Les femmes aiment-elles la guerre? - Anne Morelli - E-Book

Les femmes aiment-elles la guerre? E-Book

Anne Morelli

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Beschreibung

Un livre qui repense intelligemment et minutieusement le lien entre les femmes, la guerre et la paix.

En mettant en lumière les multiples manières de penser le lien entre femmes, guerre et paix, ce livre permet d’interroger davantage le rôle des femmes et les rapports de genre à l’œuvre dans nos sociétés.

Découvrez cette étude de genres qui interroge le rôle des femmes, leur importance dans l'histoire des guerres et les rapports de genre à l'oeuvre dans nos sociétés.

EXTRAIT

Ces femmes soldates, parfois aviatrices d’élite, ont-elles vécu leur situation comme caractéristique d’une avant-garde émancipée ou comme une violence imposée ? Dans les années 1970, Svetlana Alexievitch, qui recevra le prix Nobel de littérature en 2015, commença à enregistrer des récits de femmes qui avaient combattu pendant la seconde guerre mondiale : ils sont à l’origine de la publication en russe de son premier livre, La guerre n’a pas un visage de femme, en 1985. La gestion patriarcale de la mémoire avait mis de côté le million deux cent mille femmes soviétiques enrôlées dans l’Armée rouge, et les femmes innombrables qui avaient combattu dans les formations de partisans. La guerre avait bien eu « un visage de femme » car les jeunes femmes soviétiques s’étaient précipitées spontanément pour s’engager afin de remplacer les hommes fauchés par les Allemands. Mais, en général, elles avaient été marquées plus douloureusement que les hommes par « cette difficulté de tuer avec des mains de jeune fille ». Contrairement aux hommes, elles n’avaient pas intériorisé des modèles héroïques susceptibles de les guider dans ce rôle nouveau et portaient le poids d’une impréparation culturelle à la guerre et au métier des armes, jugé incompatible avec leur nature de « mère qui donne la vie ». L’une d’elles a écrit sur les murs du Reichstag « Moi, Sofia Kunchevich, je suis venue ici pour tuer la guerre » …

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En souvenir d’Elvire Thomas qui fut, pendant de longues années, le cœur et l’intelligence de « Femmes pour la paix »

 

Revue fondée par Eliane Gubin

DIRECTION David Paternotte (Université libre de Bruxelles – UlB), Valérie Piette (UlB)

SECRETAIRE DE REDACTION Vanessa Gemis (UlB)

COMITE DE REDACTION Muriel Andrin (UlB), Jean-Didier Bergilez (UlB), Mylène Botbol-Baum (Ucl), Annalisa casini (Université catholique de louvain), Natacha chetcuti-Osorovitz (UlB), Nicole Gallus (UlB), claire Gavray (Université de liège), Nathalie Grandjean (Université de Namur), Stéphanie loriaux (UlB), Danièle Meulders (UlB), Nouria Ouali (UlB), Bérengère Marques-Pereira (UlB), charlotte Pezeril (Université Saint-louis), cécile Vanderpelen (UlB)

COMITE DE LECTURE christine Bard (Université d’Angers), Eric Fassin (Université Paris Viii), David Halperin (University of Michigan), Hilde Heinen (Katholieke Universiteit leuven), Jane Jenson (Université de Montréal), Peter Jackson (Australian National University), Patricia Roux (Université de lausanne), Joan Scott (institute for Advanced Studies, Princeton)

COMITE SCIENTIFIQUE christophe Adam (UlB/Université catholique de louvain), Valérie André (Fonds de la recherche scientifique/UlB), David Berliner (UlB), laura calabrese (UlB), Amandine lauro (Fonds de la recherche scientifique/UlB), Maïté Maskens (UlB), Anne Morelli (UlB), Sile O’ Dorchai (UlB), Marie-Geneviève Pinsart (UlB), isabelle Rorive (UlB), laurence Rosier (UlB), Barbara Truffin (UlB)

 

Les femmes aiment-elles la guerre ?

 

Dans la même série

colonialismes, 2008. Femmes exilées politiques, 2009. Masculinités, 2009. Femmes en guerre, 2011. Pratiques de l’intime, 2012. Regards sur le sexe, 2013. Habemus gender ! Déconstruction d’une riposte religieuse, 2015. M comme mère, M comme monstre, 2015. Françoise collin. l’héritage fabuleux, 2016.

