Les Autres - Sandra Moyon - E-Book

Les Autres E-Book

Sandra Moyon

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Beschreibung

L'homme est tombé dans la chaine alimentaire, maintenant, c'est lui qui est enfermé et mangé...seulement, comment choisir qui vit et qui meurt ?

Parqués entre des murs et des clôtures, les Hommes survivent comme ils le peuvent. Arrivés en bas de la chaîne alimentaire, ils sont épargnés grâce à l’Accord : tous les trimestres, des fourgons d’êtres humains sont offerts aux Autres afin de les nourrir.
Mais comment choisir qui doit vivre et qui doit mourir ? La règle est pourtant simple : seuls les délinquants sont envoyés de l’autre côté du mur, dans la Fosse.

LAUREAT DU PRIX DE L'IMAGINAIRE

Découvrez la version intégrale de la saga glaçante de Sandra Moyon, qui mêle fantasy et science-fiction !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sandra Moyon est née à Nantes, le 10 février 1987. Passionnée de lecture, c’est la saga Harry Potter qui lui aura donné le goût du fantastique et de la fantasy. Bien qu’elle ait commencé à écrire des petites histoires dès l’âge de treize ans, ce n’est qu’à dix-huit ans qu’elle décide de vivre sa passion à fond en créant sa première saga, Harmonia. Cinq ans plus tard, elle rédigera les premières lignes de la saga Nouvelles d’un Myrien, un projet fantasy qui lui tiendra particulièrement à cœur.

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Les Autres
ISBN : 978-2-38199-033-0
Les Autres, Intégrale
Copyright © 2021 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Magdalena Pagowska
Tous droits réservés
Sandra Moyon
Les Autres
Intégrale
(Roman)
Tome 1
Chapitre Un
Une mauvaise nuit
Allongé sur le dos, le bras derrière la nuque, je regardais le plafond avec attention. Je retins à peine un soupir, fatigué de cette journée éreintante. J’aurais dû me douter que cela finirait mal. Ce n’était pas faute d’avoir été prévenu.
Mon ventre gargouilla, mais je chassai de mon esprit l’envie de manger un morceau. De toute manière, personne ne m’apporterait de quoi me sustenter à cette heure-ci. Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et je relevai la tête, surpris. Il ne fallut qu’une minute à mon visiteur pour se présenter devant moi. Instinctivement, mon regard se porta sur ses mains, recherchant un plateau-repas qui n’était bien évidemment pas présent. Je grognai malgré moi et me redressai.
— Bonsoir, Soen. 
— ’soir, chuchotai-je en retour.
Il m’adressa un sourire bref, mais sincère, et je me contentai de baisser les yeux. Je n’étais pas particulièrement fier de moi, ce soir. J’abandonnai la banquette rigide qui m’avait fait office de lit les quatre dernières heures et m’approchai jusqu’aux barreaux de ma cellule. 
— Tu as mauvaise mine, constata-t-il d’un ton neutre.
J’acquiesçai simplement. Il n’avait pas idée de la journée que je venais de passer. Je déglutis et enfonçai mes mains dans les poches de mon jean afin de cacher leurs tremblements.
— Alors ? soufflai-je d’une voix mal assurée.
Je me forçai à relever la tête. Si je devais mourir, je voulais faire face à la sentence. Mon vis-à-vis me fixa quelques secondes. Blond aux yeux bleus, les traits de son visage étaient gracieux, malgré les cernes qui creusaient sa peau. Il avait quarante ans, mais la plupart des gens lui en donnaient dix de moins. Lucas avait été le meilleur ami de mes parents et, après le décès de ces derniers, il s’était fait une promesse : me protéger autant qu’il le pourrait. 
S’il avait su…
— J’ai parlé au juge, commença-t-il calmement. Il n’était pas d’humeur… surtout à trois heures du matin.
— Il ne t’a pas envoyé promener ? lui demandai-je avec autant de détachement que possible.
— Non. Une chance qu’il m’apprécie. 
Il croisa les bras sur son torse et soupira.
— Tu sortiras demain dans la matinée.
Je retins mon souffle alors que mon estomac se retournait. Une vague de soulagement m’emporta et mes lèvres s’étirèrent jusqu’à ce que mon protecteur reprenne d’un ton sévère :
— Ce sera ta dernière chance, j’espère que tu en as conscience ?
— Oui, je te promets que…
— Non. Soen, sérieusement.
Il décroisa les bras et s’approcha des barreaux.
— C’est la quatrième fois que je te sors de ce guêpier. Il n’y aura pas de cinquièmes fois. Je ne suis qu’un avocat, pas un dieu. Il est grand temps de te calmer.
Sans pour autant me détourner de lui, je fis deux pas en arrière et concentrai mon attention sur le sol de ma cellule. Ma gorge se serra tandis que l’envie de pleurer me saisit. Je soufflai doucement afin de ne pas perdre contenance. 
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, franchement ? ajouta-t-il dans un murmure.
Je restai muet.
— Tu peux me parler, tu le sais. Tu le sais, n’est-ce pas ? insista-t-il.
J’acquiesçai, mal à l’aise. 
— Je te connais depuis… toujours. Tu n’es pas un mauvais garçon. 
Un silence envahit l’espace jusqu’à ce qu’il soupire sèchement. Apparemment, il perdait patience.
— Tu n’as que dix-sept ans, merde ! Tu es jeune et, à compter de cette nuit, tu n’as plus le droit de faire le moindre faux pas, et ce pour le restant de ta vie. Au premier problème que tu poseras, la condamnation tombera pour de bon, et si tu es emprisonné…
— J’ai bien conscience du danger, le coupai-je à demi-mot. Je t’assure, je sais ce que je risque.
— Je n’en suis pas certain, rétorqua-t-il durement.
Surpris par la sévérité avec laquelle il s’était adressé à moi, je le regardai à nouveau. Toutefois, son visage n’exprimait en rien de la colère ; il paraissait surtout soucieux. 
— Je suis désolé que tu aies dû venir encore une fois à mon secours, lui murmurai-je d’un air coupable.
— Ce n’est pas la question, répondit-il plus doucement. Je m’inquiète pour toi, je ne voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose.
Je hochai la tête : moi non plus je ne voulais pas être envoyé de l’autre côté, dans la Fosse. Je ne voulais vraiment pas, mais Lucas ignorait tout de ce qui m’avait conduit à agir de la sorte. Ma tante le disait sans cesse : depuis les révoltes, les règles du jeu n’avaient plus la même saveur. J’avais été trop jeune pour me souvenir de la manière dont les gens vivaient avant les massacres, la peur, la haine et tout le reste. Je n’avais que trois ans à l’époque, six lorsque le calme et l’ordre furent à nouveau de mise. Mes parents étaient décédés quelques mois avant l’Accord de Paix et j’avais été recueilli par la sœur de ma mère, Judith.
Lucas se racla la gorge et je me sentis immédiatement alarmé. L’éphémère sensation de soulagement qui m’avait envahi un instant plus tôt s’évapora. Je le dévisageai et l’expression navrée de son visage redoubla mon inquiétude. Je déglutis avant de chuchoter : 
— Dis-moi, je suis prêt.
— Tu vas devoir aller à Clémenceau, lâcha-t-il d’une traite.
Je frémis. Il devait essayer de me faire peur, je ne voyais que cela. C’était sa manière de m’obliger à retenir la leçon et dans deux minutes, il me dirait qu’il plaisantait.
— Je ne plaisante pas, ajouta-t-il comme pour éradiquer mes espoirs.
— Mais… pourquoi ? bafouillai-je.
— Tu me demandes pourquoi ? C’est la quatrième fois que je t’évite une condamnation en moins de cinq ans, et tu me demandes pourquoi ? Tu devrais t’estimer heureux de n’être qu’envoyé dans un lycée strict. 
Je ne répondis rien, trop occupé à calmer les battements de mon cœur. « Strict » était sans conteste un doux euphémisme. C’était dans cette école que l’on plaçait les gamins dont personne ne voulait. On y trouvait pratiquement que de la racaille. Des gosses trop habitués à flirter avec les limites et à qui on « offrait » une dernière chance de rentrer dans le droit chemin. Du peu que je savais, c’était un établissement crasseux, dirigé par des professeurs tortionnaires. 
