Les maîtres de la lande - Élise Valéro - E-Book

Les maîtres de la lande E-Book

Élise Valéro

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Beschreibung

De retour au pays pour assister aux funérailles de son amie d’enfance, Élisabeth apprend qu’Anna s’est en réalité suicidée. Dans l’attente de la cérémonie, la jeune femme s’installe dans la maison familiale au cœur de son village natal en Haute Lande. Un lieu où elle n’a pas remis les pieds depuis des années.
À son arrivée, elle découvre une curieuse lettre que lui a déposée Anna la veille de sa mort. Enthousiaste, la jeune femme y annonçait son désir de prendre un nouveau départ dans la vie… Et pourtant, le lendemain, on la retrouve pendue. Qu’a-t-il bien pu se passer ?
Solidement épaulée par Pierre, chargé de l’entretien du jardin depuis le décès tragique de ses parents, Elizabeth tente d’en apprendre plus sur son amie, devenue au fil des ans une inconnue. Seulement, très vite, la petite enquête de voisinage de l’intrépide héroïne dérange au village, et va lui attirer les foudres des « maîtres de la Lande ».

D’histoires de famille en luttes intestines pour le pouvoir, la lande n’a pas fini de révéler ses secrets endormis…


À PROPOS DE L'AUTRICE


Élise Valero est née le 9 février 1984 à La Teste-de-Buch.

Elle a grandi dans les Landes à Pissos. De parents enseignants, elle est doctorante en littérature latine et réalise en ce moment une thèse sur la correspondance de Pline le Jeune. Mariée, elle a deux enfants, vit à Ychoux dans une vieille ferme landaise cernée par la forêt de pins. Elle est par ailleurs agrégée de Lettres classiques et enseigne le latin, le grec et le français au collège de Biscarrosse.

"Les maîtres de la lande" est son premier roman publié.

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Les maîtres de la Lande

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élise Valéro

 

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Éditions Terres de l’Ouest ©

Tous droits réservésSeignosse (made in Landes)[email protected]

ISBN papier : 978-2-494231-38-2

ISBN numérique : 978-2-494231-33-7

Crédits photographiques : © - création graphique : Terres de l’Ouest Éditions à partir d’un crédit photographique adobe stock : California Forest Wilfires par tdezenzio

 

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Chapitre I

 

 

— Anna Beaupré est morte hier soir.

Mon frère est le genre de personne capable de vous annoncer qu’un astéroïde est sur le point de fondre sur nous, et d’annihiler toute forme de vie terrestre, tout en gardant le ton neutre et mesuré d’une présentatrice de météo.

Je restai muette. Le choc, je suppose. Je bredouillai les phrases stupides et incohérentes que l’on prononçait toujours dans ce genre de situation :

— Quoi ? Quand ? Mais comment est-ce arrivé ? Elle a eu un accident ?

— Écoute, ma vieille, je n’en sais pas vraiment plus, j’ai reçu un texto d’Arnaud ce matin, plutôt sec, concis, à la Arnaud. Ça disait juste qu’elle était décédée hier, et j’ai pensé, eh bien, comme elle et toi vous étiez plutôt du genre inséparable quand vous étiez en primaire, que tu voudrais savoir… alors j’ai appelé.

— Tu as bien fait… Quand sera-t-elle inhumée ?

— On est dimanche…, hum… je dirais mardi ou mercredi, à Dos, sans doute, avec une cérémonie à l’église, certainement. Il y aura du monde.

Je ne sais pas pourquoi cette petite phrase anodine m’a soudain transpercée comme le poignard d’une évidence. Il y aura du monde. Oui. Il y a toujours du monde quand on enterre quelqu’un de jeune.

Anna était morte, elle était vraiment partie, et elle n’avait pas trente ans. J’avais déjà vécu davantage qu’elle, elle qui m’avait toujours paru me précéder, me dominer en tout. La main toujours agrippée à mon téléphone, j’entendais la voix de mon frère, mais un peu lointaine, presque ouatée, cotonneuse. Je me mordillai la lèvre sans savoir si la moiteur salée qui la baignait soudain était celle des embruns, ou celle de mes larmes.

— Tu iras ?

Ma voix me sembla dure, métallique. J’ai mis des années à peaufiner cette indifférence de surface, c’est une manière de ne pas me laisser submerger par la tristesse. C’est l’écorce qui me protège, qui m’a souvent, je le crois, sauvée, quand des chagrins plus grands que moi ont menacé de me submerger : la mort de mes parents, la trahison d’Olivier… c’est ma carapace, mon bouclier.

— Oui, je pensais y aller, tu sais, maintenant que papa et maman ne sont plus là, toi aux États-Unis, ce serait normal qu’il y ait tout de même quelqu’un pour représenter la famille.

— Oui, oui, bien sûr, tu as raison. Merci de m’avoir prévenue, je ne sais pas vraiment quoi dire, c’est un tel choc… Je vais devoir te laisser, car je vais manger chez Tom et Debbie ce soir, mais je te rappelle dès que je peux.

— Ça marche. Tout va bien, sinon ? Ta thèse ?

— Oui, ça roule. Toi aussi ?

— R.A.S.

— Bon, bye mon vieux, on se rappelle.

— Bye, Liz.

Et nous raccrochâmes. Les choses sont toujours ainsi entre mon frère et moi : nous sommes incapables de parler ; de parler vraiment, je veux dire : de nos vies, de nos sentiments, de ce qui tremble et s’agite derrière le brouillard dense de nos intériorités, de ce qui fait bouger nos lignes ; il n’y a jamais assez de places dans le décousu de nos conversations, pour nos vérités nues…

J’étais allée marcher à Cape Code pour la journée, je voulais profiter du retour du soleil après un hiver particulièrement rigoureux. Il était quinze heures et il me fallait bien compter trois heures de voiture avant de regagner Williston, mais je ne me sentais pas en état de faire la route, pas encore.

