Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard - E. T. A. Hoffmann - E-Book

Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard E-Book

E.T.A. Hoffmann

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Beschreibung

Retiré depuis quelques années dans un couvent, le frère Médard devient responsable des reliques du couvent. Parmi ces reliques, figure une particulière que Cyrille, prédécesseur de Médard à ce poste, ne peut manipuler lui-même sans effroi. Selon la légende, il s'agit d'un des flacons abandonnés dans le désert par le démon et ramassés par Saint Antoine pour en protéger les humains. Médard cède à la tentation et boit le mystérieux élixir. Il devient incapable de résister à l'appel de ses sens, sa volonté est brisée. Aussi, le prieur du couvent décide de l'envoyer en ambassade à Rome. Médard s'engage alors dans des aventures mystérieuses, écartelé entre son aspiration au salut de son âme et sa recherche des plaisirs charnels. Moine vertueux ou homme lubrique, Médard ne sait plus quel personnage l'habite. Ce roman, qui fait bien entendu penser au «Moine» de Lewis, est un des plus aboutis d'E. T. A. Hoffmann.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard

E. T. A. Hoffmann

Publication: 1816Catégorie(s): Fiction, Roman
A Propos Hoffmann:

Ernst Theodor Wilhelm Hoffmann (January 24, 1776 – June 25, 1822), better known by his pen name E.T.A. Hoffmann (Ernst Theodor Amadeus Hoffmann), was a German Romantic author of fantasy and horror, a jurist, composer, music critic, draftsman and caricaturist. He is the subject and hero of Jacques Offenbach's famous but fictional opera The Tales of Hoffmann. Hoffmann's stories were tremendously influential in the 19th century, and he is one of the key authors of the Romantic movement. 

Avant-propos de l’auteur

Que je voudrais, aimable lecteur, te conduire sous ces platanes sombres où j’ai lu, pour la première fois, l’histoire étrange de frère Médard ! Tu t’assoirais près de moi sur ce banc de pierre à demi masqué par les buissons odorants et par leurs fleurs épanouies aux couleurs variées. Comme moi, l’âme emplie d’un vague désir, tu contemplerais les montagnes bleues qui s’amassent en formes bizarres, derrière la vallée ensoleillée, que tu verrais s’étendre devant nous au sortir du berceau de feuillage. Et, en te retournant, tu apercevrais alors, à quelques pas à peine, un monument gothique, au portail richement orné de statues. À travers les branches sombres des platanes, des images de saints vous regardent véritablement de leurs yeux vivants et clairs : ce sont les fresques vives qui brillent sur les vastes murailles. Le soleil, rouge comme le feu, se tient sur la montagne ; le vent du soir s’élève. Partout le mouvement et la vie.

Des voix singulières murmurent et chuchotent à travers les arbres et le bosquet, et, montant toujours, elles semblent se transformer en chant et en éclat d’orgue. C’est le bruit qui vient du lointain.

Des hommes austères, habillés de vêtements à larges plis, se promènent silencieusement sous les berceaux du jardin, le regard pieusement tourné vers le ciel. Les statues des saints, devenues vivantes, seraient-elles descendues de leurs chapiteaux ? L’effroi mystérieux des légendes et des récits étonnants que ces lieux ont fait naître plane sur vous. On dirait que tout se passe encore sous vos yeux et l’on se plaît à le croire…

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il faut lire l’histoire de Médard, et alors les visions étranges du moine vous sembleront quelque chose de plus que le jeu déréglé d’une imagination exaltée.

Et, aimable lecteur, maintenant que tu as vu de saintes images, un cloître et des moines, il est à peine besoin d’ajouter que l’endroit où je t’ai conduit est le jardin magnifique du couvent des capucins, à B…

Une fois que j’étais allé y passer quelques jours, le vénérable prieur me montra, comme une curiosité, les papiers laissés par frère Médard et conservés dans les archives. J’eus beaucoup de peine à décider le vieillard à me permettre de les lire. Au fond, disait-il, ces papiers auraient dû être brûlés.

Aussi, bienveillant lecteur, n’est-ce pas sans redouter que tu ne sois de l’avis du prieur que je les mets maintenant entre tes mains, sous forme de livre. Mais si tu te décides à suivre Médard, comme un compagnon fidèle, à travers le sombre cloître et les cellules, et à entrer dans un monde bariolé, le plus bariolé des mondes ; si tu veux bien supporter tout ce que sa vie a d’effrayant, d’épouvantable, d’extravagant, de bouffon, alors, peut-être, éprouveras-tu quelque plaisir à la vue des tableaux variés de camera oscura qui s’ouvriront devant toi.

Il se peut aussi qu’en regardant avec attention ceux qui te sembleront les plus informes, tu les voies bientôt clairement et nettement expliqués. Tu as ici l’image du germe secret enfanté par un mystérieux destin : il devient une plante luxuriante et, se multipliant toujours, s’embellit de mille tiges ; mais la fleur, en devenant fruit, attire à elle toute la sève et tue le germe lui-même.

Après avoir lu, avec un soin extrême, les papiers du capucin Médard, ce qui me fut assez difficile, car le défunt avait une très mauvaise écriture de moine, voici mon impression. Ce que nous appelons généralement rêve et imagination pourrait être la connaissance symbolique du fil secret qui traverse notre vie, en la nouant solidement dans toutes ses phases. Mais il faudrait considérer comme perdu celui qui croirait, grâce à cette connaissance, avoir acquis la force de briser violemment le fil et de se mesurer avec l’obscur pouvoir qui nous commande.

Peut-être, bienveillant lecteur, penses-tu comme moi ; c’est ce que je souhaite de tout cœur, pour mille importantes raisons.

E. T. A. HOFFMANN.

Partie 1

Chapitre1 Les années d’enfance et la vie au cloître

Jamais ma mère ne m’a dit quelle position occupait mon père dans le monde mais, si j’évoque tout ce qu’elle me racontait de lui dans ma plus tendre enfance, je suis enclin à croire que c’était un homme de beaucoup d’expérience et doué de connaissances profondes. De même, par ces récits et par quelques remarques de ma mère sur sa vie antérieure – remarques que je n’ai comprises que plus tard –, je sais que mes parents, après avoir mené une vie agréable, grâce à leur grande richesse, tombèrent dans la plus affreuse et la plus accablante misère.

Poussé par Satan, mon père commit, un jour, un sacrilège. Plus tard, lorsque vint l’éclairer la grâce divine, il voulut expier ce péché mortel par un pèlerinage au Saint-Tilleul dans la froide et lointaine Prusse. Pendant ce voyage pénible, ma mère sentit, pour la première fois depuis plusieurs années de mariage, qu’elle ne resterait pas inféconde, comme mon père l’avait craint. Aussi, malgré sa détresse, l’auteur de mes jours s’en réjouit-il vivement, parce qu’il voyait là l’accomplissement d’une vision, au cours de laquelle saint Bernard lui avait assuré que la naissance d’un fils lui apporterait la consolation et le pardon de son péché.

Au Saint-Tilleul mon père tomba malade, et plus il voulut pratiquer, en dépit de sa faiblesse, les durs exercices de piété prescrits, plus son mal augmenta. Il mourut consolé et absous, en même temps que je venais au monde.

Mes premiers souvenirs me retracent, comme à travers un voile, les charmantes images du cloître et de l’admirable église du Saint-Tilleul. J’entends encore murmurer autour de moi la sombre forêt, je me sens encore enveloppé par le parfum des graminées luxuriantes, des fleurs multicolores qui furent mon berceau. Aucune bête venimeuse, aucun insecte nuisible ne s’approche du sanctuaire des êtres bénis ; ni le bourdonnement des mouches, ni le cri du grillon n’interrompent le silence sacré, coupé seulement par les chants liturgiques des prêtres. Ceux-ci, balançant leurs cassolettes d’or, d’où monte l’encens, s’avancent avec les pèlerins en longue procession. J’aperçois toujours au milieu de l’église, recouvert de lames d’argent, le tronc du tilleul sur lequel les anges placèrent la miraculeuse image de la Sainte Vierge. Je vois encore les figures bariolées des anges et des saints peintes sur les murs et au plafond me sourire.