Comme si j’avais besoin de ça en plus du reste !
— Tu as de la chance, tu n’as qu’une seule année à y tirer. Tu aurais pu y passer trois ans.
Je ravalai un sarcasme.
— Je dois aller là-bas quand ? lui demandai-je d’une voix mal assurée.
— Dès lundi. Le juge transmet ton dossier demain à la première heure, ce sont ses mots.
Mes jambes tremblèrent subitement et je me mis à faire quelques pas afin de masquer ma peur. Clémenceau ou la Fosse. Mon cœur balançait tout à coup. J’allais y laisser ma peau dans tous les cas.
— Je regrette de ne pouvoir faire plus, Soen.
Je perçus l’inquiétude de sa voix et je stoppai ma marche avant de lui accorder un faible sourire.
— Oh… ne t’excuse pas. Tu sais, sans toi, je serais mort depuis longtemps. Je le sais. J’en ai réellement conscience et… merci, merci de m’avoir tiré d’affaire. 
— Mais…
— Pour le lycée, ça ira. Ce n’est qu’une école pour mineurs à remettre sur le droit chemin, tentai-je avec une désinvolture peu crédible. 
Bien que je susse que Lucas n’était absolument pas convaincu, il choisit de jouer le jeu :
— Et tu rentreras tous les jours chez toi, ce n’est pas comme si tu étais prisonnier.
Un cube de glace me tomba au fond de l’estomac. Ma tante… 
— Il faut que je te parle de Judith, justement, ajouta-t-il d’une voix calme, mais ferme.
Je lui fis signe que je l’écoutais, incapable de desserrer mes lèvres. 
— Elle est très retournée. Très en colère aussi. Elle a fait tant de choses pour toi, Soen. Sans elle, tu serais dans un orphelinat et, dans le monde où nous vivons, les orphelins ne sont pas les mieux lotis.
Cette fois-ci, je me détournai clairement de lui. Tout était plus compliqué lorsqu’il s’agissait de ma tante et cacher mes émotions, surtout à Lucas, devenait de plus en plus difficile. 
— Regarde-moi, je te prie. Je ne plaisante pas.
Au ton qu’il employa, je perçus un mélange d’inquiétude et de paternalisme, je lui obéis, à regret. Je repris place face à lui, les larmes aux yeux. Il sembla touché, car, pendant une seconde, il perdit cette lueur de colère et de sévérité que son regard me renvoyait. 
— Demain matin, c’est moi qui viendrai te chercher. Je te ramènerai chez toi et je compte sur toi pour lui dire combien tu es désolé d’avoir fait ça et à quel point tu t’es repenti de cette nuit en prison. Désormais, tu seras un amour en tout point. D’accord ?
Je hochai la tête, la gorge nouée. Il passa son bras à travers les barreaux et me tendit la main. Je plaçai la mienne à l’intérieur et il la serra. Le contact de sa peau chaude me fit du bien, mais mon cœur s’emballa douloureusement malgré tout. Il me relâcha et partit sans ajouter un mot. Je retournai alors sur ma banquette, m’allongeai, avant de fondre en larmes.
Chapitre Deux 
Bienvenue a la maison
Le quartier de Beaumont était l’un des premiers à avoir été fortifié après les révoltes. Aujourd’hui, il était devenu l’un des plus riches. Ma tante et mon oncle avaient fait partie du premier groupe à s’y installer. La maison où j’avais grandi était identique à toutes celles qui l’entouraient ; elle était faite de briques rouges et coiffée d’un toit en ardoises noires. 
Le rez-de-chaussée accueillait le salon, le séjour, la cuisine et un accès au sous-sol. L’étage se divisait en trois chambres et une grande salle de bains.
Lucas me tapota l’épaule avec réconfort. 
— Ne t’en fais pas, tout ira bien. Mais n’oublie pas de t’excuser surtout.
— Oui, bien sûr, murmurai-je.
Nous montâmes les trois marches du perron tandis que je luttai contre l’angoisse qui me paralysait peu à peu. Lucas frappa à la porte et je retins mon souffle. Un bruit de clés me fit tressaillir et alors que la poignée s’abaissait, je m’interdis de partir en courant. 
J’allais passer un mauvais quart d’heure.
Ma tante apparut sur le seuil, emmitouflée dans un gros pull mauve, les yeux rouges et le teint blafard. Elle renifla en guise de salutation.
— Bonjour Judith ! le salua mon ami, un sourire sur les lèvres.
Elle le lui renvoya, laissant voir ses dents jaunies par le café qu’elle buvait à longueur de journée. 
— Lucas, comme je suis contente de te voir, murmura-t-elle d’une voix fluette.
Elle écarta les bras et ils s’étreignirent quelques secondes. Elle ne m’accorda pas un regard, mais cela ne m’étonna pas. Aujourd’hui, elle avait relevé ses cheveux noirs en un chignon serré. Du haut de ses quarante-sept ans, quelques mèches grisâtres commençaient à poindre. Ses yeux étaient de couleur noisette, ses joues creusées. Je l’avais toujours trouvée très maigre et beaucoup croyaient, à tort, qu’elle était faiblarde. 
— Viens, entre !
Elle lui fit signe de la suivre et il s’exécuta tout en me jetant un coup d’œil. Clairement, elle ne m’avait pas invité à en faire de même, mais je passai malgré tout le pas de la porte. Je savais qu’elle ne me laisserait pas dehors. Pas devant Lucas. Elle l’entraîna jusqu’au salon où elle lui proposa de prendre place.
— Je nous ramène quelque chose à boire, annonça-t-elle alors qu’elle se dirigeait déjà vers la cuisine.
Lucas s’installa dans le canapé. Ce dernier était en tissu beige, imprimé de motifs informes verts et marron. Il offrait trois places assises et était placé en face d’une table basse en verre. De l’autre côté, un fauteuil aux coloris semblables, mais un peu éteints, masquait la vue du couloir menant à l’entrée. C’était là que ma tante passait le plus clair de son temps libre. Une télévision était posée sur un meuble un peu plus loin, l’écran tourné vers ce fauteuil, comme si celui qui y était assis était le seul à la regarder.
— Viens près de moi, chuchota Lucas.
J’obtempérai sans un mot et m’installai à côté de lui. Ma tante revint les bras chargés d’un plateau-repas et mon ventre gargouilla. Je serrai mes bras autour, espérant étouffer ce bruit qui ne serait certainement pas bien accueilli maintenant.
Elle le déposa sur la table, j’aperçus deux tasses de café fumantes ainsi que des petits gâteaux dans une assiette. Elle prit place dans son fauteuil tout en soupirant.
— Voilà ! Cela devrait nous réchauffer, annonça-t-elle d’une voix plate.
Je l’observai quelques secondes, peu serein. Pour n’importe qui, elle semblerait éreintée : étant donné l’état de ses yeux et les cernes qui les soulignaient, il était plus qu’évident qu’elle avait passé la nuit à pleurer. La conclusion serait flagrante : je l’avais fait pleurer toute la nuit. Moi, et mes larcins. Mais je savais que Judith n’avait sans doute pas sangloté pendant des heures à mon sujet. Je le savais parce que nous étions samedi et que tous les vendredis, samedis et dimanches, comme elle ne travaillait pas, elle en profitait pour se libérer du chagrin d’avoir perdu son mari, il y avait sept ans de cela. Hier n’avait pas dû faire exception. Prison ou non. En temps normal, elle aurait effacé les marques de ces dernières heures à se lamenter par du maquillage, mais là, étant donné les circonstances, elle ne s’en était pas donné la peine. Elle prenait plaisir à démontrer à Lucas que je n’étais pas digne de tout l’intérêt qu’il me portait. Il m’aimait beaucoup, et cela, elle ne le supportait pas. 
Elle prit sa tasse, Lucas fit de même. Je le sentais un peu gêné et je crus comprendre que cela avait un rapport avec moi. Sans doute n’avait-il pas envisagé qu’elle ne m’apporterait rien.
— Alors, la prison ? lança ma tante d’une voix sèche.