Car comme mon frère l’avait dit, même si la vie s’était chargée de nous séparer, Anna et moi avions été, à une période de notre vie, inséparables. Pendant des années, de la maternelle à la sixième, nous étions toujours assises à côté en classe, nous nous étions mutuellement invitées à dormir chaque week-end, avions partagé nos secrets. C’est avec elle, en CM1, que j’avais fumé ma première cigarette, à elle seule que j’avais confié que j’avais embrassé Fabien Torelli dans les toilettes à la récréation (en CM2). Je sus la première qu’elle avait eue ses règles, qu’elle avait le béguin pour Raphaël Tonnens, et qu’elle rêvait de faire les Beaux-Arts pour devenir peintre. C’était l’Amie avec un grand A ; et, de même qu’enfant j’avais cru sincèrement que l’enfance durerait toujours, j’étais persuadée que cette amitié n’aurait pas de fin, qu’on resterait toujours l’une pour l’autre ce que nous étions alors : l’unique, l’indispensable… C’est la magie de l’enfance de nous faire croire que les choses dureront toujours. Cette magie s’est évaporée, et je n’en retrouve pas la formule.

Je me suis fait d’autres amis depuis ce temps-là, je suis très proche de certains, mais rien n’a plus eu le goût de cette amitié-là.

Et pourtant j’ai perdu Anna.

Longtemps avant sa mort, on peut dire que j’avais déjà perdu Anna. À l’issue de l’école primaire, deux choix s’offraient aux enfants de Dos : le petit collège de campagne, à Seyre, proche de notre village, ou la grande cité scolaire de Sentis en Born, plus éloignée, mais qui semblait promettre à mes parents de meilleures chances de réussite. Ils choisirent pour moi, et je perdis Anna.

Au début, cette séparation me sembla presque enrichir notre relation. Nous avions mille choses à nous raconter. Dès que je rentrais du collège, je me précipitais en bicyclette chez elle pour lui raconter ma journée, mes découvertes. Nous comparions nos emplois du temps, nos devoirs, parlions des gens nouveaux que nous découvrions. D’interminables discussions au téléphone remplacèrent nos rencontres. Cela faisait enrager mes parents qui se plaignaient de notes de téléphone astronomiques. Et comme un rituel, aussi immuable que le cycle des saisons, nous passions tous nos week-ends ensemble : j’allais dormir chez elle le vendredi soir, et elle venait me rendre visite le samedi.

Quand le printemps revint, il y eut les soirs où je ne téléphonai pas, car je préparais un exposé ou parce que j’avais une tonne de devoirs à faire… puis certains week-ends durant lesquels Anna ne vint pas dormir car elle était invitée ailleurs. Puis finalement, les semaines trop remplies, les occupations diverses et variées qui ne nous permettaient pas de trouver une seule minute pour nous voir.

Trois années de collège passèrent ainsi où nous maintînmes tant bien que mal le lien entre nous, mais la fusion des années de primaire avait cédé : le monde extérieur s’était immiscé dans notre relation si singulière, et la formule Anna et moi avait perdu de sa puissance, peut-être même de sa magie. L’année de notre quatrième, pour le bal de la Pentecôte, quand on se retrouva dans la salle des fêtes bondée et enfumée, nous pûmes nous rendre compte que le temps avait eu raison de notre amitié. Ce soir-là, je m’en souviens parfaitement, c’était un samedi, elle est venue dormir chez moi pour la toute dernière fois. Puis, après cela, ça a été terminé.

Les rayons du fragile soleil de printemps commençaient à décliner sur Cape Cod. Je consultai ma montre : seize heures déjà. Il était temps de rentrer. Je montai dans la vieille Buick que me prêtait Tom et je démarrai. Je n’allumai pas la radio, et me laissai bercer par les souvenirs. Quand j’arrivai enfin à Willinston, la nuit était tombée, mais la lumière émanant de la cuisine de Tom et Debbie m’enveloppa dans la chaleur et la tendresse de ces amis qui m’étaient, en quelques mois déjà, devenus si chers.

Debbie devait guetter mes phares depuis un moment car dès que je gravis les marches du perron, la porte s’ouvrit comme par magie et son visage de lutin facétieux s’éclaira de joie.

— Darling,mais que faisais-tu ?

Debbie s’adressa à moi dans son mélange habituel de français et d’anglais. Elle est bretonne, mais vit depuis trente ans aux États-Unis. Tom et elle se sont créé une sorte de patois qui mêle allègrement leurs langues maternelles respectives.

— Tu as flashé sur un cachalot ? Je m’inquiétais, ça fait plus d’une heure que je tourne en rond comme une toupie folle. Je n’ai pas osé appeler sur ton cellular, j’ai eu peur que tu aies un accident en cherchant à répondre. Tom me dit que je suis insupportable de te couver ainsi, comme une mère poule. 

Tout en disant cela, elle adressa au dit Tom, qui lisait tranquillement, un regard exaspéré. Il se contenta de lui faire un clin d’œil par-dessus les lunettes abaissées sur son nez, et de lui souffler un baiser.

— Tu as rencontré le petit neveu de JFK et tu as passé l’après-midi à faire l’amour comme une folle dans une chambre de motel ? Tu as crevé ? Tu t’es fait arrêter par les cops ?

Debbie est quelqu’un d’extrêmement bavard, mais à l’image de beaucoup de femmes, elle sait faire mille choses en même temps ; et tout en pépiant comme un moineau, elle m’avait débarrassée de mon manteau, tendu des chaussons en laine, et fourré d’autorité un verre de vin blanc dans la main. Je ris.

— Rien de tout ça, Debbie, désolée de te décevoir. Même si je ne cracherais pas sur le petit neveu de JFK, à moins bien évidemment qu’il ne soit aussi priapique que son illustre grand-oncle.

— Mais enfin Lizzie, toutes les filles rêvent d’avoir un Priape dans leur lit, intervint Tom depuis la cuisine où il avait commencé à faire tinter les casseroles. Ne me dis pas qu’une jolie et jeune latiniste comme toi n’a jamais fantasmé sur le Priape ithyphallique de cette maison-là de Pompéi… Quel est son nom déjà ?

Je ris de plus belle.

