommela Aglaja.

En prononçant ces paroles, elle s’avançait vers la porte qu’elle ouvrit toute grande. Son regard tomba aussitôt sur la petite fille, debout au milieu de la cuisine.

– Ah ! Te voilà, mauvaise créature ! Et tu écoutais sans doute ce que nous disions, hein, vaurienne ?

Elle s’approchait et, saisissant le bras de l’enfant, le secouait violemment.

– Te n’écoutais pas ; j’ai entendu parce que vous parliez très haut, dit Mirka en couvrant la servante d’un regard de défi.

– Bohémienne de malheur, qu’as-tu fait toute l’après-midi ? N’as-tu pas entendu que je t’appelais ?

Jamais Mirka n’avait menti. Et, cette fois encore, elle répondit intrépidement :

– Oui, j’ai entendu.

Le large visage blême d’Aglaja s’empourpra soudain.

– Tu m’as entendue !... et tu n’es pas venue ! bégaya-t-elle, la gorge serrée par la colère. Vous voyez... vous voyez, gracieuse demoiselle !

Mlle de Holsenheim, qui venait d’apparaître au seuil de la cuisine, s’avança de deux pas.

– En effet, c’est une révolte complète. Voilà une enfant qui aura besoin d’être bien matée. Tu vas la mettre au cachot, Aglaja, avec un petit morceau de pain et un peu d’eau. Ce sera plus que suffisant pour une créature de son espèce.

Et pivotant sur ses talons, Mlle Adèle s’éloigna en balançant sa petite taille replète, qu’épaississait encore une robe gris clair, mal coupée, datant au moins d’une dizaine d’années.

– Ah ! oui, tu iras au cachot, mais après que tu auras fait mon ouvrage, marmotta Aglaja en administrant une bourrade à l’enfant ; tu verras si je ne saurai pas te faire marcher, mauvaise graine, coureuse de grands chemins !

 

II

 

Le monotone flic-flac de la pluie rompait seul le silence de la grande cuisine où Mirka finissait d’écosser un panier de petits pois. De temps à autre, le regard de l’enfant se dirigeait, par la porte ouverte, vers le parc noyé de brume, et il semblait que la tristesse ambiante se reflétât dans ses grandes prunelles noires et farouches.

Aujourd’hui arrivait toute la famille Halder. Et Mirka ne voyait pas approcher ce moment sans appréhension. Évidemment, ces étrangers seraient pour elle des tyrans supplémentaires, ainsi que le faisaient prévoir les menaces de Mlle Adèle et d’Aglaja.

– Tu verras, quand Mme Halder sera là ! Ah ! nous trouverons bien un moyen de te faire obéir, méchante créature !

Car Mirka avait renouvelé plusieurs fois son escapade, malgré corrections et punitions. Elle avait soif de grand air, de liberté, soif surtout de se trouver loin de Mlle Adèle et d’Aglaja.

La vieille femme était plus atrabilaire que jamais, depuis que les ouvriers avaient envahi Rosdorf afin d’y faire les réparations indispensables. Dame Aglaja détestait les changements. Et sa bile se déversait sur la pauvre Mirka.

Aujourd’hui les tapissiers finissaient de poser les rideaux et de réparer les blessures de quelques-uns des vieux meubles de grande valeur qui ornaient le château. Aglaja avait dû, depuis le matin, s’astreindre à les surveiller, Mlle de Holsenheim étant en proie à une crise de rhumatismes aigus. Voilà pourquoi Mirka se trouvait seule en ce moment, bien tranquille dans la cuisine où se répandait un appétissant parfum de bouillon.

Mais hélas ! Voici que s’entendait un pas lourd, trop connu. Aglaja entra en disant d’un ton rogue :

– Va-t-en vite chez Anna Büntz voir si elle a encore des poires comme celles de la semaine dernière. Mme Halder et M. Tankred aiment beaucoup les fruits, mais les bons seulement, et nos poires ne valent pas grand-chose cette année. Dépêche-toi, pour que je puisse leur en offrir quand ils arriveront, en leur servant le café.

Mirka jeta un regard au dehors. La pluie, jusque-là assez fine, se changeait en averse. Cependant, elle se leva sans faire d’observation, ôta son tablier et jeta sur ses épaules un mince petit châle usé et déteint. C’était le seul vêtement que la munificence de Mlle de Holsenheim eût jamais accordé à Mirka.

L’enfant sortit du château, puis du parc par une petite porte donnant sur un sentier de la forêt qui commençait au seuil même de Rosdorf.

Mirka se hâtait, car au bout de cinq minutes ses vêtements étaient déjà transpercés. Et la demeure d’Anna Büntz, la femme d’un garde forestier de Rosdorf et la nièce de Lohn, se trouvait à deux kilomètres du château.

Bientôt, la petite fille se mit à courir. La pluie lui fouettait le visage et elle la sentait couler en petits ruisseaux le long de son cou. Enfin, voici qu’apparaissait la maison forestière, bâtie dans un large espace découvert qui avait permis à Hans Büntz de se créer un fort gentil jardin fruitier.

