Les désordres de la haine - Tome 1 - Franck Wagrez - E-Book

Les désordres de la haine - Tome 1 E-Book

Franck Wagrez

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Beschreibung

Deux comploteurs, un mage désireux de prendre le contrôle de la plus importante institution de sa guilde et un courtisan mû par un fabuleux désir de vengeance, vont mettre en œuvre une machination dans laquelle seront entraînés bien d’autres personnages. Leurs actions provoqueront une avalanche d’événements dramatiques ou comiques, violents ou poignants, aux conséquences incontrôlables. Entre un roi atrabilaire, un recteur d’études aux abois, un archimage aveugle aux secrets inavouables, un trésorier sans scrupule, un bouffon nain aux couplets assassins, un espion de genre incertain, un marquis benêt et gentilhomme, un chevalier fraîchement adoubé, parangon de l’honneur, un assassin aussi noir à l’intérieur qu’à l’extérieur, bienvenue dans une farandole tragique orchestrée par un Deus ex machina machiavélique...

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Seitenzahl: 431

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Franck Wagrez

Les désordres de la haine

Tome I

Un complot

Roman

© Lys Bleu Éditions – Franck Wagrez

ISBN : 979-10-377-9151-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la vache sacrée

Sans qui le souffle épique

Qui balaye Continent,

N’aurait jamais été

Présentation de l’auteur

Franck Wagrez a suivi un cursus scientifique, mais il a toujours ressenti le besoin d’écrire. Sa passion a longtemps été contrariée par les contingences de sa vie active. Nombre d’ouvrages commencés ont été abandonnés en cours de route, faute de temps et d’idées claires. Enfin libéré du réel, l’auteur a pu se consacrer totalement à sa création et s’immerger dans son univers. Féru d’histoire, amateur de châteaux médiévaux, mais aussi concerné par la politique et l’économie, il a placé ses personnages dans un monde imaginaire pour mieux aborder les maux de notre société. Ses personnages sont mus par l’ambition, la convoitise, le conformisme, la vanité, l’égoïsme et très peu par l’amour. Cette aventure picaresque lui donne l’occasion de mener une réflexion sur la destinée et l’aspect inéluctable des événements. Comme un scientifique, il décortique la logique implacable qui fait agir ses personnages et la mécanique qui conduit aux événements les plus dramatiques. C’est à la fois un récit épique captivant et une réflexion sur l’incapacité des hommes à échapper à leur sort.

Liste alphabétique des principaux personnages

Alphon d’Halgedad, favori du roi Arhmarel et fils du duc Sigismond d’Halgedad

Amazone (L’), Voir Vick de Lyris

Arhmarel 1er, Roi d’Omidanos

Awen Rann, Roi de Britania dit l’Immortel.

Aurèle de Rouanard, Chevalier, second de Welatius

Baudouin de Valfort, Fils adultérin de feu le duc Robert de Valfort

Béatrix de Valfort, sœur de Robert et duchesse de Valfort

Cardinal de Perthuis, Premier potentat du Diaconat d’Agernath.

Egor de Kilte, Secrétaire du roi

Enguerrand, Troisième fils de Jean de la Pétaudière, baron d’Orgemont.

Eusebius Archimage, conseiller du Cercle des Arcanes

Gaston de Thurle, Comte, Capitaine des archers du roi.

Gauthier de Relhm, Duc de Relhm

Gish ed Rahis Duc de Lednerg, Haut Conseiller du Cercle des Arcanes, puissant archimage.

Godefroi de Quintras, Duc de Quintras

Guillaume d’Arrimatie, Archimage déchu.

Harmoniste (L’), Espion du roi d’Omidanos

Hector de Pouilles, Duc de Pouilles (qui détient une grande partie de l’Helgor)

Isabella d’Halgedad, demi-sœur d’Alphon, fille du duc Sigismond d’Halgedad

Jehan de Tarselles, Intendant du royaume.

Khérézine, Reine de Bérézine

Longe Ellow, Grand Recteur du Temple d’Omidia

Lysenthius, Mage de la première colonie continentine d’Omidanos

Nito de La Malda, Haut Conseiller du Cercle de Fer. Général de l’ost omidan

Omari Bonnafortuna, Haut Conseiller du Cercle d’Or

Philippe d’Hammarl, Marquis, mari d’Isabella

Raoul de Chakine, Haut Conseiller du Cercle de l’Olivier

Sigismond d’Halgedad, Duc d’Halgedad, père d’Alphon et d’Isabella

Triboulet, Bouffon du Roi

Vick de Lyris, Marquise. Ambassadeur d’Omidanos à Bérézine.

Welatius, Baron d’Omidania, première colonie continentine d’Omidanos

Genèse

Guillaume pénètre dans la grande salle de conférence du Temple d’Omidia.

C’est un amphithéâtre monumental qui reçoit chaque année les nouvelles promotions de mages, mais pour le moment, ses bancs sont vides à l’exception du premier rang qu’occupent ses six juges.

Il descend les gradins avec l’air détaché des touristes qui fréquentent l’endroit pour la première fois et qui s’arrêtent aux détails de l’architecture ou à la couleur des ornementations, mais en réalité c’est une contenance qu’il se donne. Son cœur bat fort dans sa poitrine car il joue gros cette fois-ci. C’est un conseil de discipline qui l’attend.

La salle est plongée dans l’obscurité. Seul un candélabre, posé sur l’autel des sacrifices, enrobe la chaire doctorale, dans le halo de sa lumière frémissante. Les gardiens de la connaissance se détachent sur ce fond lumineux comme des ombres menaçantes.

Guillaume arrive en bas des gradins. Le Grand Recteur, Longe Ellow, le premier dans la file de ses juges, l’invite à monter sur l’estrade. Il se retrouve bientôt seul, debout, face aux sages qui vont le réprimander. Tous ont un visage fermé, à part, peut-être, l’archimage Gish ed Rahis, son maître d’études. Guillaume se plaît à discerner dans son rictus, un sourire d’encouragement.

Ce n’est pas la première fois qu’il affronte le conseil. C’est un élève turbulent et peu enclin à la discipline du Temple, mais cette fois-ci, l’affaire est grave.

Il y a eu un mort.

Pour Guillaume, cela n’a pas vraiment d’importance. La science exige son tribut et on ne peut pas réellement avancer sans prendre des risques mais il est fort peu probable que les sages soient de cet avis. Ce sont des mous, enlisés dans leurs certitudes, incapables de sortir des méandres de leur logique poussiéreuse. Leur savoir est un mur qui les empêche de voir au-delà de leurs esprits étriqués. Son maître, seul, peut comprendre le sens de ses travaux et encore, il n’en est pas très sûr.

Les mains derrière le dos, les muscles des jambes fébriles, regardant droit devant lui, il attend le sermon et surtout la pénitence qu’on va lui infliger.

