Les Âmes noires - Tome 3 - Raoul Coudène - E-Book

Les Âmes noires - Tome 3 E-Book

Raoul Coudène

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Beschreibung

Le tueur en série a survécu et s’est adapté aux séquelles de ses blessures. Ses appétits sadiques et sa folie sont exacerbés par ses souffrances. Il se découvre un talent de musicien et compose des œuvres lyriques en utilisant les capacités d’un nouvel instrument de musique. Il demeure insaisissable et nargue la police.
Albin côtoie un groupe d’anciens amis de Madeleine. Il devient l’amant d’une jeune femme ravissante.
Que se passera-t-il lorsque leurs chemins se croiseront à nouveau ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Raoul COUDENE est né à Avignon en 1944.
Études au Collège des Jésuites, militaire, arts graphiques, artisan potier, sculpteur-modeleur, restaurateur-doreur en bois dorés. Plusieurs de ses nouvelles ont été éditées dans divers fanzines, puis une aux éditions Denoël dans une anthologie de SF. Il a écrit des sketches de SF pour un spectacle monté et joué à Avignon. Une de ses pièces de SF a été lue au « Gueuloir » pendant le Festival. Un de ses textes a été retenu par un réalisateur pour un long-métrage télévisé.

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Dans les tomes précédents…

Madeleine est partie rejoindre son amour de jeunesse. Albin a rencontré le musicien et l'a laissé pour mort. Endeuillé de sa mère, meurtri par une cruelle déception amoureuse, il vit désormais à Burzas.

CHAPITRE 1

Après les obsèques Albin a quitté discrètement la réception pour se retirer chez lui, dans sa maison au fond du parc. Une cinquantaine de personnes dévorent le buffet que, pour l’occasion, Gilda a commandé chez le meilleur traiteur de la ville. Ursula fait le service les larmes aux yeux et l’a avertie de son prochain départ.

Chez lui, il est installé dans son fauteuil préféré face à l’écran de la télévision. Le DVD qui passe, un film d'aventure, ne le captive pas. Ses yeux fixent les images sans les voir. Le front plissé, il pense à cet homme qui lui a échappé, qu’il aurait dû tuer quand il en avait l’occasion.

Ce salopard, il n’a même pas souffert d’après les flics.

Un juron lui échappe.

Maintenant elle est débarrassée de son boulet et ses enfants sont en sécurité. Sans scandales, sans disputes, sans divorce long et éprouvant. Elle joue parfaitement son rôle de veuve éplorée qui a besoin des bras de ses amis pour la soutenir. Surtout au cimetière, elle était parfaite. Tailleur noir, lunettes noires à monture épaisse, voilette de tulle noie, et pour parfaire le déguisement, une touche de fragilité toute féminine : mouchoir immaculé et malaises à la descente du corbillard et à la fermeture du tombeau. Tout cela dans une dignité de patricienne, sans un sanglot, sans un gémissement.

Il éteint la télévision et va se servir un verre de whisky.

Le hasard fait parfois bien les choses L’assurance-vie, les biens d’Hubert. Elle va devenir un sacré parti.

Il scrute la vaste terrasse de la demeure qui s’élève au milieu d’un gazon digne d’un terrain de golf. Les portes-fenêtres sont ouvertes et les convives viennent griller une cigarette à l’extérieur. Près d’une statue en pierre, il aperçoit Clémence en train de discuter avec Éric. Une émotion étreint sa gorge. Là, en ce moment, il aurait envie de tout lui avouer, de se laisser aller à raconter les secrets de sa famille, de sa vie et ce qui l’a conduit ici. Il imagine sans peine son visage blêmir, son sourire disparaître pour être remplacé par un rictus de peur ou de dégoût.

Elle ne doit jamais connaître tout ce qui me hante, percevoir l'obscurité de mon âme. Je me suis employé à la verrouiller alors que j'aurais dû la libérer avant qu'Hubert ne m'échappe pour toujours. Je dois éteindre cette rage qui me mord les entrailles, toujours prête à s'extérioriser. Je veux être, demeurer un homme ordinaire et aimant tel que Clémence me connaît et me ressent. Nous sommes un couple et nous allons fonder une famille comme beaucoup d'autres ; nous installer dans un bonheur simple et limpide, sans turpide, sans noirceur.

Cette dernière ne parvient pas à supporter ses prothèses une journée entière et ne les utilise que « dans les grandes occasions », pour lui faire plaisir ou pour sortir ensemble au restaurant, pour l’emmener à l’opéra.

À l’opéra ! Moi, l’Albin qui travaillait dans les champs avec le père. Moi qui ne connaissais que mes montagnes et mes rivières. Moi qui braconnais des sangliers, des truites et des lapins.

Clémence et Éric semblent avoir une discussion assez animée. Ce dernier prend une chaise et s’assoit en face d’elle. Gilda s’approche, échange quelques mots avec eux et retourne à ses invités.

