Les Âmes noires - Tome 2 - Raoul Coudène - E-Book

Les Âmes noires - Tome 2 E-Book

Raoul Coudène

0,0

Beschreibung

Albin trouve l’amour en la personne d’une séduisante barmaid. Heureux, apaisé, il s’installe dans le bonheur ; mais le destin va une nouvelle fois broyer ses projets d’avenir et ses rêves. Meurtri, désespéré, il accepte son sort jusqu’à ces deux confrontations improbables. La fin de quelque chose, le début d’un imbroglio criminel où perversion, haine et violence cohabitent… Albin arrivera-t-il à trouver sa place ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Raoul COUDENE est né à Avignon en 1944.
Études au Collège des Jésuites, militaire, arts graphiques, artisan potier, sculpteur-modeleur, restaurateur-doreur en bois dorés. Plusieurs de ses nouvelles ont été éditées dans divers fanzines, puis une aux éditions Denoël dans une anthologie de SF. Il a écrit des sketches de SF pour un spectacle monté et joué à Avignon. Une de ses pièces de SF a été lue au « Gueuloir » pendant le Festival. Un de ses textes a été retenu par un réalisateur pour un long-métrage télévisé.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 307

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Dans les tomes précédents…

Drancy et un sous-officier de gendarmerie traquent le tueur qui, chaque été, terrorise Burzas. Ils soupçonnent Albin. Celui-ci a réglé ses comptes avec son enfance et protège Madeleine.

Le musicien nargue les forces de l'ordre et poursuit la réalisation de ses fantasmes.

Albin apprend qu'il appartient à un cercle d'initiés à un culte millénaire. Sa mère a réussi à se débarrasser de sa belle-mère et de son mari. L'avenir de son fils va changer maintenant.

CHAPITRE 1

Quatre ans ont passé.

Albin dévisage sa mère qui vient de prendre place dans un somptueux canapé « Récamier » de velours de soie de couleur prune… Table basse, tapis, fauteuils assortis, divers meubles et objets décorent désormais la pièce principale de la ferme des Audier. Oubliés les vieilles peintures jaunies, les fenêtres aux rideaux défraîchis, l’antique cuisinière à bois, les chambres sans chauffage, la mauvaise douche du premier étage, les toilettes dans la cave, les éclairages chiches. Cuisiniste, décorateur ensemblier, peintres, maçon, plombier, électricien, chauffagiste ont bouleversé la vieille bâtisse et transformé sa rusticité presque spartiate en un intérieur confortable et agréable.

Les terres, les forêts, les fermes, les granges, ils ont tout vendu pour ne garder que cette demeure issue du Moyen Âge. Albin aurait préféré conserver leur ancien habitat, mais sa mère avait tellement insisté qu’il avait fini par céder.

Les braises de la cheminée répandent une douce chaleur dans la pièce.

À demi allongée, adossée à des coussins, elle tire doucement sur un cigarillo à cape brune. La masse de sa chevelure d’ébène où les fils d’argent ont disparu est rassemblée en queue de cheval, mettant en valeur son cou et ses épaules. Elle a autour de cinquante ans, mais en parait à peine quarante en dépit de la rudesse des années passées auprès d’Henri Audier.

Une silhouette de femme épanouie, sans lourdeurs, aux formes bien placées, jeans très ajustés, chemisier en dentelle au col échancré, ongles vernis, bottes mexicaines ouvragées.

Où sont passés tes tabliers à carreaux, tes mains rougies, tes chaussures crottées, tes cernes sous les yeux, tes robes grises, ton fichu noir ?

Elle a subi une métamorphose radicale qui a donné naissance à un personnage qui ne dépareillerait pas dans les salons d’un palace. Là, telle qu’il la voit, elle lui fait penser peut-être à une bourgeoise qui se prélasse chez son fils après un long voyage en avion ou peut-être à une femme d’affaires qui vient d’arriver et qui attend un thé servi dans de la porcelaine de Chine.

Elle remarque ses yeux qui la détaillent avec acuité. Elle lui rend son regard sans sourire à cet enfant de l’amour devenu homme, sans tenter de connaître ce qui motive cet examen, mais avec une certaine inquiétude.

⸺ Tu es très belle, tu sais, murmure-t-il enfin.

⸺ Je veux que tu sois fier de moi.

⸺ Il devrait craquer.

⸺ Je l’espère, après tout le mal que j’ai eu pour le retrouver. Ton père est un véritable nomade. Un mois, il se trouve en Thaïlande, le mois suivant en Amazonie. Il suit les saisons, l’éclosion des fleurs. Son métier l’envoie sans arrêt à l’autre bout du monde pour trouver des senteurs nouvelles ou inconnues.

⸺ Il t’a répondu ?

⸺ Oui ! Il m’attend. Tu te rends compte ?

⸺ Quel choc ! Tu avais quel âge à l’époque ?

⸺ À peine trente ans et lui dans les quarante, je crois.

Elle baisse les yeux et fixe un point dans le vague.

⸺ Tu es inquiète ?

⸺ Non... Enfin un peu tout de même. J’aurais bien aimé que tu m’accompagnes.

⸺ Ce n’est pas une bonne idée. Je pense qu’il vaut mieux que vous vous retrouviez d’abord.