    EDITIONS DE L’UNIVERSITE DE BRUXELLES

2017 - 34

Les femmes aiment-elles la guerre ?

Numéro coordonné par Annalisa Casini et Anne Morelli

Publié avec l’aide financière du Fonds de la recherche scientifique – FNRS © 2017 by Editions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 − 1000 Bruxelles (Belgique) E-ISBN 978-2-8004-1661-8 D/2017/0171/9 [email protected]

À propos du livre

« Les femmes aiment-elles la guerre ? ». Au vu des nombreuses mobilisations de femmes en faveur de la paix, nous serions tenté·e·s de répondre à cette question par la négative. A bien y regarder cependant, les femmes ont de tout temps pris part à la guerre, d’une manière ou d’une autre. Pour quelles raisons certaines œuvrent-elles avec acharnement pour la paix alors que d’autres s’engagent comme résistantes, combattantes ou « terroristes » ? Quels sont les vécus des femmes dans les luttes guerrières ou pacifistes ? Malgré leur motivation, les femmes rencontrent-elles des obstacles dans les institutions liées à l’univers de la guerre ? A partir de regards psychosociaux, sociologiques, historiens et politologiques, les textes qui composent ce volume apportent des réponses à ces questions. En mettant en lumière les multiples manières de penser le lien entre femmes, guerre et paix, ils permettent d’interroger davantage le rôle des femmes et les rapports de genre à l’œuvre dans nos sociétés.

Pour référencer cet eBook

Afin de permettre le référencement du contenu de cet eBook, le début et la fin des pages correspondant à la version imprimée sont clairement marqués dans le fichier. Ces indications de changement de page sont placées à l’endroit exact où il y a un saut de page dans le livre ; un mot peut donc éventuellement être coupé.

    Nous tenons à remercier l’association « Femmes pour la paix » d’avoir pris en charge les droits de reproduction des illustrations publiées dans cet ouvrage

Dans le Pentikon de l’artiste Peter Koenig, la femme qui participe à la destruction des armes correspond au cliché de la femme « naturellement » pacifiste. © Basilique de Koekelberg, Musée d’art religieux moderne / Dotcame.

Table des matières

Les femmes aiment-elles la guerre ? Un regard historien en introduction

Anne MORELLI

Une société plus égalitaire est-elle plus pacifique ?Un regard psychosocial sur la « women and peace hypothesis »

Nicolas VAN DER LINDEN, Djouaria GHILANI et Annalisa CASINI

La constance du « naturel » Processus de sélection et d’affectation des femmes volontaires dans l’Armée suisse

Stéphanie MONAY

« J’aime la guerre ! »Itinéraires des femmes combattantes en RDC

Achille SOMMO PENDE

Paix et guerre : l’activisme des femmes dans le conflit israélo-palestinien

Danaé LIST

Le Rassemblement des femmes pour la paixUne communication stratégique alliant émotions et engagement

France HUART

Les femmes combattantes dans le conflit syrien

Un entretien d’Anne MORELLI avec Gülay KIMYONGÜR

Les multiples manières de penser le lien entre femmes, guerre et paixBilan du numéro thématique

Annalisa CASINI

Varia

Révolution sexuelleQuelle révolution pour quelles sexualités ? Revue de la littérature

Aurélie AROMATARIO

Biographies des auteur.e.s

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Les femmes aiment-elles la guerre ? Un regard historien en introduction

Anne MORELLI

La guerre est pour l’homme comme la maternité pour la femme. MUSSOLINI, discours du 26 mai 1934

Il y a trois ou quatre décennies la question aurait semblé purement rhétorique et les réponses négatives auraient fusé, unanimes. La guerre était le fait des hommes et la paix, celui des femmes, par nature.

Aux origines de Rome n’y avait-il pas cette légende, qui montrait déjà le caractère pacificateur de la gent féminine ? Les Romains hardis avaient enlevé les Sabines pour en faire leurs épouses. Mais lorsque Romains et Sabins en étaient venus aux mains, ce sont les Sabines qui les auraient calmés. Comme l’a imaginé Corneille (« Vos filles sont nos femmes… ») et après lui le peintre David (« L’intervention des Sabines »), les Sabines courent entre les deux armées, au milieu des projectiles, tentant d’arrêter l’affrontement entre leurs pères et leurs maris. Elles obtiennent gain de cause : Romains et Sabins se réconcilient pour diriger ensemble la nouvelle ville. La dimension genrée traditionnelle est tout entière dans ce mythe fondateur de Rome que nous rapportent, entre autres, Tite-Live et Plutarque.

