Le voyage de personne - Yannis Dargaud - E-Book

Le voyage de personne E-Book

Yannis Dargaud

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Beschreibung

À la suite d’un événement tragique, un voyageur solitaire et anonyme se lance sur les traces de Diva, une figure mystérieuse qui incarne une liberté qu’il a longtemps oubliée. Qui est-elle vraiment, cette Diva ? Un reflet de ce qu’il a perdu, une quête de sens dans un monde devenu trop étroit, ou une échappatoire à l’ennui de la vie domestique ? Au fil de ce road trip initiatique, ponctué de paysages saisissants et de rencontres inattendues, il s’engage dans une quête introspective qui l’amène à se confronter à ses propres démons. Mais au bout du chemin, une question demeure : pourquoi voyage-t-on réellement ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yannis Dargaud est un voyageur impénitent et ancien professeur de philosophie. Pour lui, la littérature est un moyen pour raviver et rendre toujours actuels les événements et les personnes disparus. Le voyage de personne est sa première réalisation littéraire publiée.

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Seitenzahl: 696

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Yannis A. Dargaud

Le voyage de personne

Roman

© Lys Bleu Éditions – Yannis A. Dargaud

ISBN : 979-10-422-7613-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Première partie

Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite

Chapitre I

Indonésie

I

Une ombre bleue apparaît et avance. La forme mouvante émerge lentement du fond trouble où je me suis un moment égaré. L’absence prolongée des contours dans cette eau épaisse avait fini par m’effacer moi aussi, avec mes idées, ma mémoire, et la conviction de ma présence. Qu’est-ce que c’est ? L’animal est trop gros pour être un poisson de récif, ses mouvements sont trop amples, trop sûrs, trop beaux. Ils ont l’élégance des grands règnes. Ils ignorent l’agitation inquiète des proies, nerveuse et toujours en cavale, qui a gardé en elle le souvenir des vieux massacres. La puissance contenue de cette nage, cette violence dissimulée, cette trajectoire souveraine et sans fuite est celle d’un prédateur. Mon souffle change. J’y entends à la fois la fascination, la terreur, le cœur dans la glace, quelques confidences d’organes affolés… le cœur, les poumons, l’estomac, la rate. Je me fige, les yeux comme des aiguilles plantés dans l’ombre qui s’avance, et le froid m’attrape l’échine, sa main invisible me suspend dans le vide. J’attends le verdict.

La trajectoire de l’animal coupe quelques-uns des rayons dorés qui percent la surface de l’eau. Ils semblent souffler sur une braise mouvante à peau de reptile. La lumière attise des couleurs brunes et révèle le grain de l’épiderme, une dentelle souple et fine attachée à un canevas rigide de polygones irréguliers. Les traits et les couleurs sont désormais définitifs. C’est une tortue. La main invisible lâche son étreinte et ma respiration reprend un rythme plus serein. Malgré la pollution et la fréquentation touristique, les tortues vertes restent nombreuses dans les eaux de cette partie de Bali. Mais j’en ai rarement vu d’aussi grandes. J’ai affaire à une dame d’un certain âge. Elle me présente son flanc, l’air de rien, pour mieux me considérer de son grand œil noir et jaune en amande. Elle ressemble à une souche d’arbre. Des mousses aquatiques accrochent sa carapace.

J’essaye d’être de la plus grande politesse possible et ne la regarde pas en face (comme si la tortue pouvait être sensible à ce genre de pacte de non-agression typique des primates). Il faut réveiller le discours des origines avec les moyens du bord. Je recherche la posture pacifique, et le drapeau blanc. Il y a bien un terrain commun, une langue parlée du fond des âges. Déployant lenteur et passivité, baissant tout ce qui peut être une arme, bras, regard, matériel de snorkeling, je laisse faire le courant, et essaye d’être une chose endormie. Je flotte en corps désamorcé. Probablement touchée par l’attention, vraisemblablement très au courant du ridicule (je suis manifestement un touriste dans le règne animal), mais voulant saluer l’effort, la tortue poursuit son chemin en feignant une indifférence civilisée. Malgré nos airs de cohabitation désintéressés, nous sommes l’un pour l’autre l’objet d’un désir lointain. Mais le lien est fragile. La tortue peut reprendre le large à la moindre erreur de ma part. Elle est disposée à communiquer, mais pour communiquer sans mots, et raconter les histoires à partir des corps, il faut le mouvement. J’invite donc la tortue verte à danser. Sous le long réseau de lumière mouvante et fracturée qu’anime la houle à la surface, l’apesanteur délivre. L’eau, dense et lourde, ralentit les mouvements qui semblent gagner en désinvolture. Un élan plus vif, témoignant de ma vitalité et de mes compétences en matière de jeu, attire l’attention de l’animal, non sans quelque inquiétude. Je la rassure immédiatement en prenant mes distances et en tournant la tête, feignant de me désintéresser. Quand je me tourne à nouveau vers elle, je ne vois plus rien que le fond trouble et sans limite, sans forme, qui m’a embué l’esprit il y a quelques minutes. À l’évidence, Elle ne viendra plus. Je me remets à nager privé d’histoire et déçu. Et puis, comme si elle était maître dans l’art du badinage amoureux, la tortue refait surface, son ombre perce le voile mauve de l’océan. Cette fois, j’abrège les convenances et vais franchement vers elle, le bras tendu, avec l’intention de la toucher. Elle se laisse maintenant approcher et je parviens à accrocher le bord de sa carapace d’une simple phalange, comme pour ne pas insister et lui signifier qu’elle peut se dégager à tout moment. Je cesse alors de palmer et la laisse faire. Elle accélère tout en restant assez à la surface pour me permettre de respirer dans mon tuba. Et puis elle plonge vers le gouffre et m’emmène dans le monde intime et secret d’en dessous. Je suis bien obligé de la lâcher au bout de quelques mètres et refais surface pour regonfler mes poumons. La tortue ne tarde pas à remonter elle aussi et recommence à tourner. Je sonde. Lentement, la tortue passe au-dessus de moi, assez près pour que je l’effleure du doigt. L’animal a sa propre histoire et sa version des faits. Son corps est un vertige. Il porte en lui la nuit des temps, la trace des cataclysmes, les volcans, des générations de martyrs. C’est un granit fait de peau, de sang, de globules… et combien encore de moyens pour moquer le néant ? C’est la mémoire de la plus ancienne lutte. Comment déchiffrer la bête ? Elle bouge. Je tente le mouvement de concert, comme une enquête sur cette matière qui soutient la vie. La transparence et la souplesse dirigent l’écoute : c’est la danse du laisser-être silencieux. Il faut se taire, suspendre en soi l’ego et la troupe. Il faut que l’homme fasse naufrage jusqu’à ce qu’il sente l’origine tout en bas. L’oubli de soi donne le sentiment de la substance. C’est le verdict des limbes, nul besoin de déduction. Encore un entrechat, comme une certitude d’équivalence contre l’habitude humaine de la séparation, contre la nature dénaturante de l’Homme, et je serai une tortue, une amibe, l’écho errant d’une lointaine vibration. Je me serais trouvé une fraternité dans l’effacement. J’aurais fêté ma première et ma seule communion.