C’est Eusebius qui commence. Ce n’est pas le doyen des sages mais il représente le comité d’éthique, une réunion de vieux débris qui s’imaginent que le savoir peut se contenter du cadre étriqué qu’ils imposent à leurs confrères. Il se lève.

« Guillaume d’Arrimatie. Si vous comparaissez aujourd’hui devant vos pairs, c’est pour la raison que vous avez, malgré nos avertissements, enfreint les règles les plus élémentaires de l’éthique et mis en danger la vie d’autrui. »

Il prend le parchemin qui était posé sur son pupitre.

« Voici les faits qui vous sont reprochés. »

Il s’éclaircit la voix et commence la lecture un ton plus haut.

« Vous avez, le treize courant, et contre l’avis de votre maître, procédé à une expérience de communication interdite. Pour ce faire, vous vous êtes introduit par effraction dans le laboratoire de Maître Gish ed Rahis. Vous vous êtes emparé d’un artefact de grande valeur, de deux ouvrages pour lesquels vous n’aviez pas le grade autorisé ainsi que d’une certaine quantité d’azulis que nous avons chiffrée à environ deux cent cinquante écus.

Vous avez, grâce à ces objets et avec l’aide de votre complice, invoqué des puissances de l’outre-monde dont vous n’aviez vraisemblablement aucune connaissance.

De toute évidence, vous n’étiez pas prêt pour cette expérience, puisqu’elle a échappé à tout contrôle. Vous avez ouvert un portail sur un plan parallèle et il en est sorti quatre démons, fort heureusement mineurs.

Cependant, ces démons ont détruit le laboratoire et ils auraient pu faire bien d’autres dégâts si les mages gardiens n’étaient intervenus et ne les avaient anéantis. Malheureusement, les sorts qu’ils ont été obligés d’utiliser à cause de votre inconscience ont aussi causé la mort de votre ami et complice, Armand d’Ystrie.

Enfin, les destructions imputables à votre négligence se chiffrent à mille huit cent cinquante-trois écus.

Reconnaissez-vous les faits ? »

Guillaume ne répond pas ; il a un sourire désabusé. Ils veulent lui coller la mort d’Armand sur le dos. La vérité, c’est qu’il contrôlait parfaitement l’expérience quand cet imbécile de surveillant est entré dans le laboratoire. C’est lui qui a tout fait foirer en brisant sa concentration, et, au final, c’est la faute d’Armand qui n’avait pas fermé la porte à double tour. Mais à quoi bon expliquer tout cela. Quoi qu’il dise, il va être puni.

Le mage Eusebius reprend :

« Nous prenons votre silence pour un aveu ! Puis-je néanmoins vous suggérer, jeune homme, de quitter ce sourire narquois. Cette attitude de défi envers vos pairs ne sert pas votre cause, bien au contraire.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous est passé par la tête et pourquoi vous vous êtes adonné à cette expérience aussi stupide que dangereuse ?

— Je voulais prouver à mon maître que j’avais raison.

— Comment ?

— Je voulais montrer que les succubes et autres démons qui, soi-disant, habitent des mondes parallèles sont en réalité parmi nous. Mon expérience était en train de mettre en évidence ce fait quand j’ai été interrompu par… »

L’archimage Pedrevius frappe du plat de la main sur son pupitre tout en apostrophant l’élève :

« Vous n’avez rien démontré du tout sinon votre incroyable arrogance et un dédain inquiétant pour la vie d’autrui ! Votre théorie absurde va à l’encontre de tous les écrits Seeths. »

Guillaume se raccroche au visage de son maître.

« Mais le Démonicon affirme le contraire… 

— Pas plus le Démonicon qu’aucun autre ouvrage, mon petit ami ! Mais qui êtes-vous donc pour discuter de l’interprétation de cet ouvrage ? Vous croyez qu’il suffit de bafouiller trois mots de Seeth pour remettre en cause l’un des fondements du Saffran ? »

Guillaume s’insurge :

« Je ne bafouille pas trois mots ! Je lis le Seeth couramment ; mieux que vous sans doute !

— C’est vrai ! J’oubliais ! Messire d’Arrimatie est un être supérieur ! Il vole largement au-dessus de nos têtes. Il a déjà tout compris et nous ne sommes que de vieilles badernes à ses yeux ! Messire d’Arrimatie est tellement bon qu’on s’étonne de ses notes.

Je lis au hasard : Élève distrait et peu enclin au travail. Insolent, répond à ses professeurs. Fournit des devoirs bâclés et souvent hors sujet… 

J’en passe et des meilleures. Seul votre maître vous trouve quelques qualités, mais il note en même temps votre tendance à vous laisser emporter par une imagination un peu trop fertile.

L’étude de la magie est sérieuse, Messire d’Arrimatie. Vous êtes un rêveur et un fumiste.

Nous avons, jusqu’à présent, passé l’éponge sur vos incartades et vos pitreries, mais il est temps de sévir, car force est de constater que notre laxisme à votre égard a eu des conséquences dramatiques. »

Guillaume s’est raidi. Comme il le craignait, la punition sera lourde. On ne lui a pas donné l’occasion de s’expliquer, mais il s’en doutait un peu. Aucune discussion n’est possible dès qu’il s’agit de relire les classiques et de proposer une nouvelle traduction. Non, il ne se sent pas supérieur à ses juges, il leur est supérieur et cela rend les échanges impossibles.

Le discours de l’archimage fait maintenant place à un silence pesant.

Guillaume tente de parer les dernières attaques :

« Je ne suis pas un mauvais élève. Je travaille quinze heures par jour. Je m’investis vraiment dans ces études, à tel point que j’ai deux ans d’avance. Même si l’on ne me donne pas le rang de mage de première classe, j’en ai le savoir et la technique.

D’ailleurs, je ne suis pas rentré dans le laboratoire par effraction. Mon maître m’en avait confié la clé.

— Ne mêlez pas le duc de Lednerg à vos turpitudes, insolent. Vous avez certainement profité de sa faiblesse à votre égard pour lui prendre cette clé. »

Guillaume regarde intensément son mentor. Il attend une confirmation de sa version des faits, mais l’intervention espérée ne vient pas. Il enchaîne sur une défense maladroite :

« Il est vrai que je ne suis pas assidu à certains cours et que les devoirs que l’on inflige aux impétrants sont ridiculement bêtes, mais est-ce ma faute si les techniques d’enseignement de la bibliothèque sont si désuètes ? »

Pedrevius lui répond avec un air satisfait :

« Eh bien, c’est parfait ! Puisque vous trouvez notre enseignement désuet et qu’il apparaît évident que vous êtes trop intelligent pour cette institution, je pense que vous ne vous plaindrez pas de notre jugement. »

L’archimage Kaser al Mitosh, patriarche du Saffran, se lève à son tour.

