Légendes des Alpes vaudoises - Alfred Cérésole - E-Book

Légendes des Alpes vaudoises E-Book

Alfred Ceresole

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Recueils de contes et légendes de montagne. L'auteur recueille et transmet ici les traditions populaires de sa région.



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Légendes des Alpes vaudoises

Alfred Cérésole

Booklassic 2015 ISBN 978-963-526-808-5

INTRODUCTION

Le soir, à la montagne, lorsque tout est tranquille sous le chalet bien clos, – quand le feu, qui brille encore sous la noire chaudière, lance dans l’ombre ses vacillantes lueurs, – lorsque le vent des nuits, pareil à une harpe plaintive, fait gémir au loin, dans le val, les rameaux des grands sapins noirs, – quand le solennel silence des solitudes alpestres n’est interrompu que par le sifflement de quelque oiseau nocturne, passant près des hauts rochers déserts, – le pâtre de nos monts, au terme des labeurs et des soucis du jour, aime encore, avant d’aller chercher le sommeil, à s’asseoir un instant près de son foyer.

Remontant les sentiers, déjà bien effacés, des jours disparus, songeant aux légendes et aux vieilles traditions transmises par ses pères, il trouve, pour charmer les moments de ceux qu’il honore de sa confiance et de son amitié, des récits à la fois doux et simples, étranges ou fantastiques, empreints d’une forte poésie et d’une réelle originalité.

Ces légendes et ces traditions caractérisent trop bien le génie de nos populations montagnardes ; elles ont trop de prix pour le mythologue, pour le poète et pour l’amant de nos monts et de notre pays ; elles répandent sur une contrée un parfum de naïveté et d’antiquité trop précieux pour que tout ami respectueux des Alpes, de leur présent comme de leur passé, n’essaie pas, avant qu’il soit trop tard, de les recueillir.

Les unes sont écloses sur nos monts, durant les longues veillées, à l’air pur des hautes cimes et dans le silence des solitudes alpestres. D’autres sont parvenues jusque dans nos vallées sur les pas des Sarrasins, des Germains ou des Gaulois, chantées sur la lyre des bardes, ou poussées par le flot des émigrations et des fluctuations humaines. D’autres enfin, les plus anciennes, ont leur point de départ, ainsi que beaucoup de traditions encore vivantes, dans les vieilles coutumes romaines, dans les cérémonies païennes des Druides et des Celtes, dans les mythes et les contes de l’Inde et de l’Orient. Pas n’est besoin de fouiller bien profondément le sol de notre civilisation chrétienne, et d’étudier longtemps nos superstitions actuelles, pour retrouver, presque à fleur de terre, la couche primitive des traditions et des idées païennes. Elle se montre çà et là, plus ou moins modifiée, ou dans toute sa sauvage nudité. Il en est, en effet, d’une civilisation comme d’un fleuve : elle dépose après elle ses alluvions d’idées, de coutumes ou de croyances. Dans ces débris superposés, les couches sont plus ou moins épaisses et laissent apparaître des traces curieuses, d’anciens vestiges, qui sont comme autant de fossiles portant l’empreinte de croyances disparues. Sous le nom de mythes, de légendes, de coutumes, de noms locaux, ces traditions peuvent fournir de précieux documents à l’ethnographe, à l’archéologue et à quiconque s’occupe de l’histoire de l’esprit humain et de ses conceptions religieuses. Sous un récit qui peut sembler puéril, sous un usage vulgaire, où l’on ne verra de prime abord qu’un enfantillage, on pourra trouver une conception aussi vieille que l’humanité et un rapport frappant avec les idées d’autres peuples et d’autres civilisations. En tout cas, on y retrouvera, malgré l’action du temps, des restes curieux de croyances aujourd’hui déchues, ou même des débris de religions historiques supplantées, chez nous, depuis longtemps.

Or, ce que sont nos Alpes pour les coutumes et pour la langue, c’est-à-dire un dernier abri pour la simplicité des mœurs et pour nos vieux patois, elles le sont aussi dans le domaine des légendes : un suprême refuge pour les antiques traditions, un asile tranquille au milieu de la mer toujours agitée des idées, un îlot haut élevé, où ces croyances ont trouvé un sol propice, et où, avec les coquillages qui parlent d’anciens âges disparus, elles se sont maintenues et se laissent encore étudier.

Toutefois, pour quiconque tient à ce genre de recherches, il importe de se hâter. La dernière heure sonne. Avec les voies ferrées qui escaladent les pentes de nos monts, la vie et les idées modernes montent sans cesse de vallons en vallons, de villages en villages, de chalets en chalets. Aussi, – avant que cette marée ascendante ait tout submergé et effacé, avant que le marteau de notre siècle industriel ait jamais réduit en poussière ces débris et ces fossiles des anciens âges, avant que l’haleine desséchante de ces temps positifs ait flétri pour toujours cette flore primitive des conceptions humaines, – faut-il se mettre à l’œuvre sans délai pour en recueillir les vestiges. C’est dans cette pensée que j’ai voulu, par respect pour la montagne et pour nos vieux montagnards, grouper ici les légendes et les vieilles traditions que l’observation de nos Alpes vaudoises et l’étude de leurs mœurs ont laissées dans mes notes et dans mes souvenirs.