Il y a déjà quelques mois qu’il ne couche plus avec elle, en fait depuis leur nuit dans ce grand hôtel sur la corniche de la ville.

Albin rejoint Clémence plusieurs fois par semaine et la disparition d’Hubert ne changera pas leur projet, à savoir qu’il emménagera chez elle lorsque son divorce sera prononcé.

Gilda qui ignore que sa meilleure amie s’est approprié son amant, n’a eu que l’embarras du choix pour rencontrer des mâles capables de lui arracher quelques gémissements de satisfaction. Elle a mal supporté son désintérêt et, pour l’instant, enrage de ne pas savoir qui l’a remplacée. Mais elle ne doute pas du pouvoir de sa séduction et qu’Albin lui reviendra tôt ou tard.

Éric quitte la jeune femme qui fait pivoter son fauteuil pour se mêler aux invités. Albin la perd de vue.

Le lendemain, Madeleine se présente devant les grilles de la propriété des Delaye.

Gilda, qu’elle a prévenue, l’accueille et la fait asseoir dans le petit salon.

⸺ Euh. ! Vous pensez bien qu’il n’est plus question de fêter l’anniversaire de notre… mon fils…

Reniflement discret.

⸺ Je suis seulement venue vous présenter mes plus sincères condoléances.

⸺ Je vous remercie, mademoiselle !

Ursula apporte un thé.

⸺ Vos enfants… ?

⸺ Cette perte est terrible pour eux ! Mais, vous savez, la jeunesse…, répond la maîtresse de maison avec un geste vague.

⸺ Oui, je sais, bien sûr !... Mais, vous… ?

Mouchoir écrasant une larme inexistante.

Madeleine sent monter en elle une envie de lui faire du mal, de la torturer. De la gifler à toute volée. En un éclair, elle imagine Hubert allongé sur cette femme, embrassant ses seins, sa bouche. Ses doigts s’insinuant dans son sexe ; ses mains la caressant, ployant ses reins…

⸺ Oh ! Moi…

⸺ Oui ?

⸺ Je m’en remettrai difficilement.

⸺ Je vois !

⸺ Qu’est-ce que vous voulez dire ?

⸺ Je vois que vous êtes malgré tout effondrée de chagrin.

⸺ Malgré tout ? Je ne comprends pas.

⸺ Votre mari vous cocufiait avec toutes les femelles de l’hôpital.

⸺ Quoi ?! Je ne vous permets pas.

⸺ Arrêtez votre cinéma. Il baisait tout ce qui porte une culotte. Ça plaisait à certaines et à d’autres par contre… Promotion canapé, droit de cuissage. Qu’est-ce que vous choisissez ?

⸺ Salope !

⸺ Ah ! Ça y est ! On se lâche. Vous étiez au courant de toutes ses frasques. Comment avez-vous pu supporter ça ? Par amour ? Peu probable. Par intérêt ? Sans aucun doute. Paraît que les Delaye sont une des plus grosses fortunes de Marseille.

⸺ Sortez de chez moi, s’écrie Gilda en se levant.

⸺ J’ai pas fini.

⸺ Qu’est-ce que voulez à la fin ?

⸺ Vous dire qu’Hubert était un connard, un salaud de la pire espèce. Que vous ne l’aimiez pas. Que vous lui avez fait deux marmots en croyant vous l’accaparer, que vous profitiez de son fric, de sa renommée. Qu’il vous a sortie de votre existence d’insecte, que sans lui, vous croupiriez dans une mauvaise officine de quartier.

La veuve abasourdie en a le souffle coupé. Finalement elle balbutie :

⸺ Hubert ? Vous avez dit Hubert.

Madeleine plonge les yeux dans ceux de cette femme qui a pris sa place et se dit que remuer le couteau dans la plaie lui procurera un certain plaisir.

⸺ Il m’a baisée dans une salle d’opération. Et pour tout vous dire, c’était pas une affaire. Un vrai lapin. Vous allez me dire une de plus : qu’est-ce que ça peut faire ? Pas grand-chose. Peut-être pas, pour la bonne raison que, moi, je l’aimais et que j’aurais su le garder. Nous avions tout de même rendez-vous pour un petit souper romantique juste le jour de sa mort. Nous devions passer la nuit ensemble.

⸺ Dehors ! hurle Gilda qui l’empoigne par un bras et veut l’entraîner vers la porte.

Madeleine se dégage facilement et, tout à coup, une autre idée lui vient pour blesser cette femme.

⸺ Au fond, cette mort, ça vous arrange bien.

⸺ Qu’est-ce que vous voulez dire, sale pute ? jette la maîtresse de maison en palissant.

  « Touchée ! » constate la visiteuse.

⸺ Non seulement finies les humiliations, mais aussi, à vous le pognon, les propriétés des Delaye. Et, peut-être, une bonne assurance vie ?