Surpris qu’elle s’adresse soudainement à moi, je sursautai et me tournai vers elle. Bien qu’elle semblât toujours attristée, ses yeux laissèrent transparaître de la colère et du mépris. 
— Oh… je…
— Tu as de la chance d’avoir Lucas, me coupa-t-elle d’un ton sans appel. Je n’aurais pas eu sa gentillesse. 
— Judith, ce n’était rien, souffla l’intéressé d’une voix qui trahissait son inconfort. Je n’allais pas le laisser passer le week-end en prison.
— Il l’aurait peut-être mérité, lui répondit-elle avec un peu plus d’amabilité.
Il trempa ses lèvres dans son café, probablement pour ne pas avoir à lui répondre. Son regard dévia vers moi avec insistance et je compris.
— Tante Judith, je te demande pardon. Je n’aurais pas dû entrer dans ce magasin et essayer de voler toutes ces choses… Je ne suis qu’un idiot.
Je baissai les yeux afin de cacher mon manque de sincérité. Je n’étais pas désolé, mais j’avais promis à Lucas, il ne comprendrait pas si je refusais de présenter mes excuses à ma tante.
Il y eut un silence qui me sembla long jusqu’à ce qu’elle reprenne :
— Alors comment se porte Marie ? Sa grossesse n’est pas trop fatigante ?
Lucas m’accorda un regard bref, mais étonné. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle fasse comme si je n’existais plus. Pourtant, l’ignorance de ma tante à mon égard reflétait parfaitement la vie que nous menions depuis sept années. J’aurais aimé qu’il saisisse cela de lui-même, mais j’étais certain qu’il mettrait sa réaction sur le dos de la colère d’une mère adoptive après son fils récidiviste. Je ne pouvais pas lui en vouloir, bien entendu.
Trois quarts d’heure plus tard, Lucas quitta la maison. J’aurais voulu qu’il reste davantage, mais je savais que je devrais affronter la fureur de ma tante à un moment ou un autre. À peine eut-elle refermé la porte que je sentis un froid glacial me brûler la colonne vertébrale. Je frémis, me levai du canapé, pris le plateau entre mes mains afin de débarrasser.
— Je vais ranger tout ça, murmurai-je sans oser la regarder. 
Je passai à côté d’elle en serrant les dents et entrai dans la cuisine. Je posai mon fardeau sur la table ronde, mais avant que je n’attrape les deux tasses, une main s’abattit sur l’arrière de mon crâne. Je me crispai et fermai les yeux. Je n’avais pas eu mal, mais le sursaut de mon cœur dans ma poitrine n’avait pas été agréable du tout.
— Bon à rien ! cracha-t-elle avec mépris.
— Ma tante, je…
— Tais-toi ! hurla-t-elle.
Elle me saisit par le bras et me tira en arrière, me forçant ainsi à lui faire face. Il n’y avait plus de tristesse dans son regard. Je n’y percevais que de la colère et du dégoût.
— Tais-toi ! répéta-t-elle en pointant son doigt vers moi. Je ne veux plus t’entendre ! Est-ce que c’est clair ? Jusqu’à ton départ pour le lycée, je ne veux plus entendre un son sortir de cette bouche ! Compris ?
Non sans déglutir, j’acquiesçai immédiatement.
— Nettoie tout ça et va dans ta chambre ! Dépêche-toi !
J’obéis en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et me précipitai à l’étage. Je refermai la porte puis m’y adossai quelques secondes, le cœur battant. Cela aurait pu être pire.
La journée fut terriblement longue. Enfermé et affamé, je commençais à m’inquiéter de mon sort. J’avais échappé à la prison, et donc à la Fosse, mais la perspective d’aller à Clémenceau me terrifiait de plus en plus. Je n’avais vraiment pas envie de me retrouver dans cette école, avec tous ces délinquants et ces professeurs sévères. J’avais déjà bien assez de soucis avec ma tante. Je réalisais amèrement que je n’avais plus aucun endroit où me sentir en paix et en sécurité maintenant. Désormais, au lycée comme à la maison, ce serait l’enfer. J’allais être complètement seul. 
Allongé sur mon lit, je regardais le plafond depuis une bonne heure lorsque les gargouillements de mon ventre me forcèrent à me lever. D’un pas léger, je m’approchai de la porte et tendis l’oreille. Il était dix-sept heures et, normalement, à cette heure-ci, ma tante était installée dans son fauteuil, à fixer la télévision. Si je me débrouillais bien, je pouvais tenter de descendre les escaliers et de me glisser dans la cuisine afin de voler quelque chose à manger. Je l’avais déjà fait, mais j’avais plus souvent été attrapé que je ne l’aurais voulu. 
La main sur la poignée, je renonçai au dernier moment. Dieu seul savait ce qu’elle inventerait cette fois-ci pour me punir si jamais elle me tombait dessus. Je tendis une seconde fois l’oreille afin d’être sûr qu’elle n’était pas à l’étage. Le silence régnait. Toujours avec discrétion, je me dirigeai vers mon placard à vêtements et l’ouvris doucement. Tout au fond, dans une boîte à chaussures, je cachais quelques gâteaux secs. J’attrapai le couvercle du bout des doigts et le soulevai tandis que la salive emplissait déjà ma bouche. Ce fut avec désespoir que je constatai que la boîte était vide. Je soupirai avec regret et essayai de me rappeler pourquoi je ne l’avais pas remplie depuis la dernière fois. En vain. Je n’arrivais plus à réfléchir. Je me sentais exténué et nauséeux à force d’avoir continuellement faim. Je décidai de me coucher un peu, espérant plonger dans un sommeil qui me tiendrait captif jusqu’au lendemain matin.
Je sursautai brusquement, réveillé par des cris :
— Soen ! Viens ici, bon sang !
Je me redressai et jetai un regard à mon réveil. Il était vingt heures trente.
— Soen !
Je sautai du lit, mais attendis un instant avant de quitter la chambre : je m’étais levé un peu trop vite et la tête me tournait. 
Je descendis aussi rapidement que possible les escaliers et trouvai ma tante en bas de ces derniers, l’air exaspéré. 
— Tu es sourd, ma parole ! 
Je restai muet, n’ayant pas oublié mon interdiction de parler.
— File à la cuisine préparer mon dîner et mettre la table.
Je hochai la tête et obéis sans perdre de temps. Elle avait posé sur le plan de travail une tranche de viande dans une assiette et une boîte de conserve. Je m’attelai à ma tâche en m’efforçant de faire abstraction des délicieuses odeurs qui me chatouillaient les narines. 
Ma faim devint virulente. Je mis un couvert à la hâte sur la table, servis la viande et les légumes en ne respirant plus que par la bouche et sortis de la cuisine en courant presque. Au moment où je posai mon pied sur la première marche, la voix cinglante de ma tante retentit :
— Et la poubelle, elle va se sortir toute seule peut-être ?
Je retins à la dernière seconde un soupir puis retournai à la cuisine. Je pris le sac et enfilai mes chaussures. Une fois dehors, je contournai la maison avant de traverser une partie du village afin d’atteindre la petite cour en bitume, où de grands conteneurs étaient mis à la disposition de chacun. Il ne me fallut pas plus de deux minutes pour arriver à destination, mais je décidai de prendre mon temps : je n’étais pas pressé de retrouver la froideur de ma chambre. Bien qu’il ne fût que vingt-et-une heures, il faisait déjà nuit et l’air était frais. L’hiver était déjà bien installé. Heureusement, les réverbères m’apportaient suffisamment d’éclairage pour progresser en toute sécurité.
Je balançai mon sac dans le conteneur le plus proche et enfonçai mes mains dans mes poches. Je me tournai vers ma maison et restai immobile quelques secondes, songeur. S’il n’y avait pas eu le couvre-feu, j’aurais volontiers passé la nuit dehors. J’étais presque certain que ma tante n’irait pas prévenir Lucas tant que je serais devant la porte et prêt à me faire sermonner aux premières lueurs du jour le lendemain. Mais le risque de me faire attraper par les gardes était trop important pour faire quelque chose d’aussi stupide. Surtout en étant sorti de cellule ce matin même. Je ravalai ma frustration et amorçai mon retour vers ma prison luxueuse quand un « pssssst » derrière mon dos me surprit. Je me retournai et scrutai l’obscurité. Le fond de la cour n’étant pas éclairé, il m’était impossible de discerner quoi que ce fût.