Mais des cris aigus comme des sirènes de pompiers brisent le silence. Caractéristique du bruit d’excitation étouffé par un tuba, je comprends, hélas, que nous sommes découverts par des touristes. Inutile de tourner la tête. C’est fini. J’adresse un regard désolé à la bête. Deux pâles jeunes femmes surgissent en trombe sur la piste. Elles agitent leurs cuisses qui brillent dans l’eau comme le plastique blanc des bouteilles de lait. Elles avancent lourdement à grands coups de palmes et effacent les losanges dorés que la lumière traçait sur l’eau avant leur passage. Elles fondent sur la tortue avec leur appareil photo à bout de bras, tendu comme une perche, telles deux flèches molles affolées par l’apparition d’une cible. Leurs cris modulés par le tuba remplissent l’espace de sonorités bovines. Les deux filles tentent de suivre un instant l’animal, puis se résignent à comprendre qu’elles ont été semées. La première importune, qui tient l’appareil photo, insiste un peu plus longtemps. Je la distingue mal, car elle est entourée par un nuage blanc composé des milliers de bulles crées par son vacarme, comme une effervescence, comme de l’aspirine, mais qui donne mal au crâne. Son déplacement n’est pas une nage, c’est une sorte de bruit qui avance. Il alerte tous les vivants alentour. Sa présence vide l’espace. L’autre est arrêtée. Je vois son dos. Elle porte un maillot rose qui fait des nœuds sur ses hanches. Bien sûr qu’elles ne sont pas méchantes. Seulement… elles sont là.

L’eau se réchauffe à l’approche du bord et je distingue, dans cette zone peu profonde, les jambes fréquentes des baigneurs sautillants. Il va falloir que j’encaisse la lumière jaune, chaude, extravertie (et un peu vulgaire) que le sable reflète, peint par des colonies de tissus et de plastiques. La lumière de la surface, formelle, indiscrète, presque malpolie, révèle et précise : pas un bourrelet écrasé sous sa serviette ne me sera épargné. C’est le contraire de l’informe glacial et secret, doux comme un souffle de mort, du bleu des profondeurs. La lourdeur suit la légèreté. Et le bruit suit le silence. À chaque fois que je sors de l’eau, j’ai l’impression de venir au monde.

Naître homme. Plus question de suspension amniotique. C’est la lutte contre son propre écrasement. C’est le hasard de la situation et des chocs. Des vendeuses de sarong à un dollar arpentent la plage et stationnent de longs moments devant les touristes étalés sur leurs serviettes. Une jeune fille avec un énorme panier sur la tête aborde un homme allongé sur le dos. La vendeuse, futée, a surgi dans son champ de vision par un angle mort. L’homme ne peut éviter la prospection commerciale et l’exposé systématique de la camelote. Il arbore un sourire bienveillant et courtois qui, pense le touriste, n’empêche pas la fermeté. Il est décidé à ne rien acheter cette fois. Mais la fille, prenant à raison ce sourire pour une opportunité, marque désormais une insistance déterminée. Tu es riche et je suis pauvre, est-ce bien normal ? C’est son argument de vente. L’homme regrette de n’avoir pas eu l’occasion de feindre une sieste, il regrette d’avoir souri, et criblé de reproches silencieux, il sort un dollar de son sac à dos et achète un sarong en guise de dédommagement. La vendeuse s’en va, laissant choir son client dans la honte, et envoie quelques mots en malais à sa collègue en train de faire un massage à un sexagénaire à quelques pas de là. Le sexagénaire a enfoui son visage dans sa serviette, probablement par pudeur, pour ne pas voir et ne pas être vu, pour que son visage ne trahisse aucun signe, pour rester anonyme dans son plaisir coupable. Tout comme l’autre, il s’est laissé avoir par le tact de la fille. Malgré la tête enfouie à la manière des autruches, il ne peut pas s’empêcher de se voir quand même, lamentable, se faire tripoter devant tout le monde par une jeune Indonésienne pauvre, obligée par sa condition de malaxer à la chaîne tous les adipeux débordés de la plage, de mettre les mains dans le gras, les opulences timidement dévoilées et les expressions physiques de la vie passée dans le superflu. Le sexagénaire aurait dû acheter un sarong.

Un homme qui porte un speedo bleu nuit promène une lourde bedaine méditative le long de la plage. Des varices, comme de fines arborescences, électrisent ses chevilles et l’arrière de ses jambes. Il marche à la vitesse de progression de ses pensées et s’arrête parfois, le nez planté dans un nuage, saisi par une pertinence inattendue. Il réussit son examen sous le soleil.

La fille de tout à l’heure, de retour sur sa serviette, posée au milieu de magazines féminins, montre à sa copine les clichés qu’elle a réussi à avoir. Celle-ci se tourne vers moi, ignorant que je la vois derrière mes lunettes et me montre assez peu discrètement du doigt. Un énorme bateau à moteur dégueule une centaine de Chinois qui se baignent dans un parc de bouées, territoire qui leur est apparemment dédié. On apporte sur le sable litière des glaces et des bières. Ai-je vraiment vu un animal sauvage il y a quelques minutes ?

Mépriser les touristes, les photographes à réseaux et les gens qui pataugent dans un privilège de quelques mètres carrés… ce serait quand même gonflé, moi qui suis moi-même allongé sur une serviette posée au milieu du troupeau. Si la clôture donne la nostalgie du monde sauvage, c’est le monde sauvage qui pousse vers l’intérieur des clôtures. Nous autres touristes en mal d’aventures, nous autres grands voyageurs, nous sommes assis sur la barrière, coincés entre méfiance et mépris. Nous tournons le dos à la horde vulgaire, mais n’osons nous enfoncer, nous faisons des expéditions de lisière. Je ne suis pas mieux que les deux filles, pas plus communiant, pas plus fondamental… ni plus originel ni plus audacieux. Mais j’ai des prétentions. J’ai la passion de la distinction, et en cela je suis plus social, plus troupeau encore, plus Chinois que Chinois, instagrammeur inavoué, mes clichés sont dans ma tête. Peut-être n’ai-je pas vu de tortue verte. Peut-être me suis-je admiré à travers elle.

Des pas sourds me sortent de mon sommeil. Il me semble que c’est une cadence que je connais, une marche qui rumine.

— Hello, do you speak English? dit une voix.

C’est une des filles qui ont fait fuir la tortue, celle qui tenait l’appareil photo.

— Oui, bonjour, dis-je assez froidement.

— C’est bien toi qui étais avec la tortue tout à l’heure, j’ai pris une belle photo où on te voit avec, wanna see ?

Elle s’assied à côté de moi. La photo n’est pas mal, plutôt flatteuse. Elle pousse mon sac à dos, énorme et déchiré.

— C’est à toi toutes ces affaires ? Tu n’as nulle part où les poser ? dit-elle en faisant défiler ses clichés.

— Je suis arrivé ce matin et pour l’instant je n’ai pas vraiment d’endroit où aller.Il paraît que ce n’est pas très difficile de trouver où dormir à Bali.

— Oui ça c’est vrai, mais quand même, c’est la haute saison ! Écoute, si tu n’as rien, la maison d’hôtes dans laquelle nous sommes, ma copine et moi, se trouve un peu plus haut, à dix minutes du temple d’Uluwatu. Tu n’as qu’à venir avec nous je crois qu’il y a encore de la place et la famille est très sympa. Si tu n’as pas beaucoup de sous, tu n’as qu’à dormir avec Fred, il sera ravi de partager sa chambre. Il est un peu spécial, mais il est sympa.

Elle se lève.

— I am Janet! Nice to meet you.

Après quelques minutes d’installation et un brin de toilette, nous allons boire avec Janet et sa petite équipe une bintang dans un des bars à surfeurs qui jouxtent la maison traditionnelle balinaise. Le tôlier m’a proposé de m’héberger pour vingt euros par mois si je restais plus de six mois. Six mois ! Je ne sais même pas où je serai demain. Le type qui accompagne Janet et sa copine, une petite lesbienne de Vancouver gentille comme tout, est un Québécois au sourire large et carré posé sur un bon menton généreux. Depuis leur rencontre à Ubud, ces trois-là ne se quittent plus. Mais ça ne veut rien dire, les groupes de voyageurs se font et se défont comme des lacets de baskets. Ils ont la bougeotte, même dans leurs affinités, les amoureux d’aventure. Voyant que je voyage en célibataire, mon nouveau camarade dégaine son téléphone et fait défiler les profils de filles posées par milliers sur des étaux virtuels. En passant son pouce sur l’écran, on dirait qu’il soulève des ouïes, et vérifie des fraîcheurs. Il finit par poser son téléphone.