⸺ Tu es son fils.

⸺ J’aurais d’autres occasions de le rencontrer.

⸺ Qu’est-ce que tu vas faire tout seul dans cette grande baraque ?

⸺ Oh ! Ne t’inquiète pas, j'ai un tas d’idées. Je vais sans doute me mettre à l’informatique et acheter un ordinateur. J’ai tout mon temps maintenant.

Sa mère esquisse un léger sourire et détourne les yeux.

Mon Albin, se dit-elle, si tu savais ce que j’ai dû faire pour parvenir à cet instant, à ce que nous ressentons tous les deux en ce moment. Nous allons avoir une existence de rentier qui durera jusqu’à la fin de nos jours. Nous disposons d’une richesse incroyable, si incroyable, si insoupçonnable que le notaire en a été époustouflé… En plus de son patrimoine, ce vieux salopard avait empoché une cagnotte record en remplissant trois grilles de Loto au hasard. Tous ces millions étaient investis dans plusieurs immeubles dans la capitale et dans quelques dizaines de lingots d’or planqués dans un coffre à la banque. Et personne n’était au courant, même pas sa mère. De toute façon, c’était bien dans la mentalité du clan des Audier et des Cévenols. Tout cacher et, de temps à autre, révéler par orgueil une partie de ses moyens. Ainsi, il n’avait pas pu résister à l’achat d’un gros 4X4. « Les crédits, c’est pas fait pour les chiens, non ? » confiait-il avec un air matois lorsqu’on l’interrogeait sur le prix d’un tel engin.

La transformation est moins flagrante chez son fils. Certes, ses vêtements ne sont plus ceux d’un paysan pauvre, mais restent simples et fonctionnels. En peu de temps, ses traits sont devenus plus adultes, plus marqués et plus durs comme s’il avait vécu de terribles épreuves.

Il ressemble à son père avec un soupçon de moi en lui, note-t-elle une fois de plus. Surtout pour les sourcils et le front.

Ses yeux noirs la scrutent tandis que les muscles de ses mâchoires crispent une seconde ses joues creuses.

Ma mère, pense-t-il de son côté, ma chère mère. Contrairement à ce que tu crois, je sais que tu t’es débarrassée de la vieille et de ton mari pour arriver à tes fins. Comment je l’ai appris ? Pour la grand-mère, je t’ai vue sortir de chez cette bonne femme plus ou moins guérisseuse et, peu après, j’ai trouvé un bocal au grenier. Un bocal plein d’amanites phalloïdes séchées. Quant au père, après notre conversation nocturne d’un certain mois d’avril, est-ce que je pouvais croire à une autre fin pour lui ? Tu as conduit ces deux exécutions avec maestria : bravo ! Aurais-tu inventé le crime parfait ? Ce qui me donne à penser que tu n'as pas dû t'arrêter là ; combien en as-tu envoyé en Enfer ? Étrange ton silence à ce sujet ! Hé ! Oui, ma tendre mère, tu n'as que peu de secrets pour ton fils. Tes actes ni ne m'offusquent ni ne me scandalisent, bien au contraire. Cette coutume occulte, ce bain dans cette mare, ce baptême idolâtre et impie nous lie et fait que nous nous ressemblons. Le processus de l'érection de mon autre moi a été long et douloureux, je m'en rends compte à présent ; en effet, combien de temps ai-je supporté Justin et sa bande avant d'agir ? Des mois et des années, le temps de l'enfance ou de la maturité. Jusqu'à ce que le sortilège agisse, jusqu'à ce que ma fureur s'exprime enfin. J'ai pris du plaisir à exercer cet épanouissement qui, en une paire de secondes, m'a permis de transformer un salaud vivant en un amas de chairs mortes avec détachement et sans éprouver par la suite le moindre remords.

Nous sommes tous les deux les instruments de cette entité, je déteste cette idée, mais, je dois avouer que, dans certaines circonstances, sans nous le dire, nous éprouvons toi et moi une intense satisfaction.

Maintenant que cet autre Albin est né, maintenant que je le porte en moi, je découvre qu'il est « disponible » en permanence et offre une liberté d'esprit inattendue. Une différence avec toi, peut-être : j’agis avec beaucoup plus de spontanéité. Je réfléchis, bien sûr, mais je crois être incapable de préméditer un acte pendant des mois comme tu l’as fait pour tes deux assassinats. Comment as-tu pu dissimuler toute cette haine, feindre la soumission, l’indifférence ? Comment as-tu pu attendre le bon moment aussi longtemps, le guetter et, tout à coup, passer à l’action ? Ne pas céder à tes rancœurs, hurler de fureur et d’impatience ?

Tout à coup, les paroles l'entité au sujet de sa mère lui reviennent en mémoire. Il sait qu'il ne la reverra plus vivante et que le baiser qu'il lui va donner sera le dernier

Il hausse imperceptiblement les épaules.

Sans raison, il se revoit accroupi derrière un rocher, le souffle court, débordant de cette haine accumulée tout au long de son enfance, tendu et prêt à bondir sur cette femme et son fils sur le sentier qui longe la gorge où coule la Fontalière, il n'eut pas à exercer une forte poussée pour qu'ils basculent dans le vide. Tout se déroula très vite.