— La maison des Vetii. Mais quelle horreur, Tom ! Non, je n’ai jamais, comme tu dis, « fantasmé » sur cet appendice monstrueux, et puis, en mentionnant le priapisme de JFK, je ne voulais pas tellement parler de la taille de son pénis, mais plutôt du fait qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’aller le fourrer un peu partout. Or je pense que, depuis ce qui… enfin depuis Olivier… mon seul critère de sélection en matière d’hommes est devenu la fidélité, l’exclusivité, la monogamie quoi !

Debbie me frotta chaleureusement le bras, et je lus dans ses yeux beaucoup de compréhension, mais aucune pitié, ce qui me fut d’un grand réconfort.

— On comprend, Lizzie, on comprend.

Elle se servit à son tour un verre de vin et s’installa dans le fauteuil en face du mien.

— En fait j’ai marché, je me suis assise un long moment sur la jetée à Provincetown pour regarder les bateaux, écouter les mouettes. À midi, j’ai mangé une soupe de homard dans un petit restau face à la mer. Puis j’ai marché... encore.

Je ne leur parlai pas de l’appel de mon frère ni de la mort d’Anna. Pour quelle raison ? Je ne saurais le dire. Peur qu’en formalisant, en mettant en mots, en phrases ce qui restait encore un concept vague et informe, tout ceci ne vienne m’exploser à la figure ?

Anna est morte, Anna est morte hier.

La petite phrase lancinait dans ma tête, mais j’étais comme anesthésiée, je ne ressentais pas d’émotion véritable, comme si une partie de moi luttait encore contre cette réalité. J’étais pourtant à l’aise avec Debbie et Tom. Cela faisait maintenant six mois qu’ils m’accueillaient chaleureusement chez eux, dans le petit garage de leur jardin transformé en maison d’amis par Tom des années auparavant. Même si au départ, c’était surtout dans l’espoir qu’elle pourrait servir de studio aux garçons, le jour où ils s’inscriraient à l’Université de Burlington. Cet espoir s’était avéré vain, puisque François et Édouard avaient choisi de faire leurs études en Californie. Ils manquaient beaucoup à Tom et Debbie, surtout à Debbie qui les appelait tous les deux jours et leur envoyait sans cesse des colis remplis de conserves qu’elle confectionnait elle-même, de pâtes de fruits, et autres chocolats artisanaux achetés au marché de Manchester-Vermont.

Et quand mon amie Odile, qui avait connu Tom et Debbie jeunes mariés en Californie, les avait un jour contactés pour leur demander s’ils accepteraient d’accueillir une pauvre hirondelle aux ailes cassées qu’elle leur envoyait depuis la France, ils avaient immédiatement accepté. J’étais donc venue occuper le studio du jardin et la place laissée vacante par François et Édouard dans le cœur maternel de Debbie.

Alors que je sirotais tranquillement mon vin blanc, tout en écoutant d’une oreille distraite le bavardage de Debbie, le carillon de la sonnette d’entrée retentit.

— Ah, tiens, tu attends quelqu’un ? demandai-je à Debbie.

— Oui, j’ai invité Will Will à venir dîner avec nous. Je ne te l’avais pas dit ?

— Je ne sais pas, peut-être, j’ai dû zapper. Mais je suis ravie. Je l’aime tellement ce cher Will.

— Tu vas finir par l’épouser, et comme ça on sera assuré de te garder pour toujours !

— Mais Deb, n’importe quoi, il est plus antique que le Colisée, et en plus il est toujours amoureux de sa femme ! 

Dans l’entrée, Tom avait déjà ouvert la porte et Will enlevait son vieux duffle-coat aux couleurs passées, au moment où je me précipitai pour l’accueillir.

— Élizabeth chérie, laisse-moi donc embrasser ta jolie frimousse !

Will Will avait beau être né et avoir grandi au Texas, il parlait le français avec un accent british digne d’un lord anglais.

Will Will (son véritable nom était William Willis, mais je l’avais aussitôt surnommé Will Will) était un éminent professeur de langue et de littérature grecque. Il était le directeur du département d’études classiques de l’Université du Vermont. Quand je débarquai à Burlington, c’est lui qui m’accueillit en personne. Il me fit visiter tout le campus en me tenant le bras et en m’appelant « ma chère » comme au XIXe siècle. Il me conduisit dans le bureau que nous devions partager durant l’année universitaire, me fit un thé brûlant à l’aide de sa vieille bouilloire crachotante et n’eut jamais l’indiscrétion de me demander ce qui expliquait que j’eusse précipitamment quitté l’Université de Bordeaux pour venir terminer ma thèse au fin fond de l’Amérique du Nord. Will fait partie de ces êtres doux, discrets, qui ne forcent jamais une confidence ou un rapport humain.

J’avais déjà pris mes marques à l’Université, et commencé à enseigner la littérature augustéenne aux étudiants de deuxième année quand, un après-midi, je me retrouvai effondrée, en larmes, entre les bras de Will. Il m’avait tapoté les épaules, avait patiemment attendu que les sanglots se calment et m’avait ensuite tendu un mouchoir.

— Comment s’appelle-t-il ?

Surprise, je le regardai avec un air circonspect face à tant de prévenance et de compréhension, avant de finir par lui répondre :

— Olivier. Il s’appelle Olivier.

 

Ce jour-là, je racontai tout à Will : comment j’avais connu Olivier en hypokhâgne, qu’il était mon premier amour, que nous avions été inséparables, que je n’avais jamais imaginé ma vie sans lui jusqu’au jour, quelques mois auparavant, où j’étais rentrée plus tôt que prévu de la fac et que je l’avais trouvé au lit avec Nathalie. C’est étonnant, car c’est à ce moment-là, en pleurant sur l’épaule de Will que j’avais compris la sordide banalité de cette histoire. Quelqu’un m’a dit un jour que toutes les histoires, depuis Homère, ont déjà été racontées mille fois, et c’est si vrai. Mon cœur brisé, ma trajectoire déviée, mes cris, mes pleurs, mon déménagement sous la pluie, mes cartons entassés tant bien que mal chez mon frère, les supplications de Nathalie, les dénégations d’Olivier, les livres jetés à la figure, les insomnies, tout, tout, jusqu’à mon départ pour les États-Unis, tout ça n’était qu’une histoire vieille comme le monde, déjà dite et redite par un narrateur fatigué, sans doute, de se répéter.