Le revers de sa main baguée l’atteint en pleine bouche avant qu’elle ne puisse réagir. Madeleine se penche à temps pour éviter le retour et bat en retraite.

Au moment où elle va franchir le seuil de la demeure, elle voit les deux enfants d’Hubert au bas d’un escalier en train de les observer avec des yeux agrandis par la stupeur. Ursula sort de l’office et reste bouche bée.

Sa maîtresse est en train de proférer de grossières insultes à l’adresse de cette inconnue qui comprime le bas de son visage avec un mouchoir taché de sang. Tout à coup la voici qui s’avance vers elle en brandissant une statuette en bronze. L’autre recule en ricanant, semble-t-il, prête à s’en aller, mais, soudain, se ravise et, les lèvres retroussées par la fureur, charge Gilda les ongles en avant. Cette dernière se protège mal et reçoit une gifle magistrale qui la déséquilibre et la fait tomber à la renverse sur une table basse chargée d’un magnifique vase chinois. Le vase vole en éclat, la statuette lui échappe et chute lourdement sur le sol.

Les enfants hurlent. Ursula se précipite pour aider leur mère allongée sur le sol parmi les débris.

Madeleine crache le sang qui envahit sa bouche et, après un long regard vers la descendance d’Hubert, claque la porte d’entrée et démarre en trombe au volant de sa voiture.

Après la pelouse qui s'étire devant le perron, une série de massifs et de bosquets bordent l’allée qui conduit au portail. Elle est obligée de ralentir pour ne pas déraper sur le gravier avant d’aborder un virage assez serré voulu par le maître de maison pour obliger les personnes à conduire lentement de façon à ne pas soulever de poussière. Au bord du chemin, un homme pousse une brouette chargée de végétaux coupés. Haute stature, largeur d’épaules impressionnante.

Elle fronce les sourcils et freine encore un peu plus.

⸺ Albin, murmure-t-elle en passant près de lui. Encore une fois, il ne m’a pas reconnue.

Dans le rétroviseur, tout à coup, elle le voit se figer, lâcher les bras de la brouette et regarder dans sa direction.

En enfonçant la pédale de frein, Madeleine se dit qu’elle est complètement folle, que ça ne la mènera à rien. Il fait partie des témoins de cette période de sa vie qu’elle voudrait oublier.

Cependant, elle sort vivement de la voiture.

Il vient vers elle, les mains dans les poches, sans se presser comme s’il savait qu’elle l’attendrait.

Tout en l’observant du coin de l’œil, elle contourne son véhicule, ouvre le coffre en faisant semblant d’être très contrariée. 

⸺ Mademoiselle ? entend-t-elle derrière elle.

Elle se retourne.

⸺ Oh ! Bonjour. Je suis allée trop vite ?

⸺ Non ! Non ! Vous avez un ennui avec votre voiture ?

⸺ Pas du tout. Je croyais avoir pris mon porte-document et je pense que…

⸺ Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

⸺ Oh ! Rien de grave ! fait-elle en tamponnant ses lèvres.

⸺ Est-ce que je peux vous aider ?

Elle pose sa main sur son bras et le gratifie de son plus beau sourire.

⸺ Non, merci. Vous êtes gentil, Albin. J’ai dû simplement l’oublier chez moi.

Sous ses doigts, elle perçoit toute la vitalité de cet homme à qui elle doit la vie.

⸺ Vous allez donner un spectacle pour les enfants ?

⸺ Je ne pense pas.

⸺ Oui, bien entendu. Nous sommes tous en deuil.

⸺ Je me suis disputée avec votre patronne.

⸺ Depuis l’accident de son mari elle n’est pas très facile. Faut la comprendre. Plus tard, peut-être ?

⸺ Qui sait ?

Le jardinier la dévisage avec attention. Elle ne peut pas faire semblant de l’ignorer.

⸺ Qu’est-ce qu’il se passe ? Vous me gênez, Albin, émet-elle en esquissant un sourire. Vous m’examinez comme si…

⸺ Oui, pardonnez-moi. Mais vous me rappelez quelqu’un.

⸺ Ah bon ! Je lui ressemble ? J’ai un sosie ?

⸺ Non ! Mais il y a en vous quelque chose qui me fait penser à elle. Votre allure, vos gestes, votre voix.

⸺ Vous m’intriguez.

⸺ Comme vous, elle était conteuse. Je l’ai connue dans ma jeunesse… C’est une longue histoire, déclare-t-il en détournant le regard.

Madeleine prend congé rapidement, incapable de dissimuler plus longtemps son émotion.

Dans son rétroviseur, elle voit qu’il la suit des yeux, les bras ballants, immobile au bord de l’allée.

Dans sa voiture, Cornillat prend une paire de jumelles et les braque vers les grilles de la propriété. Il s’est garé juste en face parmi les voitures qui stationnent le long du boulevard de ce quartier résidentiel.

Un sourire glisse sur sa face anguleuse.

