Les désordres de la haine - Tome 2 - Franck Wagrez - E-Book

Les désordres de la haine - Tome 2 E-Book

Franck Wagrez

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Beschreibung

Les désordres de la haine est un récit épique en six volumes. Dans un monde médiéval imaginaire, une nouvelle terre baptisée Continent fait l’objet de toutes les convoitises. On y trouve en quantité une plante indispensable à la magie. Le royaume d’Omidanos, siège de la guilde des mages, cherche à la coloniser, mais, outre la concurrence de trois autres royaumes, il se débat dans des luttes intestines. Un mage et un courtisan, tous deux épris de vengeance pour les torts qu’on leur a faits, ont ourdi un terrible complot qui débouche sur une guerre civile. Ce deuxième tome développe les intrigues nées du premier. Alors que l’Ost royal pénètre dans le Valfortin, Isabella fait la connaissance de la capitale du royaume et de la marquise de Lyris, ambassadeur d’Omidanos à Bérézine. L’Harmoniste, alias Candide, enquête dans la grande bibliothèque du temple d’Omidia avec ses méthodes très particulières. Cependant, rien ne se passe comme prévu : la reconquête du Valfortin se mue en une terrible campagne hivernale, la relation des deux légistes prend une tournure inattendue. Toutefois, si l’Harmoniste parvient à élucider le mystère des vols, il n’est qu’au début de sa quête.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Franck Wagrez

Les désordres de la haine

Tome II

Guerre civile

Roman

© Lys Bleu Éditions – Franck Wagrez

ISBN : 979-10-377-9537-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la vache sacrée

Sans qui le souffle épique

Qui balaye Continent,

N’aurait jamais été

Présentation de l’auteur

Franck Wagrez a suivi un cursus scientifique, mais il a toujours ressenti le besoin d’écrire. Sa passion a longtemps été contrariée par les contingences de sa vie active. Nombre d’ouvrages commencés ont été abandonnés en cours de route, faute de temps et d’idées claires. Enfin libéré du réel, l’auteur a pu se consacrer totalement à sa création et s’immerger dans son univers. Féru d’histoire, amateur de châteaux médiévaux, mais aussi concerné par la politique et l’économie, il a placé ses personnages dans un monde imaginaire pour mieux aborder les maux de notre société. Ses personnages sont mus par l’ambition, la convoitise, le conformisme, la vanité, l’égoïsme et très peu par l’amour. Cette aventure picaresque lui donne l’occasion de mener une réflexion sur la destinée et l’aspect inéluctable des événements. Comme un scientifique, il décortique la logique implacable qui fait agir ses personnages et la mécanique qui conduit aux événements les plus dramatiques. C’est à la fois un récit épique captivant et une réflexion sur l’incapacité des hommes à échapper à leur sort.

Liste alphabétique des principaux personnages

Alphon d’Halgedad, favori du roi Arhmarel et fils du duc Sigismond d’Halgedad

Amazone (L’), Voir Vick de Lyris

Arhmarel 1er, Roi d’Omidanos

Awen Rann, Roi de Britania dit l’Immortel.

Aurèle de Rouanard, Chevalier, second de Welatius

Baudouin de Valfort, Fils adultérin de feu le duc Robert de Valfort

Béatrix de Valfort, sœur de Robert et duchesse de Valfort

Cardinal de Perthuis, Premier potentat du Diaconat d’Agernath.

Egor de Kilte, Secrétaire du roi

Enguerrand, Troisième fils de Jean de la Pétaudière, baron d’Orgemont.

Eusebius Archimage, conseiller du Cercle des Arcanes

Gaston de Thurle, Comte, Capitaine des archers du roi

Gauthier de Relhm, Duc de Relhm

Gish ed Rahis Duc de Lednerg, Haut Conseiller du Cercle des Arcanes, puissant archimage

Godefroi de Quintras, Duc de Quintras

Guillaume d’ Arrimatie, Archimage déchu

Harmoniste (L’), Espion du roi d’Omidanos

Hector de Pouilles, Duc de Pouilles (qui détient une grande partie de l’Helgor)

Isabella d’ Halgedad, demi-sœur d’Alphon, fille du duc Sigismond d’Halgedad

Jehan de Tarselles, Intendant du royaume

Khérézine, Reine de Bérézine

Longe Ellow, Grand Recteur du Temple d’Omidia

Lysenthius, Mage de la première colonie continentine d’Omidanos

Nito de La Malda, Haut Conseiller du Cercle de Fer. Général de l’ost omidan

Omari Bonnafortuna, Haut Conseiller du Cercle d’Or

Philippe d’Hammarl, Marquis, mari d’Isabella

Raoul de Chakine, Haut Conseiller du Cercle de l’Olivier

Sigismond d’Halgedad, Duc d’Halgedad, père d’Alphon et d’Isabella

Triboulet, Bouffon du Roi

Vick de Lyris, Marquise. Ambassadeur d’Omidanos à Bérézine

Welatius, Baron d’Omidania, première colonie continentine d’Omidanos

Chapitre 1

La lettre d’Aélénia

Isabella est assise à son secrétaire. C’est, en fait, une grande table sur laquelle s’empilent des livres de compte, des traités de philosophie, des ouvrages de droit et nombre de parchemins et de papiers qui s’entassent dans le plus grand désordre.

Les murs du petit salon qui lui sert de bureau disparaissent derrière des bibliothèques improvisées faites de planches qui prennent appui sur les livres autant qu’elles les supportent. La marquise d’Hammarl préfère mettre le pécule que lui octroie son mari dans l’achat de nouveaux ouvrages plutôt que dans du mobilier qu’elle juge inutile.

Personne ne pourrait se retrouver dans ce fatras et on pourrait lui objecter qu’une armoire ou deux permettraient un classement de ses documents, mais la marquise ne perd jamais rien et sait à tout moment retrouver le moindre papier.

Son cabinet privé est situé au rez-de-chaussée et donne sur la cour intérieure du château. Une large ouverture vitrée orientée au sud assure une lumière abondante, mais la pièce ne comporte pas de cheminée et, par crainte du feu, la marquise a refusé l’usage d’une salamandre. C’est donc enveloppée dans un large châle en laine et les mains gantées de longues mitaines qu’Isabella s’adonne à sa passion.

Elle étudie.

Contrairement à d’autres épouses qui, en attendant que leur seigneur revienne de la chasse ou de la guerre, s’adonnent à la tapisserie ou à la musique, Isabella épluche les assommants livres de droit. Elle a lu les commentaires sur les lois Shael’luon en vingt-cinq volumes. Elle connaît le droit canon, les pratiques et coutumes seigneuriales des six duchés et, bien sûr, l’histoire d’Omidanos, l’origine des Cercles et la biographie des grands rois. Elle a réuni aussi de nombreux livres traitant du droit commercial britanien, des codes maritimes en vigueur à Bérézine et des lois épiscopales agernaises.

Elle a déjà soumis quelques écrits à la bibliothèque d’Omidia, dont un essai sur l’universalité des lois qui lui a valu un abondant courrier.

Pour le moment, elle est en train d’écrire, ou plus exactement, elle essaie de le faire, car elle froisse encore la feuille sur laquelle elle venait de jeter quelques mots et l’envoie dans un coin de la pièce déjà bien pourvu en boulettes de papier.

Elle soupire et prend une nouvelle feuille. Elle reste un moment songeuse devant le papier vierge puis elle trempe sa plume d’oie dans l’encrier et se lance à nouveau.

Très chère Dame de Lyris,

Je suis très intéressée par la proposition que vous avez eu l’obligeance de me faire parvenir.

Au même moment, dans un grand bruit de casseroles, Philippe pénètre dans le cabinet. Il est habillé d’une armure flambant neuve, son heaume empanaché sous le bras et tient sa longue épée dans sa main gauche afin qu’elle ne traîne pas à terre.