Ils admiraient les couleurs de l'aurore lorsqu'il s'élança de sa cachette. Totalement pris par surprise, ils n'offrirent aucune résistance. Frappée au niveau des reins, Marguerite eut juste le temps d'émettre un hurlement aigu ; Justin tenta de se retourner et d'esquisser un geste de défense. Un coup à l'épaule l'envoya rejoindre sa mère.

Il réprime un rictus de dégoût en se remémorant l'aspect des deux corps écrasés sur les rochers. Il était resté assis au bord de la falaise longtemps, jusqu'à ce qu'ils glissent peu à peu sur les éboulis et que la végétation les engloutisse à tout jamais, étrangement, comme dans le cauchemar qui, jadis, le réveillait en sursaut, tremblant et inondé de transpiration.

Juliette allonge son bras droit sur le dossier, expulse une longue bouffée de fumée aux parfums vanillés et tourne la tête vers l’âtre. Le silence règne toujours entre eux, troublé de temps à autre par de brefs crépitements des braises.

Madeleine n’entrait pas dans tes projets pour ton fils et donc, il a fallu que tu l’écartes en tranchant le lien qui commençait à exister entre nous. Tu n’en avais pas le droit. Elle et moi, on aurait pu… Elle était faite pour moi, maman. Elle ne le savait pas, mais elle le ressentait. Je m’en suis aperçu pendant sa dernière représentation. Il y a eu entre nous comme qui dirait un courant, une vibration, une communion, une sorte d’harmonie parfaite, presque magique. Et toi, tu…

Tout à coup une violente nausée le saisit. Il doit se lever pour faire quelques pas et chasser sa mère de son champ de vision.

Plusieurs profondes inspirations.

Le calme revient, mais il va se servir un verre d’alcool fort. Lorsqu’il se retourne, elle a ouvert son sac à main et parcourt une nouvelle fois son titre de transport.

En fait, je te hais, se dit-il, tu m’as conçu avec cet homme quand tu l’as voulu parce que ma naissance faisait partie de ta vengeance. Tu as reproduit la même chose avec Madeleine. Elle ne correspondait pas à tes projets pour moi et tu l’as donc éliminée de ma vie. Tu décides et tout doit se plier à ta volonté. Ton plan, tes ambitions… Tu as choisi de me révéler la véritable identité de mon père quand tu l’as jugé opportun, c’est-à-dire après la mort de la Vieille et pas avant. Quelle surprise lorsque je t’ai appris que je savais depuis longtemps que l’Henri n’était pas mon père, qu’il te trompait avec des putes.

* * * *

Cela se passa entre la mort de l'aïeule et celle de l’Henri, au cours d’une nuit du mois d’avril. Il rentrait d’une soirée assez agitée avec Olga, une nouvelle compagne de jeu ravissante et bien meilleure au lit que Wanda. Il venait juste de s’endormir et rêvait encore de ses lèvres sur son cou. Problème : ces sensations étaient si intenses et si précises qu’il lui semblait vraiment revivre la réalité. Les baisers devenaient des suçons douloureux alors qu’il détestait ça. Il se mit à ronchonner et entendit un petit rire s'élever derrière lui. Il y eut aussi des effleurements sur son visage ou des doigts se baladant dans ses cheveux comme de gros insectes…

Il se réveilla enfin.

⸺ Mais..que… ?

⸺ Chut ! C’est moi.

⸺ Qu’est-ce qu’il se passe ?

Sa mère était allongée sur le lit, se serrait contre son dos.

⸺ Je voulais te parler.

⸺ Mais… mais… ça ne peut pas attendre demain ?

⸺ Non, c’est le bon moment. Comme ça personne ne pourra entendre tout ce que j’ai à te dire.

Cet étrange entretien nocturne avec son lot de révélations dura une bonne heure. Ce fut un moment unique qui ne le marqua pas longtemps pour la bonne raison qu’une grande partie de ce qu’elle croyait lui apprendre ne lui était pas étranger. Pressée contre lui, l’inondant de sa tiédeur et de ses parfums féminins, elle sanglota lors du récit de sa jeunesse, de son mariage avec l’Henri, de sa vie avec les Audier, père, mère et toute la famille, du comportement servile de ses parents. Elle aborda d’un ton mélancolique sa romance avec son géniteur, leurs rendez-vous, leurs retrouvailles pendant un certain nombre d’années, lui décrivit cet inconnu, sa personnalité, son métier, leurs ressemblances.

* * * *

⸺ Mon train est demain à 11h30, s’exclame-t-elle tout à coup. Je vais lui téléphoner encore une fois.

Il n’a pas le temps de lui dire qu’elle a tout le temps. Elle bondit sur ses pieds et se dirige vers sa chambre.

Quelque chose se tord dans ses entrailles. Ses yeux s'embuent de larmes ; il a envie de l'appeler, de l'étreindre une dernière fois, d'interrompre la fermeture de « la boucle », mais se tait.

* * * *

Le produit de la vente des propriétés des Audier lui paraît bien suffisant pour vivre sans souci jusqu’à la fin de ses jours, même si sa mère a encore des envies aussi extravagantes que de réaménager la ferme fortifiée de fond en comble. Une sorte d’effacement des dernières traces de la vieille famille cévenole.

