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Beschreibung

Sous les doigts de Phyllis, les phrases lentes d’un nocturne se développaient dans le silence de la grande pièce aux boiseries grises où s’introduisait le crépuscule. Celui-ci voilait de son ombre légère les meubles vieillots, laqués, jadis blancs et devenus d’une indécise nuance grisâtre, la soierie des sièges, grise aussi, à rayures de soie verte un peu fanée, le petit lustre de cristal, la grande cheminée avec sa pendule et ses candélabres dont les bronzes étaient d’un si joli travail et si délicatement patinés par le temps. La blancheur d’un biscuit de Sèvres, sur la petite console placée entre les deux fenêtres, s’enlevait encore sur la teinte de cendre qui commençait de couvrir toute la pièce. Parfois, dans l’âtre, un peu de flamme jaillissait des tisons à demi consumés, éclairant fugitivement deux visages pensifs : celui de Mme Chardolles, large et paisible, au teint resté frais en dépit des soixante-dix ans sonnés ; celui du colonel Pardeuil, maigre, parsemé de rides, animé par la vivacité du regard encore jeune dans cette physionomie de vieillard.

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Delly

Les heures de la vie

Roman

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741044

I

Sous les doigts de Phyllis, les phrases lentes d’un nocturne se développaient dans le silence de la grande pièce aux boiseries grises où s’introduisait le crépuscule. Celui-ci voilait de son ombre légère les meubles vieillots, laqués, jadis blancs et devenus d’une indécise nuance grisâtre, la soierie des sièges, grise aussi, à rayures de soie verte un peu fanée, le petit lustre de cristal, la grande cheminée avec sa pendule et ses candélabres dont les bronzes étaient d’un si joli travail et si délicatement patinés par le temps. La blancheur d’un biscuit de Sèvres, sur la petite console placée entre les deux fenêtres, s’enlevait encore sur la teinte de cendre qui commençait de couvrir toute la pièce. Parfois, dans l’âtre, un peu de flamme jaillissait des tisons à demi consumés, éclairant fugitivement deux visages pensifs : celui de Mme Chardolles, large et paisible, au teint resté frais en dépit des soixante-dix ans sonnés ; celui du colonel Pardeuil, maigre, parsemé de rides, animé par la vivacité du regard encore jeune dans cette physionomie de vieillard.

Les bruits de Paris arrivaient indistincts jusqu’à ce salon tranquille, donnant sur un jardin silencieux. La rue était garnie de vieux hôtels semblables à celui-ci, qui appartenait à Phyllis de Malègue et dont elle n’occupait que le deuxième étage avec sa grand-tante, le reste étant loué pour augmenter des revenus un peu amoindris. Tout, dans ce logis, était calme, ancien, tout avait le charme du souvenir, la grâce discrète d’autrefois. Dans ce cadre où vivaient deux femmes qui en complétaient l’harmonie, le colonel Pardeuil venait volontiers chercher un reflet de son passé, en oubliant pour un moment le froid décor de l’appartement de son fils.

Les deux vieillards écoutaient le piano de Phyllis, lui accoudé à une petite table, elle travaillant à un ouvrage de crochet. À mi-voix, de temps à autre, ils échangeaient quelques mots.

– Comme elle sait rendre le charme mélancolique de ce nocturne ! Elle a un talent très réel, votre Phyllis, ma chère amie.

– En effet, elle est très musicienne et elle met surtout infiniment d’âme dans son jeu. Ce morceau est un de ses préférés. Elle le joue souvent et, assure-t-elle, toujours avec un nouveau plaisir.

– Je la comprends, car c’est un chef-d’œuvre. Ce Witold Orbiewicz laisse loin derrière lui nos plus fameux musiciens contemporains et j’approuve tout à fait l’enthousiasme de Phyllis à son sujet – au sujet de ses œuvres, veux-je dire.

– Oui, cet enthousiasme-là n’a pas d’inconvénients. Il ne peut qu’élever l’âme de ma petite Phyllis, car cette musique est très forte, très belle, elle est de l’art le plus haut et le plus pur. C’est pour cela d’ailleurs que Phyllis l’aime, à l’égal de celle d’un Bach, d’un Mozart, d’un Beethoven. Cette enfant ne saurait se plaire que dans les sphères morales les plus élevées, dans les pensées les plus délicates.

Le colonel jeta un coup d’œil vers le profil charmant, un peu indistinct dans l’ombre qui devenait plus dense.