— Tu connais Ubud ?C’est super Ubud. très zen. On va là-bas pour se ressourcer, tu vois ? C’est là-bas que je me suis dit à moi-même, Fred, faut que t’arrêtes les conneries, il est temps d’ouvrir ton esprit, et d’atteindre d’autres niveaux de conscience… quand tu reviens d’Ubud, t’es purifié, tu vois ? Tu évolues dans un monde plus spirituel en quelque sorte. Et puis c’est très calme. Si tu veux faire du yoga, il y a pas mal d’Ashrams… C’est hors du monde Ubud, t’es dans la vérité, dans la vérité de ton moi profond et du monde… il finit sa bière et ouvre Tinder.

À mesure que la nuit avance, le bar se remplit et les interactions avec d’autres gens de passage se multiplient. Je commence à m’accrocher aux épaules et à dire de braves conneries… pas moyen de trouver un peu de narcotiques dans ce pays sans pitié contre les trafics. Mais tous ces touristes qui passent leurs journées sur les plages ou les vagues sont quand même bien atteints, excités par le soleil et l’alcool. Ils se répandent. Une carapace de tortue est accrochée sur le mur. Les dégoûtés de l’homme qui se torchent dans les soirées, comme moi, sont quand même de graves hypocrites.

Nous sommes rejoints par un surfeur italien que le groupe a rencontré quelques jours plus tôt. Apparemment c’est le flirt de Janet. D’un premier abord, il me paraît assez hâbleur avec son accent aigre qui claironne dans un anglais nasillard. Il me regarde un peu de travers, voyant que Janet minaude un peu quand je lui parle. Parlant surtout de lui, il pousse la forfanterie jusqu’à prétendre qu’il est un chef étoilé du guide Michelin. Je n’en crois rien. Peut-être aurais-je été abusé par la première impression, car j’apprendrai par Google que l’énergumène a en effet été chef dans un restaurant étoilé en Italie. En discutant, l’individu m’apparaît de plus en plus sympathique, faisant la preuve d’une véritable expérience du voyage qu’il motive par la recherche inlassable des vagues.

— Arrre you coming forrr ouèves ? me demande-t-il.

— Oui, mais il n’y avait pas de vague aujourd’hui… no waves… je suis allé plonger un peu… diving…Uluwatu, dis-je en forçant la voix pour couvrir la musique.

— Ne t’inquiète pas pour les vagues, don’t worrry, dit-il énigmatiquement en vidant son verre d’un trait.

— On a vu une tortue avec Karen, tu veux la voir Luca ?Regarde ça !

— Il est génial Luca, me dit discrètement Fred, arriver à faire ce qu’il fait malgré son handicap c’est admirable.

Je n’avais pas remarqué la prothèse.

— C’est un accident de moto qui lui a coûté la jambe, tu vois-tu ? C’était qu’un zonard, Luca, mais après sa rééducation il s’est mis en tête de changer de vie.Il a fallu rééduquer sa tête aussi.Alors il a quitté ses cuisines là-bas en Italie, et s’est résolu à ne passer son temps qu’à surfer au bout du monde.

Ayant approché la mort de près, j’imagine que Luca a estimé avoir mérité le droit de ne pas vivre une vie ordinaire. Depuis qu’il est sur l’île, il surfe sans s’arrêter, sauf les jours plats durant lesquels il traîne dans le coin, se fait payer des verres par des touristes fascinés et discute avec les filles en vacances. Il n’y a guère que quand il parle de son handicap qu’il semble avoir mal. Il se frotte alors le genou en fronçant les sourcils.

— Janet, darrrrrling, dou you want anoder birrrr?

— Yes please, Luca.

Janet l’embrasse et le regarde partir.

— Il est incroyable ce Luca ! uel artiste !

— Oui, je sais que tu l’aimes plus que moi Fred, dit Janet.

— Tiens regarde-ça, mais regarde ça, je tuerais père et mère pour savoir faire ça !

Fred me montre sur son téléphone des vidéos sublimes où on voit Luca surfer ici à Uluwatu dans des fonds de tubes pareils à des gosiers hurlants. Plaqué sur ces torsions d’ondes effondrées, il file dans les trombes, droit vers l’issue. Là, c’est sûr, son corps n’est pas un problème. Il n’y a plus de prothèse. Il n’y a plus de misère. Fini le martyr. Au diable les fardeaux ! Il a un corps nouveau, le Luca, un corps façonné par l’activité composite. Il est à sa place dans l’enchaînement de ces forces mécontentes qu’on appelle le monde, et peut-être se remet-il à croire qu’il en est aimé. Dans le tube, il n’y a plus de blasphèmes, il n’y a plus de dieu vomi, c’en est fini du malheur rencontré un jour sur la route de Napoli. Et ces lectures de trajectoires comme si la matière savait écrire ! Ces danses où le phénomène devient complice de l’esprit ! Il me semble que la légèreté, l’équilibre et la vitesse n’ont jamais été aussi bien introduits dans le monde physique. Quand il sortira de son tube, le surfeur italien se mettra sûrement de nouveau à vivre en traînant la patte, il ira gémir dans un mauvais anglais, il ira se paumer dans le petit-matin après l’ivresse, il redeviendra carcasse enfin, mais dans son tube il est libre. C’est vrai qu’il fait envie.

— Dans deux jours arrive la houle décennale, dit Luca en s’asseyant, des conditions météo comme il n’y en a pas tous les dix ans, focking incrrredibeul man, avec des rouleaux de quatre à cinq mètres de haut et un vent de terre qui sculpte les tubes…off shorrrre. Uluwatu will be the focking apocalypse. Tu nous accompagnes, hein, Fred ?

Il lui tape sur l’épaule.

— Je ne sais pas trop, Luca, je ne sais pas bien surfer moi…

— Il faut se lancer mon ami, il faut se lancer ! à toute vitesse !

Un esprit étrange anime alors le surfeur. Son regard brille.

— Fucking apocalypse man…fucking apocalypse…

Je me demande si le projet secret de ce type n’est pas de disparaître un jour dans le ventre de la mer, de passer enfin par ses mâchoires écumantes, de se faire digérer tout à fait. Voir s’effondrer un dôme de lumière… se faire caresser par les mousses blanches qui viennent après l’eau qui tombe en déflagration. On ne retrouvera qu’une prothèse qui flotte à la dérive là-bas au large. Le surfeur italien voit déjà son épitaphe glorieuse. Il est mort une fois par accident. Cette fois il attend de signer lui-même l’acte final. Ce serait ça la liberté.

II

Il y a deux jours à tuer avant l’arrivée des vagues. Nous décidons, avec Fred et les filles, d’aller faire en attendant quelques visites dans les plus fameux temples du sud de l’île. En longeant la côte sud vers l’ouest, nous finissons par tomber sur le célèbre Tanah Lot. La construction est vraiment inattendue, dressée sur un îlot séparé de la terre par une étendue de sable lisse et plate, comme poncée par le passage des eaux. Elle paraît adresser ses prières à l’Océan, habilement posée en équilibre sur des roches creusées par le sel et les vagues, et semble exécuter impassiblement une position de yoga tenue depuis six cents ans. Tanah Lot inspire la constance des sages, indifférente aux humeurs changeantes de la mer et aux marées de petites agitations mesquines produites par les flux de touristes. Nous tâchons d’éviter soigneusement le dédale de boutiques habilement installées sur l’étendue qui sépare le parking du site. Les filles cherchent des angles pertinents pour faire leurs selfies. Un car plein de touristes arrive. Monsieur et madame tout-le-monde descendent du véhicule avec un équipement de vacances ostentatoire, presque obscène. Ils ont un air incontestablement Français.