« Ma mie, je pars à la guerre ! »

Sans lever le nez, la marquise d’Hammarl réprimande gentiment son mari.

« Ne rayez pas le parquet, mon ami ! »

Puis, comme si l’information avait fini par la distraire de sa tâche :

« La guerre ? Quelle guerre ?

— Le roi vient d’ordonner le rappel du ban. L’ost est convoqué à Aélénia. De là, nous marcherons sur le Valfortin pour mater la rébellion. »

Sans lever le nez de la lettre qu’elle rédige, Isabella commente :

« Ainsi, le bâtard a obtenu l’aide du roi pour mettre au pas son duché.

— Il semblerait ! N’est-ce pas le devoir du roi que de faire régner l’ordre dans le royaume ?

— Si l’on n’avait pas dépossédé Béatrix de Valfort de ses biens, elle ne se serait pas retranchée dans sa citadelle et les nobliaux se seraient tenus tranquilles.

— Puis-je vous faire remarquer qu’elle s’est d’abord retranchée dans son duché avant que d’en être dépossédée.

— Elle a fui le capitaine des archers qui voulait l’embastiller.

— Et le roi avait sans doute d’excellentes raisons de le faire. On n’accuse pas une duchesse sans preuves formelles de sa trahison.

— Sans doute, mon ami.

— Et les proches de la duchesse ont avoué.

— Oui, certes, mais ces aveux ont été obtenus sous la torture.

— C’est la procédure, ma mie. Mais, je ne suis pas juriste. Vous êtes autrement plus instruite de ces sujets que moi.

— Vous avez raison, mon ami, c’est la procédure. Mais enfin, ne trouvez-vous pas curieux qu’une duchesse qui vient de se faire confirmer officiellement dans la position d’héritière de son domaine se compromette avec l’ennemi héréditaire ? Si encore le tribunal l’avait déboutée, mais non !

— Un tribunal corrompu dont le verdict aurait été cassé, assure-t-on.

— Sans doute ! Mais enfin, il me semble que le choix de la voie juridique est incompatible avec la recherche de l’aventure agernaise et le risque qu’il sous-tend de provoquer une scission avec le royaume.

— L’ambition, ma chère, l’ambition. Elle fait faire les pires folies.

— Vous ne m’ôterez pas de la tête que l’affaire n’est pas claire.

— Vous avez raison, toutes les chicaneries des juristes l’ont compliquée à souhait. Les procéduriers sont capables de rendre opaques les évidences les plus limpides. Mais il n’est pas temps de se chamailler alors que je suis sur le départ. Aussi, je vous accorde par avance que votre avis est le bon. N’allez-vous pas m’embrasser et me souhaiter bonne route ? »

Isabella repose sa plume et se lève. Elle s’approche de son chevalier et prend ses mains gantées d’acier.

« Si je devais vous serrer sur mon cœur, j’en sortirais toute meurtrie tellement vous êtes coupant et piquant, mais je vous embrasse avec toute la force de mon amour. »

Elle contemple son mari d’un air mutin et caresse le métal froid du plastron.

« Cette armure vous donne un air terrible qui, je vous l’avoue, ne me laisse pas indifférente… »

Le marquis enlace sa femme dans ses robustes bras et laisse descendre sa main droite vers le bas de son dos. Tout en l’embrassant, il lui susurre :

« Voulez-vous que nous l’étrennions ensemble ? »

Isabella se dégage doucement non sans répondre aux baisers de son mari.

« Pas ici, mon ami, et puis votre guerre !… Vous comptez partir bientôt ?

— Mais… Tel que vous me voyez, mon amour, je pars.

— À l’instant ? Mon Dieu ! Que de précipitation ! Et vous comptez voyager jusqu’à Aélénia dans cette tenue ? »

Philippe fait quelques mouvements de bras pour faire jouer les articulations métalliques.

« Eh bien, je songeais à chevaucher quelque temps avec, afin de m’habituer à elle, mais peut-être est-il préférable que je l’ôte pour embrasser mon fils. J’aurai bientôt d’autres occasions de la porter.

— Allez vous changer mon ami et revenez nous embrasser, Charles et moi. »

Elle porte les mains de métal à sa joue :

« Et surtout, ne faites pas le fou et laissez un peu les autres se battre. Revenez-moi en entier. Je mourrais s’il devait vous arriver malheur.

— N’ayez crainte, ma mie, l’Unique nous protège, et il me déplairait fort de faire un trou dans le beau costume que voilà. Mais, je vous ai dérangé. Retournez à votre ouvrage.

— Oh, cela peut attendre ! J’écrivais à la marquise de Lyris. D’ailleurs, j’allais justement vous chercher, car il me faut votre avis. »

Isabella se reprend. Elle fait une large révérence en signe de soumission à son époux.

« Ou plutôt votre permission, Monseigneur. »

Isabella va chercher, sur le secrétaire, la lettre de la Marquise. Elle farfouille un peu dans un amas de lettres, de rouleaux et de documents de toutes sortes pour en extraire un parchemin cacheté du sceau royal d’Omidanos. Elle lit :

Chère Marquise d’Hammarl,

J’ai eu l’heur de lire votre essai sur l’universalité des lois et j’ai trouvé vos remarques d’une grande finesse et d’une modernité remarquable. La façon dont vous envisagez la législation et l’angle sous lequel vous regardez les textes existants est radicalement neuf. L’éclairage que vous apportez sur certains d’entre eux révèle une capacité d’analyse qui me remplit d’admiration. Certaines approximations et lacunes dans vos connaissances vous ont valu la critique de vieux croûtons incapables de prendre la hauteur nécessaire pour discerner les perspectives que génère votre analyse, mais je suis persuadée que vous avez acquis, par cet écrit, le respect de la profession.

Une importante négociation se prépare qui va concerner les quatre royaumes autour du problème de l’île de Continent. Le royaume de Britania s’est dépensé sans compter en démarches diplomatiques pour finalement obtenir un sommet dans la petite ville de Mont-Azur. Le Cercle de l’Olivier a décrété qu’il serait préférable d’aborder cet évènement avec un texte préparé conjointement avec nos alliés bérézniki. En tant qu’ambassadeur d’Omidanos, j’ai personnellement mené la négociation de cette rencontre préparatoire. Le roi m’a chargée de superviser le travail de cette commission qui se réunira à Aélénia dans une quinzaine de jours.

Considérant la situation particulière de l’île et la nouveauté que constitue la participation commune de quatre états à la reconquête de cette terre, il m’a semblé que votre approche novatrice du juridique pouvait permettre de trouver des formes légales correspondant aux désirs de notre souverain tout en restant compatibles avec les droits des différents royaumes.

Je m’en suis ouverte au roi qui m’a autorisée à faire appel à vos services.

Ainsi, je serais honorée que vous puissiez vous soustraire à vos travaux et me rejoindre à Aélénia pour me seconder dans la tâche qui m’incombe.

L’ambassadeur d’Omidanos à Korçula

Marquise Vick de Lyris

« Comme vous l’avez compris, mon ami, Dame Vick de Lyris me propose une mission diplomatique. Croyez-vous que je puisse accepter ?

— Ma mie, je vous sais trop férue de tous ces bavardages pour résister à pareille invitation. Vous avez déjà accepté dans votre cœur et ce n’est que ma permission qui vous manque ?

— Il est vrai que l’occasion est inespérée et que cette perspective me remplit d’allégresse. Je me sens tellement prête pour cet office.

— Mais ? Et notre fils Charles, ma chère ! Que deviendra-t-il sans sa mère ?

— Bah ! Aélénia n’est pas si loin. À peine trois semaines de voyage. Il pourrait me suivre. J’emmènerai la nourrice et puis Toinon et Jacquot…

— Ah non, pas Jacquot ! Il vient avec moi !

— Comment ? Vous allez l’arracher à sa jeune épouse ?

— Jacquot ? NON ! Toinon se fera une raison. Je quitte bien ma jeune épouse, moi !