⸺ Pas évident de te retrouver… Mais d’après ce que je vois, t’as pas trop changé.

* * * *

À Burzas, les moins taciturnes avaient longtemps hésité à renseigner cet étranger même s’il ne leur était pas inconnu. Non seulement ils l’avaient rencontré au hasard de ses parcours sur les GR de la commune, mais aussi au cours de l’enquête sur ces crimes inexpliqués qui avaient bouleversé le village.

Prétextant la nécessité d’une convalescence dans un endroit paisible, il était resté plusieurs mois sur place, à l’hôtel de la Fontaine, celui-là même où il logeait avec Michel Drancy. Ainsi en s’intégrant à la vie communale, il avait pu peu à peu vaincre les méfiances et recueillir quelques bribes d’informations sur l’un des leurs, Albin Audier.

Il se remémore cette conversation décisive dans la cuisine de cette octogénaire. Celle qui avait enfin fait aboutir ses recherches.

Un café à la chaussette, un petit verre d’eau de vie de prune, un horrible biscuit fait maison, une table et sa toile cirée marron…

Cette femme, habitante d'une petite maison voisine du pied-à-terre des Delaye, avait déballé tout ce qu’il espérait. Évidemment, il avait su gagner sa confiance par de menus services tels que la soulager du poids d’un panier à provisions, lui offrir des gâteaux, lui donner parfois le bras pour aller à la messe du dimanche…

⸺ L’Albin, quel brave garçon, vous savez. Vous avez de la chance de l’avoir pour ami. Oh ! La vie n'a pas été trop tendre avec lui. La famille de son père… Sa mère qui va mourir à Paris, vous vous rendez compte. Et puis, plus tard, cette femme russe qui le quitte un beau matin.

⸺ —Ah bon ?

⸺ Ils vivaient ensemble, là-haut, dans la grande bergerie qu’il avait faite restaurer. Oh ! Je ne l’avais jamais vu aussi heureux, l’Albin. Et puis, un matin, cette garce, voilà qu’elle disparaît. C’est pas Dieu possible. Elle l’a laissé comme ça, comme… comme…. On s’est fait du souci pour lui, le pauvre. Et puis, il a remonté la pente doucement. On a commencé à le revoir au bord de la rivière.

La vieille fait un geste de la main comme pour chasser un insecte importun.

⸺ — Heureusement que les Delaye l’ont emmené avec eux. Pour lui, ici, y avait plus d’avenir. Il vivait replié sur lui-même. C’est bien ce qu’ils ont fait, ces gens.

⸺ Je sais qu’ils habitent Marseille. Mais, par contre, je n’ai pas…

⸺ Oui, ils habitent et travaillent tous les deux dans un hôpital. Lui est docteur et elle pharmacienne. J’ai leur adresse pour les prévenir au cas où il y aurait un problème avec leur maison.

⸺ Ah ! Formidable, s’était-il enthousiasmé. Ça me fera plaisir de le revoir.

Avec un bon sourire, elle avait trottiné vers son buffet et était revenue s’asseoir en tenant un carnet à spirale entre ses doigts arthritiques.

En notant l’adresse, il avait ressenti comme un coup de poignard dans le crâne. Comme si ses os se fracturaient encore une fois. Son regard était devenu trouble avant de se perdre dans le néant. En quelques secondes, une série d’images et de sensations l’avaient submergé.

* * * *

Au moment où il se penchait vers son prisonnier : une explosion violente et sourde claqua de chaque côté de la tête…

Une éternité plus tard, il reprenait conscience. Son instinct lui ordonnait de bouger, ne pas rester là, dans cette grotte. C’est un leitmotiv lancinant qui obligea ses paupières à se soulever malgré leur poids, malgré la souffrance abominable qui martelait ses mâchoires, ses tempes, ses oreilles, qui se propageait jusqu’à sa nuque.

Il eut envie de hurler, mais l’autre risquerait de l’entendre et de venir l’achever.

Il rampa vers la clarté lunaire. Se mordre les mains et les doigts suffit à le maintenir hors de l’inconscience.

Il sentait le poids de son portable contre sa cuisse droite. Il commit l’erreur de tourner la tête pour palper son pantalon et sombra aussitôt dans le néant. Lorsqu'il en émergea, l’aube rosissait une partie du ciel.

Les touches du clavier paraissent lointaines et éblouissantes quand il avança l’index. Finalement la liste des contacts défila.

⸺ … Faut qu’il soit là, balbutia-t-il.

Ses mots, il les entendait à travers une montagne de ouate qui appesantissait sa langue et ses cordes vocales. Après quelques tentatives infructueuses, il parvint à sélectionner le bon numéro.

⸺ Faut qu’il soit… là…

⸺ Oui ? fit une voix masculine.

⸺ … me… chercher… Gourd de la… de la Vieille…

Il perçut à peine la question pleine d’inquiétude de son correspondant puis perdit connaissance.