« Ho ! regarde », dit une dame à un monsieur qui lui répond par borborygmes circonspects. «Ha ! dis ! quand même, mais regarde ! regarde ! Ohé Basile ! » Il n’est pas blasé, Basile, au contraire, il est inspiré par le sage Tanah Lot et entend désormais réagir avec le calme et la mesure d’un nouveau gradé. Fort d’une investiture nouvelle, celle qu’inspire la fréquentation des grandeurs, il se distinguera toujours par un recul savamment pondéré. Déjà, le silence qu’il s’impose à côté de sa femme tout excitée est un signe d’élévation. Qu’a-t-elle à s’exclamer et à pointer du doigt ? Basile arpente les abords du site, en bermuda, les mains dans le dos. Il pense aux provocations dominicales de son beau-frère, qui lui a un jour reproché de ne pas connaître Ravel. Il sera désormais impassible. Il pourra sortir à tout moment sa carte maîtresse, son nouvel atout, le Graal du vacancier rempli d’Apérol et de glace pilée : « Nous, on a fait Tanah Lot, la première semaine de juillet. » Il y a toujours (bien sûr) le petit désagrément de la visite elle-même. En comptant le trajet du retour, ils seront juste à l’heure pour le déjeuner. C’est bien ça qui compte, en vrai, les pommes de terre et le rosé.

— Qu’est-ce que t’as, tu les connais ? me demande Fred qui me sort de ma méchante rêverie.

— Ah, non, non, pas du tout.

— Tu sais que tu parles tout seul quand même ?

Il se marre.

— Arrête de l’embêter, Fred, tu vas nous le vexer, dit Janet en riant. Cela dit, c’est vrai que tu as tendance à marmonner…

— OK, OK, je parle tout seul, on peut passer à autre chose ?

— Dis-moi mon ami, tu ne trouves pas que ces Balinais sont épatants ? Tous ces temples, ces cérémonies religieuses… c’est vraiment un peuple spirituel, qui a gardé un vrai sens du sacré.

— Bo-ring ! dit Karen.

— Je vois surtout que ça a l’air de rapporter pas mal de fric le sacré.

— Super Boring ! Karen s’en va.

— D’accord, mais tout de même, regarde Tanah Lot ! c’est vraiment un signe d’élévation, non ? Il y a des peuples qui ont atteint un niveau supérieur de conscience.

Vexé par sa remarque de tout à l’heure, je suis bien décidé à ne pas être d’accord avec Fred.

— Moi ce que je vois, c’est surtout des mugs et des t-shirts. Là où y avait du sacré mon cher Fred y a maintenant le tiroir-caisse et son petit clic clac bien bandant. Drrrrriiiinng, ça fait tant ! Les crève-la-faim ont choisi leur camp. On est mal placés pour les juger, on a liquidé, nous, depuis belle lurette, tout ce qui gênait les affaires, les dieux, les farfadets de la forêt et la fée Clochette. Faut croire que les bondieuseries n’ont jamais fait bouffer personne, alors on les brade aux touristes et aux couillons. Le dollar c’est plus intéressant.

— Tu es désespérant ! Quel affreux personnage ! De tous les touristes, tu es celui qui déteste le plus les touristes. « Misanthropie sous les tropiques », ça ferait un bon titre de nanar ça non ? Tu verrais qui dans le rôle du Français ronchon, Janet ?

— Alain Delon… répond Janet. Voulez-vous coucher avec moi ce soir ? ajoute-t-elle en français avec un accent vraiment charmant.

Des petites filles voilées et souriantes nous demandent si nous pouvons poser avec elles. Elles sont timides et c’est mignon. C’est un peu moins mignon quand c’est un adulte qui demande. Un Javanais ventru d’une cinquantaine d’années veut prendre une photo avec Janet. Sa beauté très occidentale, très nordique, attire. C’est vrai qu’elle est pas mal.

— Tu vas où après Bali ? me demande Janet en aparté.

J’ai l’impression que ma mauvaise humeur un peu franchouillarde intrigue ces Américains toujours tout sourires et good vibrations comme si c’était une obligation.

— Je vais plonger à Bunaken, sur l’île de Sulawesi.

— Ah oui, j’espère que tu vas trouver des tortues avec lesquelles tu pourras danser…

— J’aimerais bien danser avec autre chose que des tortues à l’occasion Janet…

— Janet ! Janet ! Regarde là-bas… ce serait pas Luca ? crie Karen assise sur un muret à quelques mètres de nous. Il est venu jusqu’ici pour te voir ? Dis-moi, mais on dirait que c’est l’amour fou…

La fille de Vancouver ironise, verte de jalousie. Ça n’a pas l’air de trop lui plaire à Janet. À mon avis, l’Italien a manqué d’habileté.

— Toujours rien, me dit-il tristement, parlant certainement de la houle attendue, et puis il s’éloigne en emmenant Janet sous son bras.

Elle rit aux éclats. Je vois bien qu’elle n’a pas envie. Quel cinéma !

Le drame du temple de Tanah Lot, c’est qu’il ne peut pas s’enfuir en deux coups de nageoires comme la tortue d’Uluwatu. Il aurait gagné le large, c’est sûr, ou aurait sombré dans les flots. Cela aurait mieux valu pour lui. J’ai beaucoup de peine pour Tanah Lot. Il est dégoûtant malgré lui, le pauvre. Il est un accessoire pour les masses, un vêtement posé sur des millions de peaux, c’est un emballage qui finit par traîner avec les autres plastiques, par millions étalés sur la plage comme des juilletistes oubliés. Les temples, les châteaux, les églises, les paysages, et toutes les monumentales noblesses sont des garnitures pour masses transhumantes. Tout se dégrade à mesure qu’on multiplie les gradés, tous enrichis d’expériences culturelles, tous criquets sans mauvaises intentions, tous légions aux petits piétinements. Monastères ou soleils couchants, quelle que soit l’idylle, le lieu est commun. « Il faudra retrouver la quête hors du cadre ! dit l’aventure. Le monde suppôt des profils est un relégué d’arrière-plan ! »

Que veut-il le convalescent du littoral ? Que vient-il chercher au fond ? Il avance. Il se retourne, se prend en photo… quelle épopée ! Pourtant, le sait-il au fond ? C’est l’infini qu’il cherche dans l’ailleurs. Il en a toujours l’arrière-goût, lui, l’insurgé périodique du train-train quotidien. Mais son désir corrompu s’éteint dans les courts-circuits. Il a la vue juste assez longue pour voir son reflet. Il voulait changer d’air, hélas, il refait Maubeuge, il refait Nanterre. Il parodie partout l’habituelle résidence et même au bout de la terre, il est en banlieue. Il fait de son voyage au bout du monde une odyssée domestique. C’est le gros problème du touriste : il est toujours si minablement sidéré.

La houle décennale dont m’a parlé Luca finit par toucher le sud de l’Indonésie. Nous nous rejoignons sur la plage de Padang Padang littéralement effacée. Fred n’a aucune expérience, mais il a quand même tenu à nous accompagner, probablement pour ne pas décevoir Luca.