Les récits de ma mère sur le cloître merveilleux où elle trouva une consolation charitable à sa profonde douleur sont tellement entrés en moi que je crois avoir vu et appris tout cela moi-même. Et pourtant il est impossible que mes souvenirs s’étendent aussi loin, car ma mère quitta ces lieux saints au bout d’un an et demi. Ainsi, il me semble avoir, un jour, vu de mes propres yeux, dans l’église déserte, un homme au visage grave, qui justement était le peintre étranger venu dans les temps lointains au Saint-Tilleul, lorsqu’on construisait le saint édifice, cet être miraculeux dont personne ne pouvait comprendre la langue et qui, d’une main experte, en très peu de temps, décora l’église de la façon la plus magnifique et disparut aussitôt après avoir terminé cette œuvre.

Il me souvient, en outre, d’un vieux pèlerin à la grande barbe blanche qui portait un costume étranger au pays. Souvent il me promenait dans ses bras ; il cherchait dans la forêt toutes sortes de pierres et de mousses aux couleurs multiples et jouait avec moi. Et, pourtant, je crois fermement que cette image ne vit en moi que par les descriptions de ma mère. Un jour, il amena avec lui un merveilleux enfant inconnu, d’une beauté rare, qui était de mon âge. Et, tout en nous embrassant tendrement, l’enfant et moi, nous nous assîmes sur le gazon. Alors je lui donnai mes pierres diaprées, et avec elles il composa de nombreuses et différentes figures, mais toutes, à la fin, prenaient la forme d’une croix.

Ma mère était près de nous sur un banc de pierre, et le vieillard, avec une douce gravité, assistait, debout derrière elle, à nos jeux d’enfants. À un certain moment, plusieurs jeunes gens débouchèrent du bois. D’après leurs habits et leurs manières d’être, on pouvait préjuger qu’ils n’étaient venus au Saint-Tilleul que par curiosité ; l’un d’eux dit en riant, dès qu’il nous aperçut : « Tiens ! une sainte Famille, voici quelque chose pour mon carton. »

Il sortit, en effet, un crayon et du papier et se disposait à nous croquer, quand le vieux pèlerin leva la tête et s’écria d’une voix courroucée :

« Misérable railleur, tu veux être artiste et jamais la foi et l’amour n’ont brûlé dans ton cœur. Aussi tes œuvres seront-elles froides et sans vie, comme toi-même. Comme un réprouvé, tu désespéreras dans le vide de ton âme et tu succomberas sous le poids de ton impuissance. »

Les jeunes gens, interdits, s’éloignèrent rapidement.

Le vieux pèlerin dit à ma mère :

« Je vous ai amené aujourd’hui un enfant miraculeux, pour qu’il éveille en votre fils l’étincelle de l’amour, mais il faut que je le reprenne et, ni lui ni moi, vous ne nous reverrez sans doute plus. Votre fils est doué de nombreuses et admirables qualités, mais le péché de son père bout et fermente en son sein. Pourtant, il peut bravement combattre pour la foi ; mettez-le dans les ordres. »

Ma mère ne se lassait pas de dire quelle impression profonde, ineffaçable, les mots du pèlerin lui avaient causée. Elle résolut, cependant, de ne faire aucune violence à mes penchants, mais d’attendre tranquillement la décision du sort, car elle ne pouvait pas penser à une autre éducation que celle qu’elle était en état de me donner elle-même.

Mes véritables souvenirs, ceux qui sont nés de ma propre expérience, ne commencent qu’au moment où ma mère, en s’en retournant au pays, arriva dans un couvent de cisterciennes. L’abbesse, princesse de naissance, qui avait connu mon père, la reçut très amicalement.

Il y a dans ma mémoire une lacune complète entre l’époque de l’aventure du vieux pèlerin – dont je fus certainement témoin et que ma mère a seulement complétée – et le moment où elle me présenta pour la première fois à l’abbesse. De cet intervalle, il ne m’est pas resté le plus léger souvenir. Je me retrouve seulement à l’instant où ma mère répara et arrangea mon costume, autant qu’elle pouvait le faire. Elle avait acheté de nouveaux rubans à la ville ; elle tailla mes cheveux devenus hirsutes, fit ma toilette avec soin et me recommanda de me comporter bien pieusement et gentiment en présence de Mme l’abbesse.

Enfin, je montai, en lui donnant la main, les vastes escaliers de pierre, et j’entrai dans la haute salle voûtée et décorée d’images saintes où se trouvait la princesse. C’était une grande et belle femme à l’air majestueux et à qui l’habit de l’ordre donnait une dignité inspirant le respect. Elle jeta sur moi un regard sévère, qui me pénétra jusqu’au fond du cœur, et dit :

« Est-ce votre fils ? »

Sa voix, son air, le cadre étranger même, l’immensité de la chambre, les tableaux, tout cela fit un tel effet sur moi que, sous l’empire d’un effroi intérieur, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Alors la princesse dit, en me regardant d’une façon plus douce et plus bienveillante :

« Que se passe-t-il, mon petit ? As-tu peur de moi ? Comment s’appelle votre fils, ma chère dame ?

– François », répondit ma mère.

Alors, sur un ton de profonde mélancolie, la princesse s’écria : « Franciscus ! » Puis elle me prit dans ses bras, et me serra fortement contre elle ; mais, au même instant, je ressentis au cou une vive douleur et je poussai un cri perçant.

La princesse, effrayée, me lâcha, et ma mère, que ma conduite avait toute consternée, s’élança vers moi pour m’emmener aussitôt. La princesse ne le voulut pas. On s’aperçut que la croix de diamants qu’elle portait sur la poitrine avait appuyé sur mon cou avec une telle force, lorsqu’elle me pressait sur son cœur, que la place en était rouge et meurtrie.

« Pauvre François, me dit-elle, je t’ai fait mal, mais je veux pourtant que nous restions bons amis. »

Une sœur apporta des sucreries et du vin doux. Devenu à présent plus hardi et sans me faire beaucoup prier, je goûtai bravement à ces bonnes choses. La gracieuse dame m’avait pris sur ses genoux et me mettait elle-même des friandises dans la bouche. Lorsque j’eus bu quelques gouttes de la douce boisson, qui jusqu’alors m’avait été inconnue, je retrouvai l’esprit alerte, la vivacité particulière qui, au témoignage de ma mère, m’était propre dès ma plus tendre enfance.

Je me mis à rire et à bavarder, au grand plaisir de l’abbesse et de la sœur qui était restée dans la chambre.

De nouveau, mes souvenirs sont confus, je ne peux plus maintenant m’expliquer à quelle occasion ma mère en vint à me demander de raconter à la princesse les belles et admirables curiosités du lieu où j’étais né, et comment, semblant inspiré par une puissance surnaturelle, je pus lui décrire les superbes peintures de l’artiste inconnu aussi vivement que si je les avais comprises dans leur esprit le plus profond. Ensuite, je dis les magnifiques histoires des saints, comme si tous les écrits de l’Église m’eussent été connus et familiers. La princesse et ma mère elle-même me regardaient pleines d’étonnement ; mais plus je parlais, plus augmentait mon enthousiasme. Alors, la princesse me demanda :

« Dis-moi, mon cher enfant, d’où tiens-tu tout cela ? »

Sans réfléchir un seul instant, je lui répondis que cet enfant merveilleusement beau, amené un jour par le pèlerin inconnu, m’avait expliqué toutes ces figures de l’église et m’en avait dessiné lui-même d’autres avec des pierres de plusieurs couleurs ; et non seulement il m’en avait fait comprendre le sens, mais encore il s’était plu à me raconter beaucoup de saintes histoires.

Les vêpres sonnèrent. La sœur me donna quantité de friandises enveloppées dans un cornet de papier. Je les mis dans ma poche avec beaucoup de plaisir. L’abbesse se leva et dit à ma mère :

« Ma chère dame, je considère votre fils comme mon élève. À partir d’aujourd’hui, je veux me charger de lui. »

L’émotion empêchait ma mère de parler ; elle baisa les mains de la princesse, en versant de chaudes larmes. Déjà nous étions sur le seuil de la porte, lorsque la princesse nous rejoignit. Elle me prit encore une fois dans ses bras, en ayant soin d’écarter la croix de diamants, et, me pressant sur sa poitrine, en pleurant si violemment que ses larmes brûlantes coulaient sur mon front, elle s’écria :

« Franciscus ! Reste pieux et bon ! »

Je fus touché jusqu’au fond de l’âme et, sans savoir vraiment pourquoi, je me mis aussi à pleurer.