 

* * *

 

Si les récits merveilleux ont tenu de tout temps une grande place dans la vie intime des nations, s’ils ont correspondu aux premiers besoins intellectuels et poétiques de leur enfance, – ils ont joué un rôle particulièrement important dans les conceptions religieuses ou cosmologiques des peuples appelés à se mesurer chaque jour avec les forces de la nature. Ainsi que l’a remarqué fort justement John Tyndall : « Avant que l’idée de lois générales se fît jour dans l’esprit humain, les hommes faisaient remonter naturellement ces effets inexplicables à des forces personnifiées. Le sauvage voyait dans une chute d’eau les bondissements d’un génie, et le coup de tonnerre répété par les échos était pour lui le marteau retentissant d’un Dieu en courroux. Chercher à apaiser ces puissances terribles était la conséquence naturelle d’une telle croyance, et les sacrifices étaient offerts aux démons terrestres et aériens. »

Or, nos pères, nos montagnards surtout, se sont complu, avec une inclination particulière, à ces fictions diverses, et aujourd’hui encore, il n’est pas bien sûr que plusieurs de ceux qui nous les racontent ne les prennent pas pour des réalités.

Remarquons, en outre, que ces croyances mythologiques dont nous allons nous occuper, cette foi aux esprits protecteurs ou malfaisants, aux servans et aux fées, aux enchantements et à la sorcellerie, à la magie et aux trésors, se retrouvent plus ou moins partout, chez toutes les races et chez tous les peuples. Elles conservent toutefois je ne sais quoi de plus tenace chez nos peuplades alpestres, douées d’un tempérament plutôt conservateur, passant leur existence au sein des grandes scènes de la nature, dans le silence des solitudes sauvages, concentrés en elles-mêmes et surtout bien éloignées des mille préoccupations qui, dans nos villes, nous ramènent sans cesse au positif de la vie ou nous rendent plus mobiles dans nos idées et dans nos habitudes.

Ce respect pour les vieilles coutumes ce conservatisme, qui caractérise particulièrement nos concitoyens de la montagne, se trouve dépeint avec autant de malice que de naïveté dans une vieille anecdote qui, pour sa morale utile à méditer partout, doit trouver ici sa place. Elle me fut contée un jour, en bon et vieux patois de Panex, par un montagnard de vieille roche, observateur très intelligent de nos mœurs et de nos traditions alpestres. Elle est intitulée :

LA ROUTINA

Dis bon païsan q’avont prœu à mœudrè fassavont portâ le satzon i mouelin per on âno que Djanet, le valotè, tzanpéïvè devant lui.

On sa était acouëlhai su le râté de la poura betié ; la granna d’on lau et ’na groche pierra por teni le balan de l’autro.

On dzor, Djanet ublhet dè mouessi la pierra den le sa qe l’acouet dinse su l’âno.

On en partia de la granna va don lau, l’autra de l’autro et le sa sè tint on ne pœu mi.

– Pérè, pérè ! qe criet, veni vai vito avezâ.

Le pérè q’a cru qe le sa s’airet dégrouecha et qe danave, u bin qe l’âno avait leqa et s’airet trossa ’na piouta, arrevé tot èpouairia entervâ cen qe lai avè.

– Aveza-v’ai, dit Djanet, ié ublha de bouetâ la pierra et le sa se tint tot parai  !

Le pérè t’avezè soce, solaivet le sa, viret i tor de l’âno et tot en sacosen la téta, dit :

– Djanet, lai a de la metzanthe enqie deden, sen cen le satzon rebatéret tuis lou cou  !… Ton pérègran bouesavè la pierra, ton pérè assebin et i t’entondzo dè la rebouetâ de suite ;  s te ne le fé pas t’avé la fredaine.

Et Djanet, qemen son pérègran et son pérè a rebouetâ la pierra den le sa.

Avezâ-vai, vesin et ami, se la rotina ne fè pas sovent portâ – de cé, de lé – ’na pierra dè troua !

Dulex-Ansermoz.

 

LA ROUTINE

De bons paysans, qui avaient à moudre du blé, faisaient porter leur sac au moulin par un âne que Jean, le petit valet, chassait devant lui.

Le sac était placé en travers sur les reins de la pauvre bête ; la graine se tenait d’un côté et une grosse pierre était placée de l’autre dans le sac… pour faire contre-poids !…

Un jour, Jean oublie de fourrer la pierre dans le sac qu’il avait mis sur l’âne.

Une partie de la graine va d’un côté de la bête et l’autre de l’autre, si bien que le sac se tient on ne peut mieux.

– Père, père ! crie Jean, venez vite regarder !

Le père, qui avait déjà cru que le sac s’était décroché, qu’il coulait ou bien que l’âne avait glissé et s’était cassé une jambe, arrive tout effrayé pour voir ce qui s’était passé.

– Regardez donc, dit Jean, j’ai oublié de mettre la pierre et cependant le sac se tient tout seul.

Le père regarde bien, soulève le sac, tourne autour de l’âne et, tout en secouant la tête, dit :

– Jean, il y a du diable (ou de la sorcellerie) là-dedans ; sans cela le sac tomberait inévitablement… Ton grand-père mettait la pierre dans le sac ; ton père l’a toujours fait ; aussi je te somme de la refourrer tout de suite. Si tu ne le fais pas, tu auras une distribution…

Et Jean, ainsi que l’avaient fait son grand-père et son père refourre la pierre dans le sac.

Morale : Regardez donc bien autour de vous, voisins et amis, si la routine ne vous fait pas porter, de ci ou de là, une pierre de trop.

 

***  ***  ***

 

Tout homme qui pense et qui observe est instinctivement porté à croire à une puissance supérieure de laquelle il se sent dépendre et qui par sa volonté divine a créé et gouverne le monde. Il y a plus : si nous nous sommes laissé éclairer par la lumière du christianisme, nous admettrons que cette puissance souveraine peut agir et agit sur nous par son esprit et qu’elle a même eu dans l’histoire de l’humanité une manifestation éclatante, suprême et sainte dans la personne et dans l’œuvre d’amour et de salut opérée par Jésus de Nazareth.

Mais cette foi, cette lumière déiste ou chrétienne, n’a pas suffi toujours à l’imagination de l’homme. Il s’est plu à rêver, à imaginer des interventions bizarres, étranges, et parfois méchantes, du monde invisible dans le monde visible, à créer des êtres inférieurs de diverses catégories, mêlés plus ou moins directement aux incidents de la vie ordinaire.