Double fracture du crâne, trépanation, coma.

Après, longtemps après, ses yeux s’ouvrirent sur la couleur blanche des murs d’une chambre d’hôpital.

Alexis, son employé, était à son chevet. Il lui expliqua qu’il avait eu des difficultés à le trouver, que l’endroit n’était pas facile d’accès et que, vu son poids, il avait dû tout d’abord le traîner puis le porter pour… Le reste se perdit dans un galimatias à peine audible. Le musicien eut envie de lui dire de la fermer, qu’il se foutait complètement du récit de son sauvetage, mais ne put qu’esquisser un geste las avant de glisser dans un sommeil sans rêves.

* * * *

Les fractures de ses temporaux sont résorbées et une casquette camoufle presque entièrement les déformations et les cicatrices de son crâne. Son ouïe beaucoup moins fine qu’avant et ces douleurs atroces et dévastatrices sont quelques-unes des séquelles de cette nuit.

Un appareil auditif palie facilement à la première ; quant aux secondes, il porte toujours sur lui une boîte de cachets de puissants sédatifs.

Alexis, son assistant, repose sous un figuier à environ deux mètres de profondeur dans le jardin de la maison qu’il a achetée après sa rééducation. Certes il lui devait la vie, mais, problème, cette larve qu’il avait trouvée en train de vendre son cul sur le bord d’un trottoir lui rappelait trop souvent son sauvetage, la dette qu’il avait contractée.

Il l’avait pris à son service comme factotum, un genre de compagnon façon chien fidèle, capable d’obéir à ses ordres même les plus bizarres.

Nourri, logé, habillé, argent de poche chaque semaine. C’était mieux que de dormir sous un pont d’autoroute et de fouiller les poubelles. Non, monsieur voulait plus. Ce n’était pas encore du chantage, mais une espèce de pression sous-jacente et permanente qui m’obligeait à céder à tous ses caprices histoire de le remercier, de prouver ma reconnaissance. Et puis, il posait trop de questions. Trop.

Il repousse sa casquette et essuie la transpiration qui perle à son front. De fines cicatrices blanchâtres suivent sur ses tempes la découpe de son cuir chevelu avant de disparaître sous le tissu.

Je ne pouvais plus supporter d’être le débiteur de ce cloporte.

En observant la façade de l’immense villa, il maugrée.

Petit con. Il n’a même pas vu venir le coup de pioche qui l’a envoyé dans ce trou.

Le trou est en fait une excavation qu’il avait faite creuser par une entreprise sous le prétexte de l’enfouissement d’un récupérateur d’eau de pluie. Assez vaste pour recevoir un cadavre, une tonne de terreau mélangé à de l’humus et la souche d’un arbre âgé de vingt ans qui ne produirait que peu de fruits la première année, mais, lorsque ses racines se seraient développées, trouverait un terrain d’une richesse exceptionnelle et donnerait des quantités de fruits parfumés et sucrés.

Albin continue son travail.

Tout à coup, ses mâchoires se crispent et son regard vacille à force de fixer le but de toutes ses recherches, cet être qui l’avait laissé pour mort.

Je suis beaucoup moins solide qu’avant, je le sais. Les séquelles de notre « conversation » m’ont quelque peu transformé. Je ne pourrais plus, par exemple, t’affronter à mains nues ou porter une fille sur les épaules. Mais, quelle importance, il existe tant d’armes faciles à manipuler et si efficaces.

Albin en a fini avec la pelouse et va fermer les grilles d’entrée…

Là, je pourrais t’abattre d’une balle. Du 22 long rifle tiré à travers un silencieux tel que je l’ai vu à la télé dans un film policier. Genre bricolage : bouteille en plastique remplie de coton. À combien tu te trouves ?... Quinze mètres, pas plus. Ce serait bien, mais pas satisfaisant.

Ah ! Tu lorgnes vers cette voiture qui stationne devant la propriété depuis un moment. Bravo, ça ne t’a pas échappé. Les vitres teintées t’empêchent de distinguer qui se trouve au volant et tu n'aperçois qu’une silhouette. Dommage pour toi.

Albin se détourne et s’éloigne.

Si tu t’étais approché, chose que j’ai envisagée, soit je baissais la vitre et te tirais dessus à bout portant, soit je démarrais et m’en allais. Deux options frustrantes puisque je te réserve une fin assez longue.

Depuis notre rencontre, certains changements se sont produits en moi. Tout d’abord, pour moi la nage en apnée, c’est fini et, ensuite, j’ai perdu le goût des noyades et des réanimations. Bien entendu, on peut noyer quelqu’un dans une baignoire, un lavabo ou une cuvette de WC. Je n'ai plus assez de forces pour ça et, de plus, à présent, cette idée me révulse, me dégoûte. Ces bouches à bouches gluants, ces poitrines glacées, ces membres flasques, ces regards hébétés, ces demi-mortes hagardes, ces spasmes, ces régurgitations. Maintenant, j’ai soif d’autres choses, de l’expression phonique de l’animalité présente dans chaque être vivant, de la manifestation de sa vitalité brute, de son énergie primitive, vierge, sans entraves.