Mirka frappa et, sur l’invitation qui lui en fut faite par une voix féminine, entra dans une salle d’une méticuleuse propreté, où une jeune femme fraîche et robuste cousait, tout en conversant avec Lohn, confortablement assis dans un grand fauteuil de paille.

– Eh ! ma pauvre petite, que vous est-il arrivé ?

Tout en prononçant ces mots, la jeune femme se levait et s’approchait de Mirka qui s’était arrêtée près du seuil.

– Dame Aglaja m’envoie chercher des poires, répondit une petite voix un peu enrouée.

– Par ce temps !... et si peu couverte !... C’est une pitié, mon oncle !

Elle se tournait vers Lohn qui s’était un peu soulevé et regardait l’enfant en fronçant ses gros sourcils.

– Allume une flambée, qu’elle se sèche et se réchauffe, dit-il brusquement. Et puis, tu as peut-être bien quelques vêtements à lui donner pour changer ?

– Les vêtements de Roschen ? dit Anna avec hésitation.

– Eh ! oui, ceux-là si tu veux ! dit-il du même ton brusque. Ferme cette porte Mirka, et avance donc.

En quelques instants, l’active Anna avait fait flamber les rondins qui remplissaient l’âtre. Puis, elle disparut et revint peu après, portant de petits vêtements modestes mais propres et chauds, dont elle s’empressa de revêtir Mirka.

– Ils lui vont tout à fait bien ! murmura-t-elle en se tournant vers Lohn dont le regard s’attachait avec une sorte de fixité douloureuse sur la petite robe de lainage brun garnie de boutons de nacre.

Il passa lentement sa main sur son front dégarni.

– Ce n’est pas étonnant, « elle » avait son âge, dit-il d’une voix un peu rauque. Maintenant, Anna, prépare-lui quelque chose de chaud à boire... Reste assise près du feu, Mirka.

– Mais dame Aglaja m’avait dit de me dépêcher, répliqua l’enfant très perplexe. Elle attend les poires pour l’arrivée de...

Un geste impatienté de Lohn l’interrompit.

– Eh bien ! Elle ne les aura pas, voilà tout ! Ne t’inquiète pas de cela, je m’en occuperai. Avant tout, il faut que tu te sèches bien, car tu finirais par prendre mal. Et, ma foi, je ne veux pas entrer là-dedans ! acheva-t-il entre ses dents.

Mirka s’assit docilement près du feu, sur un petit tabouret bas que lui avait avancé Anna. Une sensation de bien-être l’envahissait dans cette pièce chaude et hospitalière, près de ces gens qu’elle sentait sympathiques.

Deux beaux enfants joufflus, qui s’étaient réfugiés dans un coin de la pièce d’où ils regardaient la petite étrangère, se décidèrent à se rapprocher et se laissèrent caresser par Mirka. Au bout de dix minutes, ils étaient tous trois les meilleurs amis du monde.

La petite fille but le thé bien chaud que lui présenta Anna ; puis Lohn se leva en disant :

– Maintenant, nous pouvons partir ; la pluie a presque cessé. Anna, donne-lui un manteau.

La jeune femme apporta une petite cape de chaud lainage dont elle enveloppa Mirka, elle chaussa l’enfant de galoches qui, malgré leurs mignonnes proportions se trouvèrent encore trop larges pour le pied si fin de la petite tzigane.

– De vrais pieds de princesse ! dit Anna en riant. Ils me rappellent ceux de Mlle Renata, la pauvre ! On lui disait toujours qu’elle avait des pieds et des mains de poupée.

Lohn leva les épaules et enfonça d’un geste brusque son bonnet de drap presque sur ses yeux.

– Allons, en route, Mirka ! Dis bonjour de ma part à ton mari, Anna.

– Bonsoir, oncle Karl ! dirent les voix enfantines.

Il donna une vague caresse aux petits visages roses qui se levaient vers lui.

– Bonsoir, Lieschen, Hænsel, soyez sages.

Mirka s’avança vers la jeune femme, et dit de sa voix harmonieuse :

– Je vous remercie beaucoup, madame.

– Ah ! pauvre petite, je suis bien contente d’avoir pu te rendre service ! Si cela te fait plaisir, reviens nous voir quand tu voudras.

– Et voilà ton panier de poires ; j’ai choisi les plus belles afin d’adoucir la colère de dame Aglaja.

– Donne-moi cela, c’est trop lourd pour elle, dit Lohn.

Il s’enveloppa dans sa grande pèlerine, prit le paquet des vêtements de Mirka que lui tendait sa nièce, et, suivi de l’enfant, s’avança vers la porte qu’il ouvrit.

Quelqu’un arrivait au même instant et se heurta presque à lui. C’était un homme de taille herculéenne, dont la longue barbe rousse encadrait un visage aux traits durs.