Grâce à l’appui de la princesse, ma mère, qui demeurait dans une petite ferme non loin du cloître, vit son ménage prendre une meilleure tournure. Les soucis cessèrent, je fus mieux vêtu et je reçus les leçons d’un prêtre, que je servais comme enfant de chœur, lorsqu’il disait la messe à l’église du cloître.

Le souvenir de ce temps béni de mon heureuse jeunesse agit toujours sur moi comme un songe délicieux. Ah ! la patrie est loin, bien loin derrière moi. Elle est comme le pays lointain et magnifique où habite la joie pure de la candide innocence enfantine, mais, lorsque je regarde de son côté, je vois, béant devant moi, le gouffre qui m’en a séparé pour toujours. Plein d’un brûlant désir, je m’efforce de plus en plus de reconnaître les êtres aimés que j’aperçois sur l’autre bord et qui me semblent marcher sous l’éclat empourpré des feux de l’aurore. J’imagine entendre le son de leurs voix. Hélas ! y a-t-il donc un abîme que l’amour, de son aile puissante, ne puisse survoler ? Qu’est le temps ? Qu’est l’espace pour l’amour ? Ne vit-il pas dans la pensée et lui connaît-on des bornes ? Mais de sombres figures s’élèvent et se rapprochent, deviennent de plus en plus compactes et m’enferment dans un cercle qui se rétrécit sans cesse et me voile l’horizon. Elles montrent à mes sens troublés le tourment du présent ; et le désir lui-même, qui me remplissait d’une souffrance ineffable et délicieuse, se change en un supplice funeste et mortel.

Le prêtre était la bonté même ; il s’entendait à captiver mon esprit alerte et il savait conformer ses leçons à ma manière de penser. J’y trouvais du plaisir et je faisais de rapides progrès. J’aimais ma mère par-dessus tout, mais je vénérais la princesse comme une sainte, et c’était pour moi un jour solennel quand je pouvais la voir. Chaque fois, je me promettais de briller devant elle, en étalant de nouvelles connaissances ; mais, quand elle arrivait, quand elle me parlait avec bonté, alors j’étais à peine capable de proférer une parole ; je ne savais que l’écouter et la regarder. Chacun de ses mots restait, toute la journée, profondément gravé dans mon âme ; lorsque je lui avais parlé, je me trouvais dans une disposition singulière, qui avait quelque chose de grave, et son image m’accompagnait dans les promenades que j’accomplissais ensuite.

Une sensation ineffable faisait tressaillir mon être quand, debout près de l’autel, j’agitais l’encensoir. Alors les sons de l’orgue, se précipitant du haut du chœur et s’enflant toujours, comme un fleuve qui mugit, m’entraînaient avec eux ; puis, dans le chant de l’hymne, je reconnaissais la voix de l’abbesse qui descendait en moi comme un rayon de lumière et remplissait mon âme de l’idée la plus sacrée, de l’idée divine. Mais le jour le plus magnifique, dont je me réjouissais bien des semaines à l’avance, le jour auquel je ne pouvais jamais penser sans éprouver un ravissement intérieur, était celui de la fête de saint Bernard, patron des cisterciennes, que l’on célébrait de la façon la plus solennelle par de grandes cérémonies.

La veille de la fête, déjà, une foule de personnes affluaient de la ville voisine et des contrées environnantes et campaient sur la grande prairie émaillée de fleurs qui entoure le monastère ; de sorte que le joyeux tumulte durait la nuit et le jour. Je n’ai pas souvenir que, dans cette heureuse saison – la fête de saint Bernard tombe au mois d’août –, le temps ait jamais été défavorable à la fête. Ici, dans un mélange bariolé, on voyait de longues processions de pèlerins défiler avec recueillement en chantant des hymnes. Là déambulaient, en s’amusant, de jeunes villageois et des jeunes filles coquettement parées. Et puis, c’étaient des ecclésiastiques dans une pieuse contemplation, mains jointes et yeux levés au ciel.

Des familles de bourgeois, installées sur le gazon, ouvraient leurs paniers de vivres, pleins jusqu’aux bords, et commençaient leur repas. Les chants joyeux, les chansons pieuses, les soupirs fervents des pénitents, les éclats de rire, les plaintes, les cris de joie, les acclamations d’allégresse, les plaisanteries, la prière remplissaient les airs d’un concert étonnant et étourdissant.

Mais, au premier tintement de la cloche du cloître, le bruit cessait subitement ; aussi loin que la vue pouvait porter, on apercevait tout le monde à genoux, en rangs serrés, et seul le sourd murmure de la prière interrompait le silence sacré. Au dernier coup de cloche, la foule bigarrée se dispersait de nouveau, et les accents de joie, suspendus pendant quelques minutes seulement, recommençaient à éclater.

L’évêque lui-même, qui résidait à la ville voisine, venait, à la Saint-Bernard, célébrer la grand-messe à l’église du cloître, assisté par le clergé du chapitre. Et sur une tribune aménagée à côté du maître-autel et tendue de riches et rares hautes lices jouaient les musiciens de la chapelle épiscopale.

Ces impressions qui autrefois agitaient mon âme ne sont pas encore aujourd’hui éteintes : elles revivent dans toute la fraîcheur de la jeunesse quand je tourne ma pensée vers cet heureux temps trop tôt disparu ! J’ai conservé le vif souvenir d’un Gloria, que l’on exécutait plusieurs fois parce que cette composition, plus que toute autre, était aimée de la princesse. Lorsque l’évêque avait entonné le Gloria et que la voix puissante du chœur faisait retentir : Gloria in excelsis Deo ! il semblait que l’auréole de nuages qui couronnait le maître-autel allait s’entrouvrir ; l’on aurait pu croire que, par un divin miracle, l’image des chérubins et des séraphins devenait vivante, que leurs puissantes ailes remuaient et s’agitaient et qu’ils planaient çà et là, en chantant les louanges de Dieu, au son de leurs harpes merveilleuses.

Je tombais alors dans cette méditation rêveuse qui est le propre d’une piété enthousiaste, et des nuages éclatants de lumière m’emportaient très loin au pays natal. Dans la forêt embaumée retentissait la douce voix des anges ; le miraculeux enfant m’apparaissait comme sortant d’un buisson de lis et il me demandait en souriant :

« Où es-tu resté si longtemps, Franciscus ? J’ai de jolies fleurs multicolores en quantité ; je te les donnerai si tu ne me quittes plus et si tu m’aimes toujours. »

La grand-messe terminée, les nonnes faisaient une procession solennelle à travers le cloître et l’église. L’abbesse marchait en tête, parée de la mitre et tenant à la main une houlette d’argent. Quelle sainteté, quelle dignité, quelle grandeur surnaturelle brillait dans les yeux de l’admirable femme et guidait chacun de ses mouvements ! C’était l’Église triomphante elle-même, qui promettait aux fidèles grâces et bénédictions. J’aurais voulu me jeter devant elle dans la poussière quand, par hasard, son regard tombait sur moi.

À la fin de l’office divin, un repas était servi au clergé, ainsi qu’à la chapelle de l’évêque. Plusieurs amis du monastère, des membres du clergé, des marchands de la ville y participaient, et, comme le maître de chapelle m’avait pris en affection et aimait à s’occuper de moi, il m’était également permis d’y assister. Si, brûlant d’une sainte piété, je m’étais senti tout d’abord détourné de toute idée terrestre, à présent la vie joyeuse, avec ses images multiples, exerçait sur moi son influence. Toutes sortes de gais récits, de plaisanteries, de farces alternaient parmi les bruyants éclats de rire des invités, et les bouteilles se vidaient rapidement jusqu’à ce que vînt le soir et que les voitures fussent prêtes pour le retour.

J’avais seize ans lorsque le prêtre déclara que j’étais assez avancé pour commencer de plus hautes études théologiques au séminaire de la ville voisine. Je m’étais tout à fait décidé à embrasser l’état ecclésiastique, ce qui remplissait ma mère d’une joie profonde, car elle y voyait l’explication et l’accomplissement des mystérieux présages du pèlerin qui coïncidaient, en quelque sorte, avec la miraculeuse vision paternelle, dont jusqu’alors je n’avais pas eu connaissance.