Le musicien éponge son visage parcouru de tics.

Le local est presque prêt. Manque encore l’insonorisation des murs, mais tout le reste n’attend que les candidates à l’agonie…

Albin s’arrête et revient sur ses pas.

Oh ! Albin, quel instinct. Visiblement tu t’interroges sur cette voiture que tu as déjà remarquée. Bravo ! Si tu savais qui en occupe l’habitacle… Lorsque tu seras en mon pouvoir, ligoté sur la table que j’ai déjà installée dans les sous-sols de ma maison, je… Merde ! Voilà que notre présence intrigue vraiment notre lourdaud. Il se dirige à grands pas vers ces putains de grilles.

Par jeu, le musicien le laisse entrouvrir un battant, démarre lentement et disparaît à l’angle du boulevard.

Servane repousse la porte et considère son supérieur en train de lire la conclusion du magistrat instructeur. Ils sont tous les deux debout de chaque côté d’un bureau tellement surchargé de dossiers qu’il y a juste assez de place pour un petit sous-main, un gobelet en plastique rempli de stylos à bille et un cendrier débordant de mégots. Le téléphone juché sur un bras articulé se met à sonner.

⸺ Oui, monsieur le procureur.

⸺ ….

⸺ Bien !

Il raccroche et s’assoit en faisant signe à son subalterne de l’imiter. Il choisit une chemise sur sa gauche et y glisse la feuille de papier.

⸺ Accident ! Il n’y a pas lieu d’emmerder les Delaye. L’enquête doit se concentrer sur le chauffard.

Le lieutenant fait un geste d’impuissance et avance :

⸺ D’accord. Mais quelque chose sonne faux chez cette femme. Je le sens. Malgré tout ce qu'elle a pu affirmer lors de notre entretien ou montrer au cours des obsèques. Certaines choses sont impossibles à dissimuler ; elles transparaissent dans les propos, les regards, les mimiques à moins d’avoir reçu un oscar à Hollywood !

⸺ Ce ne sont que des impressions, des sensations pas des éléments à charge, pas des preuves.

Son interlocuteur approuve lentement de la tête. Le capitaine poursuit :

⸺ Je veux bien pour la haine et tout le reste, mais quant à se réjouir de la mort de son mari… Vous exagérez.

⸺ Elle était bafouée et ridiculisée. Quotidiennement, martèle Servane.

⸺ D’accord ! Mais elle passe du rang de cocue à celui de veuve.

⸺ On peut se poser la fameuse question que l’on nous serine à l’école de police : « À qui profite le crime ? » Gilda va toucher le pactole. Une assurance vie de 4 millions d’euros et elle devient l’usufruitière de tous les biens de son mari.

⸺ Exact. Mais le gros problème est qu’il n’y a pas de crime. Du côté des maîtresses anciennes ou actuelles du chirurgien : néant. Elles possèdent toutes des alibis en béton et, de plus, aucune ne correspond à un profil de meurtrière.

⸺ J’ai lu les rapports.

⸺ Aucune d’entre elles ne s’avère capable d’un tel acte de barbarie, insiste son supérieur avec un peu d’impatience. De côté des maris ou des fiancés, des pères ou des frères beaucoup n’étaient même pas au courant des frasques du docteur Delaye. Vous et votre équipe, vous avez cuisiné tout ce petit monde, fouillé leur passé judiciaire, leur quotidien sans parvenir à des ébauches de soupçons.

Le lieutenant approuve du menton. Le capitaine ajoute :

⸺ Nous devons donc admettre que le destin a tendu la main à cette femme. Elle ne possédait pas grand-chose mis à part une belle silhouette et un visage agréable. En épousant le fils Delaye, elle a fait un sacré bon coup. Du jour au lendemain, elle est entrée dans la haute bourgeoisie, Elle est devenue Madame Delaye. L’argent, le luxe, la considération, les réceptions, les voyages. Et en lui donnant deux enfants dont un garçon, elle s’est encore un peu plus enracinée dans la famille et dans ce milieu.

⸺ Je n’ignore pas que ses alibis sont inattaquables, mais….

⸺ Mais quoi, Servane ?

⸺ Pour elle, c’est extraordinaire. N’oublions pas qu’ils étaient mariés sous le régime de la séparation de biens. Donc si son époux s’était amouraché d’une nana et avait divorcé, elle risquait se retrouver, comme on dit, « nue et crue », sans autre ressource que son salaire de pharmacienne en hôpital public. Son avocat aurait sans doute obtenu une pension alimentaire pour les enfants mais pas plus que le strict minimum… Vous imaginez le choc ? Un petit appartement, les gardes alternées… Maintenant elle va pouvoir abandonner son boulot et ne plus subir les affronts des conquêtes de son époux. D’ailleurs quelque chose me dit qu’elle continuait à occuper cet emploi à l'hôpital plus pour emmerder son mari que par passion pour son métier. Histoire de ne pas lâcher prise, de montrer qu’elle était toujours Madame Delaye. À présent, elle est en sécurité, à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours. On peut compter sur elle pour profiter des revenus des propriétés de la famille.