— Soit, pas Jacquot… Alors Bernard et Arnaud.

— Bernard et Arnaud… Soit.

— Et puis, Madeleine ma chambrière et Gustave notre cuisinier et puis le petit Jean et quelques gardes…

— C’est entendu.

— Alors, je peux accepter le poste !

— Je n’ai pas dit cela. »

Isabella se fait câline.

« Mon Amour, vous allez partir et me laisser seule à me morfondre dans ce château qui n’est plus qu’un amas de pierres inutiles sans vous. Comment pourrais-je trouver le repos vous sachant en pareil péril ? Je vais dépérir. Il faudra bien que je m’occupe l’esprit pendant cette longue campagne.

Et puis, vous savez à quel point je brûle d’entrer dans le monde. »

Quand sa femme le regarde ainsi, Philippe d’ Hammarl, le grand chasseur, l’intrépide chevalier, n’est plus que le jeune soupirant d’Isabella.

« Vous savez bien qu’il n’est rien que vous ne puissiez obtenir de moi, ma mie. Par ailleurs, je serais un monstre de vous cloîtrer ici, contre votre volonté, dès lors que je vous quitte pour l’aventure.

— Vous m’autorisez donc à accepter ce poste ? »

Philippe se penche et embrasse le front de son épouse.

« Vous avez ma bénédiction.

— Donc, je peux venir avec vous !

— Comment ?

— Vous allez à Aélénia rejoindre l’ost !

— Certainement.

— J’y vais aussi, donc nous y allons ensemble.

— Ensemble ? Mais, c’est que mon équipage est prêt… Les chevaux sellés, le chariot attelé, plein d’armes et de vivres…

— Dételez, mon ami, dételez ! Le roi peut bien vous attendre deux ou trois jours de plus le temps que je fasse mes bagages. Quoiqu’il arrive, vous serez toujours en avance sur les chevaliers d’Omidia à qui il faut plus d’un mois pour rejoindre l’ost.

— Ma mie, vous êtes une grande lettrée et vous ferez sans aucun doute un remarquable diplomate, mais je ne vous confierais pas la marche d’une armée. Omidia étant plus proche du Valfortin, ce n’est pas vers Aélénia que leurs chevaliers marcheront, mais vers la frontière du duché. »

Isabella ne peut laisser s’échapper une grimace de déception, mais elle se reprend aussitôt et refait ses yeux de biche.

« Vous n’allez pas partir sans moi tout de même.

— Je déteste arriver en retard à pareil rendez-vous. Le royaume a besoin de mon épée. Je ne puis délayer mon départ de deux ou trois jours pour convenance personnelle. Mon arrivée tardive donnerait l’impression qu’Hammarl traîne des pieds. La façon dont l’Intendant a été traité a déjà jeté le discrédit sur le duché d’Halgedad. Ce n’est pas le moment d’en rajouter.

— Mais vous n’avez pas participé à cette fronde, mon ami.

— Raison de plus pour ne pas donner l’impression que je le regrette. »

Isabella fait la moue.

« Halgedad est plus lointaine de deux jours. Vous arriveriez en même temps qu’eux.

— Halgedad n’envoie pas de chevaliers, et pour cause : l’Intendant n’ayant pas reparu, il n’y a personne pour donner d’ordre. Je pense qu’ils resteront chez eux. J’ai déjà eu du mal à persuader Khula de venir.

— Khula ? Mais c’est à une journée d’ici.

— Certes, mais ils sont déjà là à m’attendre. J’ai dit au Comte qu’un peu de zèle ne pouvait nous nuire. Nous marcherons de concert. »

La marquise insiste :

« Relhm !… Relhm sera retardé par la neige. Le col d’Orkyn est impraticable à cette période de l’année.

— C’est pourquoi je pense qu’ils descendront la rivière Suing jusqu’à Port Fay et qu’ils longeront la côte jusqu’à Ikhia. »

Isabella est désespérée. Son mari a réponse à tout. Elle fait une dernière tentative.

« Et Quintras ?

— Quintras marchera directement vers Elmenor, comme Omidia.

— En somme, même en partant maintenant, vous serez le dernier arrivé à la convocation de l’ost, si bien que le roi devra vous attendre avant de marcher sur le Valfortin.

— C’est à peu près cela, hélas. »

La jeune femme s’avoue vaincue. Quand il s’agit de faire la guerre, les hommes deviennent inflexibles et quand on aborde le sujet de son honneur, son mari devient aussi rigide qu’un bloc de granit. Elle baisse les bras et soupire bruyamment. Tant pis, elle voyagera seule. Elle lance un dernier regard implorant à son chevalier.

Philippe soupire à son tour.

« Soit ! Vous avez vingt-quatre heures, mais pas une de plus. »

Le visage d’Isabella s’éclaire de nouveau. Elle se met à rire et saute au cou de son mari au mépris du métal.

« Je serai prête avant.

— Bien, il ne me reste plus qu’à donner l’ordre de dételer et à retirer cette armure.

— Quoi, déjà ? »

Isabella lui lance un regard brûlant. Elle s’approche et lui chuchote à l’oreille.

« Ne devions-nous pas l’inaugurer ? »

Chapitre 2

Un revenant

Omari baigne dans la vapeur chaude de son hammam de prédilection. C’est le seul endroit dans tout Aélénia où l’on ne risque pas d’être gêné par un importun. Le bain se trouve dans le bordel le plus privé de la capitale et il en a fait son second bureau. Quand Le Haut Conseiller du Cercle d’Or doit méditer ou avant de se lancer dans des paris aussi dangereux que lucratifs, c’est là qu’il se réfugie. Aujourd’hui, justement, il a besoin de réfléchir à sa situation. Omari n’est pas un inquiet. Il est fataliste. Perdre fait partie du jeu, il le sait depuis longtemps et il considère qu’il est inutile de se lamenter. Il faut, au contraire, se concentrer sur ses chances avec d’autant plus de précision qu’elles sont minces.

Les attaques dont il fait l’objet régulièrement au Conseil du roi de la part de Chakine ou de Nito de La Malda semblent grignoter, petit à petit, l’estime qu’Arhmarel lui porte. Comment expliquer, sinon, le fait qu’il soit toujours le premier consulté. Invariablement, il s’expose en donnant un avis que les autres conseillers, prenant la parole à sa suite, démolissent avec jubilation. Or, l’estime du roi est le seul rempart contre le cul-de-basse-fosse.

La grande tour de la barbacane qui domine la place d’armes rappelle au passant qu’il n’y a que peu de distance entre les fastes du pouvoir et l’abîme de la geôle, et le royaume d’Omidanos a connu tellement de cas de chute célèbre qu’un revers de fortune se traduit par l’expression « passer du donjon à la tour ».

Il en est là de ses réflexions, quand une ombre remue le brouillard opaque en lui passant devant. L’importun va s’asseoir en face de lui sans un mot.

Agacé par cette intrusion dans son espace de méditation, Omari réagit immédiatement :

« Qui que vous soyez, Messire, cet endroit est réservé. Je ne sais qui vous a laissé entrer, mais il s’agit d’une erreur.

— Une erreur qui m’a coûté vingt écus », répond l’autre.

Omari reconnaît la voix de l’inconnu. Il a du mal à y croire, mais en homme qui ne s’étonne de rien, il lâche négligemment :

« Tiens ! Un revenant ! »

Alphon d’Halgedad lui répond par une boutade.

« Moi aussi, j’ai plaisir à vous revoir, Messire Bonnafortuna. Décidément, vous m’avez tous enterré.

— Dame ! Vous ne vous êtes pas pressé pour nous donner des nouvelles de votre santé. Que ce soit le fait des loups ou votre volonté de fuir le monde, votre silence a été assourdissant. Le roi lui-même aurait versé une larme s’il en avait été capable.

