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Le poète Sténio aime passionnément Lélia d'Almovar. C'est une jeune femme qui préfère s'adonner aux joies et aux souffrances de la méditation plutôt qu'aux plaisirs charnels, car, très jeune, elle a vécu un amour malheureux. Elle aime Lélio mais se refuse à lui. Elle a un ami et confident nommé Trenmor, qui est un bagnard repenti. Sténio est d'abord jaloux de Trenmor. Il devient pourtant son ami lorsqu'il le retrouve au chevet de Lélia atteinte du choléra. Ils essaient de la sauver avec l'aide d'un moine, Magnus, qui, lui aussi, est très attiré par Lélia. La jeune femme survit. Après une retraite solitaire d'un mois, Lélia retourne dans "le monde" où elle retrouve sa soeur Pulchérie qui y vit de ses charmes. Lélia promet à Sténio qu'elle va s'offrir à lui, mais, à l'heure du rendez-vous, elle envoie sa soeur à sa place.
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Seitenzahl: 488
Veröffentlichungsjahr: 2018
Dédié à M. H. Delatouche.
Quand la crédule espérance hasarde un regard confiant parmi les doutes d’une âme déserte et désolée pour les sonder et les guérir, son pied chancelle sur le bord de l’abîme, son œil se trouble, elle est frappée de vertige et de mort.
Pensées inédites d’un solitaire.
« Qui es-tu ? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. À coup sûr tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine ? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre ? Si tu viens de Dieu, parle et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer... Toi venir de l’enfer ! Toi si belle et si pure ! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent jusqu’au trône de Dieu ?
Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéisme : il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi ? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme, quand vous niez l’amour ? Ô ciel ! vous, proférer ce blasphème ! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois ? »
« Lélia, j’ai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine. Vous me ballottez sur une mer d’inquiétudes et de doutes. Vous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m’élevez au ciel et vous me foulez aux pieds. Vous m’emportez avec vous dans les nuées radieuses, et puis vous me précipitez dans le noir chaos ! Ma faible raison succombe à de telles épreuves. Épargnez-moi, Lélia !
Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous étiez si grande, si sublime, que j’aurais voulu m’agenouiller devant vous et baiser la trace embaumée de vos pas. Quand le Christ fut transfiguré dans une nuée d’or et sembla nager aux yeux de ses apôtres dans un fluide embrasé, ils se prosternèrent et dirent : « Seigneur, vous êtes bien le fils de Dieu ! ». Et puis quand la nuée se fut évanouie et que le prophète descendit la montagne avec ses compagnons, ils se demandèrent sans doute avec inquiétude : « Cet homme qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui va souper avec nous, est-il donc le même que nous venons de voir enveloppé de voiles de feu et tout rayonnant de l’esprit du Seigneur ? » Ainsi fais-je avec vous, Lélia ! À chaque instant vous vous transfigurez devant moi et puis vous dépouillez la divinité pour redevenir mon égale et, alors, je me demande avec effroi si vous n’êtes point quelque puissance céleste, quelque prophète nouveau, le Verbe incarné encore une fois sous une forme humaine, et si vous agissez ainsi pour éprouver notre foi et connaître parmi nous les vrais fidèles !
Mais le Christ ! cette grande pensée personnifiée, ce type sublime de l’âme immatérielle, il était toujours au-dessus de la nature humaine qu’il avait revêtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se cacher si bien qu’il ne fût toujours le premier entre les hommes. Vous, Lélia, ce qui m’effraie, c’est que, quand vous descendez de vos gloires, vous n’êtes plus même à notre niveau, vous tombez au-dessous de nous-mêmes, et vous semblez ne plus chercher à nous dominer que par la perversité de votre cœur. Par exemple, qu’est-ce donc que cette haine profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez pour notre race ? Peut-on aimer Dieu comme vous faites et détester si cruellement ses œuvres ? Comment accorder ce mélange de foi sublime et d’impiété endurcie, ces élans vers le ciel et ce pacte avec l’enfer ? Encore une fois, d’où venez-vous, Lélia ? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre ?
Hier, à l’heure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d’un rose bleuâtre, alors que l’air tiède d’un beau soir d’hiver glissait dans vos cheveux et que la cloche de l’église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée ; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d’un reflet magique. Vos yeux, levés vers la voûte bleue où se montraient à peine quelques étoiles timides, brillaient d’un feu sacré. Moi, poète des bois et des vallées, j’écoutais le murmure mystérieux des eaux, je regardais les ondulations mœlleuses des pins faiblement agités, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se présente, au premier rayon de soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs calices d’azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point à tout cela ; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent n’appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n’éveillait vos sensations, vous étiez toute au ciel. Et, quand je vous montrai le spectacle enchanté qui s’étendait sous nos pieds, vous me dites en élevant la main vers la voûte éthérée : Regardez cela ! Ô Lélia ! vous soupiriez après votre patrie, n’est-ce pas ? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui ?
Mais hélas ! quand le froid qui commençait à souffler sur la bruyère nous eut forcés de chercher un abri dans la ville ; quand, attiré par les vibrations de cette cloche, je vous priai d’entrer dans l’église avec moi et d’assister à la prière du soir, pourquoi, Lélia, ne m’avez-vous pas quitté ? Pourquoi, vous qui pouvez certainement des choses plus difficiles, n’avez-vous pas fait descendre d’en haut un nuage pour me voiler votre face ? Hélas ! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le sourcil froncé, l’air hautain, le cœur sec ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas agenouillée sur les dalles moins froides que vous ? Pourquoi n’avez-vous pas croisé vos mains sur ce sein de femme que la présence de Dieu aurait dû remplir d’attendrissement ou de terreur ? Pourquoi ce calme superbe et ce mépris apparent pour les rites de notre culte ? N’adorez-vous pas le vrai Dieu, Lélia ? Venez-vous des contrées brûlantes où l’on sacrifie à Brahma ou des bords de ces grands fleuves sans nom, où l’homme implore l’esprit du mal plutôt que celui du bien ? car nous ne savons ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue naître. Nul ne le sait, et le mystère qui vous environne nous rend superstitieux malgré nous !