— Il y a quelqu’un ? demandai-je d’une voix rauque. 
Je réalisai seulement maintenant combien j’avais la gorge sèche. J’entendis du bruit et je sentis les battements de mon cœur s’accélérer. Un sentiment d’angoisse prit possession de moi, mais je restai face au danger. Peut-être était-ce un rat ? Un rat qui fait « psssst » ?
— Soen, c’est toi ? souffla ledit rat.
J’écarquillai les yeux.
— Qui est là ?
Un conteneur bougea et j’aperçus une forme humaine. Je m’approchai d’un pas :
— Josh ? 
— Qui veux-tu que ce soit ? Viens, ne reste pas dans la lumière !
Je passai derrière les grandes poubelles et un sourire se plaqua sur mon visage.
— Josh ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? m’exclamai-je.
— Je suis venu te voir, bien sûr !
Mon meilleur ami s’approcha et me donna une accolade que je lui rendis avec plaisir.
— Tu vas t’attirer des ennuis, dis-je avec sollicitude. Le couvre-feu de vingt-et-une heures…
— Lucas m’a laissé un message pour me prévenir que tu étais sorti ce matin, me coupa-t-il. J’ai appelé chez toi cet après-midi, mais…
— Ah bon ? m’étonnai-je. Ma tante ne m’a rien dit.
— Quelle surprise !
Il me lança un regard riche de sous-entendus et je ne sus pas quoi lui répondre. De toute façon, avec Josh, je n’avais pas besoin de faire semblant. Il était le seul à savoir ce qui se passait réellement avec ma tante. Le seul à connaître la vérité. 
— Lucas m’a aussi dit pour Clémenceau.
Je haussai les épaules avec une désinvolture qui ne le tromperait pas :
— Ce n’est que pour quelques mois, finalement.
— Oui, mais c’est injuste ! s’exclama-t-il. Ça aurait peut-être été l’occasion d’expliquer à Lucas…
— Non, tu sais que c’est hors de question, lui dis-je immédiatement. Je ne peux pas.
— Je ne comprends pas, souffla-t-il en secouant la tête. Tu t’en veux encore pour Thomas ?
Je fus incapable de soutenir son regard et un silence s’imposa. Thomas était l’ex-mari de ma tante. Je ne l’avais pas vu depuis sept ans, ainsi que leur fille, Julia, qui devait avoir environ trois ans de plus que moi. Mon oncle était parti un matin, quittant ma tante pour une autre femme et emportant avec lui tout ce qu’il avait pu. Il lui avait seulement laissé la maison et moi. 
Je n’avais aucun souvenir de mes véritables parents et ceux de ma vie entre leur mort et mes dix ans étaient particulièrement flous. En d’autres termes, je ne me rappelais que peu de choses avant que l’existence de ma tante ne bascule. Pourtant, j’avais été aimé. Pendant quatre années, Judith m’avait serré dans ses bras, embrassé, choyé et protégé. J’avais en tête une image incertaine de cette période. Cela s’approchait d’une sensation de déjà vécu, mais je n’avais aucune scène précise en mémoire. Je ne nous voyais pas rire, nous sourire ou nous étreindre, mais j’avais conscience que cela s’était produit, à une époque révolue.
Ce fut au cours de ma dixième année que Thomas s’était enfui avec sa fille, vivre avec une autre femme dont j’ignorais tout. La seule chose que je savais, c’était que tout était de ma faute. Depuis le jour du départ, ma tante me l’avait répété. J’avais gâché leur histoire, leur amour, anéanti leur futur. Thomas n’avait jamais voulu de moi, ne m’avait jamais considéré comme son fils, c’était pour cette unique raison qu’il était parti. Ce fut alors le début de tous mes problèmes. L’amour de ma tante devint haine, il n’y eut plus que le mépris au fond de son regard et le dégoût au creux de son cœur. Le souci était que famille, voisins et amis avaient toujours été témoins de son affection à mon égard étant enfant, tout comme de sa générosité de m’avoir adopté lorsque j’étais devenu orphelin. Ainsi, au moment où l’amour disparut, personne n’y prêta attention. Elle m’avait tant protégé, puis Thomas l’avait quittée pour une autre femme, personne n’imaginait qu’elle puisse m’en tenir rigueur. Et pourtant… 
Il n’y eut qu’une seule fois où Lucas aurait pu comprendre que quelque chose s’était brisé entre ma mère adoptive et moi, mais je n’avais pas su saisir ma chance, car déjà j’étais rongé par la culpabilité. Cela faisait trois mois environ que Thomas nous avait abandonnés quand, au cours d’un dîner, Lucas fut stupéfait de m’entendre appeler Judith « ma tante » plutôt que « maman ». Cela faisait partie des quelques réminiscences de notre vie de famille recomposée : j’avais nommé Thomas « papa » et Judith « maman ». Mais la veille de ce dîner, folle de chagrin, ma tante avait bu jusqu’à ce qu’elle ne fût plus capable de tenir debout. Je l’ignorais à l’époque, mais l’alcool allait devenir un véritable danger pour moi. Cette nuit-là, après avoir brisé une bouteille de vin contre le mur à deux mètres de mon visage et m’avoir rappelé que tout était de ma faute, elle m’avait renié. Elle ne voulait plus être ma mère adoptive et ne voulait plus entendre ce surnom affectueux dans ma bouche. Ce serait « ma tante » et rien d’autre.
Je pouvais encore revoir le regard de Lucas. J’y avais aperçu une lueur d’inquiétude et d’incompréhension. Il m’avait demandé pourquoi je prenais tout à coup tant de distance avec elle et j’avais hésité. Une part de moi avait voulu me jeter dans ses bras, lui avouer toute la peine que j’avais, mais une autre s’en voulait terriblement et était rongée par la honte. Ma tante avait profité de cette seconde d’hésitation pour prétexter que c’était mon choix.
« Il grandit maintenant, avait-elle lancé avec appoint. Il commence à se souvenir de ses véritables parents et il m’a demandé s’il pouvait changer sa manière de s’adresser à moi. Je n’ai pas eu le cœur à lui dire non. »
Le malaise avait été indescriptible et Lucas ne m’en avait plus jamais touché un mot.
— Ton oncle ne serait jamais parti à cause de toi, assura Josh, me tirant de mes réflexions.
Je relevai les yeux vers lui et lui souris tristement : il n’en avait pas la moindre idée, mais sa gentillesse m’émouvait toujours.
— D’ailleurs, le mois prochain, ce sera la date anniversaire de son départ alors j’ai déjà tout prévu.
Un cube de glace tomba au fond de mon estomac. J’avais complètement oublié que nous serions bientôt en février. Il l’avait quittée la seconde semaine du mois, un vendredi. 
— Tout prévu ? répétai-je avec inquiétude.
— Je suis en train de convaincre papa de faire une petite fête pour mes dix-sept ans. 
— Avec trois semaines d’avance sur la date ?
— T’inquiète, je m’occupe de tout. Tu dormiras à la maison.
— Josh… 
— Ta tante ne dit jamais non aux sorties organisées, coupa-t-il.
— Oui, mais si ça tombe ce jour-là… elle ne voudra pas que je sois en train de m’amuser alors qu’elle sera anéantie.
— Alors tu feras le mur.
Je grimaçai, mais l’expression du visage de mon ami devint sans appel.
— Elle est toujours saoule aux fêtes de fin d’année, à l’anniversaire de Thomas, à celui de sa fille et au jour de leur départ. Toujours. Pas vrai ?
— Oui, je le sais bien, mais…
— Et qu’est-ce qui se passe à chaque fois ? Hein ?
Je restai muet, sachant qu’il avait raison. Lorsque l’alcool entrait dans l’équation, je finissais obligatoirement blessé. Il y avait deux ans, elle m’avait emmené aux urgences le lendemain d’une nuit très longue, une fois qu’elle avait repris ses esprits : j’avais eu le poignet cassé, un œil au beurre noir et deux côtes fêlées. Elle avait prétendu m’avoir trouvé dans cet état au réveil, après que j’eus passé la soirée « avec des copains ». Je n’avais pas démenti, mais à mon retour à l’école, Josh n’avait pas été dupe une seconde.