— Veuillez m’excuser de ne pas vous avoir écrit ou de ne pas avoir été dévoré. »

Omari sourit à la plaisanterie, mais son cerveau bouillonne. Il essaie d’imaginer le parti qu’il pourrait tirer du retour d’Alphon. C’est un réflexe de joueur de Piquet voleur. Il ne peut s’empêcher de recalculer ses chances à chaque nouvelle carte qui arrive dans son jeu.

« Et où donc étiez-vous passé ? » demande-t-il sur un ton qu’il voudrait le plus détaché possible.

« J’ai voyagé ! badine Alphon. Mon père m’ayant chassé, j’en ai profité pour visiter le royaume. C’est une expérience très instructive que j’aurais dû faire bien plus tôt. J’ai aussi fait quelques incursions de l’autre côté des frontières. On a tendance à se faire des idées fausses sur le monde quand on reste cloîtré à Aélénia. Saviez-vous que l’Helgor est une région magnifique et que ses habitants sont très accueillants ? »

Omari approuve.

« Je veux bien vous croire, mon cher. Cependant, je doute fort que vous soyez revenu de l’au-delà pour me parler des vertus des Helgorans.

— Vous avez raison, comme toujours ! Entre nous, on se moque un peu de l’Helgor. Je suis un citadin dans l’âme. Halgedad est trop calme… Mortelle même ! Omidia est trop chaude, Quintras trop cosmopolite, Relhm trop enclavée et Valfort sent le fromage. Finalement, on n’est bien qu’ici. »

Le Haut Conseiller du Cercle d’Or sourit.

« Je sais ce qui vous manque, Alphon ! Il y a un air dans cette ville qu’on ne respire nulle part ailleurs dans le royaume. C’est l’odeur du pouvoir. Je suis étonné que, n’étant pas mort, vous soyez resté aussi longtemps hors de ces murs.

— Il est vrai que le château agit sur moi comme un aimant et, bien que ne faisant plus partie du sérail, je me plais à fréquenter les endroits qui m’ont connu plus glorieux.

— Avec l’espoir d’y rencontrer des amis susceptibles de plaider votre retour en grâce auprès du roi.

— Allons ! Allons ! Je n’aurai pas l’indécence d’indisposer mes amis avec des demandes irréalistes qui n’auraient, comme résultat, que d’user leur crédit en pure perte. »

Omari est soulagé.

« Cela tombe bien, car je crains de ne plus avoir l’oreille du roi. La place que je briguais et que vous m’aviez si obligeamment obtenue me coûte finalement très cher. Je ne saurais dire si cela a un quelconque rapport avec votre déchéance, mais, depuis votre départ, le Conseil me bat froid. Le roi lui-même prend un malin plaisir à me voir trébucher. Je crains d’être sur la pente qui vous a conduit vers la sortie, mais ce sont les oubliettes qui m’attendent et non l’exil. Par contre, si vous avez besoin d’argent, je peux vous ouvrir ma cassette.

— Que voilà de fâcheuses nouvelles ! Mais je constate que le malheur qui plane sur vous n’a pas entamé votre générosité. En d’autres temps, j’aurais décliné votre offre, mais n’ayant plus ni titre ni pension et n’ayant pas votre talent au jeu, j’avoue être tenté par votre proposition. »

Omari s’exclame :

« Je bénis ce jour qui me permet enfin de payer ma dette envers vous. Combien vous faut-il ? Mille, deux mille écus ? N’hésitez pas ! Les amis sont faits pour cela !

— Deux cent cinquante mille écus. »

Un silence lourd emplit la pièce embrumée. Puis, Omari Bonnafortuna éclate de rire.

« Comme vous y allez ! Diantre ! Vous aussi, mon cher Alphon, montez une expédition militaire dans le Valfortin ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ? » répond l’autre calmement.

Tout en riant, le Haut Conseiller explique :

« C’est la somme qu’il me faut réunir sous huitaine pour payer l’ost et je n’en ai pas le premier septime. Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant. Vous avez dû voir tous ces campements qui cernent la ville et ces soldats qui envahissent ses quartiers chauds.

— Et bien sûr, le trésor est vide.

— Comme il se doit ! Mais j’ai habitué le roi à croire qu’il ne l’était pas. Je vais donc y être encore de ma poche…

— Juste retour des choses, non ? »

Omari quitte le ton de la plaisanterie.

« Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que, tout comme le cycle des marées, tout flux entraîne fatalement un reflux. La paroi qui sépare votre poche du coffre royal se doit d’être perméable dans les deux sens.

— Vous prétendez que je puise dans le trésor, alors même que je m’échine à faire rentrer l’argent qui se trouve dilapidé aussitôt par ce panier percé d’Arhmarel ?

— Je reconnais, mon cher Omari votre grand talent à trouver l’argent dans les endroits les plus inattendus et votre habileté à le récolter…

— Mais ?…

— Mais je sais aussi que vous ne vous oubliez pas au passage.

Juste récompense de vos louables efforts pour maintenir le royaume à flot, me direz-vous. Certes ! Mais en ces temps de disette pécuniaire, certaines commissions pourraient paraître, pour le moins abusives, et vos “honoraires” qualifiés de vol pur et simple. Sans vous, le roi n’aurait même plus de quoi beurrer ses tartines le matin, mais allez donc expliquer cela à votre seigneur et maître quand, vous-même, roulez carrosse d’or. L’instinct de propriété des rois va bien au-delà du simple montant des impôts. Pour un gouvernant, tout appartient au royaume et, par conséquent, à lui. Vous jouez gros jeu, mon cher ! Il ne s’agit plus de cachot ! C’est le pal qui vous attend en cas de dénonciation ! Je croyais que les Sept Couteaux étaient déjà suffisamment dangereux, mais c’est à croire que rien ne vous arrête. »

La tirade d’Alphon n’appelle pas de réplique d’Omari. Ce dernier essaie de voir le jeu de son adversaire. Ses sous-entendus sont trop précis pour n’être que de l’esbroufe. Il pensait que les deux cent cinquante mille écus étaient une boutade, mais il craint maintenant que cette demande ne soit bien réelle. Au bout d’un moment, il demande d’une voix blanche :

« Vous venez me faire chanter ? »

Alphon rigole. Il répond sur le mode de la badinerie :

« Ce ne serait pas digne d’un ami, mon cher ! »

Puis, comprenant que son interlocuteur est resté sur la somme énorme qu’il a demandée :

« Ohhhhh ! Vous parlez des deux cent cinquante mille écus ! Mais c’est vous-même qui m’avez offert de me faire l’aumône ! Vous pensez bien que sans votre appel du pied, je n’aurais jamais eu le front de vous demander quoi que ce soit. »

Omari est totalement dérouté.

« Mais à quoi rime cette somme démentielle, alors ? Vous avez voulu me donner une leçon d’humilité, c’est cela ? Je vous ai vexé et vous m’avez mouché ! Ma foi, c’est de bonne guerre et le coup a porté !…

— Allons, mon cher, je vous connais ! Vous me l’avez déjà dit un jour, vous n’avez que de l’argent à donner, ce en quoi vous vous sous-estimez, mais passons. Je n’ai pas été ni surpris ni choqué par votre élan de générosité. J’y vois même un geste d’amitié et même si vous aimez dépenser, j’augure que ce n’est pas avec n’importe qui. Non ! C’est une affaire que je vous apporte. Car, voyez-vous, je ne suis pas insensible à vos soucis et loin de me réjouir de vos déboires, je veux vous servir auprès du roi.

— Me servir ? Mais c’est le monde à l’envers ! Comment pourriez-vous me servir dans votre situation ? »

Alphon se met à rire :

« Ahah ! Le grand joueur pris en défaut ! Sous-estimer le jeu de l’autre est la pire des erreurs, mon cher ! Bonnafortuna serait-il devenu l’ombre de lui-même ? Heureusement que votre chance légendaire est toujours là pour pallier votre manque de lucidité. Et votre chance, aujourd’hui, c’est moi !