Vous insensible ! Vous impie ! Oh ! cela ne se peut pas ! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette âme, cette grande âme où la poésie ruisselle, où l’enthousiasme déborde et dont le feu nous gagne et nous entraîne au-delà de tout ce que nous avions senti ? À quoi songiez-vous hier, qu’aviez-vous fait de vous-même, quand vous étiez là, muette et glacée dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques, insensible à l’encens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de l’orgue, à toute la poésie du saint lieu ? Et comme elle était belle pourtant cette église imprégnée d’humides parfums, palpitante d’harmonies sacrées ! Comme la flamme des lampes d’argent s’exhalait blanche et mate dans les nuages d’opale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales d’une fumée odorante ! Comme les lames d’or du tabernacle s’élevaient, légères et rayonnantes, sous le reflet des cierges ! Et quand le prêtre, ce grand et beau prêtre irlandais dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère et la parole si sonore, descendit lentement les degrés de l’autel, traînant sur les tapis son long manteau de velours ; quand il éleva sa grande voix, triste et pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie ; quand il nous dit, en nous présentant l’ostensoir étincelant, ce mot si puissant dans sa bouche : Adoremus ! alors, Lélia, je me sentis pénétré d’une sainte frayeur et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux.
Mais votre pensée est si intimement liée dans mon âme à toutes les grandes pensées que je me retournai presque aussitôt vers vous pour partager avec vous cette émotion délicieuse ou, peut-être, que Dieu maintenant me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles adorations.
Mais vous, vous étiez debout ! Vous n’avez pas plié le genou, vous n’avez pas baissé les yeux ! Votre regard superbe s’est promené, froid et scrutateur, sur le prêtre, sur l’hostie, sur la foule prosternée : rien de tout cela ne vous a parlé. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez refusé votre prière au Seigneur. Seriez-vous donc une puissance au-dessus de lui ?
Eh bien ! Lélia (que Dieu me le pardonne encore !) pendant un moment je l’ai cru et j’ai failli lui retirer mon hommage pour vous l’offrir. Je me suis laissé éblouir et subjuguer par la puissance qui était en vous. Hélas ! il faut l’avouer, je ne vous vis jamais si belle. Pâle comme une des statues de marbre blanc qui veillent auprès des tombeaux, vous n’aviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient d’un feu sombre et votre vaste front, dont vous aviez écarté vos cheveux noirs, s’élevait, sublime d’orgueil et de génie, au-dessus de la foule, au-dessus du prêtre, au-dessus de Dieu même. Cette profondeur d’impiété était effrayante et, à vous voir ainsi toiser du regard l’espace qui est entre nous et le ciel, tout ce qui était là se sentait petit. Milton vous avait-il vue, quand il fit si noble et si beau le front foudroyé de son ange rebelle ?
Faut-il vous dire toutes mes terreurs ? Il m’a semblé qu’à l’instant où le prêtre debout, élevant le symbole de la foi sur nos têtes inclinées, vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous ; oui, il m’a semblé qu’alors son regard profond et sévère, rencontrant votre impassible regard, s’est baissé devant lui. Il m’a semblé que ce prêtre pâlissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le calice et que sa voix s’éteignait dans sa vaste poitrine. Est-ce là un rêve de mon imagination troublée ou bien en effet l’indignation a-t-elle suffoqué le ministre du Très-Haut lorsqu’il vous a vue ainsi résister à l’ordre émané de sa bouche ? Ou bien, tourmenté comme moi par une étrange hallucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une puissance évoquée du sein de l’abîme ou une révélation envoyée du ciel ? »
« Que t’importe cela, jeune poète ? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d’où je viens ?... Je suis née comme toi dans la vallée des larmes et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse et dont une hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées ? Que peut-il y avoir d’étrange et de mystérieux dans une existence humaine ? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes ? Allez ! ce monde tout entier est bien loin de lui ; il est bien froid, et bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.
Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encore peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre d’exil et de servitude.
Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous ? Croyez-vous que je ne souffre pas ? J’ai vu des hommes, plus malheureux que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur caractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous, dont la vue est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les uns les autres et à tenir note des nuances que subit l’infortune en se révélant à nous. Tout cela, qu’est-ce devant Dieu ? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie.
C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je ? Qu’il change ma destinée ? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter contre mes douleurs ? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir.
Vous demandez si j’adore l’esprit du mal. L’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées : Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à l’enfer le secret de ma destinée. C’est à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poète, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères ; mon âme est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une âme qui souffre et qui attend. Si vous l’interrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même et n’osera plus s’ouvrir à vous. »
« L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée, Lélia ; j’ai blessé la sublime pudeur de votre âme. C’est qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux ! Vous croyez que je porte sur vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger, fussiez-vous le plus remarquable sujet offert aux observations du physiologiste.
Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser ; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie ; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème ; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes, car (je le sens intimement et cette sensation est liée à celle de mon existence), je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être ; mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus : Dieu et la poésie, c’est vous désormais et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.
Dis-moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance d’aimer, si ton âme est de feu ou de glace, si, en me donnant à toi, comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut ; car je ne le sais pas et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois roses et brillants comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, quelquefois rouges et sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la foudre.
Ai-je commencé la vie avec toi ou l’ai-je quittée pour te suivre dans la mort ? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir ? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter ? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves ! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles ! Qu’ai-je fait, que rêver et attendre et espérer, depuis que je suis au monde ? Vais-je produire enfin ? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject ? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser ? En sortirai-je pour monter ou pour descendre ?
Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi, une destinée inhérente à la tienne et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu ! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber !
Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’élances sans moi. Cruelle Lélia ! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule ! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, et calme, et triste, et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.
Je suis bien misérable ! ma situation n’est pas ordinaire ; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme et – je ne trace ce mot qu’avec effort, tant il est horrible – je crois que non !
Ô Lélia ! cette fois répondrez-vous ? À présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien à craindre ni à espérer. »
« Enfant que vous êtes ! À peine vous êtes né et déjà vous êtes pressé de vivre ! car il faut vous le dire, vous n’avez pas encore vécu, Sténio ; je vous définirai la vie en deux mots, mais plus tard.
Pourquoi donc tant vous hâter ? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but maudit où nous échouons tous ? Vous viendrez vous y briser comme les autres, Sténio. Prenez donc votre temps, faites l’école buissonnière et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l’école où l’on apprend la vie.
Heureux enfant, qui demande où est le bonheur, comment il est fait, s’il l’a goûté déjà, s’il est appelé à le goûter un jour ! Ô profonde et précieuse ignorance ! Je ne te répondrai pas, Sténio.
Ne crains rien, je ne te flétrirai pas au point de te dire une seule des choses que tu veux savoir. Si j’aime, si je puis aimer, si je te donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait grand par mon amour ou anéanti par mon indifférence : tout cela, vois-tu, c’est une science téméraire que Dieu refuse à ton âge et qu’il me défend de te donner. Attends !
Je te bénis, jeune poète, dors en paix. Demain viendra, beau comme les autres jours de ta jeunesse, paré du plus grand bienfait de la Providence, le voile qui cache l’avenir ! »
« Voilà comme vous répondez toujours ! Eh bien ! votre silence me fait pressentir de telles douleurs que je suis réduit à vous remercier de votre silence. Pourtant cet état d’ignorance que vous croyez si doux, il est affreux, Lélia ; vous le traitez avec une dédaigneuse légèreté, c’est que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu s’écouler comme la mienne, mais la première passion qui s’alluma dans votre sein n’y fut pas en lutte, j’imagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute vous fûtes aimée avant d’aimer vous-même. Votre cœur, ce trésor que j’implorerais encore à genoux, si j’étais roi de la terre, votre cœur fut ardemment appelé par un autre cœur ; vous ne connûtes pas les tourments de la jalousie et de la crainte ; l’amour vous attendait, le bonheur s’élançait vers vous et il vous a suffi de consentir à être heureuse, à être aimée. Non, vous ne savez pas ce que je souffre ; sans cela vous en auriez pitié, car enfin vous êtes bonne, vos actions le prouvent en dépit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charité de l’Évangile avec votre méchant sourire sur les lèvres, nourrir et vêtir celui qui était nu et affamé, tout en affichant un odieux scepticisme. Vous êtes bonne, d’une bonté native, involontaire et que la froide réflexion ne peut pas vous ôter.
Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion de moi ; vous me diriez s’il faut vivre ou mourir ; vous me donneriez tout de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console. »
« Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes ? Que vous veut-il ? d’où vous connaît-il ? où vous a-t-il vue ? D’où vient que, le premier jour qu’il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu’aussitôt vous échangeâtes avec lui un triste sourire ?
Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid ; si son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique. C’est, dites-vous, un grand poète qui ne se livre point au monde, mais qui est au-dessus de Byron. Son vaste front révèle en effet le génie ; mais je n’y trouve pas cette pureté céleste, ce rayon d’enthousiasme qui caractérise le poète. Cet homme est morne et désolant comme le Giaour, comme Lara, comme vous, Lélia, quand vous souffrez. Je n’aime point à le voir sans cesse à vos côtés, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire, tout ce que vous réserviez de bienveillance pour la société et d’intérêt pour les choses humaines.
Je sais que je n’ai pas le droit d’être jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je m’afflige (cela m’est permis) de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous déjà si triste, si découragée, vous qu’il ne faudrait entretenir que d’espoir et de douces promesses, vous voilà sous le contact d’une existence flétrie et désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions, aucune fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne s’anime jamais ; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis longtemps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, Madame, j’ai beaucoup observé cet homme, j’ai percé le mystère dont il s’enveloppe. S’il vous dit qu’il vous aime, il ment ! Il ne peut plus aimer.
Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer ? C’est une terrible question que je débats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant d’amour et de poésie émane de vous sans que votre âme en recèle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores ! Il imprime à tout ce qui l’approche une telle répulsion que son exemple me console et m’encourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, j’aurais horreur de vous, comme j’ai horreur de lui.
Et cependant, oh ! dans quel inextricable dédale ma raison se débat ! vous ne partagez pas l’horreur qu’il m’inspire. Vous semblez au contraire attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants où, le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu’une douloureuse ressemblance s’établit entre vos sensations et même entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres fronts cet air de famille ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment votre frère ? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis prêt à toutes les suppositions.
Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh bien ! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n’est ni étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de l’intimité qui règne entre lui et vous, vous si froide, si méfiante, si réservée parfois, et qui ne l’êtes jamais pour lui. S’il est votre frère, Lélia, quels droits a-t-il de plus que moi sur vous ? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui ? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur ? Oh ! que ne l’êtes-vous ! vous n’auriez de moi nulle défiance, vous ne méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que vous m’inspirez ! N’aime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a l’âme passionnée et une sœur comme vous, Lélia ! Les liens du sang, qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses sympathies ?