Mirka le connaissait bien, Lukas Holtz était garde forestier sur le domaine de Volenstein. Vaguement parent d’Aglaja, il venait à Rosdorf trois ou quatre fois par an. Ces visites étaient suivies d’une longue période d’humeur sombre de la part de la maîtresse et de la servante. Un jour, Mirka avait entendu Aglaja marmotter, en apercevant Holtz qui arrivait :

– Ah ! voilà le vampire !

La petite fille, elle, avait soin de toujours se cacher lorsque le garde forestier était là.

Elle avait une peur étrange de ces yeux verdâtres et brillants qui l’avaient regardée d’une si singulière manière, les deux ou trois fois où elle s’était trouvée en sa présence.

– Ah ! bonjour, monsieur Lohn ! dit Holtz.

– Bonjour, Holtz, répondit brièvement le vieillard.

– Bonjour, madame Büntz, ajouta le garde forestier en apercevant Anna qui apparaissait derrière son oncle. Votre mari n’est pas là ?

– Non, monsieur Holtz, il est en tournée. Vous aviez besoin de lui parler ?

– Oh ! ce n’est pas très pressé ! Qu’il passe chez moi, un de ces jours, quand il aura le temps... Bonsoir, tout le monde.

Il fit le geste vague de porter sa main à sa coiffure, effleura d’un regard Mirka qui baissait les yeux pour ne pas le voir, et, tournant le dos, s’éloigna d’un pas rapide.

– Ce qu’il fait le fier, celui-là ! dit Anna d’un ton mi-moqueur, mi-irrité. Hans dit qu’il a toujours l’air de considérer les autres gardes du haut de sa grandeur, probablement parce qu’il a plus d’argent qu’eux. Il paraît qu’il va se retirer et ira habiter la jolie maison qu’il a achetée à Melsau. On se demande comment il a pu réaliser de pareilles économies, surtout que sa femme et lui ne se sont jamais privés de rien.

– Il y a des mystères comme cela dans l’existence, murmura Lohn, dont la bouche se contracta avec une sorte de rictus sardonique. Bonsoir, Anna.

Il s’éloigna avec Mirka. Gênée par les galoches trop larges, l’enfant n’avançait pas vite, Fort heureusement, la pluie avait cessé, et ce fut avec des vêtements secs que Mirka rentra à Rosdorf.

Deux voitures de louage se trouvaient encore dans la cour. Et sur le vieux perron de pierre verdie apparaissait Aglaja, son bonnet tuyauté un peu de travers, signe d’orage.

– Ah ! te voilà enfin ! glapit-elle. C’était bien la peine que je te recommande de revenir vite ! Et tu as trouvé le moyen de te faire porter ton panier par Lohn !

– C’était trop lourd pour elle, dit la voix sèche du vieil homme. Et quant à son retard, c’est moi qui en suis cause. L’enfant était tellement mouillée que je l’ai obligée à changer de vêtements et à attendre la fin de l’averse.

Tout en parlant, il s’avançait avec Mirka vers le perron et en gravissait les degrés.

– Eh ! là, prétendez-vous la dorloter, Lohn ? riposta Aglaja avec un ricanement.

Comme l’enfant arrivait près d’elle, la main de la vieille femme écarta la cape.

– Comment, vous lui avez mis les affaires de Roschen ! s’exclama-t-elle en posant sur Lohn des yeux stupéfiés. À une misérable bohémienne comme elle !

– Bohémienne ou non, elle n’en est pas moins une créature humaine, riposta brusquement Lohn. El je suis sûr que ma petite ne m’en veut pas de ce que j’ai fait là.

Il posa son panier à terre et, redescendant les degrés, s’éloigna d’un pas lourd.

Aglaja leva les épaules en marmottant quelques mots que Mirka ne comprit pas. Puis, tout haut, elle dit rudement :

– Prends ce panier et viens le porter aux maîtres. Ils veulent te voir.

L’enfant, dont le cœur battait d’appréhension, suivit Aglaja dans le vestibule. Par une porte dont les deux battants étaient ouverts arrivait un bruit de voix. On paraissait discuter, se disputer même.

– Je veux m’en aller !... Nous nous ennuierons trop ici ! disait une voix pleurarde.

– Moi aussi ! ajoutait une autre. Ce vieux château est trop noir. Retournons, maman !

– Oh ! moi, ça m’est égal, je vais chasser, et puis je tâcherai de rester le plus possible à Volenstein ! dit une troisième voix un peu rauque et particulièrement désagréable.

Aglaja, qui s’était avancée près de la porte, dit respectueusement :

– Mirka est là, gracieuse dame... Je ne la fais pas entrer, parce que ses souliers sont remplis de boue.

– Tu as raison, Aglaja... Voyons cette petite...

Dans l’encadrement de la porte apparut une grande et forte femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’un élégant costume de voyage. Mirka se sentit enveloppée du regard perçant et dur de deux yeux clairs.

– Ah ! c’est la bohémienne ! s’écria une petite fille aux cheveux trop pâles, qui apparaissait près de Mme Halder.