Encore moi, devrais-je dire…

— Pourrais-je savoir par quel miracle vous avez retrouvé, en si peu de temps et sans faire de vague, une position si haute que vous pouvez vous vanter de me venir en aide aujourd’hui ?

— Vous me permettrez, mon cher, de garder mes petits secrets. Et puis, je ne me vante pas. Les jeux qui font la part belle à la chance ne m’intéressent plus. Je me suis converti à la stratégie pure. Ainsi, je sais par avance que vous entrerez dans mon jeu. Je le sais parce que vous n’avez pas d’autre issue. D’un côté, je vous offre la rédemption et la confiance du roi, de l’autre, je vous précipite sur l’échafaud. Et, cerise sur le gâteau, ce que je vous propose est un jeu dangereux.

— Un jeu dangereux ?

— S’attaquer au pouvoir, c’est un peu tirer un Nazgaar par la queue. La moindre erreur et c’est la mort assurée.

— Vous voulez renverser le roi ?

— Entre autres, oui ! Il ne peut y avoir deux rois à Omidanos !

— Et vous m’annoncez cela froidement ! Comme s’il s’agissait d’un bon tour.

— Qu’ai-je à craindre de vous ? Je suis mort, mangé par les loups ! Et puis, vous êtes mon ami ! Mais bien plus que cela, vous êtes mon débiteur et encore mieux, je peux vous faire écarteler par le biais d’une petite dénonciation. Généralement, un joueur qui sait calculer ses chances n’hésite pas une seconde entre une possibilité de gain et une assurance de perte.

— Une possibilité de gain qui passe par l’affrontement d’un pouvoir en place depuis vingt ans et soutenu par l’un des plus grands mages que le royaume ait connu. Vous semblez oublier qu’Arhmarel est fort populaire, que Nito de la Malda est un général adulé par l’armée et qu’il y a un prince héritier.

— Je sais tout cela et c’est ce qui rend le jeu fascinant. Bien sûr, je pourrais laisser les autres conseillers vous pousser vers la sortie et m’attaquer à votre successeur, mais ce serait dommage puisque la moitié du chemin est fait avec vous. Vous ne pouvez ignorer l’importance des Cercles dans la nomination du nouveau roi en cas de vacance du pouvoir. Votre position est donc essentielle pour mes plans et j’ai tout intérêt à vous maintenir en place, si, bien entendu, vous acceptez ma proposition.

— Vous me proposez donc de rentrer dans votre jeu !

— Cela vous fait-il peur ?

— La peur n’a rien à voir avec ce que je ressens. Il se trouve que je n’ai pas l’habitude de jouer à des jeux sans en connaître les règles.

— Il n’y a qu’une règle et elle est simple. Il s’agit pour vous de rester en place et de bâtir un lien de confiance avec le roi.

— Et comment comptez-vous me rendre l’oreille d’Arhmarel ?

— Avez-vous les deux cent cinquante mille écus ? »

Omari réfléchit. Il peut dire adieu à sa commission, mais, d’un autre côté, on n’emporte pas son argent en enfer. Après tout, c’est une mise comme une autre.

« Je dispose en effet de cette somme.

— Eh bien, nous allons faire affaire, il me semble.

— Il faudra m’en dire plus, mon cher, si vous voulez que nous fassions affaire.

— Ne vous inquiétez pas, vous saurez exactement ce que vous achetez et comment vous en servir. Je vous enverrai le négociateur à votre palais ou en tout autre lieu qui vous conviendra.

— Mon palais convient parfaitement si votre négociateur n’a pas peur d’y être vu.

— Sans problème ! Demain matin ?

— Je préférerais en début d’après-midi.

— Comme il vous plaira ! L’homme en question est un moine noir. »

Alphon se lève et repasse devant le Haut Conseiller.

« C’est parfait ainsi ! Si vous voulez me contacter, faites-moi signe… En aérant ce magnifique tapis de Khidas qui se trouve au pied de votre lit par exemple… Je trouverai le temps de vous déranger dans vos ablutions… Un dernier détail : N’oubliez pas que je suis mort et que je compte le rester encore quelque temps, ce qui veut dire que vous n’avez pas pu me voir dans ce hammam. »

Cela dit, il disparaît dans un nuage de vapeur.

Chapitre 3

L’ambassadeur d’Omidanos

Isabella est introduite dans une pièce ronde comme il y en a beaucoup dans le Château d’Aélénia, à cause du grand nombre de tours cylindriques qui entourent le donjon. Malgré son aspect élancé et la beauté du lac qui l’entoure, la résidence royale reste une forteresse militaire assez lugubre.

Les salles sont obscures et éclairées en permanence par des torches nauséabondes.

C’est le cas ici aussi, car les seules ouvertures pratiquées dans cette épaisse muraille sont des meurtrières.

Le page qui a conduit la marquise à travers le dédale d’escaliers et de couloirs jusqu’à cette pièce s’est retiré.

Isabella inspecte son nouvel environnement avec une pointe de déception. Tout est sombre dans cet endroit. Les pierres des murs, les dalles du plancher, les lourdes poutres du plafond ont l’air d’avoir été noircies à la fumée. Même le mobilier est sombre et une étrange odeur de chanvre et de moisi flotte dans l’air.

« Pas terrible, n’est-ce pas ? »

La marquise se retourne. Elle n’avait pas remarqué la personne qui se tient à côté d’une espèce d’armoire massive assez laide. Le manque de lumière y est pour beaucoup.

C’est un jeune homme à l’allure élancée, vêtu d’un pourpoint vert émeraude garni de perles. Ses larges manches sont échancrées jusqu’aux coudes. Une culotte bouffante enserre sa taille fine et délicate. Ses longues jambes disparaissent rapidement dans des cuissardes. Sous l’apparence fragile, on devine, à la façon de se tenir et à la forme des jambes, que l’on a affaire à un cavalier émérite.

Il désigne la pièce d’un mouvement tournant de la main.

« De quoi devenir claustrophobe ! »

La marquise fait la révérence, ce qui fait beaucoup rire le jeune homme. Un rire clair et sonnant. Il s’avance dans la lumière et l’on peut distinguer ses traits fins dans l’écrin de ses cheveux bouclés d’un noir profond. Il tend la main.

« Vick ! Vick de Lyris ! »

Isabella rougit jusqu’aux oreilles de sa méprise.

« Excusez-moi, Marquise, je suis confuse, je… j’ai…

— Ne vous excusez pas, vous n’êtes pas la seule à vous tromper. En fait, je le fais un peu exprès ! J’adore ça ! La pièce qu’ils vous ont attribuée est une des plus glauques du château. Qui vous l’a donnée ?

— C’est le Haut Conseiller du Cercle de l’Olivier.

— Il vous déteste à ce point-là ? Que lui avez-vous fait ?

— Je ne le connais même pas. »

L’ambassadeur rit de bon cœur.

« Ne vous inquiétez pas, vous n’y êtes pour rien. Le fait est qu’il y a pénurie d’appartements au château à cause du sommet. Ainsi, nous allons travailler ensemble ? Eh bien, cela va me changer des barbus hors d’âge ! Je me faisais une joie de vous voir en chair et en os, mais je n’aurais jamais imaginé que cette joie se doublerait du plaisir de contempler une telle beauté. »

Isabella rougit de nouveau.

« Marquise, vos compliments me flattent, mais je suis venue ici pour mettre mes connaissances au service du royaume. Il se trouve que mon mari est à la guerre en ce moment et que je n’ai guère le cœur au badinage. »

Vick de Lyris abandonne son ton désinvolte.

« Veuillez m’excuser, Marquise ! Je n’ai pas voulu vous blesser. »

Isabella s’en veut déjà d’avoir été brutale avec cette femme qui l’accueille si courtoisement.

« Pardonnez-moi cet accès d’humeur, Marquise. Le voyage a été épuisant et puis je croyais avoir affaire à un diplomate. »

L’ambassadeur se met à rire.