⸺ Bien sûr ! Bien sûr ! fait le capitaine en se frictionnant le crâne. Tout cela paraît tellement idéal, tellement opportun. Mais… pourquoi pas ? Parfois le destin ou le hasard arrange bien des situations difficiles en « tranchant dans le vif », en mutilant des familles.

⸺ Bon, qu’est-ce qu’on fait, capitaine ?

⸺ Pas convaincu, hein ? Bon, OK ! Le procureur a conclu le dossier par un accident de la route, mais grattez un peu, discrètement, si vous voulez. Je sais que vous avez du flair. Et tenez-moi au courant le cas échéant, ordonne ce dernier en fermant la chemise cartonnée.

Servane se détourne pour esquisser un sourire de satisfaction.

CHAPITRE 2

Madeleine ne reprendra pas son travail à l’hôpital. Sa démission est entre les mains du directeur du personnel.

Il lui a dit qu’elle sera regrettée, que les enfants ressentiront un profond vide, que si elle désirait des lettres de recommandation, il se ferait un plaisir de…

La jeune femme l’a remercié avec un large sourire parfaitement maîtrisé et l’a assuré qu’elle n’en a pas besoin. Elle s'est mise debout pour prendre congé tout en s’efforçant d’afficher une attitude donnant à penser que d’autres projets l’appellent ailleurs. Il lui a serré chaleureusement la main.

Malgré sa souffrance, malgré le chagrin qui la ronge, sa démarche est aussi déterminée qu’à l’accoutumée, sa coiffure et son maquillage inchangés. D’épaisses lunettes noires dissimulent son regard tandis qu’elle salue quelques personnes et qu’elle se dirige vers la sortie.

Ses talons claquent sur les dalles de marbre ; une infirmière, des femmes de salle la croisent sans y prêter attention. Madeleine parvient à un embranchement de couloirs interminables ; la plupart desservent les chambres des patients ; deux conduisent aux salles d’opération. Soudain elle revoit Hubert en blouse bleu ciel s’encadrer dans l’embrasure d’une porte, tout au fond de cette perspective linéaire, et, peu à peu, s’avancer vers elle. Il ôte son masque, lui sourit et lui adresse un signe pour, apparemment, lui demander de l’attendre. La jeune femme trébuche et parvient à se retenir de justesse à un chariot de soins.

Elle précipite sa marche ; elle sait qu’elle doit fuir très vite ce grand ensemble de verre et d’acier où le fantôme d’Hubert errera toujours.

Sa partenaire se doute bien de quelque chose. Son instinct de femme et les longs regards qu’elle a surpris lui certifient que sa collègue espérait plus qu’une partie de jambes en l’air. Le chirurgien ne cessait de lui faire des avances, mais elle continuait à jouer la froideur. L’autre jour, l’après-midi de son accident, il lui avait fait envoyer des fleurs.

À l’extérieur, Madeleine ne se contrôle plus et, les yeux noyés de larmes, dévale les escaliers qui conduisent à l’entrée du personnel, court vers sa voiture à travers le parking, ouvre fébrilement la portière et s’assoit au volant.

Albin fait part à Gilda de la présence de cette voiture en face des grilles de l’entrée. Dans le salon de la villa, elle pose le magazine qu’elle parcourt sur ses genoux et lève les yeux vers lui

⸺ Pff ! Ce doit être ce lieutenant. Ce Servane.

⸺ La police ? Pour surveiller la maison ?

⸺ Sans doute, soupire-t-elle.

⸺ Mais pourquoi ?

⸺ Ce flic t’a interrogé, non ?

⸺ Oui !

⸺ Tu ne l’as pas trouvé un peu soupçonneux ?

⸺ Il faisait son boulot et…

⸺ Bon, Albin. Là, ce n’est pas le moment. Est-ce que tu as autre chose à me dire ?

⸺ Oui ! Il y a autre chose.

⸺ Ah bon ?

⸺ Je vais aménager chez Clémence.

Gilda pâlit, mais se tait. Un rictus de colère glisse rapidement sur ses lèvres puis elle articule d’une voix tremblante :

⸺ Vos regards… Vos... Je me doutais qu’il se passait quelque chose. De toute façon, tu ne me baises plus ; il fallait bien que tu trouves…

⸺ Il ne s’agit pas de ça.

⸺ De quoi alors ? D’amour, peut-être ?

Albin se tait et la dévisage.

Elle quitte son siège brusquement et va se servir une dose whisky.

