Fabiola, un pion sur l'échiquier de Franco - Anne Morelli - E-Book

Fabiola, un pion sur l'échiquier de Franco E-Book

Anne Morelli

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Nous sommes en 1960 et le Premier ministre, Gaston Eyskens, annonce aux Belges que le roi Baudouin va épouser Fabiola de Mora y Aragón. D’emblée, il s’empresse de préciser que la famille de la future reine n’est en rien mêlée aux événements de la guerre civile. En réalité, la famille de Fabiola était violemment antirépublicaine. Ainsi, son frère, Gonzalo, avait combattu dans les rangs nationalistes et le Caudillo allait exploiter à fond le mariage royal pour tenter de présenter son régime comme fréquentable. Fabiola a donc fréquenté des personnages peu recommandables du régime franquiste, certains ayant même combattu aux côtés d’Hitler sur le front de l’Est. Elle a, comme le prouvent la plongée dans les archives de Franco réalisée par Anne Morelli, maintenu des relations « affectueuses » avec le dictateur, jusqu’à la mort de celui-ci. Alors que nul n’ignorait qu’on torturait et assassinait dans les geôles de Franco, le couple royal mange avec le vieux dictateur, séjourne dans une maison de campagne qu’il lui prête, lui rend visite sur son yacht... Le roi des Belges s’adressant à Franco signait « Votre affectionné Baudouin » ! Cette sympathie pour le régime franquiste n’a pas manqué d’influencer la politique royale pour faire admettre la dictature franquiste au sein des démocraties européennes.

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Fabiola, un pion 

sur l’échiquier 

Fabiola, un pion sur l’échiquier de Franco

Anne Morelli

 

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

 

Couverture : Emmanuel Bonaffini

Photographie de couverture : © BelgaImage.

 

isbn: 978-2-507-05303-1

 

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

 

L’éditeur a essayé de toucher tous les ayants droit des illustrations figurant dans cet ouvrage. Il y est parvenu dans la plupart des cas. Les ayants droit qui constateraient que des illustrations ont été reproduites à leur insu sont priés de prendre contact avec l’éditeur.

Fabiola, un pion sur l’échiquier de Franco

Avant-propos

En 1960, lorsque le mariage du roi Baudouin et de Fabiola de Mora y Aragón est annoncé au peuple belge, on lui précise d’emblée que la famille de la future reine n’a en rien été mêlée aux événements qui ont jalonné la guerre civile. L’apolitisme déclaré d’une famille de « Grands d’Espagne » m’a intriguée. En outre, ce n’était pas le chef de l’État espagnol, le général Franco, qui s’était déplacé en Belgique pour assister au mariage, mais bien sa fille. Cela m’a semblé pouvoir être le résultat d’un marchandage diplomatique que je décidai d’élucider.

 

Pour en savoir davantage, il s’agissait tout d’abord de consulter les archives du Premier ministre belge de l’époque, Gaston Eyskens, ainsi que celles du Palais royal. Malheureusement, comme me l’avait annoncé l’archiviste de Louvain, Gaston Eyskens avait passé les dernières années de sa vie à « épurer » ses archives. Elles ne contenaient donc plus rien sur ces questions. Quant aux archives concernant l’année 1960 conservées au Palais royal, il me fut d’abord répondu que je pourrais les consulter cinquante ans après les événements (soit en 2010), puis qu’il fallait attendre que le règne d’Albert ii s’achève (ce qui fut fait en 2013), et enfin que les archives qui concernaient le règne de Baudouin n’étaient tout simplement pas accessibles. Il me restait toutefois les archives du ministère belge des Affaires étrangères qui, bien qu’accessibles, étaient peu nourries sur ce sujet délicat.