« Vous avez raison, c’est un comble pour un diplomate, mais je n’ai jamais su garder ma langue dans ma poche. Je suppose que c’est cela qui a plu à la reine Khérézine. Fort bien ! Commençons donc, si vous le voulez bien. »

Isabella examine la pièce d’un mouvement circulaire de la tête avec une moue dubitative.

« Ici ? »

Vick de Lyris rigole.

« Non ! Vous avez raison, allons dans mes appartements, nous y serons mieux pour causer. »

§§§§§§§

Dans l’escalier qui les mène aux étages supérieurs, Isabella, tout en suivant l’ambassadeur, s’informe sur les us et coutumes du château.

« J’aurai besoin de documents ! Non pas que je les ignore, mais je n’ai pas en tête les références des articles qu’il faudra mentionner.

— Vous pourrez consulter tous les ouvrages que vous voudrez à la bibliothèque. Je vous y conduirai. La salle est grande et plutôt bien éclairée, en tout cas, mieux que votre bureau. On ne peut pas sortir les livres, mais vous pourrez prendre autant de notes qu’il vous sera nécessaire.

— Il me faudra des bougies aussi.

— Demandez aux pages. C’est un écu les douze. Enfin c’était ! Il paraît qu’elles ont augmenté.

— Des plumes et du papier.

— Idem ! Les pages peuvent vous apporter tout ce que vous voulez, y compris des repas, pour peu que votre bourse le supporte. Je tiens néanmoins à vous préciser que les repas arrivent toujours froids à l’aile ouest.

— Mon fils est resté en ville avec ma suite dans une auberge, mais si ma mission devait se prolonger, je souhaiterais être hébergée au château. Croyez-vous que cela soit possible.

— Honnêtement, je vous le déconseille. Vous avez vu ce que le château propose à ses nouveaux occupants ! On vous octroierait un logement exigu et insalubre. Votre mari n’a-t-il rien prévu ?

— Il n’a pas pu m’accompagner jusqu’ici. Nous nous sommes quittés ce matin quand il a rejoint l’ost au sud de la ville. J’avoue que je ne m’attendais pas à cela.

— L’idéal consiste à louer un hôtel particulier du côté de la place d’armes. Ainsi, vous seriez proche du château et certainement plus confortablement installée. Pour ma part, je fuis cette forteresse dès que je le peux.

— À qui doit-on s’adresser pour trouver ce genre d’hôtel ?

— Vous demanderez au plus dégourdi de vos valets. Il finira bien par trouver !… La délégation béreznik a certainement fait augmenter les prix, mais si vous faites valoir votre titre, les bailleurs hésiteront à vous escroquer.

— Je ne suis pas sûre que les gens d’ici connaissent Hammarl.

— Dans ce cas, cherchez dans votre parentèle un nom qui en impose plus.

— Comme Halgedad par exemple ?

— Halgedad, parfait ! Vous êtes apparentée à cette famille ?

— Je suis la fille de feu le duc et Alphon était mon frère. »

La marquise de Lyris reste interloquée. Elle regarde Isabella sans comprendre, puis son visage s’éclaire.

« J’y suis ! Le rapprochement avec Britania, le mariage manqué ! Comment ai-je pu ne pas y penser plus tôt ? C’est vous qui vous êtes enfuie ! Savez-vous que vous êtes une héroïne à Bérézine ?

— Comment cela ?

— Vous avez fait capoter une alliance qu’ils considéraient comme catastrophique pour la survie du royaume. Si la reine Khérézine n’avait pas en horreur l’inquisition, elle se serait jetée dans les bras du cardinal de Perthuis.

— Je dois vous avouer franchement que je n’y avais pas pensé ! La politique est bien loin de mes aspirations. J’aime l’ordre et la rigueur. La reptation n’est pas mon fort.

— La reptation ? L’image est heureuse ! Hé oui, il faut souvent aller de gauche à droite pour finalement avancer tout droit ! Mais si la politique manque de rigueur, il y faut quand même de la constance. »

Les deux femmes arrivent à un palier devant une lourde porte. Un garde en faction lève sa hallebarde devant l’ambassadeur en signe de salut. Vick pousse la porte et invite sa collaboratrice à entrer.

La pièce est bien mieux éclairée que son gourbi. Deux larges baies, garnies de vitraux y diffusent une lumière chatoyante. Le mobilier est succinct et se compose essentiellement de fauteuils larges et confortables ainsi que d’un genre de lit de camp surmonté d’un velum en toile légère. De chaque côté du lit, deux lourds rideaux de velours mordoré tombent du plafond, masquant la brutalité de la pierre et ajoutant une touche de couleur supplémentaire. Un petit buffet regorge de flacons et de verres en cristal.

Vick désigne un fauteuil.

« Asseyez-vous ! Vous boirez bien quelque chose ! J’ai ici une excellente liqueur d’Ostraeug.

— Bien volontiers. »

Tout en servant deux verres de liqueur, Vick reprend la discussion :

« On s’inquiète, à Korçula, d’un retour de la politique de rapprochement avec Britania.

— Je suis mariée, maintenant.

— Très drôle ! J’adore votre esprit ! Mais, plus sérieusement, on m’a demandé de clarifier la position de notre royaume.

— Mais ne peut-on se rapprocher de Britania sans provoquer la colère de Bérézine ?

— Cela s’appelle un renversement d’alliance, ma chère. La trêve qui prévaut à l’heure actuelle entre ces deux royaumes est bien loin d’un armistice, quant à une possible paix, n’en parlons même pas. Bérézine a besoin de notre alliance, mais, si elle ne peut plus compter sur les mages d’Omidanos, elle ira demander l’appui des paladins agernais et nous prendrons le risque de nous retrouver isolés, les trois royaumes pouvant finalement trouver un accord pour en finir avec le Saffran.

La politique de rapprochement avec Britania, un royaume riche et puissant, semble une bonne idée sur le papier, mais c’est à mon avis une erreur stratégique. Malgré le Pan-Aélénisme modéré des Britaniens, il serait dangereux de croire qu’ils se désolidariseraient de l’Église. Et l’Église est à Wolvonia.

— L’inquisition indispose pourtant beaucoup de monde.

— Certes, mais les hommes font la part des choses. Ils ne confondent pas l’inquisition avec l’Église. La croyance en l’Unique ne cesse pas à cause des agissements de quelques enragés du bûcher.

— Les Bérezniki aussi sont Pan-Aélénistes et sans doute plus croyants que les Britaniens.

— Oui, mais ils n’ont pas, comme Britania, la puissance nécessaire pour se passer d’allié. Ils nous ont choisis parce qu’ils préfèrent les Saffranistes modérés aux Pan-Aélénistes extrémistes, mais aussi parce que nous avons besoin de leur aide. En politique, c’est donnant-donnant.

— Tout cela est bien compliqué.

— Beaucoup de monde voudrait détruire l’alliance Omidano-Béreznik, à commencer par Agernath. Cette alliance est jugée paralysante. Mais c’est parce que nos deux royaumes alliés n’ont pas la puissance nécessaire pour gagner une guerre que l’équilibre fragile de la trêve perdure. Un changement d’alliance plongerait Gondawa dans le chaos et ce n’est vraiment pas le moment.

— Vous pensez à l’expédition du Valfortin ?

— Je pense à la guerre qui va faire rage à Continent.

— À Continent ? Mais je croyais l’île immense ? Les premiers colons sont-ils déjà sur le point de se battre entre eux ?

— Excusez-moi ! Je croyais que vous étiez au courant de la situation. Il est vrai que les informations sont gardées secrètes. Non, les colons ne se battent pas entre eux, mais contre une invasion de grande envergure.

— Une invasion ?