Cette demeure, il l’a quittée et a fait l’acquisition d’une bergerie cachée au milieu d’un terrain boisé de quelques hectares, en bordure de la Ribière, juste à la sortie du village.

Une rente mensuelle confortable, un potager, un peu de braconnage comme il en a l’habitude. Le jeune homme s’installe dans sa nouvelle existence de rentier solitaire. Albin s’est aussi séparé des lingots d’or. Une partie de leur vente lui a permis de financer l’achat de cette bâtisse à restaurer. Quant au restant, il l’a offert à des œuvres de charité de façon anonyme.

Sa mère n’a plus donné de nouvelles depuis son arrivée à Paris. Il ne s’inquiète pas outre mesure.

Le temps passe doucement. Les travaux d’aménagement de son nouvel habitat ont pris fin. Les meubles ont trouvé leur place et une immense cheminée réchauffe la salle à manger.

Finalement l’informatique ne le passionne pas, il a fait l’acquisition d’un ordinateur, mais ne l’utilise que pour surfer sur la toile de temps à autre.

Bien sûr, chaque semaine, il se rend dans cette boîte de Vals les bains où il retrouve Olga, sa partenaire favorite. Avant cette dernière, il a tenté trois autres filles, mais sans trop de satisfaction.

Madeleine occupe toujours ses pensées, mais de façon différente. La fièvre s’est estompée pour laisser place à une sorte d’étale après une marée impétueuse.

Cependant, parfois, en lui se lève un ouragan de révolte qui le pousse à injurier les ombres de sa chambre et à maudire sa mère, qui étreint sa gorge, rougit ses yeux de larmes acides et qui le laisse épuisé au bord de sa couche. Passés ces moments, il se lance dans de longs périples qui l’amènent sur le plateau à 15 km du village ou à la source de la Fontalière et, de là, dans les sentiers forestiers qu’il connaît bien. Il en revient fourbu et la tête occupée par des projets et des idées de voyages : peut-être visiter la Russie, le pays d’Olga. Peut-être s’envoler vers les tropiques, vers ces plages paradisiaques que montrent certains documentaires.

Un jour qu’il remet en état le portillon de son jardin, un voisin l’interpelle et lui demande s’il ne pourrait pas faire la même chose chez lui. Il accepte et, le lendemain, remplace les planches d’un portail. L’homme propose de le payer, mais Albin refuse l’argent et, en échange, accepte une poule. Deux mois plus tard, il est sollicité plusieurs fois par semaine pour de menus travaux chez les uns et les autres. Du bricolage chez des personnes d’un certain âge ou chez des agriculteurs qui préfèrent travailler dans leur champ et le dédommagent d’un lapin ou de quelques pots de confiture. Et souvent, du jardinage chez des propriétaires de résidences secondaires qui, eux, le payent sous forme de caisses de vin ou de champagne.

Ainsi il en vient à intervenir pour un problème de toit chez les parents d’un ancien membre de la bande de Madeleine. De cette façon, presque malgré lui, il apprend que les uns et les autres ont fait leur chemin et qu’ils ont réalisé leurs projets. Par exemple, Éric, Clémence, Hubert et Louis. Le premier est dans la recherche scientifique, la seconde dans le cinéma, le troisième, dans la médecine et le dernier dans la police.

Hubert !

Ce prénom le projette dans ses souvenirs, ceux qu’il garde claquemurés dans les tréfonds de sa mémoire.

Les parents de Madeleine le convoquent à leur tour pour effectuer quelques réparations au rez-de-chaussée de leur maison secondaire. Le mois de mai vient de débuter par un orage violent qui a abattu un arbre dans leur jardin, écrasant une petite véranda.

⸺ Donc, si vous voulez, entend-t-il au téléphone.

⸺ Ben ! ... Oui, bredouille-t-il, le cœur battant.

⸺ Il faudrait la réparer et surtout, si vous avez une tronçonneuse, débiter l’arbre.

⸺ —Euh…

⸺ Albin, je suis la mère de Madeleine, s'exclame-t-elle pour vaincre ses hésitations.

⸺ Oui ! … Oui, bien sûr.

Un rire clair. Il tressaille. Il n’a jamais entendu celui de Madeleine… ou ne s’en souvient plus.

⸺ Bon ! Quand pouvez-vous venir ?

⸺ C’est que… C’est que je suis très pris en ce moment.

⸺ Écoutez, Albin. Vous venez quand vous voulez.

⸺ Bien, ma... madame.

Il raccroche, les jambes tremblantes.

⸺ Madeleine, songe-t-il. Qu’est-ce qu’il se passe ?

Le lendemain, il est devant la porte des Thirat. La mère l’embrasse sur les deux joues comme s’il faisait partie de la famille. Le père qu’il ne connaissait pas, lui serre la main vigoureusement en lui souriant. Des papillons volettent devant ses yeux. Ils le font asseoir, lui offrent une tasse de café et des biscuits.

⸺ Notre fille est revenue en France depuis à peine un mois.

⸺ Mmmm … fait -il entre deux bouchées.

⸺ Maintenant elle vit à Marseille. Ça la change de Lyon et de son climat. Elle est ravie, dit le père.