« Pour les faits qui vous sont reprochés et pour la raison que nous vous considérons comme un danger pour vos camarades, pour vos professeurs ainsi que pour l’institution tout entière, le présent jury a décidé, à l’unanimité des voix, de vous renvoyer du Temple. »

Guillaume a beau s’attendre à une lourde punition, cette sentence le sidère. Il balbutie :

« Renvoyé ? Mais pour combien de temps ? »

Le patriarche, un sourire aux lèvres, comme s’il attendait ce moment depuis longtemps, enfonce le clou :

« Vous n’avez pas bien saisi le jugement de vos pairs, qui, soit dit en passant, ne le sont plus. Votre renvoi est définitif. Vous ne faites plus partie de cette institution. Vous pouvez toujours vous prétendre mage et continuer à étudier, mais en dehors de ces murs. Vous voilà satisfait, je présume. Vous êtes dispensé à vie de devoirs stupides et de cours ennuyeux !

— Mais, mais c’est impossible !

— C’est tout à fait possible au contraire, jeune homme !

— Attendez ! Vous ne pouvez pas me renvoyer pour cette bêtise.

— Une bêtise, comme vous dites, qui a coûté la vie à un de nos élèves.

— Mais ce n’est pas moi ! Ce n’est pas ma faute ! Ce sont vos sbires qui l’ont tué ! Dites-leur, Messire Gish ! Je suis un bon élément, je suis le meilleur mage que vous n’ayez jamais formé ! Vous me l’avez dit, il n’y a pas deux semaines de cela ! »

Gish ed Rahis garde un visage fermé. Il a les yeux baissés et ne veut pas entendre les suppliques de son élève. Lui aussi a voté le renvoi.

« Mais vous avez vu mes travaux ! Vous m’avez dit que vous les étudieriez avec soin. On ne peut pas me renvoyer ! Pas maintenant ! »

Il s’affole :

« Je reconnais que vous aviez défendu cette expérience mais il fallait bien que je vous montre sa faisabilité. Vous m’aviez dit que c’était une approche originale, souvenez-vous ! Qu’elle pouvait révolutionner la vision que l’on avait de la magie…

Mais dites-leur, Gish ! Dites-leur ! »

L’archimage lève enfin les yeux. Il a le visage fermé. Sa voix blanche résonne comme le glas.

« Vous m’avez beaucoup déçu, Guillaume ! »

Il ne peut davantage croiser le regard ahuri de son élève. Il se lève et, inclinant la tête devant ses confrères, quitte la salle. Pendant ce temps, le Patriarche énumère les derniers devoirs de l’ex-impétrant :

« Vous avez jusqu’à demain midi pour préparer votre baluchon. Vous libérerez votre cellule avant de partir. Vous remettrez tous les ouvrages empruntés à l’économe ainsi que les robes et les différents accessoires d’étude qui vous ont été confiés.

Il ne sera pas nécessaire de dire adieu à vos camarades. Je dirais même que ce serait déplacé étant donné qu’ils sont encore sous le choc de la mort de l’un des leurs. Vos professeurs sont déjà au courant et vous considèrent comme déjà parti. De toute façon, j’ai cru comprendre que vous n’aviez pas grande estime pour eux…… »

Guillaume n’entend plus la suite.

Vous m’avez beaucoup déçu ! C’est tout ce que le grand Gish ed Rahis a trouvé à dire.

Le vote était unanime. Son mentor l’a condamné aussi, mais pourquoi ? Quand même pas à cause de la mort de cet idiot d’Armand qui n’a pas été capable de jeter le moindre sort de protection !

Les recteurs du Temple d’Omidia ont un souverain mépris pour les élèves médiocres, c’est bien connu et les pertes sont tolérées. La famille d’Armand a dû faire un beau scandale, c’est possible. Possible, mais pas certain. Il n’est jamais bon de défier la caste des mages à Omidanos. Certes, la guilde n’est pas structurée comme une église, mais elle est puissante et redoutée.

Soudain, un mot le tire de la brume de ses conjectures : « … travaux… »

« Comment ?

— Je dis, jeune homme que vous remettrez l’intégralité de vos travaux au mage Gish ed Rahis dès ce soir.

— Mais ce sont MES travaux !

— Tout ce que vous faites à la bibliothèque appartient à la bibliothèque ! Rien ne vous a jamais appartenu, sachez-le !

— Qu’en feriez-vous puisque vous les considérez comme un tissu d’absurdités ?

— Les brûler, par exemple ! »

Guillaume ne peut s’empêcher de s’esclaffer.

« On croirait entendre un inquisiteur d’Agernath ! Et ça se dit scientifique… »

Le patriarche reste très calme.

« Vous pouvez déverser votre bile tant qu’il vous plaira. Sachez que rien de ce vous pourrez dire ne m’atteindra. Votre théorie est absurde mais dangereuse. Nous pourrions la combattre par de multiples démonstrations mais ce serait perdre notre temps. Il est préférable que personne n’en entende jamais parler. Ainsi les esprits faibles ne seront pas contaminés par cette vision ridicule de notre monde. »

Guillaume préfère ne pas relever. Il est inutile de discuter avec une telle montagne de mauvaise foi.

« C’est tout ? » demande-t-il, laconique.

« C’est tout ! » lui répond le patriarche sur le même ton.

Joignant le geste à la parole, les sages se lèvent. Le Patriarche roule consciencieusement son parchemin et le replace dans son étui sans plus prêter la moindre attention à l’élève qu’il vient de condamner. Dans le bruit feutré de leurs robes, les vieux mages se glissent vers l’escalier qui les mènera en dehors de l’amphithéâtre. Le dernier monte sur l’estrade et s’empare du chandelier. C’est Gonzague d’Eustrope, Haut Conseiller du Cercle des Arcanes.

« Vous feriez mieux de nous suivre si vous ne voulez pas vous retrouver dans le noir », dit-il à Guillaume.

« J’y suis déjà ! » répond le jeune homme, d’une voix blanche.

Le soir même, Guillaume d’Arrimatie quitte le Temple d’Omidia. Il ne prend pas la peine de ranger sa cellule ni de restituer quoi que ce soit, mais au contraire, s’enfuit avec ses précieux travaux et le fameux Démonicon qui est à la base de sa théorie.

À cinq cents lieues de cela, dans le château d’Halgedad, cerné par les brumes océanes, le travail a commencé pour la femme du duc Sigismond.

Chapitre 1

Le triomphe d’un courtisan

« Vous avez un fils, Monseigneur ! Il est fort et vigoureux ! Votre descendance est assurée !

— Et la Duchesse ?

— Hélas, Monseigneur, les efforts de la délivrance ont eu raison de ses forces. Les dieux n’ont pas voulu qu’elle survive.

Comment faut-il appeler votre héritier ? 

Désirez-vous le voir ? Les sages-femmes l’ont lavé et emmailloté. »

— Non ! Fichez-moi la paix !

— Peut-être pourrait-on l’appeler Gontrand… Comme votre père…

— Appelez-le plutôt Alphon ! Il me semble que cela lui siéra mieux !