— Des animaux monstrueux venus d’une île lointaine. On les nomme Drakhens. Nous leur servirions de repas. Bref, la situation est critique. C’est d’ailleurs la raison de la négociation à laquelle le Roi Awen Ran nous convie à Mont-Azur.

— De quoi s’agit-il exactement ?

— Il s’agit d’une alliance militaire des quatre royaumes pour repousser ces envahisseurs drakhens.

— Les quatre royaumes alliés, l’idée est cocasse.

— Ne vous moquez pas ! C’est de l’avenir de l’humanité qu’il s’agit. Cette île de Continent aurait une importance stratégique énorme. Ne me demandez pas laquelle, par exemple.

— Je ne vous le demande pas !

— Bref, nous devons étudier avec nos alliés bérezniki un modèle de traité qui nous permettrait d’arriver ensemble dans la négociation et d’y parler d’une seule voix. J’ai ici un premier jet qui, en principe, a obtenu l’aval de nos législateurs. Je vous demanderai d’en prendre connaissance. »

Vick de Lyris tend une liasse de feuillets à Isabella.

Tout en lisant rapidement, la marquise d’Hammarl s’informe :

« Les diplomates bérezniki ont-ils déjà pris connaissance de ce document ?

— Pas que je sache. »

Isabella marmonne les différents articles comme un curé réciterait une messe basse. De temps en temps, elle laisse échapper une remarque.

« La tournure est très mauvaise ici, il y a ambiguïté.

Oui, bien, classique !

Tiens, c’est curieux !… Mais pourquoi pas ?

C’est plein de fautes d’orthographe. »

Au bout de cinq minutes, elle restitue le document à Vick.

« C’est vraiment un premier jet. Globalement, c’est assez proche de certains traités existants, mais en beaucoup moins précis. De nombreux sujets sont à peine esquissés et il manque certaines clauses importantes qui figurent d’habitude dans ce genre de document.

En tout cas, il y en a une qui n’a rien à faire là !

— Ah oui ? Laquelle ?

— Celle concernant la sectorisation des eaux bordant l’île. La notion d’eaux territoriales n’est pas reconnue en droit béreznik.

— Tiens ? Ce détail ne m’avait pas sauté aux yeux. Je dois admettre que vous possédez votre sujet. Pourriez-vous me remettre un petit mémoire avec vos principales remarques… Disons dans une heure ou deux ?

— Je n’en vois pas vraiment l’utilité. Ce document est trop succinct… Cela m’étonnerait fort qu’il s’agisse d’un document préparatoire à un traité aussi important que celui dont vous m’avez parlé. »

La marquise de Lyris plonge son regard dans celui de son invitée.

« De quoi pourrait-il s’agir à votre avis ? »

Isabella soutient le regard de son hôtesse.

« D’un examen de passage par exemple ! Si vous êtes bien la Vick de Lyris qui est née à Korçula et qui y a passé la plus grande partie de sa vie, vous ne pouviez ignorer ce détail concernant le droit maritime béreznik. »

La marquise de Lyris sourit.

« Un examen que vous avez passé haut la main, Marquise ! Félicitations ! Je vous demanderai de ne pas prendre ombrage du petit piège que je vous ai tendu. Je vous avoue franchement que je n’en suis pas fière, mais l’enjeu est d’importance. Nos alliés sont chatouilleux à l’endroit de leur dignité. Ils ne veulent pas aller à Mont-Azur avec un document mal ficelé. Je sais bien qu’ils ont une reine, mais leur opposer deux femmes jeunes, dont une très belle de surcroît, dans cette négociation, pourrait être interprété comme un manque de respect. »

Isabella a rougi. C’est la seconde allusion à sa beauté. Son trouble n’a pas échappé à la marquise de Lyris.

« Nous devons leur river le clou d’entrée ! » enchaîne-t-elle sur un ton d’une extrême fermeté.

Puis elle se radoucit et fait un large sourire à la marquise d’Hammarl.

« Je crois que notre collaboration va être une expérience inoubliable. »

Elle ajoute avec un sourire gourmand :

« À tout point de vue. »

L’ambassadeur se lève et se dirige vers un tableau, accroché au mur. Elle l’écarte et se saisit d’un document placé dans la cachette qu’il masquait. Elle montre, en se retournant, une épaisse liasse de parchemins reliée de cuir souple.

« Voici le document sur lequel nous allons travailler.

Il ne pourra pas quitter cette pièce. Je vous attendrai donc demain vers neuf heures. »

Elle replace le document puis se dirige vers une tenture qui masque le coin de la pièce.

« Vous pourrez disposer de cette écritoire. »

Elle écarte un rideau qui masquait une alcôve et l’accroche sur un valet en métal, délicatement ouvré. Un petit bureau apparaît. L’ambassadeur s’y assoit, prend une feuille de papier, y rédige quelques mots et les sèche aussitôt en les saupoudrant de fine sciure. Elle tend le papier à Isabella qui se lève pour aller le chercher.

« Voici un laissez-passer qui vous permettra de circuler dans le château. Dans quelque temps, ce document sera inutile, mais vous verrez qu’au début, la garde est assez suspicieuse à l’égard des personnes qu’elle ne connaît pas. Il y aura une réception demain. Vous pourrez faire connaissance avec la délégation béreznik. Malheureusement, vous ne verrez pas nos élites qui sont partis en guerre. »

Se souvenant tout à coup de ce que la marquise lui avait dit au sujet de son mari, elle se reprend :

« Suis-je bête, vous êtes bien placée pour le savoir. Espérons que cette opération de police ne dure pas et qu’elle ne soit pas trop coûteuse en hommes. »

L’ambassadeur se dirige vers la porte. La marquise d’Hammarl se lève et la suit.

« Des questions ?

— D’ordre domestique seulement. Les horaires, le calendrier, et… »

Isabella hésite, confuse.

Vick l’invite à poursuivre :

« Et ?

— Il se trouve que mon mari ne m’a pas laissé de quoi subsister très longtemps et j’avoue que cette situation n’est pas très confortable.

— Oh ! Vous voulez parler de votre défraiement ?

— Le Haut Conseiller m’a laissé entendre que…

— Certes, certes… Mais ne vous attendez pas à des miracles, le trésor est vide ! »

L’ambassadeur a un regard attendri comme si la marquise devenait, soudain, un objet de commisération.

« Vous n’avez donc pas le moyen de tenir votre rang à la cour ?

— C’est-à-dire que le marquis n’aime pas écraser nos gens sous l’impôt. »

Les deux femmes sont arrivées devant la porte. En réalité, elles sont dans la niche pratiquée dans l’épaisseur du mur. Vick s’emparant du loquet, afin d’ouvrir l’huis, s’est rapprochée d’Isabella et la presse doucement contre la pierre d’encadrement.

« Ne vous inquiétez de rien, Marquise. Considérez-vous comme mon invitée ! Je vous assure que je ne permettrai pas que vous souffriez de quoi que ce soit pour une vulgaire question d’argent. »

Isabella sent l’haleine de l’ambassadeur sur sa nuque et sa main sur sa taille. La marquise de Lyris, qui s’est délicatement collée contre elle, prolonge ce moment par des gestes d’une surprenante lenteur. La porte s’ouvre et cette main l’invite doucement à passer devant.

« À demain donc ! Neuf heures ! Soyez ponctuelle ! »

À peine le seuil franchi, la jeune femme se retourne sur la porte qui s’est refermée.

Encore incrédule, Isabella se demande ce qui lui arrive.

Les quelques secondes qu’a duré ce contact l’ont prise de court, mais surtout ont provoqué un trouble qu’elle n’aurait jamais imaginé.

Chapitre 4

Le retour du bâtard

Il fait beau et l’air est léger en ce mois de juin. L’ost, tel un long fleuve tranquille, s’avance lentement dans le Valfortin. C’est une marée humaine de plusieurs lieues de long qui serpente sur la route reliant Elmenor à la capitale du duché. Le temps est sec et l’armée soulève un tel panache de poussière que de nombreux chevaliers préfèrent chevaucher dans les champs bordant la route. De temps en temps, un messager remonte la colonne au grand galop en sonnant de la trompe pour qu’on lui laisse le passage.