⸺ Nous avons appris pour votre papa, lance la mère. Toutes nos condoléances.

⸺ Elle est toujours conteuse ?

⸺ Oui ! Elle a trouvé du travail dans un hôpital.

⸺ Ah bon ?

⸺ Elle est chargée de l’animation, des jeux et des spectacles pour la maison de retraite et les enfants malades.

⸺ C’est... C’est bien pour elle.

⸺ Oui, elle continue dans sa voie et, parfois, donne quelques représentations sur les scènes de la région.

Le café est très fort et les biscuits faits maison. Le couple est aux anges. La mère a les yeux brillants et ne cesse de lui toucher le bras ou l’épaule. Il doit orienter la conversation vers les travaux à effectuer car il perçoit une reconnaissance qui commence à le mettre mal à l’aise. En vain

⸺ Elle a beaucoup de succès, reprend madame Thirat.

⸺ Oh ! Si vous la voyez… Elle a changé. C’est incroyable. Nous-mêmes, on a du mal à la reconnaître, surenchérit le père

Presque malgré lui, il fait :

⸺ Elle reviendra au village ?

⸺ Peut-être cet été, pendant ses congés. Mais, je ne sais pas, ici, elle a tellement de mauvais souvenirs. Ses amis morts, le problème qu’elle a eu avec ce garçon. Vous comprenez, n’est-ce pas ?

⸺ Oui, bien entendu.

⸺ Elle a pu se confier à nous. On a essayé de l’aider tant qu’on a pu.

⸺ Le seul bon souvenir qu’elle garde, c’est vous, Albin.

⸺ Dommage qu’elle n’ait pas pu vous rencontrer.

⸺ Concours de circonstances, articule le jeune homme.

⸺ En tout cas, on lui dira que vous êtes venu travailler à « sa » véranda. Elle y passait beaucoup de temps à lire ou à écouter de la musique.

CHAPITRE 2

Gertrud court en petites foulées sur un chemin qui serpente dans une vaste étendue herbeuse lovée dans l’ancien cratère du Pal. Écouteurs sur les oreilles, short flottant sur ses jambes nues, tee-shirt orangé, queue de cheval qui bat la cadence, sa respiration est mesurée et derrière ses lunettes de soleil, ses yeux parcourent alternativement le sol où ses enjambées vont l’emmener et le paysage qui l’entoure.

Un véhicule est arrêté un peu plus loin sur le bord du chemin.

Sans doute un ramasseur de champignon ! pense-t-elle.

Elle doit passer à proximité et d'instinct, scrute l’intérieur à la recherche d’un occupant. Elle l’aperçoit malgré le reflet du soleil sur le pare-brise. Un homme est là, derrière le volant, un coude à la portière. Le front incliné, il semble parcourir une carte déployée devant lui.

La jeune fille vérifie la présence de la bombe lacrymogène accrochée à sa ceinture.

Berlin est loin, mais son effervescence ne lui manque pas, de même que ses copines piaillantes qui aiment bien Hans. D’ailleurs, c’est pour cette raison qu’elle se trouve ici. Seule et au calme, histoire de faire le point.

Ce connard n’a qu’à se les envoyer toutes s’il en a envie !

Deux jours auparavant, elle a surpris l’une d’entre elles, Anna, dans les toilettes du « City », une boîte à la mode de la banlieue est, en train  de lui faire une gâterie buccale.

Elle consulte sa montre-bracelet.

9h30.

Déjà une heure qu’elle court par cette belle matinée du 14 juillet. Elle pourrait continuer pendant deux fois plus de temps, mais elle décide de faire une pause près de ces rochers là-bas, après la voiture. Une sorte de pèlerinage. Elle connaît bien l’endroit pour avoir plusieurs fois savouré l’eau claire et glacée qui jaillit d’une minuscule source cachée entre deux pans de roche. L’année dernière, à la même époque, ils étaient ici. Hans et elle.

Leur copulation sauvage et joyeuse au milieu des roseaux sur un véritable matelas de mousse. Les libellules, les papillons, les stridulations de l’invisible tout autour d’eux. Le soleil sur leur peau.

L’homme quitte l’habitacle et va ouvrir le hayon arrière de la voiture. Il semble très affairé et ne lui prête pas attention.

Même mois, à Aubenas. Brigade de Gendarmerie.

Michel Drancy dévisage son interlocuteur avec attention.

Albin est assis en face de lui, de l’autre côté de son bureau.

Que lui est-il arrivé ? se dit-il. On dirait qu’il a pris un sacré coup de vieux. Puis à haute voix, il lance en souriant à demi :

⸺ Albin, on m’a dit que vous vouliez déposer une plainte. Mais pourquoi venir jusqu’ici ? La gendarmerie de votre village aurait très bien pu…

⸺ Non, j’aurais l’impression de m’adresser à des étrangers, ironise-t-il. Comme vous nous connaissez bien, ma mère et moi, je préfère que ce soit vous. C’est plus simple. Non ?

L’officier approuve de la tête lorsqu'il reprend :

⸺ Au fait, est-ce que vous avez des nouvelles de votre suiveur ? Comment s’appelait-il déjà ? Ah oui ! Ange Mati.

⸺ Il a disparu peu de temps après notre discussion dans le parking. Il a payé sa note à l’hôtel et depuis : plus rien.