 

Fort heureusement, du côté espagnol, la moisson fut bonne : les archives du Palais royal (Archivo General de Palacio Real), celles du ministère des Affaires étrangères (Ministerio de Asuntos Exteriores – Dirección general de política exterior) et celles de la noblesse (Archivo Histórico Nacional – Sección Nobleza) me furent ouvertes sans restriction. De manière inespérée, ce fut aussi le cas des archives du général Franco (Fundación Nacional Francisco Franco) où je fis même une excellente moisson. Les nostalgiques du Caudillo ne sont en effet pas peu fiers de montrer à quel point les relations entre le couple royal belge et le vieux dictateur étaient au beau fixe.

 

Il ressort de la consultation de ces archives, surtout de celles conservées en Espagne, que le Premier ministre belge a menti en présentant la future reine comme provenant d’une famille apolitique et n’ayant pas été mêlée à la guerre civile. La famille de Fabiola était violemment antirépublicaine. Son frère Gonzalo, après être passé par le collège Saint-Michel à Bruxelles, a ainsi combattu dans les rangs nationalistes. Durant la période qui a précédé son mariage, Fabiola a également fréquenté des personnages peu recommandables du régime franquiste, certains ayant même combattu aux côtés de Hitler sur le front de l’Est ou soutenu Léon Degrelle. Elle a également, comme le prouvent les archives de Franco, maintenu des relations « affectueuses » avec le dictateur, jusqu’à la mort de celui-ci.

 

Avec l’assentiment de Fabiola, le franquisme va donc exploiter le mariage royal pour tenter de faire apparaître son régime comme fréquentable. La future reine est présentée comme le symbole des vertus traditionnelles de la femme espagnole, pieuse et charitable. Nul n’ignorait qu’on torturait et qu’on assassinait dans les geôles de Franco, mais le couple royal mange avec le vieux dictateur, séjourne dans une maison de campagne qu’il lui prête, lui rend visite sur son yacht... Le roi des Belges va même jusqu’à signer « Votre affectionné Baudouin » lors d’échanges épistolaires avec le Caudillo ! Cette sympathie pour le régime franquiste ne manquera pas d’influencer la politique royale, le but étant de faire admettre la dictature franquiste au sein des démocraties européennes au moment où elle voulait apparaître, malgré la férocité de la répression qu’elle exerçait sur ses opposants, comme « normalisée ».

1.

L’Espagne en 1960

Lors du mariage royal, en 1960, plus de vingt ans séparent l’Espagne de la terrible guerre civile qui l’a saignée. La résistance des républicains au coup d’État de juillet 1936 a duré près de trois ans.

Franco, qui se révèle bien vite comme l’élément principal du putsch, se dit prêt à fusiller la moitié de l’Espagne pour faire triompher ses idées. Indifférent au prix des vies humaines, qu’il a déjà sacrifiées allègrement, notamment lors de ses campagnes en Afrique, il organise la « reconquête » à coups de massacres, purges et terreur. Tout membre du camp adverse est éliminé sans scrupules par les armes.

Franco, qui devient le « caudillo » (le « chef »), n’est pas à la tête d’un véritable « parti », mais plutôt d’une coalition réactionnaire (Église, armée, grands propriétaires terriens, industriels…) réunie par des intérêts sociaux et économiques communs, et qui a pour but la restauration des privilèges dont ses composantes jouissaient avant la proclamation de la République en 19311.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, logiquement, l’Espagne franquiste va aider les nazis allemands et les fascistes italiens dont les troupes et les armes lui ont permis d’écraser la résistance républicaine et de gagner la guerre civile. Ainsi, le 23 octobre 1940, Franco a une entrevue ­amicale avec Hitler à Hendaye dans les Pyrénées-Atlantiques et, en 1941, il rencontre Mussolini à Bordighera. Le noyau dur du franquisme, la Phalange, partira même sur le front de l’Est pour constituer la División Azul et combattre aux côtés des nazis. Les déconvenues de l’Axe sur ce front ramènent cependant ces troupes franquistes en Espagne qui, en 1943, se déclare « neutre », en dépit de cette intervention armée contre les Alliés.