Quand je décidai de consacrer ma thèse à l’exil du poète Ovide, mon directeur de recherches à l’Université Bordeaux III, Phillipe de Soucy, m’avait prévenue que c’était un sujet de vieilles filles, ou de curés en retraite. Comme il était manifeste que je n’étais ni l’un ni l’autre (il avait dit cela avec un petit sourire en coin), il se sentait tenu de me prévenir que mes recherches occuperaient tout mon temps, envahiraient mon espace, et réduiraient la part de mes jours dévolue à mes amis, ou à mes amours. Il avait eu raison de m’en avertir. Aujourd’hui encore, je me demande s’il n’avait pas prévu que mon travail m’écarterait trop de la rive des vivants pour que je puisse à temps ramener ma barque à bon port.

Devais-je à Ovide le fiasco de ma vie sentimentale ? M’étais-je sans le vouloir éloignée d’Olivier ? Avais-je laissé le champ libre à Nathalie, notre adorable voisine, toujours disponible, contrairement à moi, pour un cinéma, un apéro au bar du pied de l’immeuble, pour un scrabble, un café… une partie de jambes en l’air ?

Ma grand-mère, paix à son âme, m’a toujours répété que le secret du couple pérenne, c’est la gaudriole1. Ce ne sont pas exactement ses mots, mais l’idée était celle-là ; et forte de soixante ans de ménage heureux, elle donnait gentiment ce conseil à tous les membres de la gent féminine qui l’approchaient, de près ou de loin.

J’appartenais, moi, à la catégorie des femmes dont ma regrettée aïeule eût dit qu’elles n’étaient pas portées sur la chose. J’étais vierge quand je connus Olivier (il eut beau prétendre plusieurs fois le contraire, je pense qu’il l’était également), j’avais dix-huit ans, et la première fois que nous fîmes l’amour, ce fut un fiasco intégral. Et il faut avouer que, par la suite, je n’ai pas montré un enthousiasme débordant pour l’acte de chair. C’est toujours au terme de négociations si serrées qu’elles feraient pâlir d’envie un responsable CGT aux prises avec un patron côté au CAC 40 qu’Olive obtenait mon consentement à ce que je vivais, finalement, comme une reddition. Je ne m’en ouvrais jamais à mes amies, mais il m’est plus d’une fois arrivé, en soirée, d’ouvrir des yeux grands comme des soucoupes, quand l’une d’entre elles évoquait un orgasme si cataclysmique qu’il en avait fait trembler la charpente. Il y avait donc clairement des filles qui aimaient ça, et je n’en faisais pas partie. Mon tort fut de croire que ça n’était pas si important, et que le couple que nous formions avec Olivier était si solide, basé sur des liens si forts, que notre absence de sensualité ne pourrait lui porter préjudice. J’avais tort.

En embrassant Will ce soir-là dans la cuisine de Tom et Debbie, une bouffée d’affection m’envahit : si je guérissais un jour de mon chagrin d’amour, c’est à ces trois-là que je le devrais. Will disait souvent qu’ils aimaient se réchauffer au soleil de ma jeunesse, moi j’adorais la sensation douce-amère d’être un peu la « petite » de la bande, celle qu’il fallait conseiller, cajoler, entourer.

Debbie, Will et moi applaudîmes bruyamment quand Tom nous rejoignit dans le salon, affublé de son tablier I kiss better than I cook que lui avait offert Debbie au Noël précédent et les bras chargés d’un plateau contenant quatre coupes, une bouteille de champagne, des gressins, des verrines aux couleurs vives, des légumes coupés en fines lamelles, et des ramequins contenant des dips variés. Contrairement à ce qu’affirme son tablier (ou alors c’est qu’il embrasse comme Rhett Butler !), Tom est un remarquable cuisinier.

Debbie se chargea de déboucher le champagne et nous pûmes trinquer.

— Au fait, William, demanda plus tard Tom, ça chauffe toujours à l’Université ou Betty Lange est-elle ouverte aux négociations ?

— Ouverte aux négociations ? Will s’étrangla sur son gressin. La N.R.A devrait recruter cette Lange : elle tire à vue ! Elle est bien décidée à nous dévorer et elle va finir par avoir gain de cause. Tant que Simons sera président, je pense que nous pourrons sauver les meubles, mais vous verrez que d’ici quelques années, nos étudiants d’Études classiques seront obligés d’aller s’inscrire à Boston. Et moi, eh bien, je suppose que j’aurai plus de temps pour me consacrer sérieusement à la culture de mes courges… 

— Simons ne te lâchera jamais, Will, le rassurai-je, tu es l’emblème de son université. Les gens viennent du monde entier pour toi. JE suis venue pour toi !

— Un emblème, un emblème… Le problème, avec les emblèmes, c’est qu’on n’a pas besoin qu’ils soient vivants. Morts, ils font tout aussi bien l’affaire. Et Simons a beau avoir baptisé son chat Virgile, il n’en demeure pas moins capitaliste. Cela fait des années qu’il trouve que nous lui coûtons trop cher. D’un autre côté, tu n’as pas tort quand tu dis qu’il va me ménager : je pense qu’il veut éviter la confrontation directe avec moi. Il va attendre que je parte à la retraite, et alors il donnera à Lange exactement ce qu’elle veut. D’ailleurs je le soupçonne de la sauter !

— Pas possible ! De qui tiens-tu cette info ?

— Elle remonte ses collants dès qu’elle sort de son bureau !

Tom éclata de rire.

— Peut-être qu’elle a juste un problème de jarretière, ou de gaine ! Sur ce, je vous propose de passer à table. Au menu ce soir, mes amis : coquilles Saint-Jacques braisées sur leur lit de fenouil rissolé. 