§§§§§§§

« Où est mon père, Etienne ?

— Il est à la guerre, Messire Alphon.

— Est-il vrai qu’Aélénia est assiégée ? On dit que les Agernais pillent et brûlent tout sur leur passage.

— Cela est vrai, mais le roi Arhmarel va sauver le royaume. Votre père l’a rejoint ainsi que Quintras et Relhm. Ils commandent plus de trois mille chevaliers et cinq fois plus de soldats.

— Quand je serai grand, je serai un grand capitaine comme mon père.

— C’est assurément l’un des plus grands chevaliers du royaume. »

§§§§§§§

« Pourquoi dois-je l’appeler mère ? Elle n’est pas ma mère !

— Ainsi en ai-je décidé, Alphon ! Quand vous serez duc, vous ferez ce que bon vous semble, mais en attendant, je suis seul juge de ce que vous devez faire, dire et même penser ! Vous devrez vous plier à mes ordres ! Non seulement vous l’appellerez mère, mais vous aurez l’obligeance de la respecter et de lui obéir. »

§§§§§§§

« Alphon, ne tourmentez pas ce bébé ! C’est votre petite sœur ! Vous devez l’aimer. »

« Si vous continuez, je vais le dire à votre père et il vous interdira de l’approcher. »

§§§§§§§

« Maman ! Alphon a brûlé toutes mes poupées !

— Comment aurais-je fait ? J’étais à la chasse toute la journée. Cette fille est folle ! »

§§§§§§§

« Excusez-moi, Messire Alphon. Ce sont les ordres de votre père. Je ne peux pas faire semblant ! Il veut voir les marques, mais j’ai mis un baume sur la lanière du fouet qui apaisera grandement la douleur.

— Je m’en fiche ! »

« Tu fais moins la finaude dans cette tour déserte ! Pas de jupes dans lesquelles te réfugier ! Alors, écoute-moi bien et rentre ça dans ta caboche ! Tu te souviens de ce que j’ai fait à tes poupées ? Si tu viens encore te plaindre à ta catin de mère, tu subiras le même sort, mais en pire ! Je te ferai griller à petit feu. Je commencerai par les pieds et je les mangerai devant toi avant que tu sois morte pour que tu n’en manques pas une miette ! »

§§§§§§§

« Vous n’êtes pas à ce que vous faites, Messire Alphon. Plus haute, la garde. Attention, j’esquive et je vous touche !

— Par les mille diables des enfers !

— Vous êtes trop impatient, Monseigneur ! C’est votre faiblesse ! »

« Allons, ne le prenez pas ainsi, Messire ! Ce n’est qu’une leçon ! C’est la dixième épée de bois que vous cassez. Ce n’est pas ainsi que vous progresserez ! »

§§§§§§§

« Encore un concurrent qui mord la poussière, Messire Alphon ! Et de quelle manière ! Vous compensez la faiblesse de votre technique par une rage de vaincre sans égale.

— Arrêtez-vous ! Vous voyez bien qu’il n’y a plus d’adversaire ! Ils ont quitté la lice !

— Ce n’est pas assez !

— Que vous faut-il de plus ? Vous gagnez votre premier tournoi et vous n’avez pas quinze ans !

— Je veux que mon père soit fier de moi ! 

— Il l’est, soyez-en assuré !

— Que ne me le prouve-t-il, alors ? »

« Votre père ne vous chasse pas, Alphon. Qu’allez-vous chercher ? Il veut vous préparer à vos futurs devoirs. Le comte de Noay possède l’un des plus beaux palmarès de tournoyeur. C’est un honneur que de devenir son écuyer et une opportunité aussi de se faire connaître par les grands seigneurs, car vous aurez certainement la possibilité de jouter. 

Dites plutôt adieu à votre sœur, Alphon. Peut-être ne la reverrez-vous jamais !

— Plutôt crever ! »

§§§§§§§

« Tu te crois malin, écuyer ? Sais-tu que tu parles au baron de Coucy. Je me demande ce qui me retient de te corriger.

— Et toi, tu parles à l’héritier du duché d’Halgedad ! Si tu n’avais pas de la merde dans les yeux, tu t’en serais aperçu.

— Dans ce cas, disons demain matin, au lever du jour, dans les lices du château. Tu mesureras le sens de tes paroles quand tes tripes tomberont par terre !

— Compte sur moi, Baron ! J’y serai ! »

§§§§§§§

« Votre adversaire ne viendra pas, Messire d’Halgedad. Il a été tué dans la nuit. Un coup de poignard dans le dos au cours d’une rixe. »

§§§§§§§

« Vous voilà chevalier, Alphon ! Portez fièrement vos éperons et que le sens de l’honneur et du devoir guide votre bras. Vous faites maintenant partie de l’élite du royaume. Ne perdez pas de vue que votre lame appartient au roi et que c’est pour lui et uniquement pour lui, que vous devez la tirer.

— Pourquoi mon père n’est-il pas là ?

— Il est resté au chevet de madame votre mère qui a ses langueurs.

— Elle n’est pas ma mère et je suis son fils ! Il aurait dû être là ! »

§§§§§§§

« Qu’avez-vous fait chevalier ? On ne tue pas un homme parce qu’il a omis de saluer un noble. 

— Un homme ? Où avez-vous vu un homme ? Ce n’était qu’un gueux et puis je ne suis pas qu’un noble. Je suis l’héritier du duché d’Halgedad. »

§§§§§§§

« Qu’il est beau ! Qui est-ce ?

— Comment ? Vous ne savez pas, ma chère ? C’est Alphon d’Halgedad ! Il vient de rentrer au service du duc d’Aélénia.

— Quel dommage !

— Détrompez-vous ! Il paraît que les femmes ont toutes leurs chances avec lui ! Au grand dam du duc ! Quoique les mauvaises langues insinuent que rien ne le rebute. Méfiez-vous malgré tout de n’en rien dire, c’est un violent.

— Violent, dites-vous ? Décidément, il a tout pour plaire ! »

§§§§§§§

« Vous êtes Alphon d’Halgedad !

— Oui, votre Majesté !

— Le fils de Sigismond, l’intrépide qui a sauvé le royaume à la bataille de Sakh en y laissant son bras ?

— Lui-même !

— Votre père est un brave comme il y en a peu, Chevalier ! Je suis heureux de rencontrer son fils unique. Bon sang ne saurait mentir ! J’ai appris pour votre marâtre, vous me voyez désolé ! 

— C’est une grande perte pour mon père. 

— On m’a rapporté que vous avez tué un homme en duel récemment ?

— Messire de Mirecourt avait fait des commentaires désobligeants concernant mon emploi auprès du duc d’Aélénia.