Le surf est une expérience spirituelle métaphysico-mystique qui peut t’amener à un autre niveau de conscience, dit-il avec l’accent. La houle est une sorte de vibration, tu vois-tu ?Un rythme tellurique en quelque sorte. Et si t’arrives à te coller sur ces vibrations, tu produis un genre d’harmonie, avec ton corps… dans la mélodie du monde… Ce que je veux te dire c’est que si tu surfes, tu as ta place dans le cosmos, la place qu’on a perdue nous oooot’ humains. Tu vois-tu ?

L’italien lève les yeux au ciel d’un air de dire que l’autre débloque. Je pense en effet qu’il n’est pas net ce Fred. Le pauvre. Il passe le plus clair de son temps à subir la dictature de la matière, et ne pouvant suspendre l’effort de rame, il rame et rame encore jusqu’à l’épuisement. Il ne peut se permettre de perdre les quelques mètres gagnés entre deux séries pour remonter au peak. La mer le rejette. Elle le vomit. Et quand il arrive au point de déferlement, il se retrouve aux pieds d’un colosse, hostile et brutal qui semble lui dire : « Que fais-tu sous ma loi ? Ne t’ai-je pas prévenu ? Ne t’ai-je pas assez repoussé ? » La vague le porte alors à son faîte, le soulève et l’abat. Elle le mâche. Le débutant agite les bras dans la salive de la bête enragée, dont la mousse blanche laisse apparaître parfois des parties solides, planche ou membres, rejetées puis aspirées à nouveau. Il entend la vague déglutir, et c’est lui qu’elle avale. Il se demande ce qu’il fait là, étranger comme jamais. Il n’est pas chez lui. Il est encore imprégné de Québec, avec des cellules assemblées pour le froid, la terre plate et le ciel bas. J’essaye de lui indiquer comme je peux les endroits où il doit se mettre pour ne pas subir un nouveau déferlement de violence. Les vagues arrivent par séries, elles frappent par enchaînement. Il n’est pas question de se reposer, de respirer, ou de se reprendre. Elles cherchent le KO. Fred tente de passer la barre. Il rame comme au ralenti, car ses épaules sont en feu, et passe juste au-dessus d’une vague qui va se briser. Il est à la verticale au sommet d’un mur. Ne pouvant pas s’arrêter de ramer, il avance, resserre tous les traits de son visage, crispe la mâchoire comme pour presser les dernières gouttes de jus qu’il possède jusqu’aux bras. Ça passe de justesse. La descente derrière la vague est un délice de soulagement. Le surfeur est dans une zone de sécurité au-dessus du point de rupture des vagues. Il tente de reprendre son souffle, l’oxygène brûle ses poumons comme s’il naissait. Mais le soulagement est bref, les plus grosses vagues se brisent plus loin et justement, la série se termine par un monstre. C’est la septième vague, la dernière. Autour d’elle, le silence se fait. Le pauvre homme ne peut plus ramer, et puis ça ne servirait pas à grand-chose. Il n’y a pas d’espoir. Le Léviathan arrive, il prend tout l’horizon. Il semble venir du bout de l’Océan, avec un élan de plusieurs années. Il grandit à chaque mètre. Il ordonne à tous de trembler. La masse d’eau grossit et se creuse comme si elle prenait une grande inspiration avant de hurler. Elle est si dense que la lumière n’éclaircit pas le bleu. Les surfeurs, prostrés, cessent tous un instant de ramer. Puis ils se reprennent et tentent de passer la barre. Elle sépare les graciés des suppliciés. Fred n’aura droit à aucune pitié. Son menton est posé sur la planche. Il respire fort par sa bouche grande ouverte. Il regarde la vague avec une forme de douleur qui porte avec elle le découragement et le dégoût, peut-être même la haine du monde : « peu importe ce que je fais ou ce que je ne fais pas, peu importe si je rame de toutes mes forces, je suis né pour souffrir », semble-t-il dire. Le sommet de la vague commence à ployer, l’écume répand de grandes traînées blanches sur son passage. La nature va commencer sa moisson.

Avec pas mal de difficultés, j’arrive à ramener mon camarade sur la plage. Épuisé, il s’effondre sur le sable.

— Ohé ! Ohé ! Karen ! Janet !Amenez de l’eau, s’il vous plaît ! j’agite les bras en direction des filles.

— Ça va aller, Fred ! Fred ?

— Vous verrez, un jour, je serai comme Luca… il tousse, se relève et s’allonge à nouveau. Bientôt, dans six mois, dans un an, dans dix ans… Elle aura beau s’effondrer… je ferai mon chemin… il n’y aura plus de chaos, tabernacle ! Elle viendra dans mon corps, à force de venir cogner dessus. Elle sera rentrée dedans. Et nous serons Un.

— Oui d’accord mon Fred, t’inquiète pas, bois un coup d’eau. Vous avez vu des secours là-haut ?

— Non, il n’y a personne…

Luca n’a même pas remarqué l’accident. Ou s’il a remarqué, il s’en fout. Il cisèle ses trajectoires, maître dans l’art de leur composition. La vague se termine sur une patate de corail en faisant un dernier tube, sec et rapide. Il s’enfonce dans la cavité qui se resserre. Sous la pression, l’eau se vaporise et forme avec l’air un nuage prêt à être soufflé à grande vitesse vers l’extérieur. Le surfeur prend alors toute la force de l’impulsion comme le projectile qui sort du canon. Le dernier souffle du monstre le pousse vers la lumière, l’assomme presque par un grand coup derrière la nuque. La vitesse est presque intenable, le surfeur se ramasse le plus possible sur sa planche pour baisser son centre de gravité et atténuer les chances de chute. En sortant quelques mètres après l’implosion, le ralentissement se fait soudain. En regardant derrière lui, Luca remarque que le suit toujours une ondulation qui avance, mais cette ondulation n’a plus d’énergie. C’est terminé. Les touristes présents, devenus spectateurs, applaudissent devant les exploits de Luca qui rame vers le peak emportant avec lui le souvenir de la vague. Seule Janet semble contrariée.

Fred, ferme les yeux et continue de délirer.

— Voyez les collines nues qui encerclent la baie, et toute la terre derrière elles, et toutes les bêtes sauvages cachées dans la matière, les atomes, les étoiles, ce sera bientôt leur tour. On finira par surfer en long et en large. On se sera tellement heurté au monde qu’on finira par l’avoir dans la peau… plus de bruit.

Il ferme les yeux.

— Oui, OK Fred, repose-toi mon grand.

— C’est fou, il n’est même pas venu l’aider quand même, dit Janet tournée vers le peak, les mains sur les hanches. Tu trouves ça normal toi Karen ?That’s fucked up… fucked up.

Dans un des bars qui jouxte notre auberge, notre petite équipe se délasse d’une belle journée. Les filles discutent avec un type louche. Fred est complètement remis, mais garde les traits tirés. Il disserte sur tout, et fait défiler des profils, avec son visage bleu carré éclairé d’en dessous par son écran.

— Écoute Luca, je voulais te remercier pour l’autre jour. C’était incroyable cette session à Padang, dis-je.

— Incroyable, la meilleure de ma vie, répond-il en buvant une gorgée de bière rousse, comme si le regret, sachant que la grâce n’est qu’affaire d’un instant, lui était resté dans la gorge.

— Alors tu pars ? reprend-il.

— Oui, c’est imminent.

— Tu vas vers Lombok ?

— Non, Je vais aller plonger dans le nord de Sulawesi.

— Ah oui tu m’avais dit… tu vas aller t’enfoncer dans le bleu des Célèbes. Ce sont des drôles aussi les plongeurs.

Il jette un coup d’œil à Fred, avec un mépris un peu amusé avant de reprendre.

— Bizarrement, je n’ai jamais eu peur de me noyer à cause d’une déferlante. Mais plonger franchement… L’idée de finir la tête comme un bouchon de Champagne peut-être… avec le sang qui fait des bulles. Glouglou !