– Ah ! vous avez là une vraie petite merveille, mon amie ! Oui, c’est une fleur précieuse dont on chercherait peut-être longtemps l’équivalent.

Mme Chardolles soupira un peu. Ses longs doigts d’un blanc d’ivoire laissèrent glisser le crochet et la petite brassière de laine blanche, qui tombèrent sur le tapis fleuri de roses passées.

– Certes, certes... Mais avec ce cœur délicat, très tendre et très fier, elle souffrira beaucoup. Voilà ce qui m’effraye pour elle quand je songe au mariage.

– Oh ! le mariage... évidemment. Cependant, il y a de braves garçons, de par le monde...

Tout en parlant, le colonel se penchait et ramassait la brassière qu’il posa sur la table.

– Merci, mon ami... Oui, il n’est pas impossible de trouver celui qui sera digne de cette enfant. Mais que d’aléas ! Quelles angoisses à traverser !

Un léger frémissement passa sur le visage tranquille, sur les lèvres d’un rose de fleur sèche.

Les dernières notes du nocturne mouraient, presque insaisissables, se perdaient en un long point d’orgue. Phyllis se leva et se détourna. Un pâle reflet du jour qui s’évadait s’attarda sur son jeune visage palpitant, dans les yeux bruns dont la douceur veloutée s’éclairait toujours d’un reflet plus ardent quand Phyllis venait de jouer une œuvre du jeune compositeur polonais, qu’elle mettait secrètement au-dessus des maîtres pourtant très admirés, des vieux maîtres classiques qui lui étaient chers entre tous jusqu’au jour où elle avait entendu, pour la première fois, une sonate de Witold Orbiewicz.

Le colonel dit gaiement :

– Mes compliments, petite fille ! Ce nocturne, d’ailleurs admirable, est fort bien joué. Tu me parais entrer tout à fait dans la pensée du compositeur.

Phyllis secoua la tête en s’avançant d’un pas lent et souple vers les deux vieillards :

– Non, pas tout à fait. Il y a tant de nuances, dans les œuvres de ce maître ! Elles sont chargées de pensées – et ces pensées, lui seul pourrait les interpréter toutes, telles qu’il les a conçues.

– Alors, pour te contenter, il te faudrait l’entendre lui-même ? C’est difficile, car il ne se prodigue pas en public, paraît-il... Tiens, j’y pense, son frère doit jouer son œuvre la plus récente – une sonate, je crois – jeudi, chez Mme Abelska ! Si cela te fait plaisir, je demanderai une invitation pour vous deux.

– Sa dernière œuvre ? La sonate Les heures de la vie ?

– Oui, c’est cela. Tu la connais ?

– Non, pas encore. Elle vient seulement de paraître et je devais l’acheter ces jours-ci. On dit que c’est une œuvre incomparable. Oh ! oui, je voudrais bien l’entendre !

– C’est facile. Je suis en relations assez intimes avec Mme Abelska dont le mari était un de mes bons amis. Elle sera charmée de vous avoir à cette réunion.

Mme Chardolles objecta :

– Mais, mon cher ami, c’est assez indiscret. Nous ne connaissons pas du tout cette dame...

– Eh bien, vous ferez connaissance, parbleu ! Mme Abelska est une personne fort aimable, un esprit distingué. Vous vous plairez beaucoup réciproquement, j’en suis certain. D’ailleurs, cette matinée est une fête de charité, non une réception intime. L’une et l’autre resterez libres ensuite de ne pas continuer les relations. Et ma filleule aura eu le plaisir d’entendre cette sonate interprétée par le frère de son compositeur préféré – son frère jumeau et son fanatique, Alexy Orbiewicz, très remarquable exécutant, paraît-il.

Phyllis, s’asseyant près de Mme Chardolles, glissa son bras autour du cou de la vieille dame.

– Oh ! tante Élise, dites oui ! Son frère, ce sera un peu lui, peut-être. S’il l’admire et s’il l’aime, il doit le comprendre mieux que d’autres. Et cette sonate est son chef-d’œuvre, assure-t-on.

– Allons, pour te faire plaisir, j’accepte l’offre du colonel. Serez-vous à cette réunion, mon ami ?

– Certainement, et je viendrai vous chercher.

Il ajouta, avec un petit rire narquois :

– Ma belle-fille et Gérardine n’ont pas besoin de moi, comme vous le savez. D’ailleurs, elles arrivent toujours en retard, ce que j’ai en horreur.

Mme Chardolles demanda :

– Où en est ce projet de mariage pour votre petite-fille ?