— Vous avez eu raison de défendre votre nom, mais je suis fâché que l’on massacre ma noblesse ! Entrez à mon service ! Je n’ai pas la réputation du duc ! Cela devrait faire taire les mauvaises langues. »

§§§§§§§

« Vous êtes un mufle ! Je vous ouvre les portes des cinq cercles, je vous présente à tout ce qui compte dans la capitale, y compris l’ambassadeur de Britania, je vous fais rentrer au château et vous obtiens une audience du Roi et pour me remercier, vous faites une cour assidue à cette petite dinde de Madame de Ponceault. Je ne veux plus jamais vous revoir !

— Comme il vous plaira, Madame.

— Allons ! C’est ma mort que vous voulez ! Ne voyez-vous pas que je ne demande qu’à vous pardonner si vous cessez de la voir ? »

§§§§§§§

« Vous voulez apprendre le Britanien ? Quelle drôle d’idée de la part d’un chevalier Omidan ? Dans le même temps, vous m’en voyez flatté, mon cher ! »

« Quelle entreprise, dites-vous ? Une mission diplomatique ? À Eretria ? Et il vous faut vingt mille écus ? Diable ! C’est une somme ! Que ne la demandez-vous au roi au lieu de vous adresser à son trésorier ? Je ne suis même pas le Haut Conseiller du Cercle d’Or. »

« Personne n’en doit rien savoir ? C’est encore plus fâcheux ! Vous me demandez de détourner l’argent royal en quelque sorte !

— Je vous garantis, Messire Bonnafortuna que cette opération vous rapportera quatre fois cette mise et si jamais j’échoue, je vous rembourse le double sur mon héritage.

— Que ne le disiez-vous, mon cher Alphon. Voilà un discours que j’entends ! »

§§§§§§§

« Votre prouesse me laisse sans voix ! Comment avez-vous donc fait pour obtenir cet accord ?

— Allons, mon cher Omari ! L’abus de flatterie vous sied mal. Si cet accord existe, c’est parce qu’il est bénéfique pour nos deux royaumes. Il suffisait que l’on s’en rende compte, c’est tout.

— Faites le modeste, cela vous va bien ! Vous arrivez à renverser une politique d’alliance que notre royaume maintenait depuis le début du règne des Erhméraliens et vous n’avez rien fait ?

— Qu’ai-je renversé ? En quoi l’accord de libre-échange avec Britania change quoi que ce soit dans nos alliances ?

— Vous vous moquez ! Vous savez très bien comment les Bérezniki vont prendre la chose !

— Il ne s’agit que d’un accord commercial, rien de plus…

— Pour le moment ! Mais ce genre d’accord peut déboucher sur d’autres formes de collaboration beaucoup plus stratégiques et les Bérezniki le savent aussi très bien. On commence par ouvrir les frontières pour s’échanger des marchandises, ensuite on s’échange des idéaux et l’on finit par s’échanger des ennemis.

— Et alors ?

— Oh rien ! Mais vous ne me ferez jamais croire que c’est par inadvertance que vous venez de placer ce caillou dans le jardin de l’alliance Omidano-Béreznik.

— Inadvertance, certainement pas ! Mais je ne vois pas de quel caillou vous parlez ! Si les Bérezniki prennent ombrage du rapprochement d’Omidanos et de Britania, qu’y puis-je ? Notre politique extérieure ne se décrète pas à Korçula, et nous devons avant tout penser à la sécurité du royaume !

Nous possédons une frontière avec Britania qui est un royaume puissant et riche, alors que les îles de Bérézine sont éloignées et que leurs habitants ne jurent que par la mer ! Nous n’avons pas grand-chose à perdre à refroidir nos alliés émeraude et tout à gagner à nous faire de nouveaux amis couleurs de blé, de miel et d’or.

Avez-vous remarqué comment Nito de la Malda a soutenu le projet ?

— J’ai noté que vous aviez très habilement évoqué le sujet des fortins du bas Quintras et du Valfortin. Votre démonstration sur la carte était éblouissante. Moi-même, je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle. Il est évident que le réchauffement de nos relations avec Britania va permettre le redéploiement de nos défenses et rendre la frontière avec Agernath beaucoup plus solide.

— Ce qui m’a permis d’obtenir le soutien du Cercle de Fer ! Vous-même, mon cher, m’avez bien aidé !

— Dame ! Qui dit commerce, dit croissance, activité, production accrue et de l’or pour les caisses du royaume. En tant que conseiller du Cercle d’Or, je ne pouvais qu’approuver ! Après tout, qu’échangeons-nous avec Bérézine ? Du vin contre leur morue salée ! Alors que nous pourrons vendre à Britania des chevaux, de l’acier, du bois, tandis qu’ils nous enverront leurs épices, leurs soieries et leurs bijoux !

— Je vous reconnais bien là, Omari. Et la banque ! N’oubliez pas la banque. L’or britanien va déferler sur le royaume et le sortir de sa léthargie.

J’avoue que le Cercle des Arcanes m’a donné du fil à retordre mais, finalement, les mages sont comme tout le monde. Les expériences coûtent cher et l’azulis est rare. J’ai pu acheter leur vote et ce cher Gish ed Rahis a bien été obligé d’entériner la décision du Cercle, même si j’ai bien vu qu’il lui en coûtait.

— Je ne vois pas en quoi les saffranistes pourraient se sentir menacés par l’accord commercial.

— Moi non plus, mais que voulez-vous ! Ces scientifiques imbus de leurs travaux, toujours inquiets qu’on détourne leurs précieuses découvertes, ont toutes les peines du monde à partager leur savoir. Dès qu’on parle d’argent privé, certains crient à la mainmise des banquiers sur la Grande Bibliothèque et la fin de la recherche pure au profit de découvertes propres à faire la fortune des investisseurs.

Bref, ils veulent bien être financés mais sans qu’aucun pouvoir, de quelque sorte que ce soit, vienne leur dire quoi faire et où chercher.

— Évidemment, le duc de Lednerg n’a pas de problème d’argent. Il devait être le chef de file des antis !

— D’où son air crispé au moment du vote.

— Finalement, vous n’avez eu que le Cercle de l’Olivier contre vous, puisque le roi abondait dans votre sens ! Mais ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment vous avez réussi à convaincre les Britaniens ?

— C’est certainement le clou de mon opération et je dois vous avouer que je n’en suis pas peu fier, même si j’ai été favorisé par la chance.

Le royaume de Britania est gouverné par des vieillards. Le Roi Awen Rann est plus que centenaire et il déteste les jeunes, tout du moins quand ce ne sont pas des femmes. Tous ses conseillers sont au moins sexagénaires et le plus influent d’entre eux, le duc de Schlingue, a soixante-douze ans.

Or le duc vient de perdre sa quatrième femme, une jeunette d’à peine quarante ans et il songe à se remarier.

Je lui ai donc promis ma sœur. Elle vient d’avoir dix-sept ans, c’est la fille d’un duc et elle est d’une grande beauté. Quand je lui ai montré la miniature que j’ai fait faire d’elle, il a été subjugué.