⸺ Ou il n’a pas aimé le pays ou son boulot était fini. Vous vous êtes renseigné sur lui ?

⸺ En fait, je sais qui l’envoie. C’est tout.

⸺ Et… ?

L’officier fronce les sourcils sans répondre.

⸺ Avant d’aborder ce qui vous amène ici, j'aimerais vous faire part d'un sujet qui me turlupine. Vous m’aviez affirmé savoir où était ce que nous cherchions à une certaine époque…

⸺ Exact.

⸺ Êtes-vous disposé à m’indiquer où se trouve cette dépouille ?

⸺ Bizarre, tout à coup, vous me croyez.

Un silence s’installe entre les deux hommes. Albin jette :

⸺ Pourquoi je vous rendrais ce service ?

⸺ C’est vous qui l’avez proposé en échange d’une certaine tranquillité, il me semble.

⸺ Je vois que vous pataugez toujours.

⸺ En fait, je suis passé à autre chose. Ce qui n’empêche que les dossiers de ces crimes sont toujours ouverts et que je reste prêt à écouter tous nouveaux témoignages et à enregistrer toutes nouvelles révélations.

⸺ C'est noté.

⸺ Alors ?

⸺ Rien ne m'y oblige.

⸺ Entraver une enquête criminelle coûte cher. Vous le savez ?

⸺ Arrêtez-moi.

L'officier baisse les yeux sur le dossier ouvert devant lui sur le bureau et, au bout d'un moment, émet :

⸺ Qu'est-ce qui vous amène ?

⸺ Ma mère a disparu.

⸺ Comment ça ?

Albin lui résume en quelques phrases la relation passée de sa mère avec ce Stéphane Bernier, ce qui naquit de leur union, son veuvage, son départ pour le rejoindre à Paris.

⸺ Je suppose que vous avez tenté de joindre votre véritable père ?

⸺ Oui, mais sans rien révéler de mon identité réelle.

⸺ Eh bien ?

⸺ Ma mère n’est jamais allée à leur rendez-vous. Elle m’a téléphoné sur le quai de la gare pour me dire que le voyage s’était bien passé et qu’elle allait prendre un taxi. Voilà, c’est tout.

⸺ Depuis combien de temps est-elle partie ?

⸺ Quelques jours.

⸺ Vous avez téléphoné quand à cet homme ?

⸺ —Ce matin.

⸺ Je vais joindre mes collègues pour qu’ils déclenchent rapidement une enquête. Vous avez des photos d’elle ?

Albin en tire deux de sa veste et lui donne tous les renseignements que l’officier demande. Âge, taille, vêtements, signes distinctifs. Pendant qu’il s’active sur le clavier de son PC, il lui jette un bref regard et dit à brûle-pourpoint :

⸺ On a reçu deux dents.

⸺ Quand ça ?

⸺ Il y a quelque temps.

⸺ Le tueur vous a envoyé des dents des… ?

⸺ L’une appartient à Eva Marquès, une victime découverte au bord du gourd du Diable. L’autre provient de la fille disparue, une certaine Nadia.

⸺ Et alors ?

⸺ Rien. C'est juste pour vous informer que tôt tard, on la retrouvera. Avec ou sans votre aide. L’OPJ se tait quelques secondes pour observer la réaction de son interlocuteur et reprend. Bon, pour votre mère, je m’en occupe. Mes collègues vont faire le nécessaire. Je vous avertirai dès que j’aurai du nouveau.

* * * *

⸺ Il a recommencé, s’exclame le commandant.

Le lieutenant lâche un juron lorsque ses yeux se posent sur les photos que lui présente son supérieur.

⸺ Après plus de quatre ans, il remet ça, maugrée-t-il.

⸺ Nous sommes autour du 14 juillet, comme les crimes de Burzas. À mon avis, c’est le même.

⸺ Qui l’a découverte ?

⸺ Un garde de chasse. Là, on est tombé sur un gars consciencieux. Il a mis des barrières autour de la scène du crime, a pris des photos avec son téléphone portable et nous les a envoyées. Vous partez immédiatement avec votre ancien équipier ; je me charge de prévenir le légiste.

Il décroche le téléphone, mais au moment où Drancy quitte la pièce, il s’adresse à lui :

⸺ Lorsque vous serez de retour, j’aurais autre chose à vous dire.

* * * *

Dans la voiture les deux hommes se retrouvent avec plaisir et échangent quelques mots sur leurs années d’activité dans la brigade, mais, sans véritable enthousiasme, leur principale préoccupation va vers ce qu’ils vont trouver là‑bas dans ce cirque volcanique.

Ils passent Burzas et abordent les lacets de la route de montagne en tentant de tirer le maximum du moteur de leur véhicule.

Après un virage serré, ils s’engagent sur un chemin qui s’enfonce dans l’étendue herbeuse cernée par les pentes douces de l’ancien cratère. Au loin une camionnette et un homme qui leur fait de grands gestes.

Arrivés à sa hauteur, le garde grimpe dans son 4x4 et les précède dans un grand nuage de poussière. Le chemin contourne une série de blocs de basalte, longe un ruisseau qui, çà et là, forme de petites mares bordées d’une végétation dense puis pénètre dans une avancée de hêtres et de conifères avant d’arriver à une petite clairière où la Fontalière prend sa source.