Le colonel leva les épaules en accompagnant ce mouvement d’une grimace de colère.

– Eh bien, il tient toujours, prétend-elle. Ce gigolo, qui a trois ans de moins qu’elle, lui plaît, parce qu’il est mal élevé – comme elle – et que les parents ont une grosse fortune. Quant à l’origine de celle-ci, peu importe. Lorsque je fais une observation à ce sujet, Gérardine me rit au nez en déclarant avec la plus dédaigneuse suffisance : « Pauvre grand-père, vous ne savez pas ce que c’est, la vie ! » Hein ! qu’en dites-vous ? Lancer ça à la face d’un vieux bonhomme comme moi, qui en a vu de toutes sortes, dans son existence – beaucoup plus probablement que n’en verra jamais cette jeune péronnelle.

Mme Chardolles secoua la tête :

– Pauvre enfant ! Quel dommage de l’avoir élevée ainsi !

– Oui, car elle n’est pas mauvaise, au fond, cette petite. Mais son esprit a été faussé, son cœur ne sait plus battre que pour elle-même. Le plaisir, et son plaisir, voilà d’après elle toute la vie... Bien entendu, comme d’autres de sa génération, elle considère qu’avant sa glorieuse apparition sur la terre, celle-ci n’était peuplée que d’imbéciles et de vieilles ganaches... Tu ris, Phyllis ? Je t’assure que c’est à peu près son idée. D’ailleurs, elle le laisse entendre avec une franchise tant soit peu cynique. Toi, tu n’es qu’une petite arriérée. Quand viendra l’heure du mariage, tu ne diras pas j’imagine, comme je l’ai entendu déclarer hier par une amie de Gérardine avec beaucoup de désinvolture : « Autant lui qu’un autre ! »

Le sourire quittait les lèvres de Phyllis. Dans l’ombre envahissante, le colonel ne vit pas la gravité soudaine des yeux profonds. Phyllis hocha doucement la tête en répondant avec une sorte de ferveur :

– Oh ! non, je ne le dirai pas !

 

II

 

Mme Abelska occupait, rue de l’Université, une vieille demeure transformée en musée par son défunt mari, collectionneur avisé de meubles et d’objets anciens. Elle vivait là avec une mère infirme, trois chiens et une domesticité mi-française, mi-polonaise qui la grugeait sans vergogne, car elle était riche et insouciante.

Présidente de l’Œuvre des Orphelins polonais, elle donnait chaque année une fête de charité généralement fort réussie. Née organisatrice, elle disposait en outre, par ses relations étendues, de nombreux talents d’amateurs parmi lesquels elle choisissait avec beaucoup de tact afin de ne laisser place à aucune médiocrité, fallût-il pour cela froisser quelque amour-propre chatouilleux. Aujourd’hui, elle exultait d’avoir pu mettre sur son programme le nom du frère de son jeune et déjà célèbre compatriote, de ce Witold Orbiewicz dont un vieux compositeur couvert de gloire avait dit un jour : « Voilà l’homme qui nous rejettera dans le néant. » Mince, élégante, la physionomie jeune encore sous les cheveux blancs elle allait et venait à travers les salons tendus d’anciennes tapisseries, accueillante à tous, trouvant pour chacun le mot aimable qui convenait.

Mme Chardolles lui accorda aussitôt sa sympathie, surtout quand elle l’eut entendue dire, en jetant un coup d’œil charmé sur Phyllis :

– Ma fête aurait manqué de son plus délicieux ornement si vous ne m’aviez pas amené votre filleule, mon cher colonel.

Phyllis rougit. Elle avait un teint clair, très délicat, où le sang affluait vite et qui faisait paraître plus foncés les cheveux bruns coiffés d’une petite toque de velours noir à laquelle s’attachait une aile légère, du même gris tourterelle que la robe. Sa beauté n’était pas faite de la perfection des traits ; la pure lumière du regard si franc, la douceur émouvante de la bouche, que celle-ci fût pensive ou souriante, la fraîcheur de l’esprit et du cœur en composaient la discrète harmonie. L’âge qui fanerait le doux épiderme et mettrait des rides aux coins des beaux yeux veloutés n’aurait pas de prise sur cette beauté-là, à moins que changeât, que se flétrît l’âme de Phyllis.

Mme Abelska poursuivait, s’adressant à ses nouvelles invitées :

– J’espère que vous passerez un agréable après-midi. Vous vous occuperez de ces dames, n’est-ce pas, colonel ? Puisque Mlle de Malègue vient pour entendre Alexy Orbiewicz, il faut la bien placer...