La négociation en a été grandement facilitée. Il a fait sienne mon argumentation et a réussi à convaincre l’Immortel.

— Certes, vous fûtes heureux sur le coup, mais encore fallait-il saisir cette chance. Vous êtes un opportuniste, mon cher ! Vous irez loin ! 

— Que voulez-vous, Messire Bonnafortuna, j’utilise, tout comme vous, les armes que la nature m’a données. Vous n’êtes pas taillé pour faire un vaillant chevalier, mais votre chance insolente et votre mépris du danger vous ont permis d’amasser une fortune et vous voilà trésorier du royaume.

— Je vous concède, mon cher d’Halgedad, qu’il m’a fallu faire preuve du talent que vous me prêtez pour sortir de ma condition, mais vous-même êtes fils de duc et bien bâti. Vous n’aviez qu’à suivre la voie que votre naissance vous traçait. Êtes-vous à ce point avide de pouvoir que vous ne pouvez attendre de régner à Halgedad ?

— Pourquoi régner à Halgedad quand on peut le faire à Aélénia !

— Mazette ! Comme vous y allez ! Vous songez donc à remplacer le roi ?

— Pas le moins du monde, mais le pouvoir dont je parle n’a pas besoin des honneurs d’un titre. Ai-je eu besoin d’être roi pour faire aboutir cet accord ? Que nenni ! Le vrai pouvoir n’est pas là où il semble le plus visible et un conseiller habile, un secrétaire particulier, une courtisane pourquoi pas, peuvent avoir plus d’impact sur l’histoire qu’un duc, un général, voire le roi lui-même.

Celui qui tire les ficelles, celui-là détient le vrai pouvoir !

— Certes, vous n’avez pas tout à fait tort, mais un courtisan reste un courtisan ! Son pouvoir dépend du bon vouloir de son maître. Je vous accorde que vous avez le vent en poupe en ce moment et que cette dernière affaire vous place dans une position on ne peut plus confortable, mais elle suscite aussi haine et jalousie de la part de concurrents moins talentueux ou d’ennemis plus sournois. La cour est un microcosme mouvant et celui qui est au sommet un jour peut se retrouver en bas le lendemain.

— Et moi, je dis que les jaloux ne sont pas dangereux et qu’un homme averti peut ménager les susceptibilités des sournois afin de ne point s’en faire d’ennemis. Le roi Arhmarel est un sage bien loin du fou qu’il a remplacé sur le trône. Avec un tel monarque, le courtisan, s’il sait y faire, est assuré de sa position.

J’irai jusqu’à dire que je risque moins que vous, mon cher. Après tout, je ne suis pas encore duc et n’ai donc de fortune qu’en théorie, alors que vous êtes riche et que cette fortune insolente peut faire des envieux et même indisposer celui qui vous confie l’intendance de ses finances.

Surtout si vous devez lui répondre que les caisses du royaume sont vides.

Il n’est jamais bon qu’un trésorier soit trop riche. On finit par douter de la provenance de sa fortune.

— C’est pourquoi je me garde bien de prononcer cette phrase maudite. Il y a toujours un fond d’écus dans les caisses, dussé-je les y mettre de ma propre bourse.

— Vous êtes un sage, Omari ! Sous vos dehors de trompe-la-mort, vous ne faites jamais rien au hasard. Si je n’étais à la place que j’occupe, je vous y verrais bien !

— Quant à moi, si je vous disais que ma place me suffit, je vous mentirais effrontément et vous seriez alors en droit de me suspecter de duplicité. En réalité, votre place me siérait à merveille, mais je suis assez bon joueur pour savoir calculer mes chances et ne pas m’engager dans un défi perdu d’avance. Et puis, qui sait ? Vous pourriez pousser ma candidature au poste de Haut Conseiller. Le vieux Pedrus d’Olivine est très malade et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je l’ai remplacé au Conseil du Roi. Un mot de vous et je suis sûr qu’Arhmarel m’offrirait cette promotion. Il semble qu’il ne puisse rien vous refuser en ce moment.

— Voilà un appel du pied fort bien amené. Je me fais fort de vous obtenir cette promotion, mon cher, tant il est vrai que les amis sont faits pour s’entraider.

— Voilà une parole qui me va droit au cœur. Permettez-moi de vous appeler mon ami en retour et, bien sûr, si vous avez le moindre souci d’argent… »

Alphon d’Halgedad sourcille à la remarque du trésorier :

« Ma situation pécuniaire est bonne, je vous remercie, et je ne voudrais pas vous laisser croire que c’est par intérêt et non pour votre talent que j’intercède en votre faveur. »

Omari Bonnafortuna sourit avec soulagement. Au moment où il l’a prononcée, il s’est rendu compte à quel point sa phrase était ambiguë :

« Vous êtes décidément très prévenant et je vous remercie de ménager mon amour propre, mais je ne songeais pas à vous acheter. Le fait est, qu’hormis l’argent, je n’ai pas grand-chose à vous offrir.

— Votre amitié, mon cher ! Votre amitié ! N’est-ce pas le bien le plus précieux auquel un courtisan puisse rêver dans nos sphères de pouvoir ? Et puis, sait-on jamais de quoi l’avenir sera fait. Je vous aide aujourd’hui, qui sait ce que vous pourrez faire pour moi demain ?

— Tiens donc, vous voilà plus incertain de votre avenir que tout à l’heure ! L’ivresse de votre victoire aura été de courte durée. Vous voilà redescendu sur terre.

— Mais je n’ai jamais cessé d’y être. Il y a toujours une part de risque dans toute entreprise humaine. Je me suis borné à dire que notre position est plus stable que si nous étions au service d’un roi lunatique et sujet à de brusques changements d’humeur.

— Allons, il est vrai que vous ne craignez rien et je serais curieux de savoir quel événement extraordinaire pourrait vous renverser de votre position. Quand donc aura lieu la signature officielle de cet accord ?

— D’ici un mois tout au plus. La délégation britanienne se mettra en route dès qu’ils auront reçu le message que j’ai envoyé au duc de Schlingue. Quant à mon père, il a été prévenu et doit venir avec sa fille dans ces prochains jours.

— Sa fille ? C’est étrange ! Vous en parlez comme s’il ne s’agissait pas de votre sœur.

— C’est ma demi-sœur en vérité.

— Je comprends mieux !

— Que comprenez-vous, mon cher ?

— Mais, par l’Unique, le détachement avec lequel vous organisez ses épousailles. Car enfin, vous avez décidé de la marier à un vieillard. Je ne suis pas persuadé que cela soit du goût de la jouvencelle. Il faut donc qu’elle ne représente pas grand-chose à vos yeux.

— C’est une fille à marier ! Que devrait-elle représenter d’autre ? Je ne fais rien de plus que ce que font toutes les familles de haut rang, à commencer par la famille royale. Le mariage ne saurait être une affaire de goût, encore moins d’amour. Il est l’acte par lequel les familles confortent leur position dans la hiérarchie. Le duc est un vieillard certes, mais c’est un beau parti. La troisième fortune de Britania ! Je ne vois rien là de choquant.