Doués de pouvoirs surnaturels mais limités, bienfaisants ou malfaisants, ces êtres sont censés intervenir jusque dans les petits événements de l’existence humaine et présider à certains phénomènes mystérieux et incompris de la nature. Ils sont nés d’un besoin imprescriptible : celui que tout homme éprouve de s’unir à un monde supérieur et de trouver une cause à ce qui échappe à son intelligence.

Or ces causes, la mythologie les a personnifiées dans des agents doués de qualités spéciales et appropriées. De là, par conséquent, l’extrême variété de ces êtres imaginaires, qui ont rempli ou remplissent, selon les mythes et les légendes, les sphères du monde inférieur, qui agissent et travaillent en accord ou en désaccord avec les pouvoirs célestes et humains. De là, partout et de tout temps, au nord comme au midi, dans nos vertes vallées, comme dans nos solitudes neigeuses, la croyance à ces êtres mystérieux et invisibles, portant des noms divers : lutins, servans, gnomes, sylphes, naïades, fées, démons, sorciers, géants ou revenants, qui peuplent les airs, les bois, les cimes, les pâturages et jusqu’aux habitations humaines. De là, ces traditions curieuses dans lesquelles on peut trouver comme un reflet du caractère, des idées et de la poésie primitive du peuple qui leur a donné naissance. De là, ces personnifications, tantôt charmantes, tantôt terribles des forces de la nature, de ses sons, de ses voix, ainsi que des combats, des désirs ou des aspirations du cœur humain. De là, ces légendes enfin, qui sont un reflet poétique des phases primitives de l’esprit humain dans sa continuelle recherche du secret des choses.

« Je ne suis point surpris, – écrivait le doyen Bridel, après avoir eu longtemps devant les yeux les majestueuses solitudes d’Anzeindaz et les parois gigantesques des Diablerets, – je ne suis point surpris que l’imagination ardente d’Ossian et des autres bardes calédoniens ait aperçu si souvent des fantômes aériens dans leurs montagnes mélancoliques : pour peu qu’on soit poète ou superstitieux, on croira voir les mêmes choses dans nos Alpes, lorsque les nuages légers, s’élèvent du fond des vallées, glissent le long des rocs supérieurs, en contournant les cimes menaçantes et hérissées de sapins, disparaissent un moment derrière elles, s’en détachent avec lenteur et majesté, se représentent cent fois sous une apparence toujours nouvelle, et déroulent, en se balançant dans les airs, les plis majestueux d’une robe de brouillard. C’est bien alors que l’ami du merveilleux croit voir les ombres des trépassés errer autour de lui… et son illusion est encore plus complète si, pendant le silence de la nuit, la lune argente ces formes fugitives, en éclaircit les abords ondoyants, et semble, de concert avec les zéphirs, leur communiquer le mouvement et la vie. »

Si l’aimable et vénéré doyen, qui traça en peintre autant qu’en poète cette page charmante, avait vu et connu, comme nous la connaissons aujourd’hui, non pas seulement la montagne inférieure, c’est-à-dire celle des sapins et des gazons, mais celle des hauts glaciers, des rochers dénudés, des régions désertes, que n’eût-il pas dû ajouter encore sur les impressions qui vous saisissent dans ce monde colossal et bien autrement fantastique ?

Or, qu’est-ce que cela nous prouve ? Sinon ce qu’il y a de naturel dans l’éclosion et dans la persistance de certaines traditions fictives et dans les données légendaires de nos montagnes.

Aujourd’hui encore, lorsque, dans les chalets de nos Alpes, les plus âgés redisent le soir aux plus jeunes quelques-uns de ces récits étranges ou merveilleux, plus d’un auditeur attentif, saisi de je ne sais quelle émotion, quitte son coin ténébreux, se rapproche instinctivement de la lumière et du groupe de ses semblables. Enfants et adultes ouvrent de grands yeux et les marmots effrayés vont prudemment se blottir près des plis de la robe maternelle.

« – Il fallait nous voir dans ma jeunesse, me disait en 1881 un montagnard de cinquante ans, former le cercle autour de la petite lampe et du vieux rouet de notre mère. Quand les histoires se faisaient émouvantes ou trop terribles, c’est à qui retirerait les pieds du plancher pour les mettre sur la chaise, crainte des servans ou des sorciers, qui sans doute pouvaient se trouver dans les coins noirs. »

« – Alors, me disait un autre, dans notre village, il n’y avait, on peut dire, pas une maison saine (c’est-à-dire sans revenants ou sans qu’il s’y passât quelque chose de mystérieux). On apercevait partout et, la nuit, on était toujours entre deux frayeurs. »

 

* * *

 

De nos jours, s’agit-il de prendre sur le vif et de recueillir ces récits et ces légendes, la chose n’est pas aussi aisée qu’on le pense peut-être. Ces traditions, avec une pudeur qui craint le bruit et l’éclat de nos lumières scientifiques, religieuses, électriques et autres, se cachent aux indiscrets. Semblables aux oiseaux nocturnes, elles redoutent l’éclat du soleil et se dérobent aux curieux. Elles s’évaporent, pour ainsi dire, au contact d’un esprit moqueur ou qui ne leur serait pas sympathique. Ceux qui les connaissent ne les racontent pas sans quelque gêne et quelque effort. En outre, il arrive parfois que ceux qui prétendent les savoir les gâtent sans le vouloir ou les défraîchissent, soit en omettant tel détail caractéristique, soit en y ajoutant du leur.

« – Vous tâcherez surtout de faire parler les anciens, écrivais-je, en vue de cet ouvrage, à un de mes braves amis montagnards, – c’est auprès d’eux que je pourrai trouver des renseignements sûrs et un peu complets.