— Je vais devoir y aller, annonçai-je aimablement. Elle va se douter que je trafique quelque chose. Et puis, tu dois rentrer aussi. Si les gardes t’attrapent… 
— Je connais les petites rues, tu le sais bien, répondit-il d’un air fier.
— Je ne voudrais pas que tu aies des ennuis par ma faute. 
— Mon père sera furieux au pire, mais je n’ai pas peur d’être privé de sortie. 
Il me sourit avec confiance, mais l’inquiétude m’avait bel et bien gagné. À la seconde où il quitterait le village de Beaumont, il pourrait se faire arrêter. Lucas n’aurait pas dû lui faire part de ma sortie de prison ; le couvre-feu n’était pas un jeu.
— Tu veux venir avec moi ? tenta-t-il d’une voix hésitante.
— Ma tante me tuerait, définitivement. Et puis, si un garde…
— On dira que tu es mon frère et que je nous ai mis en retard pour rentrer. Ils nous reconduiront à la maison et il faudra juste affronter le sermon de mon père.
— Je…, commençai-je en secouant la tête. Je ne préfère pas, non. Excuse-moi. J’ai eu assez d’ennuis pour le week-end et…
— Pas de souci, lâcha-t-il dans un souffle.
Un silence s’imposa. Je baissai les yeux, mal à l’aise. Physiquement, Josh et moi étions très semblables. Il nous serait fort simple de nous faire passer pour des frères. Nous étions tous deux de taille moyenne, bruns, la peau blanche. Les différences étaient subtiles : j’avais les yeux gris, lui bleus. J’étais plus maigre et lui avait quelques taches de rousseur sur les pommettes. Toutefois, nos vies étaient radicalement opposées. Lorsque nous nous étions rencontrés le premier jour à notre entrée au collège, nous avions été mis en groupe lors d’un exercice de présentation. Une manière très simple pour nos professeurs de briser la glace entre camarades de classe. Josh habitait dans un village situé à une vingtaine de minutes à pied du mien. Beaumont était riche, Plaisance était un quartier pauvre. Mon ami y avait emménagé après les révoltes, avec son père, Paul. Ce dernier était un homme généreux et bon. Josh avait perdu sa mère un an avant moi, dans des circonstances semblables. La guerre avait fait son lot de morts injustes. Ce fut en apprenant que j’étais orphelin que nous commençâmes à faire connaissance avec plus d’intérêt. À l’époque, cela faisait à peine un an que ma tante s’était séparée de mon oncle et je me confiais à mon meilleur ami pour la première fois presque douze mois après. Depuis, il était devenu mon confident, même si je ne lui racontais pas tout ce qui se passait chez moi : j’avais toujours eu peur, malgré sa promesse solennelle, qu’il dévoile la vérité à son père ou à Lucas. Il était l’une des deux personnes les plus importantes de mon existence et j’avais du mal à croire que nous ne partagerions plus la même classe désormais. J’ignorais comment j’allais pouvoir survivre à mon quotidien sans lui.
Je sentis mon cœur se serrer à cette pensée, mais plus encore que de la peine, je ressentais également de la peur. La perspective de ne plus le voir tous les jours, de ne plus avoir son soutien inconditionnel, m’était insupportable. Et maintenant que je me trouvais au pied du mur avec mon transfert à Clémenceau, l’évidence me sautait cruellement aux yeux : Josh me maintenait la tête hors de l’eau depuis des années et je n’étais pas certain d’être capable de nager seul. 
Josh ouvrit son sac à dos et en sortit un sandwich. Je ne pus m’empêcher de le regarder avec envie. Il retira le film plastique autour et me le tendit :
— Je connais ta marâtre ! s’exclama-t-il. 
— Merci, merci mille fois !
Je me jetai sur ce dîner de fortune, plus affamé que jamais. Je le dévorai à grosses bouchées jusqu’à ce que je constate le regard navré de mon ami. Je ralentis la cadence, gêné, puis avalai la quantité phénoménale de pain que j’avais dans la bouche.
— Pardon, marmonnai-je après avoir repris un peu contenance. 
— Non, non, ne t’excuse pas, répondit-il précipitamment, comme s’il réalisait qu’il me fixait. Je me disais que j’aurais dû t’apporter plus.
— C’est parfait, je t’assure. 
Je mangeai le reste du sandwich avec un peu plus de bonnes manières. Il sortit de son sac une bouteille d’eau et j’en bus de longues gorgées avant de la lui restituer.
— Merci, soufflai-je avec reconnaissance. Merci, vraiment, merci. Je… Je dois rentrer par contre, maintenant, mais merci.
Je jetai un regard vers la maison, soucieux d’être surpris.
— Vas-y, ne prends pas de risque.
Je le serrai un instant dans mes bras et il me rendit mon accolade.
— Fais attention à toi lundi, d’accord ? Je te retrouve ici le soir pour que tu me dises comment ça s’est passé. Tu parviendras à t’éclipser ? 
— Oui, c’est promis ! 
Je regagnai la maison d’un pas léger, espérant que ma tante s’imaginât que je fusse déjà couché. 
— Où étais-tu passé ? grogna-t-elle dès qu’elle m’aperçut.
— Je prenais un peu l’air, répondis-je en baissant les yeux.
— Et à qui as-tu demandé la permission ?
Je gardai le silence, sachant que je n’avais aucune excuse.
— Va te coucher, ordonna-t-elle. 
J’obéis sans un mot de plus : de toute manière, il n’y avait rien à dire.
Chapitre Trois
Premier jour
La journée du dimanche fut tout aussi pénible que celle du samedi. Je fus consigné dans ma chambre, sans manger, avec mon appréhension pour mon entrée à Clémenceau pour seule compagnie. Ma tante ne m’adressa pas la parole ni ne m’invita à la prendre. Lorsque la nuit tomba, je fus persuadé de ne pas fermer l’œil : comment le pourrais-je ? Demain, ma vie allait prendre un nouveau tournant et je savais que je n’avais que peu de chance d’en sortir indemne.
Je quittai mon lit dès le lever du jour et m’enfermai dans la salle de bains. Je pris une douche bien chaude, espérant chasser les traces de la mauvaise nuit que je venais de passer. Je mis des vêtements propres et fis face à mon reflet pendant quelques secondes avant de soupirer : j’avais une sale tête.
— Soen !
La voix tonitruante de ma tante retentit et je me dépêchai de descendre la rejoindre à la cuisine. Elle m’invita à prendre un petit déjeuner, uniquement afin que je ne tombe pas dans les pommes dès ma première journée d’école. Quarante-cinq minutes plus tard, nous étions tous deux dans la voiture, prêts à nous rendre à Clémenceau. 
La ville où nous nous trouvions s’appelait Sigma. Elle était entourée d’immenses murs en béton, gardés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des soldats armés et autorisés à tuer. Les fortifications avaient été mises en place suite au traité de paix, afin de maintenir les nôtres en sécurité… au cas où. Drôle de paix, il fallait en convenir. 
Les remparts formaient un cercle imprenable et il nous était interdit de les franchir. De toute manière, cela serait impossible avec les gardes. De l’autre côté, il y avait la Fosse et aucune personne saine d’esprit ne voudrait s’y retrouver. Aucune.
Le lycée où j’allais finir ma dernière année scolaire avant le bac se situait à l’ouest de la ville, quasiment à l’opposé du quartier de Beaumont. Il avait été construit juste à côté de la prison, au cas où ses élèves n’auraient pas assez bien compris le message de départ. 
— Si tu n’étais pas un bon à rien, nous n’aurions pas une heure de route pour te conduire à l’école, commenta ma tante à mi-chemin. Heureusement que Lucas s’est généreusement proposé de te ramener le soir.
— Lucas ? m’exclamai-je. Il va venir ?
— Parce que tu croyais que j’allais faire quatre heures de voiture par jour pour toi ? Six jours sur sept ? Au prix de l’essence ? Je ne comprends pas qu’ils ne fassent pas de pensionnat là-bas pour les habitants de Sigma ! Et dire que je me retrouve dans cette situation ! Tout ça parce que tu es un idiot !