Marier Schlingue à Halgedad, ce n’est pas seulement faire un cadeau à un vieillard libidineux, c’est cimenter l’union entre deux duchés et renforcer les liens des deux royaumes.

Vous avez raison, mon cher, les révolutions commencent par des accords anodins. Le commerce n’est qu’un prétexte ! C’est par le sang que s’opère la véritable union.

— Cela fera de votre duché le plus puissant du royaume. Vous aurez un pied à Aélénia et l’autre à Erétria, doublant ainsi votre terrain de jeu. Quelle perspective !

Allons ! Je lève mon verre à celui qui va devenir l’homme le plus influent du royaume. »

Chapitre 2

La fuite d’Isabella

Une jeune fille tourne en rond dans sa chambre sous le regard inquiet de sa servante. La pièce est vaste. Aux murs pendent des tentures d’une grande finesse alors que le sol est recouvert de tapis précieux. Un grand lit à baldaquin, ruisselant de velours cramoisi, trône au milieu de cette débauche de luxe. En face, une large cheminée où crépite un bon feu éclaire la pièce, faisant danser les ombres comme des fantômes. Il fait nuit noire dehors.

« Quelle heure est-il, Toinon ? 

— Il est onze heures bien passées, ma damoiselle.

— Onze heures déjà ? Mais que fait-il ? Lui as-tu bien remis mon billet ?

— Tout comme vous me l’avez demandé, ma damoiselle. »

La jeune fille se tord les mains d’inquiétude. Pourquoi n’arrive-t-il pas ? Elle se croyait sauvée et voilà que l’angoisse lui noue de nouveau l’estomac. Lui serait-il arrivé quelque embarras ? Ou pire, il aurait reculé devant la difficulté. Non, elle ne peut penser une chose pareille de la part de Philippe. Il est naïf, pas très intelligent, mais il est courageux. C’est bien pour cela qu’elle lui a fait parvenir ce billet :

— On veut me marier de force, je vous aime, enlevez-moi, je vous attendrai ce soir à dix heures. PS : j’ai soudoyé le garde de la poterne nord -

« Lui as-tu remis en main propre ? 

— En main propre, comme je vous le dis ! »

Peut-être n’a-t-il pas le moyen de savoir l’heure ? Le ton du billet était-il trop brutal ? Elle aurait aimé écrire quelque chose de plus éloquent, de mieux tourné au lieu de ces trois phrases d’une sécheresse sans nom, mais elle n’a eu qu’une minute ou deux pour griffonner ce mot à la va-vite.

Depuis que son père, hier, lui a parlé de ce mariage, elle ne vit plus. Elle a tout d’abord songé à se tuer, puis à se faire nonne, mais en voyant Philippe ce matin, elle a tout de suite opté pour la fuite. Philippe d’Hammarl n’est pas un parti pour la fille d’un duc, mais il est bien plus jeune et plus beau que ce Britanien. Et puis, ils sont amis d’enfance et pour ainsi dire voisins ; Hammarl n’est qu’à deux ou trois jours de cheval d’Halgedad, alors que Britania est au bout du monde. Philippe est très amoureux d’elle. Elle le sait depuis longtemps. Ce sont des choses que les femmes sentent, et elle adore cette sensation. Bien sûr, elle le trouve un peu bête mais cela participe à son charme et puis elle l’aimera puisqu’il la sauve. Décidément, c’est dit, il fera un mari idéal.

Enfin, s’il arrive.

Mais que fait-il à la fin ? N’y tenant plus, elle attrape sa servante par le bras.

« Va Toinon ! Descends dans la cour ! Essaie de voir s’il n’y serait pas et, par pitié, soit prudente. 

— Ne vous faites point de mauvais sang, ma damoiselle, je ne ferai pas plus de bruit qu’une souris. »

Toinon est une fille de ferme, rougeaude et potelée. Elle n’a pas la distinction des suivantes de cour, mais elle possède le solide bon sens des gens de la campagne et est dévouée corps et âme à sa maîtresse.

La servante ouvre délicatement la lourde porte en chêne bardée de clous en évitant de la faire grincer et disparaît dans un frôlement d’étoffe.

Isabella, car c’est le nom de la jeune personne en train de se morfondre dans l’attente de son sauveur, est la fille unique du duc d’Halgedad, qu’il a eue de son second mariage. Elle a dix-sept ans et de magnifiques cheveux auburn qu’elle a emprisonnés, pour la circonstance, dans un large chignon. Elle est d’une grande beauté, mais pour l’instant l’angoisse lui donne un teint cireux et ses beaux yeux sont embués de larmes.

Ces derniers temps, les demandes de mariage ont afflué au château mais c’est Alphon, son demi-frère, qui a obtenu sa main pour le duc de Schlingue.

Selon les critères de son aîné, il doit être vieux, laid et très riche. Combien a-t-il touché de commission pour son sacrifice ? Un million ? Deux, peut-être !

Alphon l’a toujours détestée au point de la menacer de mort, mais elle croyait son cauchemar terminé et voilà que tout recommence. Cette fois pourtant, elle a bien l’intention de ne pas se laisser faire. Son père, qui avait l’habitude de la protéger, ne peut rien, puisque c’est la volonté du roi, mais il suffit qu’elle épouse Philippe pour que le plan d’Alphon s’écroule.

On gratte à la porte. Son cœur bondit. Malgré l’impatience qu’elle a de sauter dans les bras du marquis, elle s’oblige à n’ouvrir que très doucement. Les appartements du duc ne sont pas loin et le moindre bruit résonne dans ces vastes couloirs de pierre comme dans une cathédrale.

C’est Toinon. Elle la fait entrer précipitamment. La servante, n’osant parler, lui fait comprendre, par des mimiques, qu’elle n’a vu personne à la poterne nord.

Le désespoir la submerge.

Soudain, un bruit au carreau. La jeune fille se précipite vers la baie. C’est une large ouverture vitrée, pratiquée dans le mur épais de la tour, concession de l’architecte militaire au bien-être d’Isabella.

La jeune femme ouvre la fenêtre et reçoit une poignée de petits graviers dans la figure.

Elle en recrache un et s’époussette le visage avec son mouchoir. Puis elle l’agite au-dehors pour signifier : « N’en jetez plus, je suis là. »

Elle penche la tête au-dehors et cherche à distinguer une forme humaine dans la nuit noire.

« Est-ce vous ? » souffle-t-elle.

Une voix sans timbre lui répond, mais c’est à peine si elle peut l’entendre.

« Oui mon aimée, c’est moi ! Reculez-vous ! Je vais lancer un grappin. »

C’est lui ! Le cœur d’Isabella a bondi. Elle est sauvée. Le retard, l’angoisse, tout est oublié. Elle n’a pas compris les paroles de Philippe mais elle a reconnu la voix.