Bien sûr, à côté des Sabines, on peut citer les Amazones de la mythologie grecque, femmes guerrières redoutables qui tuaient leurs enfants mâles et se coupaient le sein droit pour mieux tirer à l’arc.

Des fouilles archéologiques récentes, menées aux frontières du Kazakhstan, ont découvert des tombes de femmes guerrières, cavalières, enterrées avec leurs armes. Mais jusqu’au XXe siècle, elles sont présentées comme des exceptions qui confirment la règle essentialiste : les femmes sont douces, passives, innocentes, victimes et pacificatrices. Celles qui ne correspondent pas à ces qualificatifs sont hors du commun et de la normalité. Un choix non conforme aux normes de genre risque de faire perdre à la femme sa « féminité ». Combattante, garderait-elle l’estime des hommes, resterait-elle désirable ? Serait-elle encore aimée si son choix s’écartait des normes de genre ? Les femmes, supposées pacifiques, transgressent difficilement le rôle qui ← 9 | 10 → leur est attribué depuis leur naissance. Le prototype du soldat est masculin : pour s’y identifier, la fille doit procéder à une indispensable et parfois douloureuse rupture identitaire.

Les femmes ont donc été nombreuses et actives dans les mouvements pacifistes, dès leur émergence. Elles pouvaient se voir comme des Sabines modernes et s’identifier à ces modèles accessibles. Selon les théories biologisantes, leur pacifisme s’inscrivait dans la complémentarité « naturelle » des sexes. Le pacifisme féminin s’est appuyé sur ce socle. « Nous qui donnons la vie, refusons de donner la mort », proclamaient ses calicots.

En 1912, lors de la conférence de Bâle de l’Internationale ouvrière, Clara Zetkin avait déjà appelé les femmes à lutter contre la guerre qui s’annonçait. En 1915, une conférence internationale des femmes socialistes se réunit à Berne et encouragea les femmes à protester contre la guerre qui leur enlève fils et maris. Leur Manifeste exhortait les femmes à refuser l’Union sacrée au profit du capitalisme et à lui préférer la solidarité prolétarienne et la paix. C’est à travers l’absence de leurs hommes appelés au front que les femmes sont sensibilisées : le manifeste s’intitule donc sans surprise « Où sont vos maris ? Où sont vos fils ? ».

Ce pacifisme féminin tranche avec le bellicisme que les partis socialistes – masculins pour l’essentiel – avaient accepté. Pendant cette même première guerre mondiale, Rosa Luxemburg est poursuivie, condamnée et emprisonnée pour insultes à l’armée et propagande pacifiste. En 1917, les socialistes allemands qui partagent son hostilité à la guerre, seront exclus de leur parti.

Bien plus tard, le Rassemblement des femmes pour la paix, dont il est question dans l’article de France Huart, bat le rappel des femmes en faveur de la paix au nom de valeurs « féminines ». Une contradiction de poids s’insinue cependant déjà dans sa logique : cette organisation exalte au même moment les résistantes au nazisme qui sont nombreuses dans ses rangs. N’ont-elles pas été des combattantes ? Des soldates ? Qui ont pris la succession de la glorieuse Gabrielle Petit ?

Féminisme et antimilitarisme vont pourtant de pair chez la sociologue Andrée Michel1 comme chez la cinéaste libanaise Nadine Labaki2 qui met en scène des Sabines contemporaines dont les ruses vont empêcher les hommes musulmans et chrétiens de leur village de s’entretuer. L’article de Danaé List évoque d’ailleurs dans les pages qui suivent des actions des Femmes en noir en faveur de la paix.

Il semble plus normal de trouver « les femmes dans la gestion des conflits et la construction de la paix »3 ou en Israël comme « mesarvot », c’est-à-dire comme objectrices refusant d’effectuer leur service militaire dans un système d’occupation de la Palestine4, que comme djihadistes ou combattantes dans une armée. ← 10 | 11 →

Personne ne doute qu’il existe des femmes meurtrières, sadiques ou tortionnaires, mais guerrières… ?