Elle grogna avec colère et je m’efforçai de ne pas lui répondre. Je savais que quoi que je dise, cela ne ferait qu’alimenter sa contrariété.
Nous arrivâmes enfin à mon nouveau lycée et Judith m’éjecta de la voiture sans aucune forme d’encouragement. Je la regardai s’éloigner quelques secondes avant de faire face à l’établissement. Ce n’était rien d’autre qu’un grand bâtiment gris, avec des barreaux aux fenêtres.
Sympa…
J’inspirai doucement et, mon sac à dos sur l’épaule, je gravis les marches menant à l’entrée. Je me retrouvai alors derrière une dizaine d’élèves qui faisaient la queue. Tout en essayant de ne pas me faire remarquer, je me mis sur la pointe des pieds, me demandant pourquoi nous étions en train de nous agglutiner à cinq mètres de la porte. J’aperçus deux gardes, semblables à ceux qui circulaient dehors la nuit, après le couvre-feu. Je ne voyais pas ce qu’ils faisaient, mais je supposai sans conviction qu’ils devaient vérifier qu’aucun des récidivistes que nous étions n’était armé.
Deux gars devant moi étaient en train de discuter :
— Si Big B te l’a dit, c’est que c’est forcément vrai, non ? marmonna le plus blond des deux.
Son voisin haussa les épaules. Il regarda son ami, me laissant entrevoir un visage parsemé de taches de rousseur et des yeux noisette.
— Je n’irai pas là-bas de toute manière, c’est trop risqué.
— C’est qu’une soirée ! contra le premier. Big B…
— Big B fera bien ce qu’il veut et moi ce que je veux.
Un silence s’imposa entre les deux adolescents. Je me demandais quelle brute sans cervelle pouvait se faire surnommer « Big B ». Quel cliché ! Je ne pensais pas que c’était encore à la mode d’attribuer des surnoms pareils aux chefs de bande. Car c’était probablement ce qu’était ce dernier. Je souris malgré moi, amusé.
Petit à petit, je remontai l’allée menant au lycée. Les élèves passaient un par un entre deux portiques, pendant qu’un garde veillait au calme et que l’autre fouillait les sacs à dos. Chacun était armé d’une matraque. 
Bonne ambiance, jusqu’ici.
Mon tour arriva enfin et je passai la sécurité, nerveux. Le préposé à la fouille sortit de ma trousse des ciseaux. Deux paires d’yeux me fusillèrent comme si j’avais caché un couteau ou une mitraillette. 
— T’es nouveau ? lança le soldat, l’objet de mon délit dans la main.
— Oui, répondis-je d’une voix mal assurée. 
— Ciseaux, règles, équerres et compas sont fournis par les professeurs, lorsque ceux-ci sont nécessaires. Vous avez le droit d’emporter dans l’enceinte de l’établissement cahiers, crayons et gommes. Tu n’as pas eu la liste ?
— Euh… non. Désolé, marmonnai-je sans savoir de quoi il parlait. 
— OK. Avance gamin, mais je t’ai à l’œil.
Je ne demandai pas mon reste et filai. Je traversai une petite cour en bitume puis pénétrai dans le bâtiment principal, celui que l’on voyait de loin en arrivant. Dans le hall, mon regard se posa sur une dizaine d’élèves. Certains discutaient, accoudés à un mur ou en plein milieu du passage, d’autres se dirigeaient vers l’escalier en fer qui se situait en face de moi, à environ vingt mètres. De prime abord, je me serais cru dans un lycée classique.
Je pris alors le temps d’observer ce qui m’entourait avec un peu plus d’attention. De grandes vitres laissaient entrevoir une minuscule cour de récréation en béton. Il y avait des barreaux devant chaque fenêtre et beaucoup d’entre elles étaient fissurées par endroits, comme si on avait tapé dedans avec un poing ou un pied. Je déglutis, me sentant pris dans une situation inconfortable, puis réorientai mon attention sur les autres élèves. 
Il ne me fallut que quelques secondes pour constater qu’ils portaient tous la même tenue : un pantalon noir et une chemise blanche. Je grimaçai avant de baisser les yeux sur mon jean et mon pull marron. Si uniforme il y avait, personne ne m’en avait touché un mot. Je lâchai malgré moi un soupir, songeant que cette journée allait être particulièrement longue.
Une sonnerie criarde me vrilla les tympans. Un peu perdu, je restai immobile tandis que les élèves se dirigeaient vers les escaliers.
— Soen ?
Je me retournai dans un sursaut et me retrouvai nez à nez avec un homme d’une vingtaine d’années, habillé d’une chemise verte absolument affreuse. Il était affublé d’une tignasse blonde coiffée en arrière. 
— Soen ? répéta-t-il, l’air interrogateur. 
— Oui, c’est moi, acquiesçai-je à demi-mot.
Il m’accorda ce qui semblait être un sourire aimable.
— Suis-moi.
Il m’entraîna dans une salle dont la façade du côté du hall où je me trouvais un instant plus tôt était en verre. Il s’installa derrière un bureau submergé de papiers et m’invita à faire de même sur une chaise face à lui. J’obtempérai sans un mot.
— Bienvenue à Clémenceau, lança-t-il finalement. 
Son ton neutre me déstabilisa. J’ouvris et refermai la bouche sans qu’un son n’en sortît. Je n’étais pas capable de déterminer s’il était ironique ou sympathique. Il ne se formalisa pas de mon mutisme et enchaîna :
— Je m’appelle Ron. Je suis l’un des quatre surveillants de l’établissement. Nous, nous sommes les gentils. C’est-à-dire que tant que tu auras affaire à nous, tant que tu resteras dans les clous donc, ça devrait aller. Après au-dessus, il y a la direction. C’est là-bas que tu iras régler tes comptes si tu fais le malin. Crois-moi, tu n’as pas envie d’y faire un tour.
— Je ne cherche pas les ennuis, murmurai-je avec autant d’amabilité que possible.
— Oh ! Oui, j’imagine bien ! s’exclama-t-il en ouvrant un des tiroirs du bureau. Tu es comme tous tes camarades ! Mais comme tous les autres, t’as déconné à un moment donné et on t’a envoyé ici contre ton gré. Vrai ?
J’écarquillai les yeux, stupéfait. Je me figeai et m’autorisai seulement à remuer les lèvres pour lui répondre d’une voix tendue :
— Vrai.
— C’est la dernière escale avant la prison et la Fosse. Garde ça en mémoire et, si t’as quelque chose entre tes deux oreilles, tout se passera bien. 
Il tira un dossier du tiroir et le posa devant lui. Il l’ouvrit, le parcourut pendant un temps infini.
— Donc tu es un voleur ? me demanda-t-il tout en relevant la tête vers moi.
Il me fixa et je me sentis rougir. Je déglutis et son regard se fit plus insistant. Il attendait une réponse et je frémis.
— Oui, monsieur, chuchotai-je avant de détourner les yeux.
J’avais envie de fondre en larmes, mais je ravalai toute ma peine, aussi amère fût-elle. Il y eut un silence pesant.
— Je te le dis de suite, si dans les six mois à venir on me rapporte le moindre vol, même d’un trombone, tu seras le premier sur ma liste de suspects. T’es sous haute surveillance, petit. Un pas de travers et je t’envoie directement chez le directeur et là, ce sera fini la rigolade. 
La menace était édifiante, sans aucun conteste. Je me figeai sans oser relever les yeux dans sa direction, effrayé.
— C’est compris ? demanda-t-il froidement.
— Oui, monsieur, acquiesçai-je dans un murmure à peine audible.
— Tiens, reprit-il d’un ton beaucoup plus aimable. Voilà la liste des fournitures que tu as le droit d’avoir sur toi, le règlement de l’école et ton emploi du temps. Tous les cours des dernières années sont au troisième étage.
Je pris les papiers et il se leva. Je l’imitai puis l’observai quelques secondes. J’avais beaucoup de mal à le cerner. Il contourna le bureau avant de se diriger vers la porte. 
— Suis-moi, je te conduis à ta classe.