Dans ma résolution, elle ne voyait tout d’abord qu’une chose : l’âme de mon père absoute et délivrée des tourments de la damnation éternelle. De son côté, la princesse, que jusqu’alors je n’avais vue qu’au parloir, approuvait hautement mon projet et renouvelait la promesse de m’accorder son aide complète jusqu’au moment où j’aurais obtenu une dignité dans les ordres.

Bien que la ville fût si peu éloignée que du cloître on en voyait les tours et que des citadins bons marcheurs fissent des environs du monastère le but de leurs promenades, il me fut, cependant, très pénible de prendre congé de ma chère mère, de l’excellente abbesse, que je vénérais du fond de mon cœur, et de mon bon maître.

Il est certain que chaque pas fait en dehors du cercle où vivent ceux que nous aimons paraît, à la douleur de la séparation, la distance la plus immense.

La princesse était particulièrement émue et sa voix tremblait de tristesse lorsqu’elle prononça les paroles onctueuses de l’exhortation. Elle me donna un charmant rosaire et un petit livre de prières orné d’images élégamment enluminées. Puis elle me remit une lettre de recommandation pour le prieur du couvent des capucins de la ville, en me disant bien d’aller lui rendre visite, car il m’aiderait activement de ses conseils et de sa personne.

Il ne serait certainement pas facile de trouver une contrée plus agréable que celle où est situé le couvent des capucins, à quelques pas de la ville. Le superbe jardin, avec sa vue sur les montagnes, me paraissait briller d’une beauté plus grande chaque fois que j’en parcourais les longues allées ; et tantôt je m’arrêtais devant ce magnifique bouquet d’arbres, tantôt devant cet autre, plus admirable encore. C’est justement dans ce jardin que je rencontrai le prieur Léonard, la première fois que je vins au cloître, pour lui remettre le mot de recommandation de la princesse.

La bienveillance naturelle du prieur s’affirma plus grande encore lorsqu’il lut la lettre ; il me dit alors de cette excellente dame, qu’il avait connue autrefois à Rome, des choses si charmantes qu’il me conquit entièrement dès ce premier moment. Il était entouré des frères et l’on voyait vite tout le caractère de ses relations avec eux ; l’on avait aussitôt une idée complète de l’organisation et des mœurs monacales. Le calme et la gaieté d’esprit qui se dégageaient nettement de sa personne se répandaient sur tous les moines. Nulle part on n’apercevait l’indice d’un mécontentement, ou bien une marque de cette réserve hostile qui vous dévore intérieurement et qui se lit bien souvent sur le visage des cloîtrés. Malgré la sévérité de la règle, les exercices spirituels, pour le prieur Léonard, étaient plutôt le besoin d’un esprit tourné vers le ciel qu’une pénitence ascétique en vue de l’absolution du péché attaché à la nature humaine. Il savait si bien allumer chez les frères le sentiment de la piété que toutes les obligations de la règle s’accomplissaient au milieu d’une gaieté, d’une égalité d’humeur, qui témoignaient d’un sentiment supérieur aux étroites bornes terrestres. Léonard avait même su établir adroitement avec le monde des rapports qui ne pouvaient être que très favorables aux frères eux-mêmes.

La haute réputation du couvent y faisait abonder de riches cadeaux qui permettaient d’accueillir au réfectoire, à de certains jours, les amis et les protecteurs de la maison. On dressait alors au milieu de la salle à manger une table immense, au bout de laquelle le prieur Léonard venait s’asseoir avec les hôtes. Les frères restaient à la leur, toute étroite et placée le long du mur, et ils se servaient de la vaisselle rudimentaire ordonnée par la règle, tandis qu’à la table des invités resplendissaient la porcelaine et le cristal. Le cuisinier du cloître s’entendait admirablement à préparer certains plats friands qui plaisaient beaucoup aux hôtes. Ceux-ci se chargeaient de faire venir le vin. Ces repas pris chez les capucins offraient ainsi un agréable et heureux mélange du profane et du religieux dont les résultats ne pouvaient qu’être utiles aux uns et aux autres.

Mais le prieur, par ses connaissances scientifiques et théologiques, s’élevait beaucoup au-dessus de tous. Outre qu’on le regardait en théologie comme un homme du plus haut savoir, il pouvait traiter facilement et à fond les questions les plus abstraites et les professeurs du séminaire venaient chercher souvent auprès de lui des leçons et des conseils. Il était aussi beaucoup plus fait pour le monde qu’on ne l’eût cru d’un religieux. Il parlait le français et l’italien avec facilité et élégance et son adresse particulière lui avait valu autrefois d’être employé à des missions importantes. Lorsque je le connus, il était déjà très âgé ; mais, tandis que ses cheveux blancs accusaient sa vieillesse, ses yeux brillaient encore du feu de la jeunesse et le bienveillant sourire suspendu à ses lèvres faisait ressortir avec plus de force sa satisfaction intérieure et le calme de son esprit. La même grâce qui ornait ses paroles s’affirmait dans chacun de ses mouvements et même l’ingrat costume de l’ordre s’adaptait admirablement aux formes élégantes de son corps.

Il ne se trouvait personne parmi les frères qui ne fût entré dans le cloître de sa propre volonté, ou même qui n’eût obéi, en y entrant, aux exigences d’une vocation intime ; mais le malheureux qui eût cherché là un port pour échapper à l’anéantissement du désespoir, le frère Léonard l’aurait bientôt consolé. Sa présence eût été la courte transition qui conduit au repos ; et, réconcilié avec le monde, sans attacher d’importance à ses frivolités, il se serait élevé au-dessus du tourbillon terrestre, tout en vivant sur la terre. Léonard avait emprunté ces tendances extraordinaires à l’Italie, où le culte et toute la conception de la vie religieuse n’ont pas la même austérité que dans l’Allemagne catholique. Ainsi, de même que l’on a conservé les anciennes formes dans l’architecture des églises, de même un rayon du temps heureux et plein de vie que fut l’Antiquité semble avoir pénétré dans la mystique obscurité du christianisme et y avoir jeté un reflet de l’éclat merveilleux qui entourait autrefois les héros et les dieux.

Léonard me prit en amitié ; il m’apprit le français et l’italien ; mais il formait surtout mon esprit par sa conversation et par les livres variés qu’il me mettait entre les mains. Je passais au cloître des capucins presque tout le temps que me laissaient mes études au séminaire et de plus en plus je sentais croître en moi le désir de prendre l’habit religieux. J’en fis part au prieur. Sans cependant me détourner de ce dessein, il me conseilla d’attendre au moins encore quelques années et, entre-temps, d’ouvrir les yeux sur le monde un peu plus que je ne l’avais fait jusqu’alors.

Bien que j’eusse d’assez nombreuses relations, que je devais principalement au maître de chapelle de l’évêque, dont j’étais l’élève, je me trouvais désagréablement gêné chaque fois que j’étais en société, surtout lorsqu’il y avait des femmes. Cet embarras et principalement le penchant pour la vie contemplative qui était en moi semblaient me prédestiner au cloître.

Un jour, le prieur m’avait raconté bien des choses remarquables de la vie profane. Il était entré dans les sujets les plus délicats, qu’il traitait avec son étonnante facilité et son heureux choix d’expressions habituel, de sorte qu’en évitant tout ce qui pouvait choquer même légèrement il savait toujours frapper juste ; enfin il me prit la main, me regarda bien dans les yeux et me demanda si j’avais conservé mon innocence.

Je sentis le rouge me monter au visage, car, au moment même où Léonard m’interrogeait d’une manière si insidieuse, je voyais se dresser devant moi, sous les plus vives couleurs, une image qui m’avait quitté depuis longtemps.

Le maître de chapelle avait une sœur dont on ne pouvait pas dire précisément qu’elle était belle, mais qui, dans tout l’éclat de sa jeunesse, était infiniment attrayante. Elle était surtout admirablement faite ; elle avait les plus beaux bras et, pour la forme et la blancheur, le plus beau sein qu’on pût imaginer.

Un jour que je m’étais rendu, pour prendre ma leçon, chez le maître de chapelle, je surpris sa sœur dans un léger costume du matin, la gorge presque entièrement nue. Elle la couvrit précipitamment, mais mes regards avides en avaient déjà trop vu. Je ne pus prononcer un seul mot, des sentiments inconnus s’agitaient tumultueusement en moi, et mon sang bouillonnait avec tant de force dans mes veines que l’on aurait pu entendre battre mon pouls. Ma poitrine était convulsivement oppressée et semblait près d’éclater ; la respiration me revint enfin avec un léger soupir. Mais, lorsque la jeune fille accourut au-devant de moi, tout à fait ingénument, et me prit la main en me demandant ce que j’avais, mon mal redevint plus violent ; heureusement le maître de chapelle entra et me délivra de mon supplice.