Nier la violence des femmes

Les travaux sur la violence faite aux femmes sont bien plus nombreux que ceux qui traitent de la violence des femmes. La sexuation de la violence – verbale ou physique – est sans doute encouragée lors de la socialisation des enfants mais en déterminer les origines biologiques reste une question ouverte. Prétendre qu’hommes et femmes sont « par nature » parfaitement identiques n’est pas une affirmation féministe mais une affirmation fausse. Ainsi, les hommes sont-ils en moyenne plus grands que les femmes même si le constat ne vaut pas pour tous les hommes et toutes les femmes. La voix est différente. Le cerveau des hommes et des femmes n’a pas le même poids. C’est biologique. Mais cela ne veut pas dire que ce soit inexorable et immuable car selon certaines théories, l’accès différencié à la nourriture aurait pu influencer les tailles. En outre, les voix se modulent au fil de la pression sociale ; le cerveau humain a une plasticité évidente et se modifie en fonction de l’expérience et de l’environnement5. Il n’y a pas plus de différence radicale entre les sexes que d’indifférenciation totale et les différences subtiles qu’engendrent les hormones sexuelles ne peuvent bien sûr pas justifier des discriminations sexistes. La violence des femmes est peut-être un tabou social et leur présumée non-violence conforte leur minorisation, leur assignation de genre et leur docilité6.

Les femmes violentes ou guerrières ont été présentées comme des exceptions marginales mais aussi comme des cas pathologiques. Enfin, décrire les femmes comme « naturellement » pacifistes passe aussi par un effacement mémoriel énergique.

L’effacement mémoriel des femmes guerrières

Si les femmes combattantes sont absentes en général de la narration élaborée par les vainqueurs, cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas participé au combat.

Des récits coloniaux du XIXe siècle nous parlent d’Amazones africaines sanguinaires, qui combattaient avec cruauté, et de troupes féminines du Dahomey7. Elles décapitaient, maniaient le sabre, se distinguaient par leur audace, buvaient du sang… Ces récits sont-ils destinés à souligner que les Noir.e.s n’ont pas les mêmes caractéristiques que nous ? Ils semblent en tous cas recouvrir une certaine réalité.

Loin du mythe de leur innocence, ailleurs aussi, les femmes ont tué lors des guerres, des révolutions ou mues par un idéal politique ou patriotique. Le dirigeant révolutionnaire français Jean-Paul Marat est assassiné en 1793 par la jeune aristocrate Charlotte Corday. Le tsar de Russie Alexandre II meurt dans un attentat fomenté par ← 11 | 12 → un groupe de jeunes révolutionnaires dirigé par Sophie Perovski. Lénine est blessé en 1918 lors d’une tentative d’assassinat perpétrée par Fanny Kaplan. L’anarchiste Germaine Berton tue le secrétaire de la Ligue d’Action française en 1923. Rajiv Gandhi, fils d’Indira Gandhi, fut assassiné, en 1991, par une femme, militante tamoule qui se sacrifia lors d’un attentat suicide. Mais il s’agit dans ces cas d’attentats et d’individus, pas de guerre.

Il faut attendre la guerre civile russe entre « Blancs » et « Rouges » pour voir des femmes se battre dans les rangs de l’Armée rouge. Et le film de Grigori Tchoukhrai, « Le quarante et unième » (1956), met au centre de son suspens Marioutka, tireuse d’élite, qui a déjà tué quarante ennemis…

Dans le même contexte historique, Christian Bromberger a relevé la trajectoire, avérée cette fois, de Milda Ottovna Bulle, première femme soviétique à porter un titre équivalent à celui de général de brigade8. L’expérience soviétique des femmes combattantes, dans la guerre civile puis dans la seconde guerre mondiale, permet de réfléchir à cette « exception » pour l’époque.