Ce fut un succès, Tom s’était surpassé. Au dessert, il avait confectionné ses propres profiteroles (Debbie l’avait depuis longtemps converti à la gastronomie française) et, repus, nous nous affalâmes dans le canapé pour boire un café. Vers dix heures, Will et moi prîmes congé de nos amis. Tom avait l’air pressé de démontrer à sa femme la véracité de l’assertion floquée sur son tablier ! Will me raccompagna jusqu’à ma petite maisonnette au fond du jardin.

Il me proposa que nous regardions les corrections qu’il avait apportées aux quelques pages de ma thèse que je lui avais remises en début de semaine.

— Tu n’es pas trop fatigué ? Vu ton grand âge ? le taquinai-je.

— Mon grand âge et moi, on t’emmerde, me dit-il en mimant une révérence.

— Alors allume le feu pendant que je fais chauffer la bouilloire. Il fait un froid de canard.

Quand je ressortis de ma minuscule kitchenette avec une théière remplie de thé brûlant, le poêle ronronnait et, sur la table de bois qui me servait de bureau, Will avait étalé mes feuillets. Nous les relûmes, Will commentant chacune des annotations qu’il avait apposées dessus de son écriture fine et appliquée. Quand nos corrections furent terminées, Will enleva ses lunettes, les posa doucement sur la table et se frotta lentement les arêtes du nez. J’avais remarqué qu’il faisait toujours cela quand il se préparait à assener à son interlocuteur une vérité que ce dernier n’était pas toujours prêt à encaisser.

— C’est un travail formidable que tu accomplis, Elizabeth, vraiment je suis sincère. Mais je crains de partager l’opinion de mon collègue français. Cette thèse, c’est un sacerdoce, tu ne pourras jamais, à moins d’une découverte archéologique d’envergure, un manuscrit inédit par exemple, mettre un point final à ta quête. Tu pourras accumuler les indices, les théories, mais, à mon avis, tu ne seras jamais en mesure de percer vraiment le mystère de la relégation d’Ovide. C’est dur de dire cela, peut-être même que cela va t’étonner de la part d’un universitaire, mais il est des moments où il faut savoir arrêter de chercher. Tu as listé toutes les théories possibles, tu as dressé un état de la question qui fera date dans les études ovidiennes, tu ne peux pas faire davantage. Je pense que tu ne peux pas aller plus loin. 

J’étais abasourdie. Mon espoir était-il vain de retrouver l’indice clef qui permettrait de savoir enfin pourquoi Auguste avait exilé Ovide au bord de la mer Noire deux mille ans auparavant ? Will me regarda avec tant de tendresse triste que j’eus soudain le cœur serré.

— Tu connais la légende du tonneau des Danaïdes, Lizzie ?

J’acquiesçai sans rien dire. Les cinquante filles du roi Danaos condamnées pour avoir tué leurs époux à remplir pour l’éternité un tonneau percé de mille trous…

— Quand ma femme est morte, j’ai rêvé de ce châtiment : une tâche sans fin qui absorberait tout mon temps, mon énergie, mes pensées, mon chagrin…

— Ma thèse, c’est mon tonneau des Danaïdes, c’est ça, Will ? Je consacre donc mes nuits à Ovide pour éviter de penser que j’ai vingt-six ans, plus de parents, pas de mec, pas d’enfant ?

Mon ton devait être légèrement agressif, car je vis Will lever lentement les mains, paumes ouvertes, comme un geste de supplique, ou de paix.

— Dans le courrier de recommandation que m’a adressé Philippe de Soucy, outre ton sérieux et ton implication, il a aussi mentionné que le mystère de la relégation d’Ovide te passionne depuis la classe de terminale. Or tu m’as dit avoir perdu tes parents l’année où tu passais ton baccalauréat.

— Et donc ça… 

Il ne me laissa pas le temps de finir ma phrase, prit mes mains dans les siennes, les serra très fort, en me regardant droit dans les yeux, et dit :

— Une thèse, Lizzie, c’est comme un enfant. Enfin je suppose, car je n’ai jamais eu d’enfant. La thèse, on la chérit, on l’améliore, on la porte en soi des années, et puis vient un jour où il faut la laisser s’en aller, s’en séparer. On la met par écrit, on la soutient. En quelque sorte, on la met au monde…

— Et ensuite ?

Ma voix tremblait.

— Ensuite, on en commence une autre, ou bien on se met à prendre des cours de pole-dance comme mon éminent collègue Peter Templeton.

Je souris, et je vis à ses yeux qu’il avait dit cela précisément pour me faire sourire.

— Et la vie continue, Lizzie, la vie continue…

— Donc tu penses que mes cent neuf théories pour expliquer l’exil d’Ovide suffisent pour faire une thèse acceptable ? Pas besoin que je continue de fouiller pour en trouver une cent dixième ? J’ai peur que ça soit un peu léger cent-neuf quand même !

Nous rîmes tous les deux. Mais mon rire sonnait faux. Il y avait comme un malaise dans les airs.

Avait-il raison ?

Will s’était levé, avait pris nos tasses, la théière et s’était rendu dans la cuisine pour faire la vaisselle. Alors qu’il revenait au séjour, il remit son manteau et je ne pus alors m’empêcher de lui dire :

— Une de mes amies d’enfance est morte hier. Et je pense m’y rendre pour assister à ses funérailles.

— Liz, je suis désolé, qu’a-t-elle eu ?

— Je ne sais pas, mon frère m’a appelé cet après-midi, mais il n’en savait pas davantage.

— Vous étiez proches ?

— Nous l’avons été, il y a longtemps.

— Tu aurais dû nous le dire, Debbie aurait reporté le dîner.

— Tu vas me trouver atroce, mais je n’arrive pas à savoir si je suis triste. Mais là, d’un coup, en te parlant, ça devient comme une évidence, qu’il faut que je rentre en France, que je sois présente à son enterrement. Tu penses que c’est possible ? Que je m’absente ?

— Bien sûr, je te remplacerai pour ton cours de jeudi. Combien de temps comptes-tu rester ?

— Une semaine, pas plus.

— Si c’est important pour toi, il faut y aller.