Enguerrand ne saurait dire où il se situe dans ce flot humain. Les deux cents chevaliers d’Helgor chevauchent sur quatre colonnes. Il est parmi eux. Il sait seulement que les chariots de ravitaillement sont loin derrière.

Leur suzerain, Hector de Pouilles, doit être avec le roi et les autres grands du royaume plus en avant. Quant à l’avant-garde, elle a plusieurs heures d’avance sur eux. D’ailleurs, quand l’ordre de s’arrêter est donné pour la nuit, les soldats plantent leurs tentes là où ils se trouvent sans attendre ceux de l’arrière ni songer à rattraper ceux de l’avant. Ils se regroupent par bannière dans des campements sommaires et organisent leur défense sans se préoccuper de leurs voisins. Ainsi, quand la nuit tombe, les feux et les tentes s’étalent sur plus de deux lieues.

Les chevaux lourdement caparaçonnés marchent lentement au rythme d’un homme à pied. Enguerrand voit les piques des soldats qui les précèdent. Il y en a au moins sur cinq cents mètres. Comme ses compagnons, il chevauche tête nue pour mieux profiter de la fraîcheur du matin et de la vue. Son heaume est accroché sur le côté de sa selle. Il a coincé la dragonne de sa lance dans le défaut de sa cubitière de sorte qu’il n’a pas besoin de la tenir.

C’est le bruit du piétinement qui domine : un grondement sourd sans véritable rythme accentué par le son plus clair des sabots ferrés. Le cliquetis des armes apporte des notes métalliques alors que le hennissement des chevaux ponctue l’ensemble. Les piétons se taisent par économie et les soldats montés discutent pour briser l’ennui de ces marches interminables. Au bruit de fond de l’armée en mouvement s’ajoute le brouhaha des bavardages de la lance, ponctué parfois de rires ou de commandements prononcés d’une voix puissante par leur chef de corps.

Enguerrand connaît bien les chevaliers qui l’entourent. Ce sont des cadets comme lui et ils ont été adoubés presque en même temps. Son voisin de gauche, Pylade d’Erquis, a son âge. C’est un grand rouquin souriant. Ils ont souvent été de garde ensemble et c’est avec plaisir qu’ils chevauchent côte à côte.

« Lance d’Helgor, tassez-vous sur la gauche », hurle le chef de corps, tandis que la trompe d’un messager se fait plus pressante.

Enguerrand, les mains calées sur le pommeau de sa selle, guide son cheval des éperons pour se rapprocher de celui de son ami. La colonne s’amincit. Les chevaliers se touchent littéralement. Pylade lui dit :

« Il a retrouvé sa voix, le chef !

— Je crois qu’il n’a pas fini de nous casser les oreilles !

— C’est ça, l’armée, Enguerrand ! Des gradés qui gueulent sur la troupe. »

Le messager passe en trombe en soulevant un nuage de poussière. Il est couché sur l’encolure de son cheval, les fesses hors de la selle. Tout son équipement, depuis son fin corset de cuir jusqu’à ses bottes en passant par la petite dague qui lui sert d’armement est allégé pour la course.

« Lui, au moins, il prend le vent », fait remarquer Pylade.

« Tu préférerais galoper toute la journée plutôt que faire partie de l’élite de la cavalerie lourde ? Nous sommes chevaliers, lui ne l’est pas. Quand viendra la bataille, nous serons au cœur de l’action et nous aurons la gloire.

— Oui, ben en attendant la gloire, l’élite bouffe toute la poussière de la route et je commence à douter de cette fameuse bataille. Nous n’avons pas vu la queue d’un ennemi depuis quinze jours que nous nous enfonçons dans cette vallée.

— Nous les trouverons forcément. Nous approchons de leur capitale. Ils ne vont pas nous la laisser sans combattre !

— Tu as vu comme Elmenor nous a ouvert ses portes !

— C’est normal ! Les rebelles les assiégeraient depuis un mois. Ils étaient plutôt contents de nous voir. Ils sont de notre côté si tu ne le savais pas.

— Oui, mais Gaspard pense qu’il en sera de même pour Valfort. Les partisans de la félonne ne sont pas fous, ils ne prendront pas le risque de nous affronter sur le terrain et s’emmurer dans la citadelle serait une folie. Ils vont nous laisser la capitale qui va s’empresser de se déclarer ville ouverte pour éviter le pillage et on sera Gros-Jean comme devant.

— Ah oui ? Et qu’est-ce qu’il en sait, Gaspard ?

— Il a fait la campagne de Frontière, c’est pas un bleu comme nous ! Il dit, comme ça, que l’ennemi attendra sagement l’hiver dans les montagnes. Quand on en aura marre, soit on repartira la queue entre les jambes, soit on ira le chercher.

— Oui, bah, on n’est pas à Frontière ici et c’est pas les agernais qu’on a devant nous.

— Ben y paraîtrait que si ! Y en a qui disent que le diaconat a dépêché une armée et qu’on risque même de tomber sur des paladins. T’imagines ? Des paladins d’Agernath !

— Ouais, bah, tout ça, c’est des racontars !

— Tu te souviens du sergent instructeur ? »

Enguerrand rigole. Il imite la voix rocailleuse du vieux soldat qui s’était acharné à les former :

« Bande de petits résidus de fin de race ! Attendez de voir un paladin d’Agernath ! Vous chierez dans vos frocs au lieu de rigoler bêtement comme des Nazgaars. »

Le hurlement du chef de corps se fait entendre.

« Qu’est-ce qu’il a encore à gueuler comme ça ? » rouspète Pylade.

« Je crois qu’on s’arrête ! » constate Enguerrand.

« Ça sent la corvée de vivres !

— On a peut-être une chance d’en être. Ça nous ferait voir du pays. J’en ai soupé de cette route. »

Le comte d’Orville a remonté la colonne. Il chevauche un puissant étalon noir qui piaffe d’impatience. De sa voix de stentor, il désigne les vingt premiers chevaliers de la lance qui quittent aussitôt la formation. Les destriers, guidés par leurs cavaliers, s’écartent, au pas, de la route. Les hommes suivent leur chef de corps sur deux colonnes. Dès qu’ils se sont un peu éloignés, le comte entraîne la troupe au galop à travers champs. Enguerrand et Pylade font partie de l’expédition. Les jeunes chevaliers ont repris leur lance en main et recoiffé leur heaume. Ils goûtent au plaisir de la cavalcade tout en s’appliquant à rester en formation. Le duc de Pouilles n’est sûrement pas loin et il est exigeant. La lance d’Helgor est réputée pour la maîtrise de ses cavaliers. Elle peut charger au grand galop en restant parfaitement en ligne et au botte-à-botte. Même lorsqu’il s’agit d’un déplacement anodin ou d’une escorte, l’ordre doit être impeccable.

La troupe chevauche ainsi pendant une dizaine de minutes. Ils ont descendu la colonne de l’ost et s’en sont éloignés vers l’ouest. Loin devant eux se profilent les contreforts des monts Apparéens dont on perçoit les pics enneigés.

Ils ont retrouvé un chemin de laboureur qui les conduit vers un village isolé. Là, trois chariots sont en cours de chargement, mais les hommes chargés de réquisitionner les vivres ont arrêté leur collecte. Ils sont entourés d’une foule de paysans menaçants armés de gourdins et de faux. Il semble que les vilains n’entendent pas se faire voler la récolte qu’ils viennent à peine d’engranger.

La troupe s’est remise au pas à l’approche du village. D’un geste, le comte d’Orville divise ses hommes. Il garde une colonne avec lui et envoie l’autre contourner les chariots.

Les paysans ont reculé en voyant la lance s’approcher. La crainte a remplacé la colère sur leurs visages.