Non, s’il est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance qu’à moi. Qu’il est heureux, le maudit, si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances et s’il a le pouvoir de les adoucir ! Hélas ! vous ne m’accordez pas seulement le droit de les partager ! Je suis donc bien peu de chose ! Mon amour a donc bien peu de prix ! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau ! Oh ! je suis malheureux, Lélia ! car vous l’êtes, vous, et vous n’avez jamais versé une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez d’être gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m’être à charge en vous livrant à votre humeur. Ah ! c’est une délicatesse bien insultante, Lélia, et qui m’a fait souvent bien du mal ! Avec lui vous n’êtes jamais gaie. Voyez si j’ai sujet d’être jaloux ! »
« J’ai montré votre lettre à l’homme qu’on nomme ici Trenmor et dont moi seule connais le vrai nom. Il a pris tant d’intérêt à votre souffrance et c’est un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que vous croyez mort !) qu’il m’a autorisée à vous confier son secret. Vous allez voir que l’on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand qu’un homme puisse confier à un autre homme.
Et d’abord sachez la cause de l’intérêt que j’éprouve pour Trenmor. C’est que cet homme est le plus malheureux que j’aie encore rencontré ; c’est que, pour lui, il n’est point resté au fond du calice une goutte de lie qu’il n’ait fallu épuiser ; c’est qu’il a sur vous une immense, une incontestable supériorité, celle du malheur.
Savez-vous ce que c’est que le malheur, jeune homme ? Vous entrez à peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos passions se soulèvent, accélèrent les mouvements de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations nouvelles, des inquiétudes convulsives, des tourments nerveux, et vous appelez cela souffrir ! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel baptême du malheur ! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et précieuse souffrance que celle d’aimer ! De combien de poésie n’est-elle pas la source ! Qu’elle est chaleureuse, qu’elle est productive, la souffrance qu’on peut dire et dont on peut être plaint !
Mais celle qu’il faut renfermer sous peine d’infamie et de malédiction, celle qu’il faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace, qui n’a point de larmes, point de prières, point de rêveries, celle qui toujours veille, froide, pâle, paralytique, au fond du cœur ! celle que Trenmor a épuisée, c’est celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu, au jour de la justice ; car devant les hommes il faut s’en cacher.
Écoutez l’histoire de Trenmor. Il est plus largement, plus richement organisé qu’aucun de vous. Pour lui la vie commune était trop petite ; aux âmes comme la sienne l’univers n’offre pas assez d’aliments. Comme vous cependant il a été jeune, candide, amoureux ; comme vous, il a eu vingt ans. Seulement, comme il vivait plus vite, il les a eus à seize.
L’amour épuisé, il a été dévoré par une passion bien autrement énergique, bien plus féconde en drames terribles, bien lus intense, bien plus enivrante, bien plus héroïque dans les actes qui concourent à son but. Le jeu ! car il faut le dire, hélas ! si le but est vil en apparence, l’ardeur est puissante, l’audace est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais les femmes n’en inspirent de pareils. L’or est une puissance bien supérieure à la leur. En force, en courage, en dévouement, en persévérance, au prix du joueur, l’amant n’est qu’un faible enfant dont les efforts sont dignes de pitié. Combien d’hommes avez-vous vus sacrifier à leur maîtresse ce bien inestimable, cette nécessité sans prix, cette condition d’existence sans laquelle il n’y a pas d’existence supportable, l’honneur ! Je n’en connais guère dont le dévouement aille plus loin que le sacrifice de la vie. Tous les jours, le joueur immole son honneur et supporte la vie. Le joueur est âpre, il est stoïque, il triomphe froidement, il succombe froidement ; il passe en quelques heures des derniers rangs de la société aux premiers, dans quelques heures il redescend au point d’où il était parti ; et cela, sans changer d’attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place où son démon l’enchaîne, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales. Tour à tour roi et mendiant, il gravit d’un seul bond l’échelle immense, toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excité par l’âcre soif qui le dévore. Que sera-t-il tout à l’heure ? Prince ou esclave ? Comment sortira-t-il de cet antre ? Nu ? ou courbé sous le poids de l’or ? Qu’importe ? Il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu’il y a d’impossible pour lui, c’est le repos ; il est comme l’oiseau des tempêtes, qui ne peut vivre sans les flots agités et les vents en fureur. On l’accuse d’aimer l’or ! il l’aime si peu qu’il le jette à pleines mains. Ces dons de l’enfer ne sauraient lui profiter ni l’assouvir. À peine riche, il lui tarde d’être ruiné afin de goûter encore cette nerveuse et terrible émotion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu’est-ce donc que l’or à ses yeux ? Moins, par lui-même, que des grains de sable aux vôtres. Mais l’or lui est un emblème des biens et des maux qu’il vient chercher et braver. L’or, c’est son jouet, c’est son ennemi, c’est son Dieu, c’est son rêve, c’est son démon, c’est sa maîtresse, c’est sa poésie ; c’est l’ombre qu’il poursuit, qu’il attaque, qu’il étreint, puis qu’il laisse échapper, pour avoir le plaisir de recommencer la lutte et de se prendre encore une fois corps à corps avec le destin. Allez ! c’est beau cela ! c’est absurde ; il faut le condamner, parce que l’énergie, employée ainsi, est sans profit pour la société, parce que l’homme qui dirige ses forces vers un pareil but vole à ses semblables tout le bien qu’il aurait pu leur faire avec moins d’égoïsme. Mais, en le condamnant, ne le méprisez pas, petites organisations, qui n’êtes capables ni de bien ni de mal ; ne mesurez qu’avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer fougueuse pour le seul plaisir d’exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Son égoïsme le pousse au milieu des fatigues et des dangers, comme le vôtre vous enchaîne à de patientes et laborieuses professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d’hommes qui travaillent pour la patrie sans songer à eux-mêmes ? Lui, il s’isole franchement, il se met à part, il dispose de son avenir, de son présent, de son repos, de son honneur. Il se condamne à la souffrance, à la fatigue. Déplorez son erreur, mais ne vous comparez pas à lui, dans le secret de votre orgueil, pour vous glorifier à ses dépens. Que son fatal exemple serve seulement à vous consoler de votre inoffensive nullité.