— Je ne sais pas si c’est important, mais pendant qu’on évoquait Ovide, les Danaïdes, mes parents… Eh bien, j’ai eu l’impression qu’il fallait que je retourne chez moi, que ma place était là-bas.

— Alors prends le premier avion que tu trouves et rentre au pays, Lizzie chérie. Je te téléphone demain.

Sur ce, il m’embrassa et sortit.

Arrivé à sa voiture, il se retourna. Je me tenais sur le pas de la porte, frissonnant dans le froid en dépit du châle qui me couvrait les épaules.

— Ce que je t’ai dit… j’espère que je ne t’ai pas blessée, Lizzie. Un halo de buée blanche accompagna ces mots.

— Non, Will. Pour rien au monde je ne voudrais que tu t’en veuilles de m’avoir parlé avec franchise. On devrait toujours pouvoir parler aux gens ainsi, surtout à ses amis. Et tu as raison, cette thèse, sans doute que c’est une manière de retarder le temps du deuil, le deuil de mes parents, le deuil de mon histoire d’amour. Il est temps que j’y mette un point final. 

Un point final… Sur cette résolution, je rentrai, allumai mon ordinateur et réservai un vol pour la France pour le lendemain matin. Le départ de Boston était prévu à huit heures, pour une arrivée à Bordeaux le lundi soir, après une escale à Londres. J’envoyai un bref texto à Tom et Debbie afin qu’ils le trouvent le lendemain à leur réveil et ne s’inquiètent pas.

Une de mes amies d’enfance est décédée.

Enterrement prévu mardi ou mercredi.

Je dois y être. Mon avion part de Boston à huit heures demain matin.

Je resterai une petite semaine.

Je vous embrasse fort, mes amis.

Lizzie

Plus tard, confortablement installée dans l’avion, je dis au revoir aux côtes américaines sans imaginer qu’il ne s’écoulerait pas une semaine, mais des mois, voire des années, avant que je retourne un jour dans le Vermont.

Un jour, peu de temps après mon arrivée aux États-Unis, dans une petite boutique mohican de Willinston où j’avais acheté un attrape-rêve, j’avais lu cette prière indienne recopiée sur un papier jauni, encadrée et accrochée au mur : « N’allez pas sur ma tombe pour pleurer, ce n’est pas là que je suis. »

Je voulais aller sur la tombe d’Anna, mais pour pleurer sur quoi exactement ?

J’étais loin de me douter que ce trajet vers sa sépulture, c’était moins ma volonté qui l’accomplissait que la sienne. Elle m’avait appelée à elle, et j’étais venue, comme toujours.

 

Chapitre II

 

 

À l’aéroport de Bordeaux, mon frère m’attendait devant le terminal des arrivées. Il était au volant de son vieux taxi et lisait le Canard enchaîné. Il était si concentré qu’il ne m’entendit pas approcher. Je toquai discrètement sur la vitre à demi baissée.

— Alors Julius, les nouvelles sont bonnes ? Sarko va enfin finir en prison ? Brigitte a retapissé l’Élysée pour la modique somme de trois milliards d’euros ?

Il sursauta et ôta ses lunettes en souriant.

— Même pas. Macron se contente simplement de gentiment dézinguer tous les acquis sociaux pour lesquels nos aînés se sont battus depuis soixante ans. Bienvenue au pays ! Je suis content de te revoir, sœurette. 

Tout en parlant, il s’était extrait de son siège, avait ouvert sa portière. Il me serra contre la laine râpeuse de son vieux pull, chargea ma valise dans le coffre et nous prîmes la route des Landes.

— Tu n’as pas été trop embêtée à l’aéroport, avec cette histoire de coronavirus ?

— Hein ? Non, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Laisse tomber, si c’est comme le coup de la grippe aviaire, c’est qu’on se sera emballés pour rien. Alors, comment vas-tu ?

Pendant que nous roulions, je respirai à plein poumon l’odeur rassurante de sa voiture, ce mélange unique de tabac et de café. Il est des odeurs qu’on aimerait pouvoir mettre en bouteille. On les garderait en réserve comme des grands crus et on les ouvrirait les soirs de déprime.

Le taxi de mon frère est un véritable monument historique, son pote Fredo affirme même avec beaucoup de sérieux (Fredo a fait trois années de faculté de droit ce qui, au sein de la bande des copains de Julius, lui confère une aura indéniable ; quand il parle, ils se taisent tous !) qu’il faudrait l’inscrire au patrimoine mondial de l’UNESCO, c’est dire !

Il faut avouer qu’une vieille Renaud Chamade avec 300 000 kilomètres au compteur, ce n’est pas tellement commun dans la faune diversifiée des taxis bordelais, tous plus flambants neufs les uns que les autres. C’était la voiture de notre père. Il en avait fait don à Julius quand ce dernier, à vingt et un ans, avait décrété qu’il cessait ses études pour devenir chauffeur de taxi, métier qui, à ses yeux, avait le double avantage de lui permettre de rester assis toute la journée et de donner libre cours à sa verve langagière quand il s’agissait d’injurier les automobilistes, les chauffeurs de bus, ou encore les cyclistes. Il possède en effet une collection de jurons à faire pâlir d’envie le capitaine Haddock et je crois que, semblable en cela au vieux loup de mer, il est heureux, au volant de son taxi, d’être le seul maître à bord après Dieu.

Julius (de son vrai nom Jules, mais j’ai une fâcheuse tendance à latiniser les prénoms des gens que j’aime, déformation professionnelle sans doute !) a toujours eu un problème avec l’autorité. S’il entame un jour une psychothérapie (cela n’arrivera jamais : qu’on puisse débourser cinquante euros pour s’asseoir dans un fauteuil et raconter sa vie, c’est quelque chose qui le dépasse ), on lui rétorquera sans doute que cet esprit rebelle et ce refus de toute forme de domination sont le fruit de la relation qu’il a eue avec mon père. On m’a parfois dit que ce n’est pas facile d’être un enfant de gendarme, mais en fait, c’est être « fils de gendarme » qui n’est pas chose aisée. J’ai eu, moi, une relation privilégiée et apaisée avec un père qui, il est vrai, n’a eu de cesse de nous imposer des limites. Mais il était dans ma nature de ne pas chercher à les dépasser : j’ai toujours vu les interdictions qu’il formulait comme des jalons rassurants, des béquilles, des panneaux indicateurs. Pour Julius, ce furent sans doute des barrières, des obstacles, des barreaux de prison.