Jamais comme ce jour je n’avais joué faux sur mon instrument, jamais je n’avais autant détonné, en chantant. J’eus assez de piété pour considérer ensuite toute cette aventure comme une tentation du Diable, et, au bout de peu de temps, je me félicitais d’avoir vaincu l’esprit malin grâce aux exercices ascétiques que j’entrepris.

Et maintenant, à la question captieuse du prieur, je voyais subitement devant moi le sein découvert de la sœur du maître de chapelle ; je sentais le souffle brûlant de son haleine, la pression de sa main ; mon trouble croissait à chaque instant.

Léonard me regarda avec un sourire ironique, qui me fit trembler ; je ne pus supporter son regard et je baissai les yeux. Il frappa doucement sur ma joue enflammée et me dit :

« Je vois, mon fils, que vous m’avez compris et que tout va bien pour vous. Que Dieu vous préserve des tentations du monde ! Les jouissances qu’il offre sont de courte durée et l’on pourrait dire qu’une malédiction repose sur elles, puisqu’elles font succéder au principe le plus exquis de l’esprit humain un indicible dégoût, un relâchement complet, une funeste indifférence pour tout ce qui est grand et beau. »

Malgré tous mes efforts pour oublier la question du prieur et l’image qu’elle avait évoquée, je ne pus y réussir. Et, bien que j’eusse naguère supporté en gardant toute mon ingénuité la présence de cette jeune fille, je redoutais maintenant plus que jamais de la voir, puisque son seul souvenir me causait une oppression, un état d’agitation, qui me semblait d’autant plus dangereux qu’en même temps s’éveillait en moi un désir inconnu, et avec ce désir une convoitise, probablement compagne du péché.

Je ne devais pas tarder à sortir de cet état d’indécision. Un soir, le maître de chapelle m’avait, comme il le faisait souvent, invité à un petit concert, qu’il organisait avec quelques-uns de ses amis. Sa sœur était là, ainsi que plusieurs dames, ce qui ne fit qu’accroître mon embarras, puisque déjà sa seule présence me coupait la respiration. Sa toilette était ravissante, elle me parut plus belle que jamais. Une force invisible semblait m’attirer vers elle et c’est ainsi que, sans m’en rendre compte, je me trouvais toujours à ses côtés. Je recueillais avidement chacun de ses regards, chacune de ses paroles, et je me serrais même près d’elle afin qu’au moins sa robe pût me frôler, ce qui me remplissait de désirs jusque-là ignorés. Elle parut s’en apercevoir et y prendre plaisir. Quelquefois, il me semblait que, dans ma fougue amoureuse, j’allais l’attirer brusquement à moi et la presser ardemment sur mon cœur.

Elle était restée longtemps au piano ; elle se leva enfin, laissant sur la chaise un de ses gants ; je m’en saisis et, dans ma folie, je le portai violemment à mes lèvres. Une des dames s’en aperçut, elle s’avança vers la sœur du maître de chapelle et lui chuchota quelques mots à l’oreille ; puis toutes les deux me regardèrent en riant ironiquement sous cape. Je fus comme anéanti ; un frisson glacé traversa mon corps. Sans savoir ce que je faisais, je me précipitai vers le séminaire et je m’enfermai dans ma cellule. Là, je me jetai à terre, en proie à un désespoir fou ; des larmes brûlantes jaillissaient de mes yeux ; je maudissais la jeune fille et moi-même, et puis je priais et riais tour à tour, comme un insensé. Partout autour de moi retentissaient des voix moqueuses et railleuses ; j’étais dans un état effrayant.

C’est seulement lorsqu’il fit jour que je devins plus calme, mais j’étais fermement décidé à ne plus jamais la revoir, et surtout à renoncer au monde. Je sentais en moi, plus nettement que jamais, la vocation pour la vie retirée qui est celle du cloître, et dont aucune tentation ne pourrait plus me détourner. Aussitôt que je pus quitter mes études ordinaires, je courus trouver le prieur du couvent des capucins et je lui dis combien j’étais décidé à commencer mon noviciat. J’ajoutai que j’en avais averti ma mère et la princesse.

Léonard parut étonné de mon zèle subit et, sans trop chercher à approfondir la chose, il essaya pourtant de savoir, en s’y prenant de différentes façons, ce qui pouvait bien avoir causé en moi cette insistance soudaine à être initié, car il devinait bien qu’un événement particulier devait avoir influé sur moi. Un sentiment de honte insurmontable fit que je lui cachai la vérité.

Par contre, je lui racontai, avec le feu d’une exaltation qui n’était pas encore éteinte en moi, les aventures singulières de mon enfance, qui toutes semblaient indiquer que j’étais destiné à la vie du cloître. Léonard m’écouta tranquillement et, sans élever, à proprement parler, des doutes sur mes visions, il ne parut pourtant pas y attacher une grande importance. Il déclara plutôt que cela ne militait que très peu en faveur de la pureté de ma vocation, car il pouvait justement y avoir là une illusion.

Léonard n’aimait d’ailleurs pas à parler des apparitions de saints ni même des miracles des premiers apôtres chrétiens, et il y avait des moments où j’étais tenté de l’accuser de douter secrètement. Je me hasardai, un jour, pour l’obliger à répondre d’une façon positive, à lui parler des contempteurs de la foi catholique et à blâmer les personnes qui, dans leur puéril orgueil, insultent du nom impie de superstition ce qui dépasse leur intelligence. Léonard me dit en souriant doucement :

« Mon fils, la superstition poussée à l’excès est de l’incroyance. »

Et il amena la conversation sur des choses étrangères et sans intérêt.

Plus tard seulement, il me fut donné d’entrer dans ses pensées magnifiques sur la partie mystique de notre religion qui touche au rapport mystérieux de notre principe spirituel avec un être suprême. Je dus m’avouer qu’il avait raison de réserver pour une consécration plus haute de ses élèves toute la sublimité qui émanait de son cœur.

Ma mère m’écrivit qu’elle avait depuis longtemps pressenti que l’état séculier ne me suffirait pas, mais que je choisirais la vie monastique. Le vieux pèlerin du Saint-Tilleul lui était apparu le jour de la Saint-Médard. Il me tenait par la main et je portais le costume de capucin. La princesse aussi approuva fort ma résolution. Je les vis l’une et l’autre encore une fois avant ma prise d’habit, qui arriva bientôt, car, conformément au désir que j’avais exprimé, on me fit remise de la moitié du temps du noviciat. En raison de la vision de ma mère, je pris le nom de frère Médard.

Les rapports des frères entre eux, la règle intérieure concernant les exercices de piété, et tout le genre de vie du cloître furent ce qu’ils m’étaient apparus au premier coup d’œil. Le repos du cœur, qui régnait partout, répandait en mon âme, tel un songe heureux du temps de ma prime enfance, une paix céleste, qui m’enveloppait comme au cloître du Saint-Tilleul.

Pendant l’acte solennel de ma prise d’habit, j’aperçus parmi les spectateurs la sœur du maître de chapelle ; elle avait l’air toute triste et je crus voir briller des larmes dans ses yeux. Mais le temps de la tentation était passé et peut-être fut-ce un mouvement d’insolent orgueil à propos d’une victoire si facilement remportée qui m’arracha un sourire remarqué par frère Cyrille, marchant à mon côté.

« De quoi peux-tu te réjouir ainsi, mon frère ? demanda Cyrille.

– Ne dois-je pas être joyeux, lui répondis-je, en renonçant au monde méprisable et à ses vanités ? »

Et, cependant, je le confesse, au moment où je prononçais ces paroles, un sentiment secret fit tressaillir subitement tout mon être et me convainquit de mensonge. Pourtant, ce fut la dernière atteinte des passions terrestres, à laquelle succéda le calme de l’esprit. Plût à Dieu qu’il ne m’eût jamais quitté ! Mais le pouvoir du Malin est grand !… Qui peut se fier à la force de ses armes et à sa vigilance quand vous guettent les puissances souterraines ?