Je m’arrête ici pour aujourd’hui ; votre âge est celui de l’intolérance et vous seriez trop violemment étourdi, si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression ; demain je vous dirai le reste. »
« Vous avez raison de me ménager : ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus de la société pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers elle ? Cette question est peut-être injurieuse ; peut-être la société est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle ; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.
Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion... Ô Dieu ! que me reste-t-il donc à apprendre ? quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse ? Le joueur n’est pas méprisable, dites-vous ? Ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens ? Je n’ai pas le droit de le juger et de dire : « Je suis plus grand que cet homme, qui se nuit à lui-même et ne profite à personne. » ? Eh bien ! soit ; je suis jeune ; je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie ; mais Trenmor aussi a eu vingt ans et de nobles passions ! Vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr ; et vous ne voulez pas le faire ! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès et respecte ses revers...
Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants ? Pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force ? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi ? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect ? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire ?... Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.
Eh bien ! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia ! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or...
Est-ce mon déshonneur, est-ce ma honte que vous me demandez ?... Eh bien ! Lélia, eh bien !... Mais c’est vous faire injure que de vous offrir de tels sacrifices, vous me mépriseriez après, dites ? Pourtant, vous ne méprisez pas Trenmor et il a sacrifié son honneur, dites-vous, à quoi ? à la passion du jeu ! Continuez, continuez cette histoire ; elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre âme, après tout ; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais. »
« Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme : que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia ? Cela est une question.
Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète ! que ce mot ne vous effraie ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes ! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor ; malgré ses larges passions, malgré son organisation supérieure, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter pour lui.
Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.
« Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer ? » Pourquoi ?... heureux Sténio ! Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme ? Qu’augurez-vous de sa puissance ? Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas ?
Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon ! Vois ce que tu me forces à te dire !...
Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul. J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout ! De philanthropie ?... Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites ! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître, elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions ! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change. La vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent. La philanthropie ! Ô mon Dieu ! quelle puérile fausseté ! Où est-il, l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire.
Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base ? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme et ses vanités et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroite commentation de ces paroles du Christ : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ! – Je vous le dis, en vérité, celui qui est le plus petit sur la terre sera le plus grand dans le royaume des cieux ! »
Maintenant, pourquoi Trenmor n’a-t-il pas employé sa force morale à se dompter dans l’intérêt de ses semblables ? C’est qu’il a mal compris la vie, c’est que son égoïsme l’a mal conseillé, c’est qu’au lieu de monter sur un théâtre somptueux, il est monté sur un théâtre en plein vent ; c’est qu’au lieu de s’employer à déclamer de spécieuses moralités sur la scène du monde et à jouer les rôles héroïques, il s’est amusé, pour donner carrière à la vigueur de ses muscles, à faire des tours de force et à se risquer sur un fil d’archal. Et encore cette comparaison ne vaut rien ! le saltimbanque a sa vanité comme le tragédien, comme l’orateur philanthrope. Le joueur n’en a pas ; il n’est ni admiré, ni applaudi, ni envié. Ses triomphes sont si courts et si hasardés que ce n’est pas la peine d’en parler. Au contraire, la société le condamne, le vulgaire le méprise, surtout les jours où il a perdu. Tout son charlatanisme consiste à faire bonne contenance, à tomber décemment devant un groupe d’intéressés qui ne le regardent même pas, tant ils ont une autre contention d’esprit qui les absorbe ! Si, dans ses rapides heures de fortune, il trouve quelque plaisir à satisfaire les vulgaires vanités du luxe, c’est un tribut bien court qu’il paie aux faiblesses humaines. Bientôt il va sacrifier sans pitié ces puériles jouissances d’un instant à l’activité dévorante de son âme, à cette fièvre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie des autres hommes. De la vanité à lui ? Il n’en a pas le temps ! il a bien autre chose à faire ! N’a-t-il pas son cœur à faire souffrir, sa tête à bouleverser, son sang à boire, sa chair à tourmenter, son or à perdre, sa vie à remettre en question, à reconstruire, à défaire, à tordre, à déchirer par lambeaux, à risquer en bloc, à reconquérir pièce à pièce, à mettre dans sa bourse, à jeter sur la table à chaque instant ? Demandez au marin s’il peut vivre à terre, à l’oiseau s’il peut être heureux sans ses ailes, au cœur de l’homme s’il peut se passer d’émotions ?
Le joueur n’est donc pas criminel par lui-même ; c’est sa position sociale qui presque toujours le rend tel ; c’est sa famille qu’il ruine ou qu’il déshonore. Mais supposez-le, comme Trenmor, isolé dans le monde, sans affections, sans parentés assez intimes pour être prises en considération, libre, abandonné à lui-même, rassasié ou trompé en amour et vous plaindrez son erreur, vous regretterez pour lui qu’il ne soit pas né avec un tempérament sanguin et vaniteux, plutôt qu’avec un tempérament bilieux et concentré.
Où prenez-vous que le joueur soit dans la même catégorie que les flibustiers et les brigands ? Demandez aux gouvernements pourquoi ils tirent une partie de leurs richesses d’une source si honteuse ? Eux seuls sont coupables d’offrir ces horribles tentations à l’inquiétude, ces funestes ressources au désespoir.
Mais vous ne comprenez pas encore pourquoi j’excuse cet homme ; sachez que je le rencontrai un jour au milieu de ses plus brillants succès et que je me détournai de lui avec mépris. Je le mépriserais encore, s’il n’eût pas expié sa faute ; mais nous allons voir si vous ne la lui pardonnerez pas quand vous saurez tout.
Si l’amour du jeu n’est pas en lui-même aussi honteux que la plupart des autres penchants, c’est le plus dangereux e tous, le plus âpre, le plus irrésistible, celui dont les conséquences sont les plus misérables. Il est presque impossible au joueur de ne pas se déshonorer au bout de quelques années.