J’acquiesçai avant de le suivre en silence. Nous montâmes les escaliers dont les marches étaient en bois et les rambardes en fer forgé. Le troisième étage était en étoile. Il y avait trois grands couloirs et des tonnes de portes closes. Les murs étaient gris et noirs, les portes bleu nuit. Un numéro doré était gravé sur chacune d’elles. Nous nous arrêtâmes au 304 et, juste avant de frapper, il se tourna vers moi :
— Il faudra que tu repasses à mon bureau à la fin de la journée afin que je te donne une tenue. À partir de demain, tu devras porter l’uniforme comme les autres. 
— D’accord, je viendrai, acquiesçai-je poliment. 
Il fourra sa main dans sa poche et en tira une clé avec un cordon violet. 
— Pour ton casier. Ils sont au rez-de-chaussée, près du réfectoire. Il y a trois couleurs : bleu pour les premières années, vert pour les secondes et violet pour les troisièmes. Je vais mettre une étiquette avec ton nom sur le tien. Les sacs sont interdits pendant l’heure du déjeuner. Les manteaux doivent être rangés dans les casiers toute la journée. Inutile de planquer des trucs illégaux dedans, on a le double de toutes les clés et on procède à des fouilles régulières. Compris ?
— Compris, répondis-je, un peu perdu.
Ron ne me laissa ni le temps de la réflexion ni celui d’ajouter quoi que ce fût : il toqua un coup avant d’entrer dans la salle. J’inspirai profondément et le suivis, l’angoisse au ventre.
Chapitre Quatre
Rencontre dangereuse
La classe de terminale était constituée de treize élèves, dont dix garçons. Au premier abord, cela ressemblait à un groupe de gamins ordinaires, suivant un cours ordinaire. Toutefois, il ne me fallut pas plus de la matinée pour réaliser que cette impression était due à l’uniforme que chacun portait. Il donnait l’illusion de l’ordre, de la discipline ainsi que du contrôle. Mais lorsque l’on se retrouvait entre deux salles, dans la cour de récréation ou au réfectoire, les langues se déliaient et les personnalités ressortaient, malgré les chemises et les pantalons identiques.
Ce fut devant mon casier que je fis la connaissance du fameux « Big B ». Histoire d’encenser ma chance légendaire, il s’avéra qu’il se trouvait également en troisième année. C’était le mec costaud au dernier rang, qui balançait des boulettes de papier lorsque le prof avait le dos tourné. Dans mon ancien lycée, il n’aurait été que le « gros bouffon stupide », mais ici, à Clémenceau, il portait une casquette bien différente…
— Salut, le nouveau ! me héla-t-il.
Je refermai mon casier et constatai du coin de l’œil que deux autres de nos camarades de classe se tenaient trois mètres derrière, bras croisés sur la poitrine, menton en avant. Je reconnus le blond que j’avais aperçu un peu plus tôt devant le lycée.
Génial…
— Salut, répondis-je aimablement, mais sur mes gardes.
Il afficha un sourire qui ne m’inspirait aucune confiance. Je m’attardai sur son nez de cochon et ses joues dodues. Le surnom de « Big B » devait être une blague !
— Je m’appelle Ben, mais tout le monde m’appelle Big B.
Ou pas…
Il me tendit la main que je serrai par politesse. 
— Moi, c’est Soen.
— Qu’est-ce qui t’a conduit ici, mec ?
J’enfonçai mes doigts dans le fond de mes poches, mal à l’aise.
— Du vol à l’étalage, répondis-je platement.
Il y eut un silence. Sans doute s’était-il attendu à ce que j’agrémente ma réponse d’un « et toi ? », mais je n’en avais rien à secouer des conneries qu’il avait faites et dont il était probablement fier.
— Impeccable, tu dois être malin alors, finit-il par conclure.
Une lueur d’intérêt scintilla au fond de ses petits yeux de porcin.
— Pas tant que ça, visiblement, lâchai-je sans réfléchir. Sinon je ne serais pas là.
— Ah. Ah.
Il s’approcha de moi et passa son bras autour de mes épaules. Je retins mon souffle lorsqu’une odeur de sueur me chatouilla les narines.
— T’es marrant, le nouveau. Tu seras un bon chapardeur. Pas vrai ?
— Un chapardeur ? répétai-je, incrédule. 
— Ton truc, c’est le vol, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il comme s’il s’agissait d’une qualité.
J’écarquillai les yeux, tandis qu’il m’entraînait vers la file d’attente du déjeuner. 
— J’ai arrêté, rétorquai-je avec maladresse. Pas assez rentable…
— T’es vraiment drôle, le chapardeur. Mais laisse-moi quand même t’expliquer quelque chose : ici, c’est Big B qui dit qui peut mettre au vestiaire son costume de voyou.
Il tapota ma poitrine du bout de ses doigts et resserra sa poigne de son autre bras.
— Je ne peux pas t’accorder la retraite sans avoir vérifié au préalable tes talents et ce qu’ils pourraient m’apporter. Tu comprends ?
— Mais…
— Bien sûr que tu comprends ! Là, tu vois, tu vas aller manger tranquillement, et puis demain ou dans une semaine, je demanderai un service à mon nouvel ami, le chapardeur. Ça ne t’embête pas, hein ?
Il me sourit et les battements de mon cœur devinrent irréguliers.
— C’est que… je préférerais éviter les ennuis… Big B, commençai-je.
Il se mit à rire et me tapa l’épaule « gentiment ». Il approcha sa face porcine tout près de mon visage et sa fausse sympathie quitta ses traits. 
— Justement, le chapardeur, si tu veux éviter les ennuis, ne déçois pas ton nouvel ami.
Il me fixa avec provocation et je m’efforçai de ne pas baisser les yeux. Quelques secondes passèrent sans un mot.
— OK, lâchai-je enfin, soucieux de ne pas me faire démolir dès mon premier jour.
Porcinet se para d’un air jovial.
— Génial, mec ! On se revoit bientôt alors !
Il me fit un clin d’œil et se détourna sans plus d’intérêt. Il retrouva ses gorilles qui riaient aux éclats en me jetant des œillades moqueuses.
Super, oui !
***
— Alors cette première journée ?
Je me laissai tomber sur le siège passager avant de claquer la portière. 
— Fantastique, marmonnai-je entre mes dents.
Le sourire de Lucas s’effaça en partie et un silence s’imposa. Josh me manquait déjà terriblement et la simple pensée que je quittais l’école pour retrouver ma tante me démoralisait. Je n’avais plus aucun refuge, ni épaule sur laquelle me reposer. Certes, j’avais toujours Lucas et le voir me réchauffait un peu le cœur, mais je ne pouvais pas lui faire part de tout ce qui pesait déjà sur ma poitrine.
Après quelques minutes de route, je me tournai vers lui, l’air navré.
— Excuse-moi, je ne voulais pas être désagréable. Je te remercie de t’être porté volontaire pour me ramener le soir.
— Ne t’en fais pas, je comprends que ce soit difficile pour toi. Je ne m’attendais pas à te récupérer fou de joie.
Je soupirai en guise de réponse.
— Tu t’es fait des amis ? me questionna-t-il.
— Pas vraiment, murmurai-je avant de fixer mon regard sur le paysage qui défilait à ma droite.
— Ça viendra !
Il lança le lecteur CD de sa voiture avec entrain, visiblement décidé à me rendre le sourire.
Cinquante minutes plus tard, il me déposa devant la maison de ma tante. J’étais d’humeur maussade et certainement pas prêt à me retrouver seul à seule avec Judith. J’aurais aimé que Lucas accepte mon invitation à entrer un moment, mais mon manque d’enthousiasme durant le trajet l’avait sans aucun doute fait fuir.
Je trouvai ma mère adoptive installée dans son fauteuil, en train de regarder une émission à la télévision. Lorsque j’étais petit, les premiers mois après les révoltes, télévision, radio et téléphone avaient été hors service. Il avait fallu des années à notre nouveau gouvernement pour remettre tout cela en place. Aujourd’hui encore, plus de dix ans après, la communication entre les différentes fortifications était chaotique. En d’autres termes, en dehors de la haute autorité, nous ne savions pas vraiment ce qui se passait aux États-Unis, en Russie, en Allemagne et ailleurs. Tout ce que l’on nous disait, c’était qu’ils étaient dans une situation identique à la nôtre et n’avaient pas plus de confort ou de facilité à vivre. Je m’étais souvent demandé si c’était vrai. Comme beaucoup, je voulais croire que là-bas, en Amérique, les choses allaient mieux. Et comme beaucoup, j’avais envie de m’y rendre afin de voir de mes propres yeux si eux aussi étaient parqués entre des clôtures électriques et des murs en béton, soumis à des règles strictes assorties d’un couvre-feu. Malheureusement, pour voyager d’un pays à un autre, il fallait passer de l’autre côté et traverser la Fosse. Traverser leur territoire, et à ma connaissance c’était impossible. Pas sans y laisser la vie, ce qui pouvait être potentiellement problématique ! 