Ces femmes soldates, parfois aviatrices d’élite, ont-elles vécu leur situation comme caractéristique d’une avant-garde émancipée ou comme une violence imposée ? Dans les années 1970, Svetlana Alexievitch, qui recevra le prix Nobel de littérature en 2015, commença à enregistrer des récits de femmes qui avaient combattu pendant la seconde guerre mondiale : ils sont à l’origine de la publication en russe de son premier livre, La guerre n’a pas un visage de femme, en 19859. La gestion patriarcale de la mémoire avait mis de côté le million deux cent mille femmes soviétiques enrôlées dans l’Armée rouge, et les femmes innombrables qui avaient combattu dans les formations de partisans. La guerre avait bien eu « un visage de femme » car les jeunes femmes soviétiques s’étaient précipitées spontanément pour s’engager afin de remplacer les hommes fauchés par les Allemands. Mais, en général, elles avaient été marquées plus douloureusement que les hommes par « cette difficulté de tuer avec des mains de jeune fille ». Contrairement aux hommes, elles n’avaient pas intériorisé des modèles héroïques susceptibles de les guider dans ce rôle nouveau et portaient le poids d’une impréparation culturelle à la guerre et au métier des armes, jugé incompatible avec leur nature de « mère qui donne la vie ». L’une d’elles a écrit sur les murs du Reichstag « Moi, Sofia Kunchevich, je suis venue ici pour tuer la guerre » …

Le retour des femmes combattantes à la « normalité » (des battle-shoes aux talons aiguilles) est douloureux. Pour la plupart, il s’agit d’oublier, d’effacer leur sentiment de culpabilité, de chasser les cauchemars qui les hantent. Elles ont, malgré leurs médailles, le regret d’avoir perdu l’innocence de leur jeunesse, d’avoir vieilli trop vite, d’être impossibles à marier peut-être. « Héroïnes » oubliées, elles ne sont pour certaines, jamais rentrées du front, envahies d’amertume d’avoir été frustrées de leur victoire. ← 12 | 13 →

Les mêmes états d’âme peuvent se retrouver en Europe occidentale chez les résistantes. Peu de synthèses existent sur leur participation aux résistances européennes, alors que les biographies (ou autobiographies) de résistantes sont nombreuses10.

En Italie, un film récent11 tente de contrebalancer leur marginalisation historiographique mais le nom même qui leur était attribué, « Gruppi di difesa della donna e di assistenza ai combattenti » (Groupes de défense de la femme et d’assistance aux combattants), les cantonnait dans un rôle secondaire qui n’était pas celui de la lutte militarisée.

Les rôles assignés aux femmes dans la Résistance étaient très genrés et rarement transgressifs : elles affrontaient les mêmes risques (arrestation, déportation, exécution) que les hommes mais dans des tâches non combattantes. Elles ont parfois participé à des sabotages ou des attaques militaires, telle Lucia Ottobrini, catholique-communiste et résistante antifasciste italienne12. Le 18 décembre 1943, elle plaça une bombe dans un cinéma de la Rome occupée que fréquentaient les soldats allemands, en tuant huit, et fit sauter un camion de jeunes qui rentraient en Allemagne en chantant. Mais, plus que les hommes sans doute, elle en avait gardé un problème de conscience aigu. La Résistance était pour elle un moment de transgression, inoubliable et problématique, revendiqué et nié à la fois, dont elle ne se repentait toutefois pas.

Les résistantes sont retournées après la guerre à la sphère privée qui leur avait été assignée, se sont peu investies dans la sphère publique et ont été effacées en général de la mémoire de la guerre13. Lucia Ottobrini fut décorée de la médaille d’argent par le ministre italien de la Défense, mais par une méprise très éclairante, il la prit pour… la veuve d’un résistant mort au combat !

L’émancipation par le « terrorisme » ?

Si on n’admet pas la conception naturaliste et différentialiste qui suppose les femmes « naturellement » pacifistes, il faut accepter que la violence des femmes – encore souvent taboue – peut aussi s’exprimer à travers le combat ou la lutte armée appelée communément « terrorisme », une notion très subjective, qui peut tout aussi bien être comprise en fonction de nos sympathies politiques, comme une résistance.