J’étais au cloître depuis cinq ans déjà, quand, sur l’ordre du prieur, frère Cyrille, devenu vieux et faible, dut m’abandonner la surveillance de la salle des reliques et de ses richesses. Il y avait là toutes sortes d’ossements de saints, des morceaux de la croix du Sauveur et d’autres objets vénérés, conservés dans de belles châsses de verre et qui étaient exposés, certains jours, pour l’édification du peuple. Frère Cyrille me donnait des explications sur chaque relique, sur son authenticité et sur les miracles qui lui étaient attribués. Au point de vue de la culture spirituelle, on pouvait le placer sur le même plan que le prieur ; j’avais d’autant moins d’hésitation à exprimer ce que mes lèvres ne pouvaient retenir.

« Cher frère Cyrille, ces objets sont-ils bien réellement et véritablement ce que l’on prétend ? Une fourbe avidité ne peut-elle pas avoir poussé certains hommes à substituer ici maintes choses fausses, qui passent à présent pour de vraies reliques de tel ou tel saint ? Par exemple, il y a quelque part un cloître qui possède la croix tout entière de notre Sauveur, et pourtant l’on en montre partout tant de morceaux que l’on pourrait en chauffer notre cloître pendant tout un hiver, pour répéter la plaisanterie, sans doute impie, de l’un de nos frères.

– Il ne nous convient certainement pas, répondit Cyrille, de soumettre ces choses à un pareil examen, mais, franchement, je pense que, malgré les preuves fournies, bien peu d’entre elles sont réellement ce pour quoi on les donne. Mais peu importe, selon moi. Écoute, frère Médard, ce que nous pensons, le prieur et moi, à ce sujet, et tu y découvriras pour notre religion une nouvelle gloire. Notre Église n’est-elle pas admirable, cher frère, quand elle s’efforce de saisir tous les fils secrets qui lient le naturel au surnaturel ; quand elle surexcite notre corps terrestre au point que son origine spirituelle ressort ainsi que sa parenté intime avec ce miraculeux, dont la force, comme un souffle brûlant, pénètre la nature entière, tandis que nous frappe, comme un battement d’ailes séraphiques, le pressentiment de cette vie plus haute, dont nous portons le germe en nous ?

« Qu’est-ce que ce morceau de bois, ces ossements, ces guenilles, dont on dit qu’ils ont appartenu à la croix du Christ, au corps, au vêtement d’un saint ? Mais le croyant qui, sans approfondir, y concentre toute son âme, éprouve bientôt un enthousiasme supraterrestre, qui lui ouvre le royaume de la félicité, dont il n’a ici-bas qu’un pressentiment. Ainsi se trouve éveillée l’influence spirituelle du saint à laquelle les prétendues reliques ont donné l’impulsion ; et l’homme peut recevoir sa force et sa foi de l’esprit supérieur, qu’il appelait du plus profond de son âme pour le consoler et l’assister. Oui, l’éveil de cette force spirituelle supérieure pourra même vaincre la souffrance du corps ; de là vient que ces reliques accomplissent des miracles qui, se répétant si souvent sous les yeux de la foule assemblée, ne peuvent plus être niés. »

Je me souvins instantanément de certaines allusions du prieur qui coïncidaient entièrement avec les paroles de frère Cyrille et je considérai désormais les reliques, qui ne m’étaient apparues autrefois que comme des hochets religieux, avec une véritable vénération et une profonde piété.

Frère Cyrille s’aperçut de l’effet de ses paroles ; avec un zèle accru et un sentiment de cordialité qui allait droit à l’âme, il continua à me donner des explications sur les reliques, pièce par pièce. Enfin il tira une petite cassette d’une armoire soigneusement fermée et me dit :

« Dans ce coffret, cher frère Médard, se trouve la relique la plus extraordinaire, la plus mystérieuse que possède notre cloître. Depuis si longtemps que je suis ici, personne d’autre encore que le prieur et moi n’a eu la cassette entre ses mains. Les autres frères eux-mêmes, et bien plus encore les étrangers, ignorent tout de son existence. Je ne peux la toucher sans ressentir un secret effroi. Il me semble qu’elle contienne un charme dangereux, qui, s’il arrivait à vaincre la force qui le tient enfermé et le rend sans effet, pourrait amener la perte, la fin impie de tous ceux qu’il atteindrait. Ce qu’il y a là-dedans provient directement du Malin, au temps où il pouvait encore, sous forme visible, attaquer le salut des hommes. »

Je regardai frère Cyrille avec le plus grand étonnement ; sans me donner le temps de répondre, il continua :

« Je préfère, frère Médard, dans cette affaire mystique au plus haut point, m’abstenir entièrement d’exprimer une opinion quelconque ou de le donner telle ou telle explication qui m’est venue à l’esprit. Je te conterai plutôt fidèlement ce que disent de cette relique les documents existants. Tu les trouveras dans cette armoire où tu pourras les consulter toi-même.

« Tu connais assez la vie de saint Antoine ; tu sais que, pour s’éloigner de tout ce qui était terrestre, pour tourner entièrement son esprit vers les choses divines, il se retira dans le désert et consacra sa vie aux plus rigides exercices de pénitence et de piété. Le tentateur le poursuivit et se montra souvent sur sa route pour le troubler dans ses pieuses méditations. Or, un jour, il arriva que saint Antoine aperçut, dans le crépuscule du soir, une forme sombre qui s’avançait vers lui. Lorsqu’elle fut proche, il remarqua, à son grand étonnement, des goulots de bouteille sortant par les trous du manteau que portait l’apparition. C’était le démon qui, dans ce singulier accoutrement, lui sourit ironiquement et lui demanda s’il ne voulait pas goûter des élixirs qu’il avait dans ses bouteilles. Saint Antoine, que cette audace ne troublait en rien – car le démon, devenu impuissant et sans force, n’était plus capable de l’attaquer de quelque façon que ce fût et ne pouvait plus se livrer qu’à des propos railleurs, lui demanda pourquoi il portait tant de flacons et de cette manière.

« “Voici, lui répondit le démon. Quand un homme me rencontre, il me regarde étonné, puis il ne peut s’empêcher de me questionner sur mes breuvages et d’y goûter par convoitise. Parmi tant d’élixirs, il s’en trouve bien un qui flatte son goût : il boit toute la bouteille, s’enivre et se donne à moi et à mon empire. ”

« Voilà ce qu’on trouve dans toutes les légendes, mais les documents particuliers que nous possédons sur la vision de saint Antoine en disent plus : ils ajoutent que le tentateur laissa en s’en allant quelques-unes de ses bouteilles sur le gazon. Saint Antoine les emporta vivement dans sa grotte et les cacha, de crainte qu’un voyageur, égaré dans cette solitude, un de ses disciples peut-être, ne goûtât aux terribles liqueurs et ne se perdît éternellement.

« Un jour, par hasard, dit encore le document, saint Antoine avait débouché une de ces bouteilles et il s’en était dégagé une vapeur étourdissante. Alors, toutes sortes de fantômes venus de l’enfer, horribles et jetant le trouble dans ses sens, s’étaient mis à flotter autour de lui. Ils avaient tenté de le séduire par toutes sortes de tours, mais lui, grâce à un jeûne sévère et à une prière continuelle, avait réussi à les chasser. Eh bien ! dans le coffret, il y ajustement une de ces bouteilles remplies d’élixir du Diable. Et les documents attestant que la bouteille a vraiment été trouvée parmi les objets ayant appartenu au saint après sa mort sont si positifs et si authentiques, ceux-là, tout au moins, qu’il n’est guère possible d’en douter. D’ailleurs, je peux t’assurer, mon cher Médard, que chaque fois qu’il m’arrive de toucher à la fiole ou seulement au coffret dans lequel elle est enfermée, je me sens saisi d’une indicible frayeur secrète ; je vais alors jusqu’à m’imaginer que je respire comme un parfum étrange qui m’étourdit et en même temps il se produit en moi un trouble de l’esprit qui me distrait même dans mes dévotions. Toutefois, par la prière continuelle, je triomphe de cette pernicieuse disposition de l’âme, qui, même si je voulais écouter l’influence immédiate du Malin, ne peut manifestement provenir que de quelque force ennemie. Quant à toi, mon cher Médard, qui es encore si jeune, toi qui vois avec des couleurs plus brillantes et plus vives tout ce que peut enfanter ton imagination influencée par une force inconnue ; toi qui, comme un guerrier brave, mais sans expérience, es prêt au combat et peut-être même, confiant en ta force, assez audacieux pour oser l’impossible, je te conseille de ne jamais ouvrir ce coffret, ou tout au moins de ne le faire que dans bien des années. Et pour que ta curiosité ne soit pas tentée, éloigne-le de tes yeux. »

Frère Cyrille renferma le mystérieux coffret dans l’armoire où il l’avait pris et il me remit le trousseau de clefs, y compris celle de l’armoire. Tout ce récit avait fait sur moi une impression particulière ; mais plus je sentais germer en moi le désir secret de regarder l’étonnante relique, plus je faisais d’efforts pour l’écarter en pensant à l’avertissement de frère Cyrille. Lorsque je fus seul, je regardai encore une fois les saints objets qui m’avaient été confiés ; puis je détachai du trousseau la petite clef de la dangereuse armoire et je la cachai au milieu de mes papiers, dans mon pupitre.