Je dis sans doute car Julius a huit ans de plus que moi et, du temps de sa révolte contre l’ordre parental, j’étais trop enfermée dans ma bulle d’enfance pour m’apercevoir de quoi que ce soit ; j’avais dix ans quand il partit s’installer à Bordeaux et malgré les supplications de ma mère, il revenait rarement nous voir le week-end. Quand j’eus dix-huit ans, l’âge où j’aurais été en mesure de comprendre, de partager, d’apaiser peut-être les ressentiments entre lui et mon père, nos parents moururent, et aucun mot ne fut jamais posé sur cette blessure. Dans nos conversations, nous évitâmes le mot « papa », et Julius ne vendit jamais la Renaud Chamade.

— Mais putain, regarde-moi ce naze de Uber Eat ! On dirait qu’il a des morpions au cul. Baisse ta vitre, Lizzie.

Je m’exécutai et Julius se pencha pour hurler au cycliste couvert de sueur qui remontait péniblement le cours de la Marne :

— Eh, pauvre cloche, tu ne peux pas rouler droit ! Tu vas renverser ta soupe !

Je lançai au malheureux livreur un regard navré tandis que mon frère le doublait avec force coups de klaxon.

— Tss, tss, je ne crois pas que ton Saint Patron approuve ce langage et cette attitude, l’admonestai-je en désignant du doigt la médaille de Saint-Christophe qui ornait son tableau de bord.

— Mais penses-tu ! Tous les chauffeurs de taxi disent des gros mots, c’est même une épreuve éliminatoire à l’examen. J’ai dû citer deux cents mots vulgaires pour désigner les organes génitaux masculins afin d’obtenir ma licence !

— Deux cents !! J’arriverais à peine à en citer dix.

— Toi tu les citerais en latin et en grec, ça fait plus classe.

— Euh Julius, tu es sûr que c’est prudent de dépasser les cent kilomètres-heure avec ton antiquité ?

La vieille Renaud faisait en effet entendre un vrombissement qui ne me semblait rien augurer de bon.

— T’inquiète, Lizz, elle se porte comme un charme. J’ai la ferme intention de lui faire franchir la barre des 500 000 kilomètres. Tu sais qu’un taxi parisien a atteint les 500 000 avec sa vieille BM. Il a eu droit à son article dans les journaux et bingo ! BMW lui a payé son dernier modèle toutes options. Tu m’étonnes ! Énorme coup de pub gratuit.

— Et tu penses sérieusement que Renaud serait prêt à te payer une Talisman pour une Chamade qui a affiché 500 000 au compteur ? Ils vont te payer une Twingo, oui. Carlos Goshn les a mis sur la paille !

L’air était frais, mais, arrivée sur la petite route nationale qui nous ouvrait la porte des Landes, je ne pus résister et j’abaissai ma vitre pour respirer l’odeur de térébenthine. Les grands pins se dressaient le long du trajet, fines silhouettes noires comme découpées sur le rose du couchant. Saluaient-ils mon retour, ou se tenaient-ils prêts à refermer sur moi le sortilège de leurs lignes aussi régulières que des barreaux de prison ?

Je me tournai vers Julius, la vue de son profil familier faisant monter en moi une vague de tendresse chaude et familière.

— Je suis heureuse de faire ce trajet avec toi, Julius. C’est bon d’être de retour. Même si c’est pour peu de temps, et même si c’est pour une triste raison. Tu en sais davantage ? Pour Anna ? Ce qu’il s’est passé ?

— Non. J’ai rappelé Arnaud ce matin, mais il n’avait pas plus d’infos que ce que je t’ai déjà dit par texto : elle est allée marcher, on l’a trouvée morte dans les bois. Arnaud pense qu’elle a certainement fait un malaise. Ce sont des choses qui arrivent, Lizzie. Il n’avait pas eu de confirmation pour l’enterrement, il pense que ce sera demain, mais il doit nous tenir au courant. 

Ce sont des choses qui arrivent…

À la pensée d’Anna étendue morte, seule, sur la mousse froide de l’hiver, une tristesse infinie monta en moi, et les larmes se mirent à ruisseler sur mes joues.

Anna chaude de rires, de vie, d’énergie. Je la revoyais debout sur son lit en train d’imiter Whitney Houston dans la longue chemise de nuit de sa mère, une brosse à cheveux en guise de micro, ou dansant la macarena dans sa jupe en jean à la fête de l’école. Et les courses de rollers, les retours de la piscine municipale à bicyclette, quand il fallait se hâter parce que le soleil allait se coucher, mais qu’elle faisait quand même le détour pour me raccompagner jusque chez moi. Et à la fin, la solitude, le froid, la mort.

Julius me tendit un mouchoir, m’enveloppa de son bras droit et m’attira sur son épaule. Le reste du trajet se fit en silence. Il est des fois où l’on n’a pas de mot, et même si on les avait, on n’oserait pas les prononcer de peur de ne pouvoir s’arrêter de pleurer.

Nous parvînmes à Dos, le soleil se couchait. Julius m’aida à sortir la valise, et alluma le feu dans le poêle du salon. Cela faisait si longtemps que je n’étais pas revenue ici. C’était pourtant la maison familiale, la maison de mon enfance. Mes grands-parents paternels, parisiens pure-souche, avaient acheté cette vieille bâtisse bourgeoise dans les années cinquante, pour passer leurs étés sur la côte atlantique, et quand mon père, à quarante ans, après vingt ans de brigade mobile, avait enfin obtenu sa mutation pour la petite gendarmerie de Dos, il avait naturellement investi ce lieu de villégiature dans lequel il avait tant de souvenirs d’enfance heureux. Il y avait fait de nombreux aménagements avec la bénédiction de ma grand-mère (elle était déjà veuve à cette époque) et ma mère, tellement heureuse d’en avoir fini avec les sinistres logements de fonction, avait dépensé une énergie folle à peindre, tapisser, décorer.