Trenmor, après avoir pendant longtemps supporté cette vie d’angoisses et de convulsions, avec l’héroïsme chevaleresque qui était la base de son caractère, se laissa enfin corrompre. C’est-à-dire que, son âme s’usant peu à peu à ce combat perpétuel, il perdit la force stoïque avec laquelle il avait su accepter les revers, supporter les privations d’une affreuse misère, recommencer patiemment l’édifice de sa fortune, parfois, avec une obole, attendre, espérer, marcher prudemment et pas à pas, sacrifier tout un mois à réparer les pertes d’un jour. Telle fut longtemps sa vie. Mais enfin, las de souffrir, il commença à chercher hors de sa volonté, hors de sa vertu (car il faut bien le dire, le joueur a sa vertu aussi) les moyens de regagner plus vite les valeurs perdues ; il emprunta et, dès lors, il fut perdu lui-même.
On souffre d’abord cruellement de se trouver dans une situation indélicate, et puis on s’y fait, comme à tout ; on s’étourdit, on se blase. Trenmor fit comme font les joueurs et les prodigues : il devint nuisible et dangereux à ses amis. Il accumula sur leurs têtes les maux que longtemps il avait courageusement assumés sur la sienne. Il fut coupable, il risqua son honneur, puis l’existence et l’honneur de ses proches, comme il avait risqué ses biens. Le jeu a cela d’horrible qu’il ne vous donne pas de ces leçons sur lesquelles il n’y a point à revenir. Il est toujours là qui vous appelle ! Cet or, qui ne s’épuise jamais, est toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit : « Espère ! » et parfois il tient ses promesses ; il vous rend l’audace, il rétablit votre crédit, il semble retarder encore le déshonneur ; mais le déshonneur est consommé du jour où l’honneur est volontairement mis en risque.
C’est à cette époque que je connus Trenmor et que je le méprisai. Mon mépris lui fit du mal et il cessa d’emprunter à ses amis. Mais il eût fallu guérir de sa passion et cela était peut-être au-dessus de ses forces.
Il eut recours à ces déplorables moyens qui soutiennent encore quelque temps les existences perdues. Il se livra aux usuriers et parvint, quelques semaines encore, à combler les énormes déficits qu’amenaient de telles spéculations. Mais enfin les dettes grandirent, la fortune baissa, l’hydre aux cent têtes devint de plus en plus menaçante. Un jour Trenmor se trouva réduit à n’avoir plus un denier à jeter sur l’infernal tapis, plus un seul denier à montrer en cautionnement des millions qu’il devait.
Il m’a dit qu’une pensée lui était ce jour-là venue du ciel, mais son mauvais ange l’étouffa en lui. Il songea à moi, à moi qui n’étais pas son amie et qui n’avais pas le droit de lui refuser des secours, à moi qui l’avais blessé au fond de l’âme et pour qui il éprouvait plus de sympathie, en cet instant de désespoir, que pour aucun de ses dangereux compagnons. Mais la mauvaise honte parla plus haut : il ne vint pas.
Alors, en ce jour de malédiction, la facilité de commettre une infamie vint le trouver. L’occasion lui tendit les bras, lui jeta ses sales caresses, s’embellit de ses hideux appas et vint à bout de son âme égarée. Cet homme qui n’avait jamais voulu jouer contre un ami, qui avait scrupuleusement refusé de profiter d’un jeu d’adresse ou de combinaison, cet homme qui, hors d’un lieu public, n’avait jamais succombé à la tentation de dépouiller ses proches, ce joueur en grand, intrépide, mais scrupuleux à sa manière, qui avait accepté des services, mais qui par reconnaissance n’avait jamais voulu mettre le démon du hasard entre lui et ceux qui les lui avaient rendus, cet homme enfin, qui, maintenant, se sentait trop de fierté pour aller emprunter une modique somme, se décida à commettre une escroquerie, une escroquerie de cent francs envers un vieux millionnaire fraudeur et libertin, qui ne lui avait rendu nul bon office et qui ne comptait point les billets de banque qu’il jetait à ses prostituées. En réalité, Sténio, c’était un bien moindre crime pour Trenmor que tous ceux qu’il avait commis sans manquer aux lois écrites. Il avait fait souffrir d’honnêtes gens par ses emprunts illimités et maintenant il dérobait une imperceptible aumône au mauvais riche. Eh bien ! cela seul le perdit plus que tout le reste. La fraude fut découverte, Trenmor a subi cinq ans de travaux forcés. »
« En effet c’est un secret terrible et je ne sens en mon cœur qu’une grande reconnaissance pour l’homme qui n’a pas craint de me le confier. Vous m’estimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps ? Eh bien ! voilà qu’un lien sacré est établi entre nous trois ; un lien dont j’ai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n’ai plus le droit de dénouer.
Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je n’ai pu m’empêcher d’être écrasé. Quand je me suis souvenu qu’une heure avant le moment où je lisais cela j’avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n’ai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre qu’à lui, j’ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri ! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur d’un... ! Je n’écrirai pas ce mot. – Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur ! Une sœur n’eût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange ; vous avez été vers lui, vous avez dit : « Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu ! Viens à moi, qui suis sans tache et qui cacherai tes souillures avec ma main que voici. » Eh bien ! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre action me fait mal, je ne sais pourquoi, mais je l’admire, mais je vous adore. Ce que je ne puis supporter, c’est que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte ; c’est qu’il ait eu l’orgueil d’accepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement, s’ils connaissaient ce qu’elle vaut. Trenmor l’a reçue, Trenmor la possède et Trenmor ne vous parle pas le front dans la poussière ; Trenmor se tient debout à vos côtés et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet, côte à côte avec un voleur ou un parricide... lui le faussaire ! Ah ! je le hais ! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas.
Quant à vous, Lélia, je vous plains et je me plains aussi d’être votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour être heureuse ; j’espère encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagérez le mal ; je repousse encore cette accablante conclusion de votre lettre : que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains et que l’héroïsme est une chimère !