Parmi les professeurs du séminaire, il y avait un excellent orateur. Chaque fois qu’il parlait, l’église regorgeait de monde. Le torrent de ses paroles enflammées entraînait irrésistiblement et allumait dans les cœurs la plus fervente piété. Ses discours magnifiques et enthousiastes me pénétraient aussi jusqu’au fond de l’être. Mais en même temps que je déclarais heureux cet homme hautement doué, il me semblait sentir en moi une force secrète qui me stimulait fortement à rivaliser avec lui. Lorsque je venais de l’entendre, je me mettais à prêcher dans ma cellule, m’abandonnant à l’enthousiasme du moment, jusqu’à ce que je fusse parvenu à fixer mes idées et mes paroles et à les écrire.

Le frère qui prêchait ordinairement au cloître faiblissait visiblement ; ses discours, semblables à un ruisseau à demi tari, coulaient lents et monotones ; et la langue – d’une lourdeur extraordinaire provenant du manque d’idées et de mots, car il parlait sans canevas – rendait ses prêches insupportablement longs ; de sorte que déjà avant l’amen, la plus grande partie des assistants s’étaient doucement endormis, comme bercés par le tic-tac insignifiant et monotone d’un moulin, et ne pouvaient être réveillés que par l’éclat de l’orgue. Le prieur Léonard était, il est vrai, un orateur tout à fait remarquable ; mais il craignait de prêcher, à cause de son grand âge, et, à part lui, personne au cloître n’était capable de prendre la place du frère dont le talent avait faibli.

Léonard me parla de ce fait fâcheux, qui écartait de l’église un grand nombre de fidèles ; je pris courage et lui dis que déjà au séminaire je m’étais senti une secrète vocation pour la chaire et que j’avais composé plus d’un prêche. Il me demanda à les voir et en fut si satisfait qu’il insista pour qu’à la prochaine fête en l’honneur d’un saint je fisse l’essai d’un de mes sermons. À l’entendre, je devais réussir, car la nature m’avait pourvu de tout ce qu’il faut pour faire un bon prédicateur : des manières gracieuses, une figure expressive, un organe sonore. Pour les gestes et le maintien, Léonard se chargea lui-même de m’instruire. Le jour de la fête arriva. L’église était plus remplie que d’ordinaire et je montai en chaire non sans être en proie à une agitation secrète.

Au commencement, je suivis fidèlement mon manuscrit, et Léonard me dit plus tard que ma voix avait tremblé – ce que l’on avait précisément attribué aux pieuses et mélancoliques méditations du début de mon prêche, mais ce qui aussi avait passé auprès du plus grand nombre pour un art oratoire particulièrement efficace. Bientôt il me sembla que la brûlante étincelle de l’enthousiasme céleste me pénétrait de ses rayons ; je ne pensai plus au manuscrit et m’abandonnai entièrement aux inspirations du moment. Je sentais tout mon sang brûler et pétiller dans mes veines ; j’entendais tonner ma voix sous la voûte ; je voyais ma tête dressée, mes bras étendus, comme baignés par l’éclat lumineux de l’inspiration. Je terminai mon discours par une sentence dans laquelle je concentrai, comme dans un foyer brûlant, tout ce que j’avais annoncé de saint et de sublime.

L’impression fut tout à fait extraordinaire, tout à fait inouïe. Des pleurs violents, des exclamations du ravissement le plus pieux échappées des lèvres involontairement, des prières dites à haute voix faisaient écho à mes paroles. Les frères me témoignèrent une grande admiration. Léonard m’embrassa. Il m’appelait l’orgueil du cloître.

Ma réputation s’étendit rapidement, et, pour entendre le frère Médard, la société la plus haute et la plus cultivée de la ville se pressait dans l’église du cloître, devenue trop petite, une heure même avant le son de la cloche. Mon zèle et mon souci de joindre au feu de la parole la forme et la grâce grandirent avec l’admiration dont j’étais l’objet. Je réussis à captiver de plus en plus mes auditeurs, et la vénération qui s’attachait partout à ma présence et à mes pas en vint à revêtir la forme d’un culte. Une folie religieuse s’était emparée de la ville. À la moindre occasion et même pendant les jours de la semaine, la foule affluait vers le cloître pour voir et entendre frère Médard.

Alors germa en moi la pensée que j’étais un élu du ciel. Les mystérieuses circonstances de ma naissance, dans un lieu saint, pour absoudre mon père criminel, les aventures singulières de mon jeune âge, tout semblait indiquer que mon esprit, en contact immédiat avec Dieu, s’élevait déjà ici-bas au-dessus du terrestre ; que je n’appartenais pas au monde des hommes, mais que j’étais sur terre pour leur apporter la consolation et le salut. J’avais la persuasion que le vieux pèlerin du Saint-Tilleul était saint Joseph, et le miraculeux enfant, le petit Jésus lui-même, qui avait salué en moi le saint prédestiné. Mais plus cette idée s’éveillait en mon âme, plus mon entourage me devenait pénible et accablant.

Ce calme, cette gaieté d’esprit qui étaient en moi naguère avaient fui mon âme. Les marques d’affection des frères, l’amitié du prieur éveillaient même en mon cœur une colère hostile. Ils auraient dû reconnaître en moi le saint qui s’élevait bien haut au-dessus d’eux, se jeter à genoux dans la poussière et implorer mon intercession devant le trône du Seigneur. J’intercalais même dans mes discours certaines allusions à un temps de miracles qui commençait à poindre, comme les faibles rayons d’une aurore prochaine, et amenait avec lui, sur terre, pour la consolation des fidèles, un élu de Dieu. J’enveloppais ma mission imaginaire d’images mystiques, qui exerçaient sur la foule un charme d’autant plus étrange qu’elles étaient moins comprises.

Léonard devenait visiblement plus réservé à mon égard et il évitait de me parler sans témoin, mais finalement, un jour que nous nous promenions dans le jardin du cloître, où, par hasard, les autres frères nous avaient laissés seuls, il éclata :

« Je ne peux pas te cacher, frère Médard, me dit-il, que depuis quelque temps toute ta conduite provoque en moi le mécontentement. Il y a dans ton âme quelque chose qui te détourne d’une vie simple et pieuse. Tes discours sont pleins d’une obscurité menaçante, d’où, cependant, hésitent encore à sortir des choses qui nous diviseraient à jamais. Permets-moi de te parler à cœur ouvert. Tu portes en ce moment la peine de notre péché originel, qui ouvre, à chaque élévation puissante et sublime de notre esprit, les barrières de la perdition, où l’étourderie ne nous égare que trop facilement. Les applaudissements, disons plus, l’admiration idolâtre dont tu es l’objet de la part d’un peuple léger, toujours à la recherche d’excitations, t’ont aveuglé au point que tu te vois à présent sous une image qui n’est pas la tienne, qui est purement trompeuse et qui t’entraîne dans l’abîme funeste. Rentre en toi, Médard, renonce à l’illusion qui t’égare et que je crois connaître. Déjà le calme de l’âme, sans lequel il n’est pas de salut ici-bas, a fui loin de toi. Écoute mon avertissement ; évite l’Ennemi, qui te tend ses pièges. Redeviens le brave adolescent que j’aimais de toute mon âme. »

Les larmes ruisselaient des yeux du prieur, tandis qu’il parlait. Il avait pris ma main dans la sienne, il la laissa retomber et s’éloigna rapidement sans attendre ma réponse. Mais ses paroles m’avaient pénétré comme des paroles ennemies. Il s’était aperçu du succès, de l’admiration élevée que je devais à mes dons extraordinaires, et il était clair pour moi que seule une jalousie mesquine avait engendré ce déplaisir qu’il me manifestait sans déguisement. Lorsque, plus tard, tous les moines furent réunis, je restai sans mot dire, plongé dans mes réflexions et en proie à une rancune secrète. Tout imbu de l’être nouveau que j’étais à mes yeux, je méditais, jour et nuit, sur la façon d’exprimer en mots magnifiques tout ce qui germait en moi. Plus je m’éloignais maintenant de Léonard et des autres frères, plus solides étaient les liens avec lesquels je savais attirer le peuple à moi.