» – Faire parler nos vieux ! me répondit-il, cher pasteur ! Croyez-vous que ce soit facile ? Détrompez-vous ; pas tant que vous pensez. Vous savez aussi bien que moi que ceux d’à présent ne veulent plus parler,… surtout s’ils se doutent que cela puisse être su du ministre, parce que celui-ci n’y croit pas. »

 

* * *

 

Maintenant qu’il s’agit de mettre un peu d’ordre dans ma cueillette, c’est-à-dire dans mes notes, dans mes souvenirs de paroisse, de vie montagnarde ou de « clubiste, » quel plan adopter ?

Dans ce domaine, où tant de conceptions bizarres s’enchevêtrent, il n’est pas toujours facile de placer chaque récit autour d’une idée centrale et commune. Nous l’essayerons cependant, dans l’intérêt de la clarté et des comparaisons qu’il peut être intéressant de faire avec les légendes d’autres contrées. C’est ainsi que nous parlerons d’abord d’un premier type de notre mythologie vaudoise : le servan ; puis de nos fées, de nos mauvais génies (diables et démons, sorciers et sorcières, sabbats et procès criminels). Viendront ensuite des récits se rapportant aux revenants et aux trésors enfouis, à l’âge d’or et colossal (géants, chasses, légendes narquoises et diverses).

Sur ce, chers lecteurs, en vous armant de bienveillance, transportons-nous ensemble près du pays des cimes et des noirs chalets. Là-haut, près de la chaudière du pâtre, dans le silence de nos vallons, au sein des solitudes sauvages, faisons parler le génie des lieux et laissons nos esprits errer, de légendes en légendes, sur les ailes du souvenir et des vieux temps envolés.

 

 

SERVANS ET LUTINS

Esprits aux blonds cheveux, esprits au frais corsage,

Esprits légers, esprits mutins,

Esprits au gai visage,

Dansent dans les ravins,

Sous les pins,

De leur ronde rapide ébranlant le feuillage.

Fréd. Monneron.

 

Le servan est, dans nos montagnes vaudoises, le nom populaire de l’esprit familier ou du génie de la maison. C’est le lutin utile, farceur ou méchant, qui chante les chalets, les étables et les vieilles demeures. Ailleurs, il porte des noms différents. Il est appelé le follaton dans les montagnes du canton de Neuchâtel, – foulia dans le Jura bernois, – coqzwergi en Valais (de Zwerg, un nain, un pygmée), – Bergmännli dans les Grisons, – farfadet, solève, en France, gobelin dans les campagnes normandes, – Kobold, Poltergeist, Heinzelmanchen, dans les pays allemands, – Arvan, dans la mythologie des anciens Prussiens, etc.

Dans notre patois vaudois, le servan portait d’autres noms encore : outre le nom de servein ou servan, on l’appelait le serfou, (montagnes de Montreux), – le nion ne l’oû (nul ne l’entend), quand il se cache dans les feuilles des arbres, – le chaulerai, quand il saute sur les toits ou fait des gambades dans les ruines, dans les forêts, de branche en branche [1] , – le fameïli l’esprit familier, – le dié le lutin, – l’hauskauairou (à la queue retroussée, kaua). Ce dernier nom est employé parfois pour menacer de son apparition les enfants méchants ou querelleurs. Aussi, avant de se livrer au sommeil, répétait-on jadis, dans certains hameaux écartés des Ormonts, la prière, ou plutôt la curieuse formule patoise que je vais citer et dont voici la traduction : « Dans mon lit blanc je me couchai ; trois anges y trouvai, qui me dirent que dormisse bien, que ne me donnasse peur ni de feu, ni de flamme, ni de mort subite, ni d’acier trempé, ni de bois pointu, ni de pierre brisée, ni de poule piquante, ni du fantôme qui lève sa petite queue. Dieu bénisse les lattes et les chevrons et tout ce qu’il y a dans la maison ! » – En patois : « Dein mon bllan li mé cautzi ; tré z’andze li trovi, ke me desiran ke bein dremisso, ke ne me baillasso poair, ne de foua, ne de hllama, ne de mor sebetanna, ne d’aci treinpa, ne de bou pointu, ne de pierra fratzcha, ne de dzenelie pekan, ne d’hauskauairou. Diu begne li latté et lou tsevron, et to cein k’i a dein la maison ! »

Les services que rendaient ces esprits espiègles et malicieux étaient tout bénévoles, mais ils se dédommageaient en lutinant les maîtres ou les servantes. Ce qui les caractérisait, c’était plus que la petitesse, c’était l’invisibilité ; c’était surtout leur nature capricieuse, tantôt serviable (comme le dit leur nom), tantôt rageuse, tantôt douce et tantôt portée à la taquinerie et à la vengeance.

Les servans de nos Alpes vaudoises ont plutôt laissé dans le peuple une réputation de « bons enfants », d’aides aimables, quoique tant soit peu malicieux. Pour le pâtre ou l’agriculteur – maître ou valet, domestique ou servante – qui était assez heureux pour être honoré de leurs bonnes grâces, les peines de la vie étaient singulièrement facilitées. Grâce au servan, plus d’un labeur pénible se faisait pendant le sommeil du protégé. C’était le protecteur des enfants, des troupeaux, des biens, des champs, des propriétés lointaines, des chalets inhabités. Il pouvait servir de seconde conscience et d’épouvantail aux serviteurs infidèles, aux voleurs tentés de faire un mauvais coup.

En retour de si bons et de si précieux services, que demandaient les servans ? Tout d’abord le silence et la discrétion sur leurs personnes, un abri sous le toit aimé, une petite portion, ordinairement la première, de la soupe du jour ou du lait de la « traite » du soir. Cette frugale pitance était versée dans un baquet spécial, lequel était déposé sur le toit du chalet ou sur le cholei ou le soliveau de l’étable [9].