La fille est là, allongée dans les roseaux. Corps meurtri et nu, peau blafarde, paupières entrouvertes.

⸺ Putain, murmure le gendarme

⸺ J’ai mis des branches tout autour pour que personne… émet le garde.

⸺ Vous avez très bien fait.

Un bras repose dans l’eau peu profonde, l’autre gît, étendu dans le prolongement des épaules. Cheveux blonds entremêlés d’algues et de mousse, hématomes sur la poitrine, bouche ouverte sur un rictus de souffrance, dentition apparemment intacte. 1 m 80, belle fille sportive, type nordique, environ 6O kg.

Le lieutenant s'agenouille près de la dépouille tandis que son équipier commence à parcourir les abords immédiats.

⸺ Comme les autres. Noyade, massage cardiaque vigoureux, bouche-à-bouche, retour à la vie, renoyade.

Des traînées noires retiennent son attention sur la cuisse gauche. Il passe légèrement son doigt sur la surface maculée.

⸺ C’est gras ; on dirait de l'huile de moteur.

Le sol a été foulé, bouleversé par endroits ; la végétation écrasée comme s’il y avait eu une lutte entre l’assassin et sa victime.

Le brigadier ramasse des lambeaux de vêtements de l’autre côté de la source et repêche un téléphone et ses écouteurs dans la petite mare.

⸺ Des traces de pneus et des empreintes de chaussures, signale-t-il peu après en marquant ses découvertes par des piques de couleur.

L’OPJ examine les mains maculées de boue. Des ongles manucurés, une peau douce, de profondes marques de liens autour des poignets et des chevilles. Une blessure superficielle à l’arrière de la tête.

⸺ Sans doute un coup de matraque comme pour Éva, murmure-t-il.

Des feuilles et des brindilles adhèrent au corps comme si on l’avait trainé dans le sous-bois.

Le portable de Drancy émet une sonnerie.

⸺ Oui, doc ? répond-il. Je vous envoie le garde pour vous guider jusqu’à nous.

Il scrute la clairière et se laisse envahir par la sérénité de l’endroit. Tout autour de cet espace d’une trentaine de m2, la lumière filtre à travers une végétation peu dense et permet à la vue de rejoindre les étendues herbeuses qui longent cette bande de terrain boisé. Le sol est constitué d'un véritable matelas de feuilles et de brindilles sèches.

Un quart d’heure plus tard, le médecin légiste est à pied d’œuvre avec une équipe d'enquêteurs scientifiques. Ils découvrent d’autres éléments comme un peigne, des touffes de longs cheveux blonds accrochées aux plantes qui bordent la mare et un portefeuille avec quelques euros, une carte bancaire et une carte d’identité où est inscrit son nom : Gertrud Muller, sa date et son lieu de naissance, d'autres indications en allemand et quelques signes distinctifs.

⸺ Depuis quand elle est morte ? demande Drancy

⸺ À peine 48 heures, répond l’homme de l'art en combinaison bleu pâle.

⸺ C'est-à-dire le 14 juillet.

⸺ Cause de la mort ?

⸺ Noyade.

⸺ Ouais, on s’en doutait.

⸺ Quatre côtes cassées de part et d’autre de la cage thoracique. Hématome au niveau de l’occipital.

⸺ Elle a été violée ?

⸺ Vu les ecchymoses de l'intérieur de ses cuisses, il y a de grandes chances.

Il chasse d’un revers de main un essaim de mouches qui s’agglutinent autour de sa bouche et retourne la dépouille.

Sa face postérieure ne révèle aucune plaie et aucun traumatisme…

⸺ On y verra plus clair après l’autopsie, lieutenant, fait-il en appelant deux hommes qui attendent à distance avec un brancard et un sac mortuaire.

* * * *

⸺ Bon, ça y est ? fait le commandant avec impatience lorsque Drancy débranche le cordon de l’appareil de photo numérique et va s’asseoir de l’autre côté de son bureau.

Ce dernier lui décrit la scène de crime tandis que les photos défilent sur l’écran du PC.

Quelques jurons accompagnent certaines prises de vue, mais il l’écoute attentivement. En guise de conclusion, son subalterne lui fait part de ses premières observations.

⸺ Quatre ans après, ce type est en train d’évoluer. Cette fille ne ressemble pas du tout aux autres. Elle est grande et blonde aux yeux bleus. Il ne choisit plus, improvise avec ce qui lui tombe sous la main.

Le commandant approuve longuement de la tête. Drancy continue.

⸺ On a relevé des traces de pneu, une traînée de graisse sur la cuisse droite, des empreintes de chaussures, on a fait des moulages. Apparemment, il s’agit de pneu de 4X4 aux dessins très marqués et de semelles crantées appartenant à des chaussures de randonneurs.

⸺ Ah ! C’est la première fois qu’il nous laisse des indices. Ça ne lui ressemble pas de faire ce genre d'erreurs, mais on ne sait jamais. Je suppose qu’elle a été lavée ou rincée comme les autres ?

⸺ Oui et, donc, pas de sperme dans ses organes génitaux et pas la moindre particule qui pourrait nous révéler son ADN.