Récemment, c’est dans le « terrorisme » que l’action armée des femmes a émergé. Dans tous les cas, elles pensent réagir à une injustice. Elles considèrent que la survie de leur collectivité ou la victoire de leur cause passe avant leur propre vie. La Fraction armée rouge allemande (RAF), la « bande Baader-Meinhof », est la bande autant d’une femme (Ulrike Meinhof) que d’un homme (Andreas Baader). On retrouve aussi des femmes dans les FARC en Colombie, dans la lutte armée irlandaise, dans le Sentier ← 13 | 14 →

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Nadia Makhlouf s’interroge dans ses diptyques photographiques sur la place des femmes dans la guerre d’Indépendance de l’Algérie et sur ce qui reste de leurs combats passés. Ici, Zoulikha Bekaddour, activiste de l’Union générale des étudiants musulmans algériens, maquisarde, emprisonnée puis en exil, photographiée à droite, cinquante ans plus tard. © Nadia Makhlouf. ← 15 | 16 →

lumineux péruvien, dans les Brigades rouges italiennes, chez Action directe en France. C’est une femme qui a dirigé le mouvement homologue au Japon.

Alors que la présence de ces femmes signe la radicalisation de ces violences révolutionnaires, elle va être interprétée non en termes politiques mais à partir de leur relation avec un homme, voire de leur fragilité mentale14.

Dans les violences « terroristes » actuelles, les femmes sont aussi présentes : attentats-suicides de Palestiniennes, mais également en Turquie et au Cameroun, présence d’une vingtaine de femmes tchétchènes candidates au martyre dans l’attentat de Moscou15, femmes kamikazes qui trompent plus facilement la vigilance en jouant sur leur image d’innocence et de vulnérabilité… Leur implication croissante dans des actions violentes est évoquée dans cet ouvrage à travers l’interview de Gülay Kimyongür et peut s’expliquer de manières très diverses.

Ces femmes cherchent-elles une consécration égalitaire au prix de leur sacrifice ? Leur mort leur permettrait dans ce cas de s’affirmer les égales des hommes et de transgresser leur rôle traditionnel. Pour d’autres, les femmes kamikazes seraient des femmes « déshonorées », qui rachèteraient leur honneur, ce qui est une manière de dévaloriser leur sacrifice. Mais on peut aussi penser qu’elles sont utilisées cyniquement comme « avantage opérationnel » par leur hiérarchie qui se moque par ailleurs des droits des femmes.

Enfin, une dernière explication voudrait que les différences de sexe allant en s’amenuisant, le comportement des femmes tende à s’aligner sur celui des hommes, le « dominé » copiant toujours le « dominant ». Elles partagent alors le plaisir d’être combattantes et de semer la violence, ainsi que le projetait le commando de quatre femmes djihadistes à Notre-Dame de Paris en 2016. Ces femmes djihadistes avaient été moins surveillées que des hommes car elles bénéficiaient d’un préjugé selon lequel les islamistes les cantonnaient à des tâches domestiques, alors qu’elles formeraient 30% des musulmans « radicalisés » de France.

Femmes soldates de métier

L’émancipation progressive des femmes a eu comme conséquence leur accès à une série de métiers autrefois considérés comme masculins. L’armée a certainement été l’un des derniers bastions à être investi par les femmes mais l’article de Stéphanie Monay sur les femmes dans l’Armée suisse nous apprend que cet accès aux unités de combat n’a rien d’évident. Les femmes suisses qui veulent intégrer ces unités sont confrontées à nombre d’obstacles et se retrouvent systématiquement confinées à des tâches administratives alors qu’elles rêvaient de combattre en première ligne. ← 16 | 17 →

Les femmes sont de plus en plus présentes dans les armées mais avec des spécificités liées aux tâches qui leur sont attribuées et à leur place dans la hiérarchie. Ici la cérémonie de remise de leurs insignes à des femmes officières de l’armée afghane (Kaboul 23 septembre 2010). © European Pressphoto Agency. ← 17 | 18 →

Les femmes enrôlées dans les armées occidentales, qui ont été au front, n’échappent pourtant pas davantage que les hommes au traumatisme du retour dans leur foyer16.

En Afrique, il est avéré que des femmes ont participé au génocide rwandais de 1994. L’ex-ministre Pauline Nyiramasuhuko a été reconnue coupable et condamnée à perpétuité17. Mais au Congo aussi des femmes participent à des actions violentes. L’article d’Achille Sommo nous plonge dans ces groupes armés congolais où des femmes soldates ont trouvé une famille de substitution après que la leur a été décimée. Si certaines ont été enrôlées de force, d’autres y sont entrées volontairement, en réaction aux injustices subies, directement ou indirectement. Tuer est devenu une satisfaction qui les venge de ces violences, tandis que d’autres gagnent des galons au combat dans l’espoir d’améliorer leur situation sociale après la fin de la guerre.