Malheur, cent fois malheur à l’audacieux qui, manquant aux égards élémentaires de la reconnaissance, refusait cette nourriture, négligeait ou souillait ce repas, osait en un mot se permettre quelque grave offense ! Malheur à la servante ou au berger qui parlaient du servan « de travers » ou mal à propos ! Ils devaient s’attendre à quelques mauvais tours.

Voyez plutôt : les vaches ne seront plus surveillées ; la chambre, la cuisine ne seront plus balayées à l’aube ; l’eau, le bois ne seront plus portés à l’heure ; la nuit et le sommeil seront troublés par des bruits étranges, par la satisfaction donnée à d’implacables rancunes. Il y aura du vacarme et de singulières vengeances. Ou, plus encore, le pauvre servan vexé, contrit, disparaîtra une belle fois dans quelque sauvage solitude ou dans quelque vieille masure en ruine, d’où, la nuit, on l’entendra gémir et où on le verra errer, sous la forme d’un jeune homme ou d’un fantôme, ou bien d’un animal, tel qu’un chat, un renard ou une fouine.

Quant aux origines des servans et aux circonstances de leur naissance, il y a là de bien grands mystères, de quoi « s’escormancher l’esprit ». – À Huémoz et à Aigle, je me suis laissé dire que pour avoir un servan de sorte, il fallait se procurer un œuf. – C’est simple ! me direz-vous. – Pas tant qu’il vous semble ! il faut un œuf de coq [17] ! d’autres disent de poule noire ! Puis, celui qui veut voir éclore à son service ce mystérieux petit lutin devra couver cet œuf lui-même, avec beaucoup de patience et beaucoup d’amour, en le tenant soigneusement au chaud… « au creux de dessous le bras », sous l’aisselle. Si le petit servan arrive à bon port, son possesseur ou patron « aura bien des agréments ». Il aura l’avantage, entre autres, d’être soigneusement informé de tout ce qui se passe en son absence, sur ses terres et dans ses bâtiments.

Qu’il est dommage que nous n’ayons plus d’œufs de coq !

Un aubergiste du Châtelet se plaignait de ce que rien ne lui réussissait et témoignait à un Ormonan de son grand désir d’avoir un servan. La recette fut simple. Le citoyen Salomon B. lui conseilla de se procurer un « fava », gros insecte noir qui, sous le nom de bousier, se trouve volontiers sur les chemins ou près des écuries. Il lui fit cadeau d’un de ces coléoptères, dans une boîte remplie de sciure. Dès lors notre aubergiste bernois se déclara « parfaitement heureux, car il pouvait savoir maintenant tout ce qui se passait chez lui. »

Quoi qu’il en soit, de cette genèse étonnante, voici maintenant les noms de quelques localités où nos servans étaient en pleine activité. Je les note, en prenant pour point de départ Vevey et ses environs, pour continuer avec quelques localités du district d’Aigle et pour finir par le district du Pays-d’Enhaut.

 

* * *

 

Le servan de Vevey et les conseillers. – Dans les archives de la ville de Vevey (manuel H. P. folio 37), il est fait mention d’un fameux servan, « esprit follet » ou « tschauteret », qui, au milieu du XVIe siècle, et spécialement en 1551, faisait beaucoup parler de lui. Il agitait les esprits et préoccupait même les magistrats, qui durent prendre de graves mesures à son sujet. Il habitait « derrière la Villeneuve » (aujourd’hui rue du Simplon) ; il entrait dans la tour de Boillet, et là, se livrait à toute espèce de farces, de tapage et de malice. Le conseil de la ville estima aussi utile que sage d’aviser : après mûre et docte délibération, il prit la grave décision de donner ordre au « commandeur », c’est-à-dire au maître des travaux de la ville, de « maçonner toute issue » de la susdite tour, afin que le « tschauteret » ne put pas y rentrer s’il était dehors, ou ne pût pas en sortir s’il était dedans.

 

* * *

 

Un servan cause de mort. – Au-dessus du Folly, dans un lieu appelé le Creux aux mèges, sur les monts de Villars, il y avait une maison hantée par un servan très connu. On l’appelait : « lu servan à Hugonin », nommé plus tard par d’autres « lu servan à de Joffrey ». C’était à l’époque où chaque famille un peu à son aise en avait un à son service. La nuit, il accusait sa présence « en tapant sur les senailles ». On lui portait à manger au galetas. Sa nourriture disparaissait sans faute.

Ce fut lui, entre autres, qui occasionna un jour la mort d’un pauvre « molare » (aiguiseur de couteaux) qui passait par là, en se dirigeant vers les hauteurs qui dominent l’Alliaz. Le brave homme marchait seul, ayant sur son dos sa petite armoire de bois, munie de la grande roue traditionnelle. Faisait-il du vent, l’essieu était-il trop bien graissé, ou les branches du chemin s’en mêlaient-elles ? Bref ! la roue, à diverses reprises, se mit à tourner sur les épaules du « molare ». Convaincu que ce ne pouvait être que le malin esprit qui avait pris siège sur son dos et lui faisait cette farce, il en eut une frayeur telle qu’il en tomba mort. De là le nom de Crêt du molare qui, d’après la légende, a été donné à une des jolies sommités boisées qui se trouvent à la limite des cantons de Vaud et de Fribourg, derrière le Folly.