⸺ Même pas un poil, un cheveu ?

⸺ À première vue, nous n’avons rien. À mon avis, il a dû la rincer totalement. Sur la table d’autopsie il sera plus facile de l’examiner en détail et sous ses ongles on pourrait découvrir des cellules épidermiques ou d'autres éléments.

⸺ S’il est aussi méticuleux que pour les autres, il y a peu de chances que le légiste trouve quoi que ce soit, laisse tomber le commandant en agrandissant le visage de la morte. Merde ! ajoute-t-il après un silence. Surtout pas un mot à la presse. Sinon, comme ça s’est passé à quelques kilomètres de Burzas, on va retomber dans le même cirque que pour les précédents meurtres. Les journalistes, les touristes qui foutent le camp, les curieux, les commerçants qui paniquent, le préfet, les élus…

⸺ Demain je vous remettrai un rapport plus détaillé. L’autopsie devrait finir dans le courant de la nuit.

⸺ Très bien, fait l'officier supérieur en levant le front vers lui

⸺ Vous vouliez me parler, mon commandant ?

⸺ Oui, lieutenant… C’est au sujet du mari de votre ancienne maîtresse.

⸺ Que devient-il depuis le temps ?

⸺ Il sort de prison aujourd’hui. Remise de peine pour bonne conduite, pressions diverses…

⸺ Je vous remercie de m’en avertir.

⸺ Vous avez revu cet Ange Mati ?

⸺ Plus jamais.

⸺ Bizarre.

⸺ Il est vrai qu’on peut s’interroger sur ce comportement. Il mène une filature pendant plus de deux semaines et disparaît.

⸺ Ça ne tient pas debout. Son commanditaire l’a payé pour rien puisque vous êtes revenu ici, à Aubenas. Ici, vous n’avez pas remarqué une voiture ou un individu collé à vos basques ?

⸺ Non.

⸺ Logiquement, il aurait dû recommencer pour remplir correctement sa mission. Je crois que vous feriez bien de vous méfier. Le mari prépare quelque chose, c’est évident, et ça depuis longtemps. En fait depuis que vous avez été muté dans cette brigade. À Paris, il ne pouvait rien tenter contre vous sans être immédiatement soupçonné.

⸺ Vous pensez à quoi ?

⸺ Hum ! On ne dépêche pas ce genre de type au fin fond de l’Ardèche pour prendre des vacances.

⸺ Je vais me tenir sur mes gardes.

⸺ Vous pouvez prendre un congé. Si vous voulez, je peux confier l’enquête à quelqu’un d’autre…

⸺ Non, merci. Je ne suis pas aussi pessimiste que vous, mon commandant, pour la même raison que vous avez évoquée. En fait rien n’a changé, malgré les années et malgré mon éloignement. S’il m’arrive quelque chose de grave, une agression par exemple, ou, pourquoi pas, un accident, il n'ignore pas que tous les soupçons se porteront sur lui. De plus, mon suiveur a dû lui dire qu’il avait été repéré et que, à partir de là, j’ai pu me renseigner sur lui et me poser certaines questions quant à sa présence ici…

L’officier supérieur secoue la tête d’un air dubitatif et finit par dire :

⸺ C’est pas faux. Mais faites attention quand même.

Drancy le remercie et quitte le bureau.

* * * *

Le lendemain.

⸺ Salut, Albin.

⸺ Bonjour, lieutenant. Qu’est-ce que vous venez faire dans notre trou perdu ?

⸺ Belle maison, admire ce dernier en désignant la façade de la bergerie restaurée.

⸺ L’équipe gagnante s’est reformée à ce que je vois. Vous avez fait tous ces kilomètres pour me dire ça, ironise le jeune homme en notant que son ancien équipier a repris du service et reste à distance après avoir quitté leur voiture.

L'OPJ soutient son regard quelques secondes puis se détourne pour fixer son attention sur le 4x4 garé devant un portail.

⸺ Vous l’avez depuis longtemps ?

⸺ Depuis trois ans à peu près. Pourquoi ?

⸺ On pourrait examiner ses pneus ?

⸺ Pas de problème. Qu’est-ce qui se passe ?

Sans répondre, Drancy fait signe au gendarme qui semblait n’attendre que ça. Aussitôt celui-ci tire un appareil de photo de sa sacoche et s’approche du véhicule.

Les deux hommes le rejoignent tandis qu’il mitraille les roues avant et arrière.

⸺ Vous pouvez ouvrir le hayon, s’il vous plaît ?

Albin obtempère en silence. Son sourire fugitif n’échappe pas à l’officier. Il examine la partie arrière de l’habitacle.

Très propre. Pas de traces d'huile ou de graisse. Le contraire m’aurait étonné, se dit-il en interrogeant son équipier du regard qui, en guise de réponse, secoue la tête négativement.

Bien sûr, les empreintes de pneus relevées sur place ne correspondent pas, ajoute-t-il intérieurement.

⸺ Bon ! C'est fini ? s’exclame Albin.

⸺ Vous avez des chaussures de marche ?

⸺ Non. Je possède deux paires de baskets montantes pour mes déplacements. Beaucoup moins raides et beaucoup moins lourdes.

⸺ Vous pouvez me les montrer ?