Un homme jeune, de forte carrure, passait à cet instant en enveloppant Phyllis d’un coup d’œil discret. Mme Abelska l’appela :

– Monsieur Orbiewicz, venez que je vous présente à une fervente admiratrice des œuvres de notre grand artiste.

Le Polonais s’approcha. Phyllis vit s’attacher sur elle des yeux clairs aux reflets d’eau lointaine. Le colonel et Mme Chardolles lui exprimèrent chaleureusement leur opinion sur l’œuvre de son frère. Il répondit avec une aisance tranquille, très simplement. Son sourire avait beaucoup de charme, avec cette douceur pensive qui existait aussi dans le regard. Phyllis le trouvait très sympathique. Mais il l’intimidait néanmoins un peu et les mots qu’elle voulait dire, les mots enthousiastes ne passaient pas ses lèvres.

Très aimablement, Alexy Orbiewicz voulut conduire les deux dames à la place qu’il jugeait la meilleure pour l’audition du concert, dans le second salon, pièce immense et sombre garnie de vitraux anciens. Puis il les quitta discrètement. Mme Chardolles fit observer :

– Il est très bien, ce jeune homme, très distingué. N’est-ce pas, colonel ?

– Très bien, en effet. Du reste, il appartient à une excellente famille.

Phyllis attendait avec une impatience un peu fébrile l’instant où Alexy Orbiewicz viendrait s’asseoir devant le piano dont le bois sombre luisait là-bas, au fond de la pièce. Le frère de Witold Orbiewicz... C’était un peu de « lui ». C’était un reflet du jeune maître qui répandait dans le monde, par ses œuvres, plus de beauté, avec l’ardente palpitation d’une vie intérieure profonde, magnifique.

Cette palpitation, comme Phyllis l’avait sentie dans ce qu’elle connaissait de son œuvre ! Chaque fois, elle songeait : « Quel est-il, l’homme qui a pensé, éprouvé cela ? » Mais elle n’avait jamais souhaité le connaître, par crainte de désillusion. Elle aimait mieux conserver en son esprit une image vague, un peu irréelle, qui était celle d’une sorte de demi-dieu ou de génie mystérieux. Déjà, la connaissance qu’elle venait de faire d’Alexy dérangeait légèrement ce rêve. Puisque les deux frères étaient jumeaux, ils se ressemblaient probablement. Or, ce n’était pas tout à fait ainsi que Phyllis se représentait celui dont-elle rejouait si souvent les œuvres en y découvrant chaque fois de nouvelles beautés.

Tandis qu’Alexy s’approchait du piano, elle le regardait. Il était grand, fortement charpenté, un peu lourd d’apparence. Ses cheveux d’un blond pâle, presque ras, couvraient le crâne aux contours puissants. Les traits du visage donnaient l’impression d’une ébauche et l’ensemble avait une sorte d’élégance inachevée, de charme discret, nuancé, qui n’attirait l’attention que lentement, mais la retenait ensuite.

Quand le musicien eut posé sur le clavier ses longs doigts souples, quand il eut commencé de jouer, Phyllis ne vit plus rien. Les yeux mi-clos, elle écoutait. La pensée du maître emportait son âme, comme une captive, et la tenait toute frissonnante sous l’enchantement.

Elle entendait sonner les Heures de la vie... Heures d’amour, l’allegro triomphant où palpitait la passion contenue et qui finissait dans une note de tendresse délicate. Heures tristes, l’adagio large et sombre, avec ses plaintes, ses sanglots, ses frissons de douleur, avec toute sa beauté déchirante et son ardente mélancolie. Puis l’apaisement venait. Les Heures de prière s’égrenaient, voilées de tristesse d’abord, enveloppées ensuite de sérénité, d’espoir très doux, devenant de brûlants appels vers une joie divine et comme embaumées de parfums d’encens, de senteurs mystiques de cathédrale ou de cloître.

Des applaudissements frénétiques saluèrent l’œuvre admirable et son interprète, quand la dernière note s’éteignit sous les doigts d’Alexy. En entourant celui-ci, on s’écriait : « C’est le chef-d’œuvre ! C’est la beauté pure, indiscutable ! » Seule Phyllis restait immobile. Elle écoutait encore en dedans. L’émotion l’étouffait, des larmes lui montaient aux yeux. Elle eût voulu demeurer ainsi longtemps, dans ce rêve, dans cette extase. Mais près d’elle une voix moqueuse murmura :

– Regardez, grand-père, Phyllis qui pleure !