 

* * *

 

Un servan qui s’enterre. – Sur les mêmes monts de Villars, au pré Cochard, il y avait un fameux trou, comblé aujourd’hui, mais visible encore : on le nomme le trou du Lindaz ou de Lindard (de lenn, prétend le doyen Bridel, qui signifie étang, mare). On l’appelle aussi la Pacoresse (de pacot sans doute, terrain boueux). La tradition affirme que ce trou, autrefois très profond, « se serait fermé dans la nuit dans laquelle mourut le dernier rejeton mâle de la noble famille de la Tour, jadis fort puissante, et que ce fut par ce trou que son esprit familier rentra dans la terre pour s’y cacher ». En 1832, cette croyance était populaire. Aujourd’hui, on raconte encore que, – par malice et pour chicaner les femmes qui, plus bas, font leur lessive ou lavent à la fontaine, entre dix et onze heures, leurs épinards, – c’est lui qui trouble la source provenant du Lindard. Il se permettait de dessiner des croix mystérieuses sur le dos des bêtes ou sur les portes des écuries. Dans les granges, il faisait des farces de toute sorte ; à l’étable, il liait deux génisses ensemble au même licol ou même se mêlait de les traire sans permission. À l’heure qu’il est, il serait bel et bien, dit-on, prisonnier dans cet entonnoir encombré.

 

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Montreux. – Un servan prisonnier. – Le servan du Lindard ne serait pas seul à gémir privé de sa liberté. Plusieurs de ses collègues passent pour être aussi enfermés. C’est le cas, entre autres, du servan de Sales, dans l’ancienne maison Dubochet. On prétend que dans ce vieux bâtiment, muni d’une antique petite tour, le pauvre malheureux se trouverait encore caché et absolument muré. Personne ne s’est encore offert, paraît-il, en nos temps égoïstes, pour opérer sa délivrance. Pauvre servan ! « Ah ! s’il s’agissait d’un bossaton de bon vieux, me disait un voisin, ou seulement de petit nouveau, on serait tout de suite assez de monde pour lui venir en aide ! »

 

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Villeneuve. – Dans les environs de cette localité, de nombreux servans sont à signaler : il y en avait un tout à fait gentil à la Chevalleyre, dans le vallon sauvage de la Tinière ; un autre en Scetaz, près du col de Chaudes ; celui-ci était aussi susceptible qu’exigeant ; un autre se trouvait en Peyrausaz. « Ah ! ces mâtines de bêtes ! me disait un vieux citoyen de la contrée, si on ne les servait pas les premières, c’est qu’elles vous tiraient tout en bas. Ces tcharavoutes agaffaient tout ! »

 

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Corbeyrier. – Un servan tambour. – Dans une maison solitaire, située à l’orient de ce village, au pied d’un petit bois, et portant le nom de Camp, se trouvait aussi un curieux servan. On l’entendait dans les profondeurs de la terre, sous les soubassements de la maison, battre du tambour d’une manière très distincte.

Aux questions que lui posait une domestique, il répondait par des coups frappes sous le plancher.

– Combien sommes-nous dans la chambre ?

– Combien Jean a-t-il de boutons à ses guêtres ?

– Combien tombera-t-il de fois en descendant à Yvorne ?

Le petit servan répondait à tout, très exactement, par ces coupa mystérieux, dont plus d’un montagnard a gardé pour lui le chiffre étonnant. – On démolit la maison pour trouver la cause de ces battements ou de ces roulements singuliers. Le servan se tut, il ne voulut plus répondre. On rebâtit sur le même emplacement. À peine le premier plancher fut-il posé, que le petit servan tambour se remit à battre de nouveau sa caisse. Ce ne fut que vers l’année 1860 environ qu’un homme très grave et très considéré des environs, ayant été appelé sur les lieux, réussit à conjurer le malin esprit et l’obligea à quitter le pays. Dès lors, il n’en est plus question, et il ne reste du petit servan tambour qu’un lointain et mystérieux souvenir.

 

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Le servan de Salins. – À Aigle, jusqu’en 1820, dans plusieurs maisons, on mettait encore de côté la part du servan. Dans le vaste et solitaire bâtiment de Salins, à l’entrée du bois de la Chenaux, la dernière servante qui y a demeuré racontait sérieusement à qui voulait l’entendre qu’elle avait pour l’aider le plus brave, le plus mignon servan qui se puisse imaginer. Il lui faisait, sans se faire voir, la plus grande partie de son travail. « C’était trop commode ! Il me portait l’eau ; me nettoyait, cuisinait, poutsait, écurait mes tablars… et tout cela pour quelques friandises, le dimanche matin, avant le sermon… » C’étaient de bons amis. Les servantes, qui s’en tiennent d’autres aujourd’hui, ne rendent pas aux maîtres les mêmes jolis services.

À propos de ce fameux servan de Salins, un montagnard de Panex me citait ce fait assez piquant, qui prouve combien l’idée de l’existence de ces mystérieux est encore enracinée au sein de nos populations : « Il est mort ici en 1878, m’a-t-il conté, un octogénaire, excellent tireur, ancien carabinier, braconnier célèbre, maçon, agriculteur et, à ses heures, ménétrier. Il raclait le violon pour nos danses villageoises et ne le raclait point trop mal. Tous ces talents, réunis à de durs labeurs, auraient dû faire de Pierre-Abram un esprit fort. Merci ! il était crédule comme une vieille fileuse : servans, revenants, vouivres (serpents ailés), tout était cru. Un jour, il arriva que, comme braconnier, il fit un coup de maître : il abattit une martre-zibeline, animal rare dans nos Alpes, mais qui s’y rencontre cependant encore. (La fourrure de cette bête doit être au Musée cantonal.) Comme, un des matins suivants, il était occupé devant sa maison à écorcher et à enlever la peau de sa capture, un de mes frères, chasseur à l’occasion, vint à passer. Pierre-Abram l’appela pour lui faire voir quel singulier animal, à lui tout à fait inconnu, il avait abattu. Mon frère, esprit fort et farceur, considéra un instant le sujet, puis dit à Pierre-Abram :

» – Ah ! vos en ai fé ona balla, vos ai touâ le fameïli de Salins. (Ah ! vous en avez fait une belle ! vous avez tué le servan de Salins !)