Il rit ridiculement puis reprend doucement, sur le ton de la confidence :

— T’es venu chercher quoi loin de chez toi, my frrriend ? Tu serais pas venu avec l’idée de crever toi aussi ? C’est quoi ton accident ? T’as quoi à noyer ? nooooo… c’est pas ça. Toi t’es un putain de poseur… tu viens jouer au destin. Ça se voit. Tu ne souris jamais. Tu es un peu… sinistrooo.

— Tu crois que je suis venu me faire un egotrip ou un casse-routine comme les millions de peigne-culs qui font Kuta, Seminiak et Canggu à la queue leu leu Luca ?

— Ah bon, t’es peut-être venu atteindre un autre niveau de conscience toi aussi comme l’autre guignol ? Il fait des crochets avec ses doigts et affiche un sourire mauvais. Dommage que je n’aie pas réussi à te noyer toi aussi. Oh non, je sais… t’es un genre d’aventurier, tu cherches quelque chose… peut-être une Américaine à baiser ?

— Écoute Luca, je ne sais pas trop ce que tu insinues, mais je ne te trouve pas très sympa ce soir…

— Rien, rien, niente, nothing, je suis bourré… désolé.

Nous nous faisons interrompre par Fred. « Hé les gars venez, il paraît que les filles ont trouvé quelqu’un qui a du bon matos ». Nous perdons le fil de notre conversation et mon compagnon se prépare à se lever.

— Et toi ? Tu vas rester là ? dis-je avant qu’il ne s’en aille.

— Moi, je vais rester là oui, et ramer entre deux vagues… Je fais la même chose que tout le monde finalement.

— Jusqu’à quand ?

— Jusqu’à quand ? On ne sait pas quand. On entend un coup de klaxon au dernier moment. Et voilà. Faut y aller.

Puis le surfeur italien s’en va. Bizarrement, il passe à côté de Janet sans geste d’attention, ramant vers le bar avec ses mille tonnes. Il est immense, ce bar, on dirait qu’il va s’effondrer. Luca pose son verre sur une table noire et se gratte le haut de la cuisse.

III

Nous n’avons pratiquement pas échangé un mot jusqu’à Sulawesi. Elle s’est juste jetée sur la porte du taxi qui devait m’emmener à l’aéroport à quatre heures du matin, les cheveux encore mouillés, avec son gros sac sur le dos.

— Dis-moi, ça te dérange si je viens avec toi ?I have to get the fuck out of here, m’a-t-elle dit, Janet, les yeux tout rouges. S’il te plaît, ne me pose pas de question, OK ? Pourquoi je n’attire que les tarés, dis-moi ? J’ai un problème, c’est ça ? a-t-elle rajouté au bout de quelques minutes, alors que nous allions tous deux vers un jour nouveau.

L’hôtel que nous trouvons à Sulawesi est passablement miteux, mais le pays Toraja, du nom de cette étonnante tribu indonésienne, est plein de surprises. Curieuse architecture… les maisons aux toits immenses ressemblent à des coques de bateau. Ces navires ont accroché leurs souvenirs maritimes aux collines où ils voguent sur un vert immobile et brûlant. Les feuilles des buissons sauvages s’embrasent sous la lumière du jour. Il paraît que les premières habitations ont été faites avec les coques de bateau retournées. Les deux extrémités de la toiture, comme la proue et la poupe d’un bateau, sont démesurément grandes. Cela n’a aucune utilité et doit être invraisemblablement compliqué à faire. Janet est plutôt de bonne compagnie, mais elle attire malgré elle beaucoup l’attention des locaux.

— Mais regarde ça, a-ma-zing ! Viens, on prend une photo pour les autres ! Attends, on peut la refaire, please, essaye d’avoir l’air moins coincé,damn it.On voit bien la maison là non ?

— Oui oui… dis-je, évasif.

— Rrrooo écoute, j’ai besoin de me changer les idées là et je dois dire queje te trouve quand même pas très fun…

— Je suis fun, Janet, hyper fun, mais on peut avancer non ?

Des enfants pressent le pas et nous dévisagent en passant. L’Américaine me donne vraiment l’air d’un touriste, avec ses manières de rester scotchée à son écran.

— OK super.

Elle accuse le coup et feuillette son guide. Son visage s’illumine tout à coup.

— Ohhh j’aimerais tellement voir une célébration funèbre. Il paraît que c’est A-ma-zing les enterrements Toraja. Fred m’a dit que c’est très spirituel et… transcendant. Que ça t’amène tout droit vers d’autres niveaux de conscience… Quelque chose comme ça.

— Ah bon ?

— Je crois qu’il y en a une dans deux jours vers Makale, c’est le type de l’hôtel qui me l’a dit.

— Écoute Janet, il faut que je te parle. Comment te dire ? Je ne suis pas celui que tu crois. Peut-être que tu me prends pour une sorte de héros romantique depuis que j’ai sorti ton copain du piège qui lui a été tendu bien méchamment, mais c’est pas le cas. Et puis je voyage seul, tu vois… Il va falloir qu’on se sépare. Désolé.

— Ah bon ? Mais bien sûr, comme tu veux, no problem.

— Ce n’est pas toi, c’est moi, je ne suis pas un mec sympa… même ma mère me trouve antipathique. Et puis on ne voyage pas pour les mêmes raisons tous les deux.

— Et je voyage pour quelles raisons, moi, s’il te plaît ? Tu crois tout savoir sur moi ? Je voyage pour me sentir libre, voilà !

— Oh oui eh ! On connaît bien le refrain. On sait ce que c’est pour vous la liberté… Ça se résume à s’envoyer quelques types un peu exotiques par ci par là, et vas-y que je me farcis un surfeur, que je lève mon coude en soirée en faisant des youhous de pintades. Quel voyage ! C’est l’épopée du cul épanoui posté sous toutes ses coutures… nombril lustré… des nombrils et des culs ! Ecce homo !

— Vous ? C’est qui vous ? Mais je rêve !! What’s your fucking problem you fucking asshole ? Tu te prends pour qui, putain ? Pauvre type, va ! Va te faire foutre !

— Mais je ne dis pas ça seulement pour toi… Janet, attends.

Quand je rentre à l’hôtel, Janet est déjà partie. Je suis un peu plus doué avec les tortues je crois.

La célébration a lieu au cœur du village, au milieu des maisons-bateaux, où les femmes qui portent de lourds paniers remplis d’épices promènent leurs toilettes bariolées. C’est la seule célébration funèbre dans les environs de Makale. S’il y a bien un endroit où je peux retrouver Janet, c’est ici. J’ai passé deux jours à explorer les coins à touristes du pays Toraja dans l’espoir de la croiser. Les messages d’excuses n’ont servi à rien.

J’ai essayé la dérision. T’as vu que je suis qu’un con. Merci de m’avoir donné raison ;) J’ai essayé l’amende honorable. Je suis vraiment désolé, Janet, excuse-moi,  j’ai essayé l’impatience. Oh ça va, tu vas faire la gueule longtemps comme ça ???

Rien. Elle m’a probablement bloqué. Je montre sa photo de profil aux villageois. Rien. Et puis tout à coup, Bouleh ! Bouleh ! me crie un vieux qui regarde la photo par-dessus une épaule. Bouleh ! Bouleh ! Et il me désigne une petite maison du doigt. J’essaye de me frayer un chemin au milieu de la foule. Les processionnaires colorés m’en empêchent. La tension est palpable. Il va se passer quelque chose… En un instant, quatre buffles massifs sont attachés au milieu du village, sur des branches feuillues. Les porcs sont ligotés à des bambous quadrillés, et amenés sur les abords de la place, haletants, gueules écumantes. Le carnage va commencer.