« Comment ? Que dites-vous ?

— Je dis : reculez-vous, je lance un grappin !

— Quoi ? Je vous envoie Toinon ! Vous m’entendez ?

— Un - grap – pin. Je – lans – un – gra – pin. Re – cu – lé – vou.

— Un sapin ? »

Soudain, un objet frappe violemment le mur avec un bruit métallique à un mètre de la fenêtre.

La jeune fille pousse un cri étouffé et se réfugie dans le fond de sa chambre.

Le choc du grappin sur le mur a résonné dans la pièce et Toinon, incrédule, demande à sa maîtresse :

« Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ? 

— Je ne sais pas, Toinon. On dirait que Philippe lance quelque chose contre le mur. »

Un second bruit métallique dénote dans le silence nocturne.

« Mais c’est-t-y pas vrai qu’y va réveiller tout le château.

— Retourne et essaie de le faire monter.

— Sauf vot’respect, Je r’tourne point. S’il est sous vot’ fenêtre ma Damoiselle, y n’peut pas être à la poterne nord, pour sûr, c’est de l’aut’coté. »

Troisième bruit métallique. La servante ouvre de grands yeux. Sa maîtresse fait oui de la tête, puis regarde au ciel.

« Faudrait p’têt y dire d’arrêter. 

— Je voudrais bien, mais comment ? Je ne vais quand même pas crier.

— Ça serait p’têt pas pire. »

Encore un bruit métallique.

« Tu as raison, Toinon, il faut faire quelque chose. J’y vais ».

Mais Toinon retient sa maîtresse par la manche :

« Tendez donc ! C’est p’têt dangereux d’y aller comme ça. C’est qui nous jette un truc… »

Soudain, dans un fracas de verre brisé, le grappin pénètre dans la chambre. Les deux femmes se jettent dans les bras l’une de l’autre, de surprise et de peur. Le grappin racle le sol, se lève et vient se coincer sur le bord de la fenêtre.

Une minute après, la tête du marquis d’Hammarl apparaît à la fenêtre.

La jeune fille se précipite.

« Philippe ! Vous enfin ! 

— Isabella ! Mon amour !

— Quelle folie ! Pourquoi n’avoir pas pris l’escalier ?

— Il y avait un garde.

— Je l’avais soudoyé.

— Ce n’est pas ce qu’il m’a laissé entendre. J’ai dû l’assommer.

— Et l’escalier ?

— Je ne l’ai pas trouvé. Mais, trêve de discours, laissez-moi finir cette escalade et permettez-moi d’entrer dans votre chambre. »

Toinon, qui guettait à la porte, intervient :

« Ma damoiselle, j’entends du bruit dans l’grand escalier. J’ai bien peur qu’avec tout le raffut qu’a fait Messire, l’on ne vienne par ici. »

Isabella pâlit. Elle est désemparée.

« C’est certainement mon père ! Je suis perdue ! 

— Diable ! Je ne pensais pas avoir fait tant de bruit ! Et les chevaux qui sont en bas avec Jacquot ! »

Vite ! Trouver une solution. Quel idiot, il fait ! Lui qui devait sauver la femme de sa vie, vient de la compromettre avec sa maladresse. Isabella se tord les bras d’anxiété.

« Venez sur moi ! 

— Comment ?

— Venez avec moi, sur mes épaules. »

Isabella jette un œil vers le vide obscur qui s’ouvre comme un trou sans fond sous la fenêtre.

« Mais c’est très haut !

— Pas tant que cela !

— Vite, ma damoiselle ! »

C’est Toinon qui trépigne car elle entend les pas qui s’approchent. Philippe reprend en cœur :

« Oui ! Vite ! Nous n’avons que très peu de temps ! Accrochez-vous à moi. »

Isabella est terrorisée, mais il y a des moments où, entre deux périls, il faut choisir le moindre. Elle repense qu’elle avait songé à mourir. Après tout, si elle s’écrase en bas du mur, elle n’aura plus de souci à se faire. Elle commence à enjamber le rebord de la fenêtre.

« Comme cela ?

— Oui ! Passez la jambe ! C’est bien ! L’autre maintenant !

— Ma damoiselle, on frappe à la porte. Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais dire ? »

Isabella répond à voix haute : « Qu’est-ce que c’est ? » ; Puis à voix basse : « Aide-moi, Toinon. »

Philippe, plus que jamais accroché à sa corde, guide sa promise :

« Agrippez mes épaules ! Attention à votre genou !

— Aie ! Retirez votre chapeau !

— Pas le cou, vous m’étranglez. »

Une voix que l’on entend distinctement derrière la porte interroge : « Tout va bien, ma fille ? N’as-tu pas entendu de bruit ? »

En pleine opération de rétablissement et essayant de descendre le long de son futur mari, Isabella lance tout haut :

« Non, mon père ! Je n’ai rien entendu ! Tout va bien ici ! »

Puis chuchotant à Toinon :

« Tiens-moi la main et laisse-moi descendre, mais ne me lâche surtout pas.

— Et qu’est-ce que j’m’en va dire à vot’père ? » s’inquiète Toinon.

« Tu ne lui diras rien du tout ! Tu ne sais rien, tu n’as rien vu !

— J’dira rien, vous en avez d’bonnes. C’est qui vont m’faire parler. »

La même voix derrière la porte : « Ouvre-moi, s’il te plaît »

Isabella tout haut : « Tout va bien, mon père, je vous assure ! »

Et tout bas à Toinon :

« Ils ne te toucheront pas !

— Vous n’les connaissez pas. Y z’ont des fers rouges et tout et tout…. J’vas passer un sale quart d’heure, moi, j’vous l’dis.

— Tu diras qu’on t’a forcée. »

Philippe, qui commence à trouver le temps long et qui, du fait de sa position, ne voit rien, s’inquiète de la situation.

« C’est bon ? Vous me tenez, mon amour ? 

— Allez-y, je vous tiens. »

Puis dans un dernier scrupule :

« Êtes-vous sûr que la corde supportera le supplément de poids ?

— Il est trop tard pour se poser la question, ma mie.

— À bientôt, Toinon. Je viendrai te chercher, et je te paierai une robe neuve en compensation des coups de fouet que tu vas recevoir. »

La voix courroucée hausse le ton : « Ouvre-moi, ma fille, c’est ton père qui te l’ordonne ! »

Toinon, penchée au-dessus du couple qui amorce sa descente, est toujours aussi inquiète :

« Des coups de fouet seulement, vous êtes sûre, ma damoiselle ? 

— Sûre, Toinon. Des coups de fouet et rien de plus. »

Philippe enfonce le clou :

« Et moi, je te donnerai dix écus et je te trouverai un mari ; mais je t’en prie, n’ouvre pas la porte tout de suite. »

Adieu, mon père, pense Isabella, et bonjour à mon frère de ma part.