» À ces mots, Pierre-Abram est pris d’un tremblement tel, si nerveux et si irrésistible, que son couteau lui tomba de la main. – Cela se passait en 1866. »

 

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Bex. – Servans rieurs. – Un écrivain bien connu de notre canton, – qui fut dans son enfance berger dans les montagnes de Bex, et qui demeura, jusque sous ses cheveux blancs, épris de poésie, – m’a conté ce qui suit :

« Dans les longues veillées d’hiver passées au chalet de Collatel (au-dessus de Bex), – il y a de cela plus de cinquante ans, – ma grand’mère n’éprouvait pas de plus grand plaisir que de nous faire le récit des farces des servans d’alentour ou des histoires lugubres des revenants.

» L’oreille tendue, nous écoutions ces contes fantastiques parfois avec une telle terreur que nous n’osions plus, ma sœur et moi, aller de nuit à la cuisine.

» Ma bonne grand’mère avait connu de nombreuses personnes auxquelles le servan avait fait des niches et elle n’avait pas le moindre doute sur l’authenticité des faits dont elle nous racontait l’histoire. Il en est trois, entre autres, dont j’ai gardé le souvenir très précis :

» Dans un bâtiment, qui était la grange de M. F., en Nagelin, situé vis-à-vis de notre maison, il y avait, nous disait-elle, un coquin de petit servan qui se plaisait, quand il faisait froid à tirer la couverture du lit du domestique et à transporter les vaches sur le solei. Lorsque le malheureux serviteur transi se réveillait, en frissonnant et en claquant des dents, on entendait distinctement le mauvais lutin répondre aux plaintes du pauvre diable par des éclats de rire frénétiques.

» Mais là ne s’arrêtaient pas les déboires du pauvre Abram : en se rendant à l’étable, le matin, il trouvait avec effroi deux vaches attachées au même lien, et aucun poignet – si ce n’est celui du servan lui-même – n’aurait pu délivrer les pauvres bêtes de leur fâcheuse situation.

» Un autre de ces esprits folâtres s’était logé dans la maison de M. T., sur la grande place de Bex. La cuisinière, en faisant son ouvrage à la fontaine, racontait à qui voulait l’entendre que « le servan lorsqu’il était de « bonne » ou bien tourné, faisait le café, balayait la cuisine, poutsait les tablars et qu’elle avait bien du bonheur de trouver le matin chaque chose propre, prête et bien en ordre. » – Un non moins fameux servan demeurait à l’Allex, chez le président V. À chaque instant, on trouvait dans son écurie des chevaux à la crinière tressée ou dont les queues étaient liées ensemble.

» Enfin, ceci s’est bel et bien passé dans ma famille : On faisait un jour boucherie d’un pièce de bétail : Quel ne fut pas le saisissement de tous, et surtout de mon grand-père, de voir, à la tombée de la nuit, un des pieds de la vache tuée cheminer seul par la cuisine, comme guidé et poussé par une main invisible, pendant que retentissaient les éclats de rire du malicieux chauterai.

» On finit par découvrir qu’il perchait dans la grange, au haut d’une grande échelle. Pour s’en débarrasser, on ne trouva pas d’autre moyen que de vendre celle-ci ; ce qui fut fait par mon grand-père à M. B., qui habitait de l’autre côté de l’Avençon.

» Dès lors, ce fut cette nouvelle demeure qui devint le théâtre des niches du petit lutin.

» C’est ainsi que, dans ma jeunesse, maîtres vachers, valets et « boubes » passaient les longues veillées, en se racontant ces légendes qui ne rencontraient pas d’incrédules, pas même moi. – C’est au souvenir de ces lutins qu’il faut attribuer le nom de Serveina (chemin des servans) donné à une voie de communication qui va du village de Bex dans la direction du cimetière. »

 

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Dans les chalets de Collatel, sur Bex, un valet, en battant le beurre, avait renversé la bourreira. Il s’était pris le pied dans la ficelle qui sert à fixer l’appareil. Grand émoi pour le pauvre vacher ! La crème couvre le sol. Il ramasse et recueille tout ce qu’il peut ; il graisse ses souliers avec le beurre répandu et nettoie ensuite avec soin son chalet, afin que nul ne vît trace de l’accident. Hélas ! notre pâtre comptait sans le servan du lieu qui courut aussitôt renseigner le propriétaire du pâturage et du troupeau. En effet, à sa première descente à Bex, pour quérir du pain, Daniel rencontra son maître chez lui :

– Tu fais bien d’arriver, Daniel !… Tout va-t-il bien, là-haut ? lui dit celui-ci.

– Oh ! là, oui, monsieur.

– Ne t’est-il pas arrivé une farce, l’autre jour ?

Daniel se trouble.

– Et laquelle, monsieur ?

– N’as-tu pas graissé tes socques avec mon beurre que tu avais renversé ?

Le valet rougit jusqu’aux oreilles et avoua tout.

Depuis ce temps, – c’était en 1825, – il fut convaincu plus que jamais que son maître avait à son service un rusé lutin dont il était sage de se méfier.

 

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Servans farceurs. – À Gryon, des personnes habitaient une partie de l’année un chalet sur la colline recouverte de mélèzes qui domine le village. Elles disaient à qui voulait l’entendre qu’un servan venait au chalet manger ce qu’elles avaient, qu’il tapageait pendant la nuit, tirait les draps du lit des dormeurs et des dormeuses et faisait mille farces et mauvaises manières.

Le père Jean V., de la Forclaz, me racontait à ce sujet que se trouvant autrefois pour alper, au-dessus de Gryon, en Coufin, près du col de la Croix, il trouva lui-même, par deux fois, trois de ses porcs noirs couchés dans son lit !