Les villageois se regroupent. Les cuisines sont prêtes. On entend la mort qui rôde. Les buffles noirs sont décapités à la machette et gisent aussitôt dans une mare de sang. Les porcs sont saignés, on sent rapidement leur peau brûlée par de gros chalumeaux. Le sang caille sur les feuilles. Les entrailles sont répandues sur le sol et luisent dans d’obscènes couleurs mauves. La musique poursuit inlassablement des airs extatiques. Tandis que les processions de villageois regroupés par clans entrent dans les cabanes, les femmes frappent en cadence dans une grande écuelle avec des morceaux de bois. Je suis partagé entre l’horreur et la fascination… c’est la proximité extrême de la mort. La mort qui me paraît d’habitude si lointaine, presque impossible, la mort révoltante, ce passage au néant qui nous échappe et d’où personne ne rapportera aucun récit de voyage, ce dernier voyage, est sous mes yeux. Il est simple comme bonjour.

Et puis au milieu des animaux abattus, elle m’apparaît. Janet. Errante parmi les cadavres, la pureté diaphane de la femme est encore plus distincte. Elle est encore plus blanche, plus pure, elle flambe sous la lumière du jour. Je la croise, elle me regarde l’air hagard, les disques verts de sa pupille poinçonnés par une ouverture de la taille d’une tête d’épingle. Elle ne sourit pas, sa bouche est légèrement entrouverte. Elle marche parmi les morts sans les comprendre, au milieu des porcs qui suffoquent dans leur lente agonie, insoutenable. Elle me regarde, son esprit entier est écarquillé, d’un air de demander si elle est bien en train de voir ce qu’elle est en train de voir. Les chants se poursuivent. Le maître de cérémonie psalmodie des versets stupéfiants saturés par les haut-parleurs. Les versets ont l’air de suer à grosses gouttes. La mise à mort est à la fois simple et inouïe. Ma camarade continue de déambuler en se tenant les avant-bras. Ses lèvres bougent sans émettre aucun son, sinon des bribes de phrases répétées pour l’intérieur : « pas possible… pas possible », murmure-t-elle. Ces mots viennent meubler une place nette, ils résonnent et cognent contre les parois de l’âme. L’âme, sans ses décorations et ne supportant pas d’être nue, se couvre comme elle peut de pauvres paroles : Pas possible… pas possible. Il n’y a aucune révolte. Il n’y a pas de place pour le jugement. Le terrifiant spectacle est d’autant plus éprouvant qu’il semble représenter rien de moins que la vérité du monde. Il dévoile ce qu’on a tenu si longtemps caché, la mort et la vie, et par-dessus un chant sacré comme pour dire qu’on ne fait pas semblant, que c’est du sérieux et qu’on est bien sous le regard des dieux. Les Toraja assistent à la célébration avec beaucoup de sérénité. Un adolescent regarde la scène comme on regarde un feu. Tous les muscles de son visage sont relâchés. Il est serein. Ce n’est pas nous qui regardons le feu, c’est un homme de trois cent mille ans qui regarde le feu en utilisant nos yeux. Quelques minutes plus tard, nous rejoignons quelques autres occidentaux dans une salle où l’on va nous servir le repas. Personne ne prend plus de photo, bizarrement. Janet mange très lentement. Les cuisinières s’intéressent beaucoup à ma camarade. C’est à cause de son nez et de sa peau blanche. Elle a un long nez pointu aux arêtes saillantes, et une peau rosée. Le mince duvet blond sur sa nuque brille dans la lumière. Elle est dorée, et ses longues et fines mains ne sont que douceur. Elle dégage une impression générale d’extrême fragilité qui, associée à sa brillance, rajoute à l’effet de préciosité de son corps, comme si le cristal avait voulu être une femme. Les cuisinières, pas moins d’une cinquantaine, se relaient pour la toucher. Une d’entre elles, gloussante et timide, lui attrape soudain le visage et frotte son nez contre le sien. On dit que les femmes enceintes auront de beaux enfants, à la peau claire et au nez pointu si elles touchent ainsi le nez d’une bouleh. La cuisinière s’en va un peu honteuse, mais ravie du butin.

Ah ! elle n’est plus sur Haight street, San Francisco la Janet. Elle explore toutes les sensations avec crainte, comme si elle ne savait pas sur quoi elle allait tomber, comme un voyageur emprunte une route pour la première fois, comme si elle n’avait jamais mangé. La viande a un autre goût. Elle a la valeur d’une vie. L’acte de ma camarade prend une importance inattendue. Elle ne sait pas si c’est bien ou mal de faire ce qu’elle fait et de participer à tout ça. Elle sait juste que ce n’est pas rien de manger. La fourchette vient cogner contre ses molaires et fait un bruit métallique assourdissant. Avec lui, des images lui reviennent. Elle pense au froid des rayons de la galerie marchande, aux vitres, aux carreaux beiges sur lesquels vont les roues de son caddy, au néon blanc, à ses reflets sur les cellophanes lisses, à tout ce qui est pratique et facile, et elle se met à manger avec les doigts.

Nous n’avons jamais reparlé de l’incident qui nous a séparés quelques jours auparavant. Je n’ai même pas eu besoin de lui proposer de m’accompagner vers Manado, où j’ai prévu de prendre le bateau pour aller jusqu’à la réserve située à quelques milles de là. Janet a bien compris que j’apprécierais qu’elle m’accompagne.

— Bon, tu verras, c’est un bourg tranquille, dis-je , une poignée de villageois vivent là… les cochons, les poissons, les jeux de cartes et les petites passions insulaires, c’est le monde de ces gens-là. La plongée sous-marine pour les touristes et les scientifiques fait partie des nouvelles ressources.L’hôtel est loin d’être chic, c’est une série de petites cabanes posées sur la plage.

— Ça me va très bien… moi aussi j’aime les poissons, les cochons, les jeux de cartes et les petites passions insulaires.

La salle de bains de la chambre contient en tout et pour tout un tuyau en caoutchouc qui sort un mince filet d’eau froide. C’est comme ça les coins paumés. L’eau douce dans le seau en plastique bientôt renversé au-dessus de la tête mord la peau qui se souvient encore des cascades. C’est bon. La vie se pâme dans les lieux sans manières. Je n’oublie pas d’appliquer consciencieusement la lotion à la citronnelle contre les moustiques et me rends au réfectoire complètement vide. Janet me rejoint, mais nous ne parlons pas beaucoup, assommés par la fatigue. La gardienne nous sert un plat à base de poisson grillé légèrement citronné, avec des beignets de légumes et du riz parfumé. Ragaillardi par le repas, je me sens d’attaque pour tenter de communiquer. Se faire comprendre en globish minimaliste est presque un art.

— We. Bunaken. Diving. Tomorrow, dis-je à la gardienne d’un air résolu.

— Tomorrow. Master. come. six, me répond-elle.

— Terimah-Kasih,chère madame, sachez que j’apprécie la qualité de cet échange. Nousdevrions tous parler comme ça, nous éviterions bien des pertes de temps, ne pensez-vous pas ?

— Prancis lucu, conclut-elle en rapportant mes plats impeccablement saucés à sa cuisine.

Il est difficile de parler avec Janet ce soir, car même si elle excelle en général dans l’exercice de la petite conversation, elle est écrasée par l’épuisement. Ses yeux traînent sur le sol comme s’ils cherchaient un coin pour se poser. Elle accuse le coup de ses nuits blanches à Bali. J’ai l’impression pourtant que ses mains cherchent les miennes, elles ne tarderont pas à se trouver.

IV

— Ça te dit qu’on fasse un voyage dans un voyage ? Il me reste un demi-carton d’acide de l’autre soir. On le partage ? Le master heureusement occupé à armer sa petite barque n’entend rien de notre conversation.