La gauche belge avait mis son veto absolu à la présence de Franco au mariage royal. Le Caudillo était réputé ne jamais quitter l’Espagne, mais était cependant bien allé, en pleine guerre, rencontrer Hitler, Mussolini et Pétain (ici l’entrevue d’Hendaye avec Hitler le 23 octobre 1940).

Malgré ce revirement tactique, la victoire alliée contre l’Axe en 1945 paraît, dans un premier temps, sonner le glas du franquisme qui lui avait été si étroitement associé.

En 1946, l’Assemblée générale des Nations unies dénonce une fois de plus le régime de Franco comme ­fasciste, non représentatif de l’ensemble des Espagnols et moralement odieux. Elle rappelle également l’exclusion de l’Espagne de tous les organismes dépendant de l’onu2. Cette décision est prise à une majorité écrasante, les seuls pays ayant soutenu l’Espagne franquiste étant le Vatican, le Portugal de Salazar, la Suisse et l’Argentine de Perón3.

À ce moment, les jours du régime de Franco semblent comptés et les démocrates espagnols reprennent espoir. Anthony Eden4, homme d’État britannique, est alors d’avis de liquider le franquisme, mais Churchill s’y oppose, craignant que la restauration de l’Espagne républicaine n’accorde un allié supplémentaire aux Soviétiques5.

Or Franco va réussir, à la faveur de la guerre froide, la reconversion spectaculaire de son régime en allié des Occidentaux. Il écarte du premier plan politique les phalangistes trop étroitement liés aux autres fascismes (et à leur défaite) et les remplace habilement par des personnalités catholiques plus présentables sur le plan international et liées à des partis catholiques étrangers qui sont au pouvoir.

L’énorme majorité des catholiques étrangers étaient des alliés historiques du franquisme. Aux États-Unis, notamment, les lobbies catholiques avaient fait pression sur Roosevelt pendant la guerre civile espagnole afin qu’il abandonne ses sympathies premières pour la République et qu’il refuse de l’aider, favorisant ainsi le camp nationaliste6. Ce sont les catholiques franquistes « présentables » qui vont donc représenter le régime à l’étranger. Ainsi, de 1945 à 1957, le ministère des Affaires étrangères est confié à Alberto Martín-Artajo, président de l’Action catholique7 et artisan du concordat de 1953. Par celui-ci, le Vatican reconnaît le régime franquiste et l’Église espagnole se voit octroyer d’importants privilèges et une hégémonie intellectuelle de fait. Ces franquistes catholiques sont les intermédiaires naturels entre le franquisme et la hiérarchie ecclésiastique espagnole (et vice versa). Ils sont par ailleurs chargés d’institutionnaliser le régime dictatorial issu du putsch de 1936. Le pouvoir personnel et le parti unique vont, grâce à cette opération purement cosmétique, s’adapter aux circonstances de l’après-guerre et se maintenir pendant quarante ans.

La première victoire diplomatique du franquisme est la révocation en 1950 – sur insistance américaine – de la décision de l’onu qui excluait de fait l’Espagne de ses organisations. Alors que sévit la guerre de Corée, Franco a beau jeu de se présenter comme un précurseur de la lutte contre le communisme. Le 16 juillet 1951, l’état-major américain propose à Franco d’installer des bases militaires américaines en Espagne. Le 26 septembre 1953, l’année même du concordat, trois accords de défense et d’aide économique en faveur de l’Espagne franquiste sont signés avec les États-Unis, qui s’engagent également à moderniser l’armée espagnole avec du matériel américain. Ces accords confirment l’implantation de bases américaines en Espagne8. L’isolement diplomatique de l’Espagne franquiste est ainsi rompu.