Les soldates kurdes qui participent aux combats bénéficient d’un charisme particulier18. Le bataillon 106, exclusivement féminin, ou les deux colonelles kurdes, portent les armes comme un droit des femmes et se revendiquent simultanément de la lutte contre le patriarcat. Mais elles ne sont pas représentatives de la condition générale des femmes dans le Kurdistan, où le code d’honneur, les mariages précoces, l’excision et le contrôle du corps des femmes sont encore dominants.

Pour les combattantes kurdes, tant craintes par les djihadistes, le combat n’a pas pour seule fin de libérer leur peuple mais aussi de les libérer comme femmes.

En contre-point de l’innocence féminine et du pacifisme « naturel » des femmes, elles ont sans doute intériorisé qu’il n’y a pas que des hommes tortionnaires, génocidaires ou djihadistes, pas plus qu’il n’y a de manière « féminine » de faire la guerre ou la paix.

1A. MICHEL, Féminisme et antimilitarisme, Donnemarie-Dontilly, Editions Ixe, 2012.

2Et maintenant on va où ? (2012).

3Pour reprendre le titre du colloque organisé par le Collectif des Femmes, à Louvain-la-Neuve, le 6 mars 2012.

4Comme par exemple Tair Kaminer, une jeune Israélienne de dix-neuf ans (Points critiques, février 2016, p. 4). Tamar Ze’evi et Tamar Alon sont également poursuivies pour désobéissance par le tribunal militaire israélien. Voir aussi le mouvement « Les femmes œuvrent pour la paix ».

5C. VIDAL, « Le cerveau a-t-il un sexe ? », in M. DUGNAT (dir.), Féminin, masculin, bébé, Toulouse, Erès, 2011, p. 55-66 ; C. VIDAL et D. BENOIT-BROWAEYS, Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, Belin, 2005.

6Ch. REGINA, La violence des femmes. Histoire d’un tabou social, Paris, Max Milo, 2011.

7Sur ces Amazones, voir L. HEUDEBERT, Promenade au Dahomey, Paris, Librairie des Mathurins, 1902, ou H. D’ALMEIDA-TOPOR,Les Amazones. Une armée de femmes dans l’Afrique précoloniale, Paris, Editions Rochevignes, 1984 (réédition Besançon, La Lanterne magique, 2016).

8Milda, une trajectoire féminine hors du commun, texte inédit (2016).

9S. ALEXIEVITCH, La guerre n’a pas un visage de femme, Paris, Presses de la Renaissance, 2004.

10Le roman de Valerio EVANGELISTI, Nella notte ci guidano le stelle (Milan, Mondadori, 2016) consacre aussi sa troisième partie à « Soviettina », impliquée par amour dans la lutte partisane.

11D. SEGRE, Nome di battaglia : donna, 2016.

12Alessandro Portelli lui a consacré un long article nécrologique à sa mort, en 2015 (« La ragazza dei Gap », Il Manifesto, 29 septembre 2015).

13C’est le cas aussi des Algériennes qui ont participé à la guerre d’indépendance et dont témoigne l’œuvre photographique de Nadia Makhlouf.

14A. MORELLI, « Les femmes révolutionnaires, repoussoir suprême », in P. DELWIT et J. GOTOVITCH (éd.), La peur du rouge, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1996, p. 203-214 ; F. BUGNON, Les « Amazones de la terreur ». Sur la violence politique des femmes, de la Fraction armée rouge à Action directe, Paris, Payot, 2015.

15La sanglante prise d’otages dans un théâtre de Moscou en 2002 est notamment le fait de femmes, présentes avec armes et explosifs.

16C’est le thème du film Return de Liza Johnson, centré sur les silences d’une femme-soldate états-unienne rentrant du Moyen-Orient auprès de son mari et de ses enfants.

17La presse s’est étonnée de voir une femme génocidaire et accusée de meurtre, notamment sur de jeunes enfants, et d’incitations au viol (voir par exemple De Morgen, 25 juin 2011).

18Marco Rovelli a choisi une jeune combattante kurde comme héroïne de son roman La guerriera dagli occhi verdi (Florence, Giunti, 2016).