À la fête de saint Antoine, l’église fut tellement pleine que les portes durent rester grandes ouvertes pour permettre à la foule affluant toujours de m’entendre également du dehors. Jamais je ne m’étais exprimé avec tant de force, de feu et de persuasion. Je racontai plusieurs épisodes de la vie du saint, auxquels je liais de profondes considérations sur la vie. Je parlai des tentations du Diable, à qui le péché originel a donné le pouvoir de séduire les hommes ; involontairement le flot du discours m’entraîna à raconter la légende des élixirs que je voulais représenter comme une ingénieuse allégorie. Alors, mon regard errant dans l’église tomba sur un homme grand et maigre qui, monté sur un banc et appuyé contre un pilier d’angle, me faisait face obliquement. Un manteau d’un violet foncé recouvrait ses épaules d’une façon bizarre et ses deux bras croisés se trouvaient enveloppés dans les plis du manteau. Son visage était pâle, mais le regard fixe que jetaient ses deux grands yeux noirs me pénétra la poitrine, comme un coup de poignard brûlant. Un secret effroi me fit frissonner ; rapidement je détournai les yeux, et, rassemblant mes forces, je continuai mon discours. Mais, comme sous l’influence magique d’un pouvoir singulier, sans cesse j’étais obligé de regarder l’homme, et toujours il était là, raide et immobile, son regard de spectre dirigé sur moi. Son haut front plissé, sa bouche pincée décelaient comme une moquerie amère, une haine méprisante. Toute sa personne avait quelque chose d’affreux, d’effrayant. C’était le peintre inconnu, le peintre du Saint-Tilleul lui-même. Je me sentis comme étreint par une poigne terrible et glacée. L’angoisse faisait couler la sueur sur mon front ; mes périodes s’arrêtaient, mon prêche devenait de plus en plus embrouillé. Dans l’église, il se produisit un chuchotement, un murmure ; raide et immobile, appuyé contre le pilier, l’horrible étranger me regardait toujours fixement. Alors, mortellement angoissé et fou de désespoir, je me mis à crier :

« Ah ! scélérat ! va-t’en ! va-t’en ! Car c’est moi… c’est moi saint Antoine ! »

Lorsque je sortis de l’évanouissement dans lequel je m’étais effondré en lançant ces mots, je me trouvais sur ma couche. Frère Cyrille, assis à mon côté, me soignait et me consolait. La terrible figure de l’inconnu était encore là vivante devant mes yeux. Mais plus Cyrille, à qui je racontai tout, cherchait à me convaincre que ce n’était qu’un effet de mon imagination, excitée par l’ardeur et la véhémence de mon discours, plus je regrettais profondément ma conduite dans la chaire et me sentais honteux.

Les auditeurs pensaient, comme je l’appris ensuite, que j’avais été saisi soudainement d’un accès de démence, et ma dernière exclamation justifiait parfaitement cette supposition. J’étais anéanti, mon esprit était bouleversé. Enfermé dans ma cellule, je me soumis aux exercices de pénitence les plus sévères, et, par d’ardentes prières, je me fortifiai pour lutter contre le tentateur qui m’était apparu dans le lieu saint, ayant pris, par une ironie audacieuse, l’aspect du peintre pieux du Saint-Tilleul.

D’ailleurs, personne n’avait aperçu l’homme au manteau violet, et le prieur Léonard, avec sa bonté bien connue, s’empressa d’annoncer partout que ce n’était qu’une attaque de fièvre chaude, d’une violence extrême, qui m’avait subitement embrouillé dans mon discours.

Lorsque au bout de plusieurs semaines je repris la vie ordinaire du cloître, j’étais encore languissant et souffrant. J’essayai, cependant, de remonter en chaire ; mais, tourmenté par une frayeur secrète, poursuivi par la pâle et effrayante apparition, j’étais incapable d’enchaîner mon prêche et encore bien moins de m’abandonner comme naguère au feu de l’éloquence. Mes sermons devinrent raides ou hachés. Les auditeurs regrettèrent la perte de mon talent d’orateur et petit à petit ils s’éloignèrent. Le vieux prédicateur qui, à coup sûr, parlait maintenant mieux que moi, reprit son ancienne place.

Quelque temps après, il arriva qu’un jeune comte, accompagné de son intendant, avec lequel il voyageait, visita le cloître et désira en voir les nombreuses curiosités. Je dus lui ouvrir la chambre aux reliques. Nous y entrâmes, mais le prieur, qui était avec nous lorsque nous visitions le chœur et l’église, avait, à ce moment-là, été appelé ailleurs, de sorte que je restai seul avec les étrangers.

Je leur avais tout montré et expliqué pièce par pièce, quand les élégantes sculptures médiévales de la fameuse armoire contenant le coffret de l’élixir du Diable frappèrent le regard du comte. Bien que je n’eusse pas alors l’intention de leur dire ce qu’il y avait dans l’armoire, le comte et son intendant me le demandèrent avec tant d’insistance que je leur racontai la légende de saint Antoine et la perfidie du Diable. Je m’en tins fidèlement aux paroles de frère Cyrille, sur la fiole conservée comme relique. J’ajoutai même son avertissement concernant le danger qu’il y avait à ouvrir le coffret et à faire voir la bouteille.

Quoique le comte fût attaché à notre religion, il parut aussi peu enclin que l’intendant à croire à la vraisemblance de la légende sainte. Ils se répandirent tous deux en remarques spirituelles et en saillies sur le rôle comique du Diable portant, sous un manteau troué, les flacons tentateurs. Puis l’intendant prit une mine sérieuse et dit :

« Mon révérend, ne vous fâchez pas contre nous, légers hommes du monde. M. le comte et moi, soyez-en convaincu, nous honorons les saints comme des hommes remarquables, hautement inspirés par la religion, qui ont sacrifié au salut de leur âme aussi bien qu’au salut de l’humanité toutes les joies de la vie, la vie même parfois. Mais, pour ce qui a trait à des histoires comme celle que vous venez de nous raconter, nous ne voyons là qu’une ingénieuse allégorie imaginée par saint Antoine et qui, n’ayant pas été comprise, est devenue par la suite une aventure réelle. »

Tout en parlant, il avait ouvert le coffret, en en faisant glisser rapidement le couvercle à coulisse, et il en sortit une bouteille noire et d’une forme étrange. Il se répandit vraiment, comme le frère Cyrille me l’avait dit, un parfum très fort, qui, cependant, n’avait rien d’étourdissant ; il était, au contraire, d’un effet agréable et bienfaisant.

« Eh ! dit le comte, je parie que l’élixir du Diable n’est rien d’autre que du délicieux et véritable vin de Syracuse.

– Sans aucun doute, dit l’intendant, et, si la bouteille provient réellement de la succession de saint Antoine, alors, mon cher maître, vous êtes plus heureux que le roi de Naples, que la mauvaise habitude des Romains de ne pas boucher leur vin, mais de le conserver en versant dessus de l’huile goutte à goutte, priva du plaisir de goûter au vin de la Rome antique. Si celui-ci n’est pas, à beaucoup près, aussi vieux que l’autre, il est pourtant, certes, du plus vieux qu’il puisse y avoir ; pour cette raison, vous feriez bien d’employer la relique à votre usage et de la siroter avec confiance.

– Certainement, dit le comte.

– Et cet antique syracuse, mon cher maître, ferait couler dans vos veines une force nouvelle et chasserait la maladie qui semble vous tourmenter. »

L’intendant prit dans sa poche un tire-bouchon et, malgré mes protestations, il déboucha le flacon.