— Oh Janet, t’es pas sérieuse ! T’as pris l’avion avec ça ?

— Je n’ai jamais été aussi sérieuse de toute ma vie. T’as déjà observé les poissons tropicaux sous LSD ? Non ? Eh ben, tu vas voir ça… tu vas les entendre parler, tes tortues… et en VO…

Nous nous immergeons quarante-cinq minutes après notre départ. Je comprends l’engouement des plongeurs du monde entier. Ici, la vie souveraine, débordante, fantasque, protéiforme, nage au milieu des tombants, elle délire en confettis sur des montagnes russes. Et l’eau chaude, comme un bouillon de sang bleu, la fait éclater dans un luxe obscène. L’arbre de la vie est là, c’est celui de la genèse. Il se déploie en extensions fractales, dans une multitude incontinente toute en éclats, en propositions plus ou moins louches, avec des formes et des couleurs géniales ou absurdes. Il y a des millions d’individus. Il y a des milliers de branches. Dans l’indistinction de l’impression générale, confuse, avant que l’analyse ne la dépiaute en lambeaux, c’est comme la vie elle-même qui apparaît, l’Idée concrète de la vie. Des groupes de centaines d’individus assemblent des conformités de mouvement et de couleurs qui se croisent, éclatent et se reconstituent. Ils explosent et implosent en graduations de rouges et de gris argentés, comme un feu d’artifice qui ne s’éteint jamais. Une force invisible et innocente compose et décompose sans cesse, fait voler en éclat ce qu’elle avait assemblé selon un jeu dont les règles nous échappent. Je croise le regard de Janet et nous explosons de rire dans nos détendeurs. Devant le spectacle, elle ne peut pas s’empêcher de se mouvoir comme si elle dansait. Il y a certainement de la musique dans sa tête, un orchestre classique, une symphonie, du Tchaïkovski noyé dans la soupe, les borborygmes du cosmos sous des lustres d’écailles. Les harmonies sont incertaines et fautives dans les détails, la composition inépuisable est faite de conflits. Il y a de l’imprévu. C’est du jazz. Chaque espèce joue sa partition, ou improvise en variations infinies sur un thème commun. Chacun, à la fois libre et oppressé dans sa nature, livre une interprétation singulière de la lutte pour la vie. Elle donne de loin une impression d’harmonie au spectateur, indifférent aux milliards de drames qui en font la substance. Chacun vit de la mort des autres. Tel est le spectacle offert aux dieux gourmets et cruels. L’expérience de cette plongée est incontestablement divine. Regarder le cours du monde en flottant, de l’autre rive, là où on ne peut pas être atteint, ne pas faire partie de ce monde, ne rien craindre de la guerre qui se livre en face, être une sorte d’au-delà, c’est le bénéfice du spectateur à la présence désengagée. Les poissons, affairés, menacés, toujours en sursis, ne pouvant pas se payer le luxe de la contemplation, doivent l’envier, le maudire, ou le prier. Les tortues nagent en nombre, certaines se posent dans des cavités qui semblent avoir été faites pour elles dans les falaises sous-marines. Elles ressemblent à de gros oiseaux qui viennent nicher sur des corniches. Des poissons balistes bleus font frétiller les excroissances pointues du bout de leur nageoire caudale et gravitent autour des tombants. Des arborescences coralliennes vont effleurer la surface. Oh, ce ne sont pas des plantes ! Ces immenses gorgones à la couleur de miel sont les monuments habités des polypes.

Un groupe d’une centaine de bagnards rejoint la nage d’un autre groupe aussi nombreux de balistes bleus inexplicablement accompagné de quelques demoiselles obscures et d’un perroquet perdu. La fanfare nouvellement composée oscille dans le fond de la perspective comme un canevas vibrant qui bourdonne dans des nuances de bleu et de gris. Là, c’est une mante-paon, la voyante extralucide qui s’insinue par le regard jusque dans l’intimité de la lumière, dans l’invisible, lorsque nous ne faisons que rester sur son seuil en osant à peine imaginer les palettes flamboyantes, les incandescences ultra-violettes, les nuances diffuses ignorées par nos yeux. Tout est immense. Il n’y a pas de petites choses. Un peu plus loin, voici un nudibranche. Il s’agit d’une trapanie délurée dont les rhinophores tremblent sous l’effet du courant. Si vous vouliez une preuve tangible de l’existence de Dieu, la voilà. Il n’est pas un implacable bloc d’austère sagesse, mais un artiste fou embarqué dans un délire de formes et de couleurs. La sublime fantaisie subordonne la raison. Le seigneur tout-puissant a pris du LSD lui aussi. Il fait des confidences et les planque au fond des océans, pensant que personne ne saurait le secret de son existence. Pas de bol ! Les nudibranches font partie de la toute petite famille de ses lapsus. Tout cela est quand même très étrange. L’existence, je veux dire. Les poissons se déplacent en faisant des petits bruits, mi mi-mi, mi-mi-mi-mi… quelque chose comme ça. Une longue murène serpente en plein dans la foule et l’on s’écarte devant elle. Janet tente un instant de la suivre, puis elle rejoint un banc de poissons jaunes qu’elle a percé, en essayant de se faire oublier. Au bout de quelques minutes dans un banc, on peut ressentir l’esprit de corps qui l’anime. En faisant bien attention, on peut sentir presque instantanément les changements de direction, les battements des cœurs, et aller à l’unisson. Il suffit de mettre sa volonté en veille et laisser décider le groupe. Janet rejoint ainsi plusieurs bancs, suivant leur couleur. À un moment, une bulle sortie du détendeur attire son attention. Elle n’a rien de particulier, c’est une bulle comme toutes les autres, mais elle la trouve brillante et parfaite. Les perles ne sont pas difficiles à trouver, elles sortent par centaines à chacun de ses souffles.

Soudain retentit un tintement métallique qui se répète avec une frénésie croissante. Cela fait déjà certainement un bon moment que ça sonne comme ça, mais je n’entends réellement le signal que maintenant. Je me retourne alors et aperçois le master qui cogne une fine tige de métal contre un rocher. Il ressemble à un cosmonaute suspendu dans l’espace. Une panique incontinente se perçoit à travers le hublot de son masque de plongée. Il a raison d’avoir peur, car Janet a complètement débranché. Elle se reprend enfin et se rend compte de son énorme bourde. Elle était en train de sonder en suivant un banc de perroquets endémiques qui s’enfonçait dans l’abîme, et elle s’enfonçait avec eux. Elle ne s’est pas rendu compte. Ça, c’est une faute qui peut coûter la vie. Il arrive même, quand certains sont pris par ce genre d’ivresse, qu’ils crachent leur détendeur, pour être plus à l’aise, et parce qu’il est si pénible de devoir respirer. Elle pouvait mourir en quelque sorte, Janet. Il n’y aurait rien de plus que ce chant de la vie victorieuse et souveraine. Perdue dans le premier jardin, avec les sirènes, vers les bois obscurs, en pleine extase, elle pouvait disparaître. Elle avait disparu.

Pendant le dîner, Janet apparaît dans une fraîcheur ravivée par la mer. Nous avons faim et soif. Nous sommes encore en plein dans les rêveries narcotiques. We are insane ! me dit Janet en riant. Ses cheveux amalgamés par le sel lui donnent un côté juste un peu plus sauvage. Nous sommes seuls et elle ressemble à Ève. Nous mangeons avec les mains des nourritures grasses aux délices presque anormaux. Le gecko sur le mur est si bien fait ! Je prends la main sale de ma camarade et lui lèche les doigts. Janet sourit et semble trouver cela parfaitement normal.