⸺ Quand comptes-tu partir ? jette-t-elle après avoir avalé une gorgée.

⸺ Demain.

⸺ Tu n’as pas été difficile à remplacer, mon pauvre Albin, articule-t-elle tout d’abord calmement puis tout à coup, elle s’écrie : comment peux-tu ? Faire ça avec elle ? Comment ?

Elle hausse encore le ton :

⸺ Tu n’as pas le droit. Tu me dois ce que tu es aujourd’hui. On t’a sorti de ton trou, offert un bon travail, une maison, une vie agréable…

⸺ Je crois que j’ai payé ma dette. Non ?

⸺ En me baisant…

⸺ Non, Gilda.

Elle pose brutalement le verre sur la desserte de verre fumé.

⸺ Tu me faisais l’amour parce que...

⸺ À ce sujet, tu te trompes. Tu es une belle femme, très attirante. Notre relation a été ardente et satisfaisante pour tous les deux. À présent la page est tournée. Clémence et moi, nous sommes très amoureux…

⸺ Tu es amoureux d’une infirme en fauteuil roulant ? Aurais-tu une âme de garde-malade ? Et, dis- moi, comment ça se passe ? Le soir, c’est toi qui la portes sur le lit ? Et pour sa toilette, pour ses besoins naturels ? Est-ce que tu participes à…

Albin fait volte-face et quitte la pièce en lançant :

⸺ Je viendrai prendre mes affaires demain matin vers 10h.

Sur la terrasse, elle le poursuit de ses invectives et d’autres questions obscènes. Pour finir, lorsqu’elle le voit fermer la portière de sa voiture sans un regard vers elle, elle hurle qu’il ne doit plus franchir les grilles de la propriété sous peine d’avoir affaire à la police.

Trois jours plus tard, quelque part dans le Luberon, dans un restaurant perdu dans la garrigue.

⸺ Lorsque tout sera fini, espèce de salope, je me vengerai, chuchote Gilda à l’oreille de Clémence.

⸺ Ne devenons pas des ennemies, fait Clémence en faisant signe au serveur d’apporter la carte.

Gilda n’a pas le loisir de répondre, ce dernier approche en compagnie d’Éric, en retard comme à son habitude.

⸺ Nous devons rester unis pour notre protection réciproque, reprend Clémence un peu plus tard. Notre trio n’a pas fini de se rencontrer au cours des années qui viennent donc, entre nous, pas disputes, pas de chamailleries ou de séparation. Dis-toi bien que nous sommes liés.

Éric prend place et comprend que ses deux amies sont en train de se quereller. La raison, il la connaît puisque sa voisine s’est confiée à lui.

⸺ Alors pour la suite ? avance-t-il.

Les deux femmes se taisent et le considèrent les yeux brillants de colère comme s’il était responsable de leur altercation.

⸺ Tu as raison, dit finalement Gilda après quelques secondes de tension. Occupons-nous de nos affaires. Le reste viendra après.

Le silence s’éternise jusqu’à ce que Clémence revienne à la charge :

⸺ Merci de me prévenir.

Éric tente maladroitement d’enchaîner :

⸺ Est-ce que vous avez revu le processus pour éliminer… ?

⸺ Quoi que tu fasses, Albin ne reviendra jamais vers toi. C’est fini entre vous. Mets-toi ça dans la tête, ajoute Clémence ignorant l’intervention de ce dernier. Pour la bonne raison que je vais lui donner quelque chose dont tu es incapable.

⸺ Qu’est-ce que tu veux dire ?

⸺ Un bébé ! Un fils !

Une masse de plomb paraît tout à coup peser sur les épaules de Gilda. Elle se laisse aller sans un mot contre le dossier de son siège.

⸺ Toi, tu as deux enfants, la fortune des Delaye… Profites-en. Laisse-nous à notre bonheur, à notre avenir. Nous allons fonder une famille, nous marier après, « quand tout sera fini », comme tu dis si bien. Ne te mets pas en travers de notre vie. À présent, tes désirs sont comblés alors, mon amie, refais ta vie et oublie cet homme dont tu n’étais même pas amoureuse. Entre vous, ce n’était qu’une histoire de sexe, pas d’amour, je le sais. Tu m’en avais toi-même parlé. Tu t’en souviens ?

Gilda se lève, traverse la salle et pousse la porte des toilettes.

Éric sidéré interroge du regard son amie.

⸺ Elle va revenir, lui dit-elle calmement.

Le musicien sourit.

Il est assis dans un fauteuil club au centre d’une pièce en sous-sol. Son habitation est au-dessus, isolée du voisinage par une dizaine d’oliviers et quatre figuiers qu’il a fait planter autour du premier. Il adore les arbres ; ça donne de la quiétude et de la douceur à une bâtisse comme celle-là : un mas du début du siècle, tout près d’un lotissement, un peu sévère d'aspect, avec des enduits gris où, par endroits, de la glycine s’accroche.