– Ils avaient l’air de trois personnes, me dit-il ; leurs jambes de devant reposaient par dessus la couverture. Chose curieuse : les draps n’en étaient point salis !

– Lè lu servan que té portan té cayons dans ta coutze. (C’est le servan qui te porte tes cochons dans ton lit), lui avait dit son oncle.

À Anzeindaz, il y avait aussi un servan au vieux chalet du Motté.

 

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Servans protecteurs. – À Ormont-dessus, en Ayerne, sur Isenau surtout (ou la Palette), les servans, avec les fées, étaient d’un précieux secours. « Allavon en tzan lé vatzé, – m’a dit un vieux vacher, – et jamé ne sé derotzivon. Lu premi, que menavé lé vatzé, dezai : Pometta, Baletta, passa yô ye passe ! te ne te derotzéré pas ! Lé brotavon l’herba tinqué u ben dé sasset. Mâ, quemen ya todzor de lé dzen mô avezâ, yen na zu quian bourtia de lassé den le diétzo, qu’étai su le tai, por lé laye et lé servans ; ne lé z-an jamé réyussé tzi-no. Vai de vo ! ne faut jamé mépraizi çau que ne fan dau bin. » (Ils menaient en champ les vaches et jamais elles ne se dérochaient. Le premier qui conduisait le troupeau disait : Pomette, Balette ! passe où je passe, tu ne tomberas pas des rochers. Elles broutaient l’herbe jusqu’au sommet. Mais, comme il y a toujours des gens mal avisés, il en est qui ont sali le lait dans le baquet placé sur le toit pour les fées et le servan ; je ne les ai jamais revus chez nous. Voyez-vous, il ne faut jamais mépriser ceux qui nous font du bien !…)

Toujours à Ormont-dessus, le servan du châtelain B., qui mourut à la fin du XVIIIe siècle, était aussi des plus commodes. Il l’aidait à garder son jardin et spécialement une plante fameuse par certaines propriétés pharmaceutiques et à laquelle il tenait beaucoup. C’était une sabine, espèce de genévrier ou cyprès nain, aux baies bleuâtres, dont l’odeur pénétrante et sauvage se sent d’assez loin. L’enlèvement de cette sabine eût jeté le châtelain dans une douleur mortelle, aussi grande, si ce n’est plus, que celle des pauvres maris sabins, volés, en 749, par Romulus. Aussi le servan veillait-il ; et chaque fois qu’un passant mal appris se permettait seulement de couper quelques branches de cet arbuste, l’audacieux malfaiteur était sûr de tressaillir tout à coup au bruit d’un éclat de rire, dont le timbre de voix était excessivement haut et clair. Se retournait-il ? Impossible de voir personne !… Ce qui n’empêche pas que, le dimanche suivant, au sortir de l’église, M. le châtelain, en frappant sur l’épaule de celui qui n’avait pas craint de porter atteinte à sa propriété, lui disait d’un ton d’assurance : « Ah ça ! que comptes-tu donc faire de ce que tu as pris hier dans mon jardin ? »

Ah ! pauvres époux sabins ! que n’avez-vous eu pour garder jadis vos femmes quelques bons petits servans d’Ormont-dessus ! Vos malheurs n’auraient pas eu lieu !

Le servan du propriétaire Abram N. était aussi fort utile pour la garde de ses chalets éloignés. Un soir, un individu était allé dans l’arrière-saison à la recherche d’une génisse égarée dans les hauts pâturages. Surpris par la nuit sur un plateau inhabité, il eut l’idée, pour s’abriter, d’aller se blottir dans le foin d’un vieux fenil appartenant au père Abram. Il y fut jusqu’au lever de la lune. Il n’avait vu personne. Il n’en arriva pas moins que le dimanche suivant, – jour des comptes de conscience, comme on voit, – le vieux propriétaire, allant tout droit vers notre pâtre, lui dit simplement : « Dis donc, Emmanuel, fermente-t-il bien, mon foin du mazot ? »

 

Le servan de Jean M. ne lui faisait que des farces ! Un jour, de très grand matin, un montagnard, qui descendait au marché d’Aigle, passant près de la maison de Jean, crut que le feu y était, car la fumée sortait par toutes les fentes des cloisons de la grange. Il s’approche et rencontre le père Jean portant de la main gauche une casserole en fer dans laquelle se trouvaient du feu et des épines et, de la main droite, un grand sabre de cavalerie.

– Que fédé vo inqué ? lui demande notre passant (Que faites-vous ici ?)

– Ye prauvé de champi cé baugro que me torminté. E m’uvré toté lé fenétré quan ye fa frai ; u bin é lé me refermé quan ye fa tzô. E me fa tote sorté dé farcé pé la to et la grandze… Dé coup, me fà portan savai quan me robon ôqué… To parai, de yàdze lé bin quemoude den avai yon… éte pas ? » – (Je tâche de chasser ce gredin qui me tourmente. Il m’ouvre toutes les fenêtres quand il fait froid ; ou bien, il me les referme quand il fait chaud. – Il me fait toute sorte de farces à la cuisine et à la grange… Je tiens pourtant à savoir une belle fois s’il me vole quelque chose. Cependant, il y a des occasions où c’est bien commode d’avoir un servan… n’est-ce pas ?)

Aux Planches, sur Ormont-dessous, je me suis laissé dire que dans le chalet D. il y avait un servan qui faisait bonne garde. Quelqu’un s’avisait-il de prendre du fromage, « tac ! le lutin lui tapait sur les doigts. » On pouvait laisser la maison ouverte sans danger. « Je sais, disait le père D. au montagnard qui me racontait ces détails, je sais que tu es entré chez moi, mais tu n’as rien touché. »

L’Étivaz. – Un servan renard. – Un des plus fameux servans de notre vallée, m’écrivait M. J. H., et aussi un des plus malins, était celui des Martines, maison située près de la nôtre.