Tu le crois, pauvre Lélia ! pauvre femme ! tu es malheureuse, je t’aime ! »
« Trenmor n’avait qu’un moyen de mériter mon amitié : c’était de l’accepter ; et il l’a fait. Il n’a pas craint de se fier à mes promesses, il n’a pas cru que cette générosité serait au-dessus de mes forces. Au lieu d’être humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma délicatesse, il n’est pas sur la défensive et ne suppose pas que je puisse l’humilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a l’âme noble et grande et nulle amitié ne m’a plus flattée que la sienne.
Vous ne méprisez plus son caractère, mais vous méprisez sa condition, n’est-ce pas ? Jeune orgueilleux ! car c’est vous qui l’êtes ! osez-vous bien vous élever au-dessus de cet homme que la foudre a renversé ? Parce qu’il a été téméraire, parce qu’il s’est égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute, vous vous détournez de lui, alors que, sanglant et brisé, vous le voyez sortir de l’abîme ! Ah ! vous êtes du monde, vous ! Vous partagez bien ses inexorables préjugés, ses égoïstes vengeances ! Quand le pécheur est encore debout, vous le tolérez encore ; mais, sitôt qu’il est à terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin, pour faire comme fait la foule, pour qu’en voyant votre cruauté les autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de pitié, car on pourrait l’interpréter à mal et croire que vous êtes le frère ou l’ami de la victime. Et si l’on supposait que vous êtes capable des mêmes forfaits, si l’on disait de vous : « Voyez cet homme qui tend la main au proscrit, n’est-il point son compagnon de misère et d’infamie » ? Oh ! plutôt que de faire dire cela, lapidons le proscrit ; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le ! Apportons notre part d’insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamné à l’échafaud, le peuple se rue à l’entour pour accabler d’outrages ce reste d’homme qui va mourir. Faites comme le peuple, Sténio ! Que dirait-on de vous, dans cette ville où vous êtes étranger comme nous, si l’on vous voyait toucher sa main ? On penserait peut-être que vous avez été au bagne avec lui ! Plutôt que de vous exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit ! L’amitié du maudit est dangereuse. L’ineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre calcul ? est-ce votre sentiment, Sténio ?
N’avez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu dans l’histoire d’Angleterre le trait de cette jeune fille qui, voyant marcher à la mort le roi Charles Ier, fendit la presse des curieux indifférents, et ne sachant quel témoignage d’intérêt lui donner, pauvre et simple enfant qu’elle était, lui offrit une rose qu’elle avait à la main ; une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-être lui avait donnée et qui fut le seul, le dernier témoignage d’affection et de pitié que reçut un roi marchant au supplice ? N’êtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du lépreux d’Aoste, de l’action naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main ? Pauvre lépreux, qui n’avait pas touché la main de son semblable depuis tant d’années et qui eut tant de peine à refuser cette main amie et qui pourtant la refusa dans la crainte de l’infecter de son mal !...
Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne ? Le malheur est-il donc contagieux comme la lèpre ? Eh bien, soit ! que la réprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux et que Trenmor lui-même soit ingrat ! j’aurai pour moi Dieu et mon cœur, n’est-ce pas bien plus que l’estime du vulgaire et la reconnaissance d’un homme ! Oh ! donner un verre d’eau à celui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur d’un front couvert de honte, jeter un brin d’herbe à une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas d’engloutir, ce sont là de minces bienfaits ! Et pourtant l’opinion nous les interdit ou nous les conteste ! Honte à nous ! nous n’avons pas un bon mouvement qu’il ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes à être vains et impitoyables, et cela s’appelle l’honneur ! Malédiction sur nous tous !
Eh bien ! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un acte de miséricorde, j’éprouve pour cet homme, qui a fait cinq ans de bagne, une sorte de respect enthousiaste ! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous ? Savez-vous comment il a supporté son malheur ? Vous vous seriez tué, vous ; certes, avec votre fierté, vous n’eussiez pas accepté le châtiment de l’infamie. Eh bien ! il s’est soumis, il a trouvé que le châtiment était juste, qu’il l’avait mérité, non pas tant pour l’acte frauduleux où l’avait poussé le désespoir que pour le mal qu’il avait fait impunément durant le cours de plusieurs années. Et, puisqu’il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il l’a subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a tendu le dos en silence au fouet du garde-chiourme, il a supporté le regard des curieux ; il a vécu cinq ans dans cette fange, parmi ces bêtes féroces et venimeuses ; il a subi le mépris des derniers scélérats et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui avait été si riche, si voluptueux parfois, cet homme de mœurs élégantes et de sensations poétiques, celui qui avait été artiste et dandy ! Celui qui volait sur les flots de la belle Venise, entouré de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide ! celui qui gagnait des prix à New-Market et fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de l’Arabie ! celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce, comme Byron, cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et d’excitation sous toutes ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne ! Et cet égout infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père qui a vendu ses filles et le fils qui a violé et empoisonné sa mère, le bagne, d’où l’on sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti debout, calme, purifié, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front de l’homme qui pense !... »
Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de l’automne, alors que le vent d’hiver n’ose pas encore troubler les flots muets et que les glaïeuls roses de la rive dorment à peine, bercés par de molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les contours anguleux de la montagne et, se laissant tomber sur les eaux, semblèrent reculer l’horizon, qu’elles finirent par faire entièrement disparaître. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée : il n’y eut plus de distraction possible, plus de sensation imposée par les images extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n’y avait plus dans la nature que les cieux et l’homme, que l’âme et le doute.
Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l’air bleu de la nuit sa grande taille enveloppée d’un sombre manteau. Il élevait son large front et sa vaste pensée vers ce ciel si longtemps irrité contre lui.