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Une société plus égalitaire est-elle plus pacifique ?

Un regard psychosocial sur la « women and peace hypothesis »

Nicolas VAN DER LINDEN, Djouaria GHILANI et Annalisa CASINI

En aidant la fille d’un homme éduqué à rentrer à Cambridge, ne l’inciterons-nous pas plus à penser à la guerre qu’à l’éducation ?

Virginia WOOLF,Trois guinées1

Comment empêcher la guerre ? Pour répondre à cette question, pouvons-nous partir du postulat que les femmes soutiennent moins la violence que les hommes ? Pouvons-nous, par conséquent, raisonnablement espérer qu’en facilitant l’accès des femmes aux positions de pouvoir, la société dans son ensemble devienne moins belliqueuse ? Autrement dit, œuvrer pour l’égalité hommes-femmes revient-il aussi à œuvrer pour la paix ? Ou devons-nous craindre au contraire que la solution précitée ne se révèle contre-productive ? En effet, les positions de pouvoir auxquelles l’accès des femmes serait facilité – et, par extension, l’éducation et les professions qui y mènent – n’ont-elles pas pour caractéristique de développer des prédispositions (agressivité, esprit compétitif, …) qui encouragent les individus qui les occupent à adopter une attitude favorable à la guerre ? Dans sa fiction épistolaire Trois guinées, Virginia Woolf répond positivement à ces différentes questions et aboutit à la conclusion que, pour œuvrer de façon efficace pour la paix, il fallait plutôt rémunérer, et par là-même valoriser, les professions occupées en majorité par les femmes et créer de nouvelles professions qui véhiculent des valeurs incompatibles avec le recours à la violence.

Dans ce texte, nous proposons de jeter un regard psychosocial sur le lien présumé entre les femmes et la paix. En psychologie sociale, ce lien est communément désigné sous le nom de « women and peace hypothesis ». Nous commencerons par parcourir les études empiriques qui ont testé cette hypothèse et les principales explications fournies pour rendre compte de l’écart observé d’habitude entre les attitudes des femmes et des hommes vis-à-vis de la guerre. Une explication retiendra notre attention en particulier, ← 19 | 20 → à savoir la théorie des rôles sociaux2. En l’exposant, nous privilégierons une démarche dialectique. Nous envisagerons d’abord la possibilité que, si les hommes et les femmes disposaient d’un accès égal aux positions de pouvoir, la société dans son ensemble serait plus pacifique. En mobilisant la notion de norme de genre et ses répercussions pour les individus et la société, nous envisagerons ensuite la possibilité inverse : si les hommes et les femmes disposaient d’un accès égal aux positions de pouvoir, la société dans son ensemble ne serait pas plus pacifique, voire le serait moins. Enfin, avant de conclure, nous tenterons de concilier ces possibilités contradictoires dans une synthèse.

La « women and peace hypothesis »

Une des premières différences observée entre les hommes et les femmes sur des sujets sociaux ou politiques concerne la tendance des femmes à se montrer plus et moins favorables, respectivement, à la paix et à la guerre3 que les hommes4. La récurrence de cette observation dans un grand nombre d’études5 a amené à postuler l’existence d’une relation particulière entre les femmes et la paix : la « women and peace hypothesis »6.

Cette hypothèse a été validée à deux niveaux au moins. Par exemple, Nincic et Nincic ont analysé les résultats d’enquêtes d’opinion menées lors de cinq interventions militaires américaines – de la guerre de Corée de 1952 à l’opération Tempête du désert de 1991 – et montré que les Américaines avaient été systématiquement moins favorables à chacune de ces interventions que les Américains7. Caprioli, quant à elle, a mis en évidence que plus les Etats analysés étaient égalitaires – l’égalité étant mesurée par le pourcentage de femmes au parlement, le nombre d’années écoulées depuis l’obtention du droit de votes par les femmes et le pourcentage de femmes actives –, moins ils se comportaient de façon belliqueuse sur la scène internationale8. ← 20 | 21 →

Bien que le gender gap dans les attitudes envers la paix et la guerre soit faible et qu’il varie selon les conflits considérés9 ‒ il disparaît même dans certains cas spécifiques comme le conflit israélo-palestinien10 ‒, ce phénomène a été observé dès le jeune âge11 et dans différents contextes culturels12