— Bonjour, ma tante, la saluai-je du couloir. 
Je ne préférai pas aller à sa rencontre maintenant alors je me réfugiai dans ma chambre en attendant l’heure du dîner. Cependant, j’avais à peine posé un pied sur la première marche, qu’elle m’interpella :
— Va te laver les mains et prépare à manger !
Je soupirai et me traînai d’un pas démotivé vers la cuisine. Je jetai un regard vers la pendule : il n’était que dix-huit heures quarante. Je m’attelai à ma tâche tranquillement, bercé par la voix du présentateur que j’entendais en fond. Judith adorait les jeux télévisés.
Trente minutes plus tard, je lui annonçai que le repas était servi et elle s’assit à table sans m’accorder ne fusse qu’une œillade. La poêle chaude dans une main, je déposai de l’autre, aidé d’une spatule, un steak haché dans son assiette avec un peu de légumes, avant de faire de même dans la mienne. Je posai ensuite la poêle sur le dessous de plat entre nous deux et m’installai à mon tour. Je n’avais pas encore attrapé mes couverts qu’elle commença à me rabrouer, les yeux rivés sur mon dîner :
— Un steak entier ? cracha-t-elle. Tu veux me ruiner ? Pour un bon à rien qui ne ramène pas un centime à la maison, je te trouve bien gourmand ! Tu as une idée du prix que va me coûter l’essence pour t’emmener tous les matins ?
Je restai un instant figé, stupéfait. Mon regard se chevilla au sien et tandis que le mien exprimait l’étonnement, le sien transpirait la colère. Je finis par baisser la tête sur l’objet de ma gourmandise déplacée et attrapai mon couteau. Je le découpai en deux et en remis la moitié dans la poêle. Elle saisit sa fourchette et la planta dans le morceau de viande qu’elle ajouta à celui qu’elle avait déjà devant elle. 
Je serrai les dents, mais ne rétorquai rien : depuis le temps, je ne tombais plus dans le panneau de ce genre de provocation. J’avais beau avoir envie de crier à l’injustice, je restai muet et immobile. Je savais que si je prononçais un mot de travers, elle en profiterait pour me priver du reste du repas, or j’avais faim. J’attendis qu’elle commençât à se sustenter pour en faire de même, dans un silence pesant.
Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour revenir à l’attaque et j’engloutis ma dernière cuillerée de légumes précipitamment.
— Tu as remercié Lucas de t’avoir récupéré au lycée ?
— Oui, je l’ai fait, acquiesçai-je à demi-mot.
— Tu as de la chance qu’il soit si généreux avec toi.
— Je sais, ma tante…, murmurai-je.
— Ne me réponds pas comme ça ! trancha-t-elle sèchement.
Je me figeai, lèvres closes, bien décidé à ne plus prononcer une parole.
— De toute façon, reprit-elle d’un ton plus léger, il n’en aura bientôt plus grand-chose à faire de toi.
Je fixai la table, m’interdisant de la regarder. Je savais qu’elle allait essayer de me blesser et je commençai à me répéter en boucle « ne l’écoute pas, ne l’écoute pas, ne l’écoute pas ».
— Marie arrive au terme de sa grossesse. Elle devrait accoucher d’un jour à l’autre. Il t’a dit que ce serait un petit garçon ? Quand il aura un véritable fils à aimer, il réalisera qu’il perdait son temps avec toi.
Mes mains se mirent à trembler et je fus persuadé que son visage s’était étiré d’un sourire sadique. Je n’avais pas besoin de le voir pour le vérifier ; j’en étais intimement convaincu. 
— Il t’abandonnera à ton sort. Tu n’auras plus que moi. Dans les jupes de qui iras-tu pleurnicher après ça ?
Je me levai d’un bond et quittai la cuisine d’un pas sec, le cœur battant. J’enfonçai mes pieds dans mes chaussures, puis sortis de la maison, non sans claquer la porte.
Je la détestais ! Quelle vieille peau aigrie ! 
Je balançai un coup de poing dans le vide, la rage au ventre. J’avais envie de hurler. J’attrapai ma manche, la plaquai sur ma bouche et étouffai un cri. Je finis par laisser retomber mes bras le long de mes flancs, la respiration saccadée. Je ne savais même pas pourquoi j’étais essoufflé. Je fis quelques pas en direction des conteneurs, espérant que Josh fût déjà là. J’avais besoin de me changer les idées. J’avais beau savoir que Judith ne disait cela que pour me faire du mal, une part de moi croyait tout de même ses propos. Lucas finirait forcément par avoir mieux à faire que passer la nuit à supplier un juge de ne pas m’envoyer en prison ou de venir me chercher à l’école. Bientôt, il aurait une famille et de véritables priorités. 
— T’en fais une tête ! 
Je sursautai, extirpé de mes pensées un peu brutalement, avant de sourire à mon meilleur ami. J’avais envie de lui sauter au cou tant j’étais heureux de le voir, mais je ne voulais pas qu’il s’imaginât que ma journée avait été abominable en tout point. Il s’approcha de moi et me donna une accolade qui me réchauffa un peu le cœur. 
— Ça va ? me demanda-t-il.
— Oui, et toi ? 
— Je vais bien, merci. Alors Clémenceau ? Raconte ?
A vitesse grand V, je cherchai quelque chose de positif à annoncer.
— Les profs n’ont pas l’air de tortionnaires, c’est cool.
— Ah ? Chouette alors.
Il croisa les bras, visiblement un peu gêné. 
— Et les élèves ?
— Tous des voyous ! m’exclamai-je. 
Il me sourit, un peu tristement, je devais l’avouer. 
— Et dire que tu te retrouves au milieu de ça…, marmonna-t-il tout en secouant la tête.
— C’est comme ça, va, soupirai-je en haussant les épaules. Je suis obligé d’y aller de toute manière alors je ne veux pas m’appesantir sur mon sort.
— Tu as raison ! affirma-t-il avec plus d’entrain. Et puis ça va passer vite ! 
— Oui, ça va le faire, acquiesçai-je avec un enthousiasme tout ce qu’il y avait de plus faux. Et toi, les cours ? 
— Comme d’hab. Juste, c’est moins sympa sans toi…
— Les profs n’ont rien dit pour mon absence ?
— Ils sont au courant pour Clémenceau. Tout le monde sait, en fait. 
— OK…
J’aurais dû m’en ficher ; pourtant, cela m’embêtait. C’était stupide, car cela ne changeait rien et n’avait pas la moindre importance, mais je ne parvenais pas à passer outre. Peut-être que mon ancien quotidien me manquait, finalement. Je n’avais jamais été un élève particulièrement doué ou passionné par ses cours, mais mon lycée et mes copains avaient été un refuge lorsque ma tante m’en faisait voir de toutes les couleurs.
— Tu as mangé, ce soir ?
— Oui, t’inquiète, merci !
Il sortit de son sac à dos un paquet de gâteaux et me le tendit. Je l’acceptai, malgré tout un peu mal à l’aise, mais nous savions tous les deux que ces quelques douceurs me sauveraient la mise tôt ou tard ; je ne pouvais pas me permettre de les refuser par fierté. 
— Au fait, papa est d’accord pour faire ma fête d’anniversaire le quatorze.
Je retins à peine une grimace. Dans trois semaines, ce serait la date fatidique, celle qui me rappellerait que mon oncle était parti depuis un an de plus. Ce serait sans doute l’enfer, comme à chaque fois.
— Il va appeler Judith pour lui faire part de ton invitation officielle.
— Super, rétorquai-je avec autant de sincérité que possible.