« Sténio, dit-il au jeune poète, ne saurais-tu ramer moins vite et nous laisser écouter plus à loisir le bruit harmonieux et frais de l’eau soulevée par les avirons ? En mesure, poète, en mesure ! Cela est aussi beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien, maintenant ! Entendez-vous le son plaintif de l’eau qui se brise et s’écarte ? Entendez-vous ces frêles gouttes qui tombent une à une en mourant derrière nous, comme les petites notes grêles d’un refrain qui s’éloigne ?
J’ai passé bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des mers paisibles sous le beau ciel de la Méditerranée. C’est ainsi que j’écoutais avec délices le remous des canots au bas de nos remparts. La nuit, dans cet affreux silence de l’insomnie qui succède au bruit du travail et aux malédictions infernales de la douleur, le bruit faible et mystérieux des vagues qui battaient le pied de ma prison réussissait toujours à me calmer. Et, plus tard, quand je me suis senti aussi fort que ma destinée, quand mon âme affermie n’a plus été forcée de demander secours aux influences extérieures, ce doux bruit de l’eau venait bercer mes rêveries et me plongeait dans une délicieuse extase. »
En ce moment un goéland cendré traversa le lac et, perdu dans la vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor.
« Encore un ami, dit le forçat, encore un doux souvenir ! Quand je me reposais sur la grève, immobile comme les dalles du port, parfois ces oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s’approchaient de moi et me contemplaient sans effroi : c’étaient les seuls êtres qui n’eussent ni aversion ni mépris à me témoigner. Ceux-là ne comprenaient pas ma misère. Ils ne me la reprochaient pas ; et, quand je faisais un mouvement, ils prenaient leur volée. Ils ne voyaient pas que j’avais une chaîne au pied, que je ne pouvais les poursuivre ; ils ne savaient pas que j’étais un galérien ; ils s’enfuyaient comme ils eussent fait devant un homme !
– Poète ! dit le jeune homme au forçat, dis-moi où ton âme d’airain a pris la force de supporter les premiers jours d’une semblable existence ?
– Je ne te le dirai pas ; Sténio, car je ne le sais plus : dans ces jours-là je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais rien. Mais, quand j’eus compris combien cela était horrible, je me sentis la force de le supporter. Ce que j’avais confusément redouté était une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu’il y avait là du travail, d’âpres fatigues des jours de feu et des nuits de glace, des coups, des injures, des rugissements, la mer immense devant les yeux, la pierre immobile du cercueil sous les pieds, des récits effroyables à entendre et des souffrances hideuses à voir, je compris que je pouvais vivre, parce que je pouvais lutter et souffrir.
– Parce qu’il faut à ta grande âme, dit Lélia, des sensations violentes et des toniques brûlants. Mais dis-nous, Trenmor, comment tu t’es fait au calme ; car enfin, tu l’as dit tout à l’heure, le calme est venu te trouver même au sein de ce repaire ; et d’ailleurs toutes les sensations s’émoussent à force de se reproduire.
– Le calme ! dit Trenmor en levant vers le ciel son regard sublime ; le calme, c’est le plus grand bienfait de la Divinité, c’est l’avenir où tend sans cesse l’âme immortelle, c’est la béatitude ! le calme, c’est Dieu ! Eh bien ! c’est au bagne que je l’ai trouvé. Le secret de la destinée humaine, sans le bagne, je ne l’aurais jamais compris, je ne l’aurais jamais goûté, moi joueur, moi homme sans croyance et sans but, fatigué d’une vie dont je cherchais en vain l’issue, tourmenté d’une liberté dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d’y rêver, tant j’étais pressé de pousser le temps et d’abréger l’ennui d’exister ! J’avais besoin d’être débarrassé pour quelque temps de ma volonté et de tomber sous l’empire de quelque volonté haineuse et brutale, qui m’enseignât le prix de la mienne. Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie légale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire. J’ose dire qu’elle en sortit victorieuse ; mais la victoire amena son contentement et sa lassitude solitaire. Pour la première fois de ma vie je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi voluptueuses au bagne, qu’elles avaient été rares et incomplètes pour moi au sein du luxe. Au bagne j’appris ce que vaut l’estime de soi-même, car loin d’être humilié du contact de toutes ces existences maudites, en comparant leur lâche effronterie et leur morne fureur à la calme résignation qui était en moi, je me relevai à mes propres yeux et j’osai croire qu’il pouvait exister quelque faible et lointaine communication entre le ciel et l’homme courageux. Dans mes jours de fièvre et d’audace, je n’avais jamais pu réussir à espérer cela. Le calme enfanta cette pensée régénératrice et peu à peu elle prit racine en moi. Je vins à bout d’élever tout à fait mon âme vers Dieu et de l’implorer avec confiance. Oh ! alors, que de torrents de joie coulèrent dans cette pauvre âme dévastée ! Comme les promesses de la Divinité se firent humbles et petites et miséricordieuses, pour descendre jusqu’à moi et se révéler à mes faibles organes ! C’est alors que je compris le mystérieux symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes et toute cette mythologie chrétienne si poétique et si tendre, ces rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du spiritualisme qui ouvre enfin à l’homme infortuné une carrière d’espoir et de consolation ! Ô Lélia ! ô Sténio ! vous croyez en Dieu aussi, n’est-ce pas ?
– Toujours ! répondit Sténio.
– Presque toujours, répondit Lélia.
– Et puis, dit Trenmor, avec la foi se révéla une autre faculté morale, un autre bienfait céleste, la poésie ! À travers les orages de ma vie passée, ce sentiment avait rapidement effleuré mes organes. J’avais compris les grands poètes dont je m’étais approché ; c’était peut-être beaucoup pour un homme aussi avide et aussi incapable de se comprendre lui-même que je l’étais. Le calme de l’âme enfanta la poésie, comme il avait enfanté la pensée d’un Dieu ami. Que de trésors m’eussent été à jamais refusés sans le bienfait de ces cinq ans de pénitence et de recueillement ! L’agonie du bagne fut pour moi ce qu’à une âme plus douce et plus flexible eût été la paix du cloître.