Le fascisme espagnol accèdera totalement à l’honorabilité atlantique avec la visite en Espagne, le 21 décembre 1959, du président Eisenhower, ex-commandant en chef des forces de l’OTAN en l’honneur duquel la Phalange organise un accueil triomphal en apportant par camions des milliers de personnes pour l’acclamer. Même si, selon ­l’historien Paul Preston, la photo où l’on voit Franco embrasser Eisenhower est probablement un photomontage, il reste que cette visite et ce triomphe sont paradoxaux puisque, pendant la Seconde Guerre mondiale, les franquistes avaient combattu aux côtés de l’Axe et contre les forces alliées dont le commandant en chef sur le front européen était… Eisenhower !

Du point de vue économique, le régime connaît aussi des mutations. Dans un premier temps, l’autarcie est considérée comme le remède miracle pour l’économie espagnole, mais cela s’avère un échec et le régime évolue vers le libéralisme économique dès 1957. Les phalangistes vont être progressivement mis à l’écart de ce domaine également et remplacés par des technocrates de l’Opus Dei (économistes, juristes…), partisans de l’intégration de l’Espagne dans le Marché commun. En 1959, le « plan de stabilisation et de libéralisation » lance un processus accéléré de développement industriel, d’urbanisation et, par conséquent, d’exode rural.

Cet essor économique foudroyant va créer des ­fortunes considérables parmi les proches du régime9, sortir l’Espagne d’un sous-développement profond (en 1958, il y avait six automobiles par mille habitants et, en 1960, seul 1 % des foyers espagnols avait la télévision), mais aussi servir de gage à l’entrée de l’Espagne dans ­l’Organisation européenne de coopération économique (oece), le 20 juillet 1959.

Ces bouleversements économiques, auxquels la Phalange tente de résister, ne vont pas sans « dégâts collatéraux » sur le plan social. En 1960, la misère sur laquelle les grandes familles d’Espagne ont construit leur pouvoir est loin d’être éradiquée. Au contraire, le boom économique s’est réalisé grâce à une chute des salaires réels et au maintien de l’interdiction des syndicats. S’il est possible de réaliser d’énormes bénéfices en investissant dans l’industrie ou l’immobilier, des centaines de milliers de ruraux sont obligés d’émigrer pour s’assurer une vie plus ou moins décente10.

 

En 1960, les grèves sont toujours interdites en Espagne. Considérées comme un délit de rébellion, les grèves passent encore, comme nous allons le voir, devant une juridiction militaire. En tant que « problèmes d’ordre public », elles sont à résoudre par des interventions militaires et des grévistes sont abattus par la force publique jusqu’en 197611. Les actions de grève sont donc plutôt rares (777 mouvements de grève sont tout de même officiellement enregistrés en 196412), mais les tensions sociales sont nombreuses dans les usines et l’on voit resurgir des syndicats clandestins (UGT socialiste, CNT anarchiste, USO catholique) tandis que les Commissions ouvrières (CCOO communistes) nées dans les années 1950 prennent leur essor et encadrent ou déclenchent de nombreux conflits sociaux13.

 

La « libéralisation » économique ne se traduit toutefois aucunement au niveau de la politique intérieure. Depuis la guerre civile, les franquistes ont décrit leurs adversaires en termes psychopathologiques : sous-hommes, dégénérés, dépravés, scories criminelles, etc. Ainsi déshumanisés, ils font l’objet d’une épuration qui se poursuivra bien après la victoire. Par son caractère vindicatif, Franco maintiendra jusqu’à sa mort l’Espagne divisée en deux camps imperméables : les vainqueurs et les vaincus de 1939.

Les vaincus, c’est l’« Antipatrie », la canaille, la conspiration judéo-communiste. Pour les réprimer, le « Tribunal spécial pour la répression de la maçonnerie et du communisme » exerce une juridiction militaire qui condamne à mort, à la prison, à la déportation dans des camps de concentration ou dans des bataillons de travail forcé où des milliers de prisonniers politiques sont convertis en esclaves des mines, des travaux publics ou de la construction. Dans l’Espagne de Franco, des conseils de guerre expéditifs condamnent « en groupe » des prisonniers pour rébellion militaire. Jusqu’à sa mort en 1975, Franco gardera la répression dans ses attributions personnelles. En tant que commandant suprême des forces armées, c’est lui qui aura le dernier mot et décidera des peines appliquées et du type d’exécution : peloton ou lacet étrangleur14. Le 8 mars 1960, l’anarchiste Antonio Abad Donoso est ainsi garrotté à la prison de Carabanchel (Madrid) à la suite d’un procès des plus sommaires.