Pendant que Julius s’activait devant le poêle, je me promenai dans les pièces du rez-de-chaussée, refaisant connaissance avec les objets, retrouvant les odeurs qui avaient bercé mon enfance, mais qu’il me fallait de nouveau apprivoiser. À la suite de mon baccalauréat, quelques mois seulement après que nous eûmes enterré nos parents, j’étais partie m’installer à Bordeaux pour mes études, et rares étaient les week-ends où je rentrais dans les Landes. Étrangement, ou pas d’ailleurs, ni mon frère ni moi n’avions jamais évoqué l’idée de vendre cette lourde bâtisse bourgeoise. La question de l’argent n’entrait pas en ligne de compte, car, à leur mort, nos parents nous avaient laissé une coquette somme d’argent. En outre, Julius et moi sommes ce que nous pourrions appeler des ascètes. Je ne sais si c’est par souci de purification spirituelle, par conviction écologique (ça, c’est plutôt moi) ou par radinerie (ça, ce serait plutôt Julius), mais le fait est que nous sommes très économes. Je ne m’habille que dans les braderies du secours catholique, ce qui me donne une apparence que personnellement je classe dans la catégorie « bohème chic », mais qui a souvent été qualifiée d’attentat au bon goût par différentes pestes que j’ai pu rencontrer au cours de ma vie. Quant à Julius, la dernière fois qu’il a acheté quelque chose, nous étions au vingtième siècle et on payait en francs.

Je montai au premier étage pour défaire mes valises et disposer mes vêtements dans la grande armoire en bois de mon ancienne chambre. Quand je redescendis, Julius avait déjà remis son manteau.

— Tu es bien installée ? Je vais te laisser. Je repasse te prendre la semaine prochaine. Ton vol retour, c’est prévu pour mardi, c’est ça ?

— Mais tu ne restes pas ? Si les funérailles sont bien demain matin, tu pourrais rentrer à Bordeaux en suivant.

— Non, Lizzie, tu sais, je connaissais peu Anna, et puis franchement, je déteste les enterrements.

— Non mais, sans blague ! Parce que moi j’adore ?

— Pardon, je ne voulais pas te peiner. Bien sûr que j’y aurais assisté si tu n’avais pas été là, par respect pour ses parents, et pour te représenter, mais c’est ta place, pas la mienne. Il m’embrassa sur le front. Et tu sais bien que le mercredi matin, c’est la mise en plis de Georgette, si je ne vais pas la chercher, c’est la crise cardiaque assurée !

Georgette a quatre-vingt-quinze ans et est la meilleure cliente de Julius. À elle seule, elle assure la moitié de son revenu mensuel. C’est une bourgeoise bordelaise, veuve d’un riche industriel, qui s’est toujours refusé à acheter une voiture. Elle aime prendre le taxi. C’est ainsi qu’un jour elle est montée dans la vieille Chamade de mon frère. Il l’avait autorisée à fumer ses affreuses Dunhill à l’intérieur et elle avait décrété qu’il était le meilleur chauffeur qu’elle ait jamais connu. Et depuis, il la trimballe de droite à gauche, aux quatre coins de Bordeaux.

— Bon, si c’est pour Miss Georgette, je t’excuse ! 

On s’embrassa. Je promis de l’appeler dans la semaine et il repartit dans la nuit, me laissant seule dans la cuisine.

J’envoyai un texto à Tom et Debbie et un autre à Will pour leur dire que j’étais bien arrivée. La réponse de Will me laissa songeuse.

« Il n’est point de terre plus douce que sa propre patrie. »

Les mots d’Ulysse pour évoquer son retour à Ithaque… Je ne savais pas comment interpréter ce message. Will m’avait-il vue comme une naufragée en terre américaine ? Et estimait-il que ce retour au pays que je pensais provisoire serait en fait définitif ? Je m’interrogeais sur la capacité qu’ont les gens qui nous aiment de savoir aujourd’hui ce que nous saurons demain sur nous-mêmes, quand une lueur au fond du jardin capta soudain mon attention.

Il me semblait apercevoir un rai de lumière filtrer sous la porte de la vieille grange en bois. Mais comment était-ce possible ? Il n’y avait pas l’électricité à l’intérieur. Un frisson remonta lentement le long de ma colonne vertébrale. D’où venait donc cette clarté ? Après avoir mentalement passé en revue quelques théories plausibles allant de l’invasion martienne à l’étrangleur de Boston, je finis par convoquer mon Surmoi le plus cartésien, enfilai les vieilles bottes en caoutchouc de mon père, empoignai une lampe torche d’une main, une énorme clef à molette dans l’autre, et je sortis dans le jardin.

Tout en me dirigeant vers la grange, je ne cessai de crier, à la fois pour me donner du courage, et pour effrayer mon potentiel visiteur.

— Ho ! Hé ! Il y a quelqu’un ? J’arrive et je vous préviens que vous ne me faites pas peur du tout. Aucune réponse.

Je m’admonestai à voix haute :

— Allez ma vieille, aucune inquiétude à avoir, Julius a dû venir bricoler un week-end et il aura oublié une lampe torche allumée.

Mais, dans le fond, je n’en menais pas large. En m’approchant de la remise, je captai des bruits sourds, comme ceux d’un marteau frappant contre du métal. Aucun doute n’était plus permis, j’avais clairement un visiteur. La tentation de prendre mes jambes à mon cou était grande, mais ma Scarlett O’Hara intérieure ne l’entendait pas de cette oreille et je me retrouvai à ouvrir, dans un bruit de grincement digne d’un manoir hanté, la lourde porte en bois.

Devant moi, il y avait le tracteur agricole dont nous nous étions toujours servis pour tondre notre immense terrain, tous phares allumés, le capot ouvert. Entre ses deux roues avant, deux longues jambes vêtues de jean élimé dépassaient, et on entendait des bruits métalliques montant des entrailles de la bête de fer.

— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? criai-je en découvrant ce spectacle.