 

En 1960, les Cortes n’ont pas encore été rétablies et seul le parti unique est autorisé. L’état d’exception est permanent et la répression s’appuie notamment sur la Guardia civil. Ce corps militaire a pour mission de prévenir et de réprimer les mouvements subversifs, de surveiller les villages et les centres industriels, de poursuivre les délinquants et de gérer les prisons et les camps. La Guardia civil s’appuie sur un large réseau de dénonciateurs et sur la Phalange. Les membres du parti reçoivent un permis de port d’armes et les groupes de phalangistes armés imposent aux vaincus la « culture de la victoire », qui passe autant par des vengeances politiques que personnelles15. Les enseignants seront une des cibles privilégiées de la vengeance franquiste16.

Dans ce système, les vaincus doivent gagner leur rédemption par le repentir et la pénitence. Cette idée de rachat des fautes est fortement liée au national-catholicisme du régime. Franco jouit d’une totale immunité car il est « Caudillo de España por la gracia de Dios », et l’Église cautionne ce droit divin dont son pouvoir découlerait. Pour l’Église, le franquisme est l’expression de la volonté de Dieu et Franco se doit d’être traité comme un saint ou un envoyé de Dieu sur terre. Dès lors, il entre et sort des églises sous un dais et dispose, dans le rituel monarchiste dont il s’entoure, d’un chapelain personnel. Les fêtes « nationales », célébrées avec le concours de l’Église, honorent en réalité la victoire de Franco : le 1er avril commémore le jour de la victoire de 1939, le 17 avril, l’incorporation forcée de tous les partis dans le « Mouvement », et le 1er décembre est décrété Día del Caudillo17.

 

À l’époque du mariage entre Baudouin et Fabiola, la violence dont font preuve les franquistes envers les vaincus est loin de s’être atténuée. L’humiliation psychologique et l’exploitation économique des survivants se poursuivent avec rage comme, par ailleurs, les détentions arbitraires et la torture18. La sinistre prison de Carabanchel à Madrid est le symbole, internationalement connu, de la répression politique franquiste. Depuis septembre 1960, un nouveau décret-loi sur le banditisme et le terrorisme prévoit, en outre, dans son article 2, que soient accusés de délit de rébellion militaire ceux qui diffusent des nouvelles fausses ou tendancieuses. Ce décret sera notamment appliqué contre les cent soixante-deux intellectuels qui protesteront contre la torture. Car, dans les sous-sols de la Direction générale de la sécurité (DGS), Puerta del Sol à Madrid, on torture par tabassage, à l’électricité, par pendaison ou au chalumeau19.

En 1960, un grand nombre de femmes « vaincues » végètent aussi depuis plus de vingt ans dans les prisons du régime, en proie à l’arbitraire total. Déplacées de prison en prison dans des conditions extrêmes de malnutrition, elles sont soumises aux travaux forcés et tentent de survivre dans un climat de peur et de délation. À Madrid, où vit la future reine des Belges, ces femmes détenues et maltraitées ont laissé de nombreux témoignages20.

Mais la contestation du régime avait surtout repris avec la protestation étudiante de 1956 qui avait entraîné, le 12 février, la fermeture de l’université de Madrid et l’arrestation, après les manifestations, de nombreux étudiants et intellectuels21. Au printemps 1956, des grèves et des manifestations contre la misère et l’absence de liberté s’étaient déroulées à Madrid, Barcelone et dans les Asturies, entraînant un renforcement de la censure et de la répression. Les prêtres basques, qui avaient demandé aux évêques la liberté de se réunir, avaient été condamnés par leurs propres évêques22. Malgré ce climat social tendu, Franco avait maintenu sa rhétorique belliqueuse et, l’année précédant le mariage royal, pour le vingtième anniversaire de la victoire, il inaugurait le monument mégalomane de la Valle de los Caídos par un discours vindicatif évoquant la « croisade » au cours de laquelle il avait fait mordre la poussière à l’« anti-Espagne »23.

En 1960, Franco réprime les vaincus, les mouvements sociaux, les étudiants et les régionalistes avec toujours autant de fermeté. Pour le Caudillo, l’héritier légitime ­d’Alphonse xiii au trône d’Espagne, Don Juan, même s’il avait manifesté le désir de se joindre aux troupes de Franco en 1936, est trop « libéral » et Franco espère davantage « formater » son fils, Juan Carlos, à ses valeurs24.

En 1960, toujours, Franco intervient personnellement pour que les quarts de finale de la première Coupe européenne de football n’entraînent pas la venue à Madrid d’une équipe soviétique qui pourrait susciter des manifestations de sympathie et permettrait à un drapeau honni de flotter sur un stade espagnol25.

Le 20 novembre 1960, lors de la commémoration de la mort du héros phalangiste José Antonio Primo de Rivera, en présence de Franco et de cinq mille phalangistes, un jeune pousse un cri hostile à Franco. Il est arrêté et jugé par un conseil de guerre le 20 décembre 1960, cinq jours après le mariage royal. Selon l’historien britannique Paul Preston, Franco aurait voulu faire exécuter le jeune instituteur, mais ce dernier sera « seulement » condamné à vingt ans de prison et envoyé au Sahara26.

Pourtant, en cette fin d’année 1960, le vieux dictateur peut comptabiliser un bon nombre de satisfactions : depuis la visite d’Eisenhower à Madrid, le gouvernement américain apporte de plus en plus son aide à l’Espagne ; le Real de Madrid a gagné contre Francfort ; Balaguer, fondateur de l’Opus Dei et proche du régime, a reçu un doctorat honoris causa de l’université de Salamanque ; et le lancement de la SEAT 1400C se profile comme le symbole du boom économique espagnol, tout comme la station balnéaire de Benidorm symbolise le boom touristique de l’Espagne.

Certes le Caudillo a été hué à Barcelone, mais les actualités cinématographiques n’ont montré que l’enthousiasme du défilé de la victoire et la dévotion de Franco à la Vierge de Montserrat. La télévision espagnole prend son essor et va être utilisée comme moyen de propagande pour diffuser l’image de Franco. Enfin, le régime franquiste a réussi à nouer ou à maintenir de bonnes relations avec des pays aussi divers que la Thaïlande, l’Argentine, les Pays-Bas ou l’Égypte de Nasser. Mais pour gagner son pari d’intégration européenne, l’Espagne doit entretenir de bonnes relations dans tous les domaines et avec un maximum de pays, surtout européens.

1 C’est la thèse – convaincante – défendue par Glicerio Sánchez Recio, professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Alicante, dans Sobre todos Franco : Coalición reaccionaria y grupos politicos, éd. Flor del Viento, Barcelone, 2008.

2 Voir Paul Preston, El gran manipulador : La mentira cotidiana de Franco, Ediciones B, Barcelone, 2008.

3 Giuliana Di Febo et Santos Juliá, El franquismo, Paidós, Barcelone, 2005, chapitre 2.

4 Anthony Eden (1897-1977), membre du Parti conservateur britannique, a été plusieurs fois ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de 1955 à 1957.

5Di Febo et Juliá, op. cit.

6 Antonio César Moreno Cantano, Propagandistas y diplomáticos al servicio de Franco (1936-1945), Trea, Gijón, 2012.

7 Sur Alberto Martín-Artajo, voir Antonio Padilla Bolivar,