Les Mémoires Oubliées - Tome 1 - Karine W. Meyer - E-Book

Les Mémoires Oubliées - Tome 1 E-Book

Karine W. Meyer

0,0

Beschreibung

Daléor est un monde aux multiples peuples qui, grâce aux conseillers-mages, vivent en paix. Mais une paix fragile qui ne tient qu’à un fil. Lorsque Lana, une jeune conseillère en devenir, est soudainement congédiée et renvoyée à Furlian, ville à laquelle elle a été arrachée étant enfant, un déséquilibre s’opère. Une alliance de royaumes, un conseil de mages et au milieu, Lana.






À PROPOS DE L'AUTEURE






Enseignante en lettres et en histoire, Karine W. Meyer écrit depuis l'Alsace où elle puise son inspiration pour ses thrillers ou ses romans de Fantasy. Passionnée d'histoire et de culture, engagée dans de multiples causes, elle adore inventer des histoires tout en y intégrant subtilement ses thèmes de prédilection. Avec sa plume impétueuse et pertinente, Karine entraîne ses lecteurs dans les méandres de son univers en mélangeant habilement réalité et fiction.









Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 430

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


K. W. MEYER

Fantasy

Du même auteure

Un dernier sortilège

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site: www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-067-0

Dépôt légal : Novembre 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

« Les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnés à le revivre."

George Santayana, 20ème siècle

« On ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve »

Héraclite, 6ème siècle avant l'ère commune

Remerciements

Ce rêve s’est accompli grâce au soutien de personnes formidables.

Martine, tu es entrée dans ma vie et tu as œuvré, année après année, pour que ce projet aboutisse. Aujourd’hui, tu es une amie inestimable, et ce roman, il te doit la vie. Merci pour tout.

Mon mari, ma fille, qui supportent mes longues heures de transe devant l’écran. Vous êtes tout pour moi.

Mes parents qui, chacun à leur façon, m’apportent un soutien infaillible.

Ces premiers lecteurs et lectrices qui m’ont fait frémir quand ils ont apporté leur premier avis, parfois sur une version de ce roman qui n’est plus que l’ombre de l’actuelle : Anaïs et sa maman, Véronique, Marine, Chris, Eliette, Evelyne, Mélie, Charlène, Elodie, Alice, Audray, Amélie, Cathozie, Anne, Amandine, Philippe, Michel, Viking ou encore ddcoucou. Vous avez tous permis à ce récit de décoller.

Natali et Yves Roumiguieres, mes éditeurs. Chaleureux, enthousiastes, toujours à l’écoute, ils représentent la maison d’édition rêvée pour chaque auteur et autrice en France.

Enfin, vous, lectrice, lecteur, qui vous êtes procurés ce roman. Je vous souhaite de tout mon cœur de frémir au gré des péripéties qui attendent les personnages des Mémoires Oubliées. J’espère vous surprendre jusqu’à la dernière ligne.

Tome 1

Les Chimères d’une Étincelle

1

Les terres de feu

« Farwel, pays du feu.

Des roches aussi rouges que les flammes, des déserts aussi arides que le cœur de son peuple.

En son centre, les chaînes des Alpoges déchirent l’air comme autant de dents acérées. Dans le cœur de cette mâchoire infernale, les canyons du Mort-Sec garantissent l’ultime voyage vers l’Abime. Les Farweliens ont construit un chemin au prix de mille vies, mais il ne fait aucun doute que l’emprunter résonne comme un pari. »

Les pérégrinations d’une Sokalienne, p.447

Des pas se rapprochèrent. Les amants retinrent leur souffle. Les pas s’éloignèrent. Un long soupir de soulagement brisa alors le silence.

— Nous ne sommes plus seuls.
— T'en fais pas, elle ne rentrera jamais dans ma chambre sans demander ma permission.

La première voix, masculine, se tut. Lana pouvait presque entendre les pensées de Chelaz bourdonner. Elle savait que ses arguments ne le rassuraient pas. Sa vie en dépendait, mais il n'aurait jamais osé la contrarier. Pour éloigner ses pensées des bruits que faisaient la nouvelle arrivée à l'étage inférieur, elle tourna le visage vers son amant et l'observa.

Chelaz G'nila était sa première expérience. En quelques lunes à peine il lui avait appris tout ce qu'il savait. Elle avait par la suite largement enrichi leurs activités restées secrètes. Elle se demandait si toutes les femmes avaient ces instincts en elles, cette connaissance enfouie. Comme elle regrettait de ne pas pouvoir en parler avec les femmes de Furlian, sa mère en premier lieu. Comme elle regrettait de ne pas s'être intéressée plus tôt à ces choses passionnantes, auquel cas elle aurait eu de sacrées discussions avec ses vieilles amies...

« Elsa, Pénélope, comme vous me manquez mes sœurs... » Depuis combien de temps ne les avait-elle pas vues ? La moitié d'une année ! Que faisaient-elles, en cet instant ? Ah, si elles pouvaient la voir, étendue dans son lit en si charmante compagnie. « Elles glousseraient dans mon dos, à coup sûr ! » Cette pensée la fit sourire.

— Lana, ma chérie, tu as faim ?

Le cœur de la jeune femme bondit dans sa poitrine. Elle se ressaisit rapidement et se dressa sur un coude.

— Oui mère ! J'écris encore quelques lignes et je te rejoins.

Les bruits de pas, qu'elle n'avait cette fois pas entendus se rapprocher de la toile rabattue de sa chambre, s'éloignèrent. Rassurée, Lana se tourna vers son voisin.

— Je suis désolée Chelaz, tu as dû t'effrayer.
— Ce n'est pas la première fois que ça arrive, mais je ne te cache pas que je prie à chaque fois pour qu'elle respecte votre accord.
— Sinon elle le regrettera amèrement !

Lana sourit, puis passa un doigt délicat sur les joues du jeune homme qui fronça les sourcils.

— Et moi aussi...

Chelaz risquait sa vie chaque fois qu’il venait la voir. Malgré le passage du temps, Lana ne s’était toujours pas habituée aux mœurs de son peuple. Après tout, elle n’était de retour que depuis six lunes ! Elle soupira de lassitude.

— Je n’en reviens toujours pas. Cette situation n’est vraiment pas normale. Ce n'est pas parce que tu es un homme que tu n’as pas le droit de vivre ! Je ne comprends pas pourquoi les mages tolèrent encore ça. Il y a même des sociétés dans lesquelles les rôles sont inversés, et où ce sont les hommes qui décident de la vie ou de la mort de leurs conjointes ou de leurs filles, c'est tout aussi terrible. Crois-moi, je vais tout faire pour que ça change dès que je serai promue conseillère.

Le jeune homme sourit tristement. La jeune fille avait conscience de lui parler de choses qui lui paraissaient irréelles, à des années lumières de ce qu'il connaissait, de son quotidien, de son unique repère. Des fossettes se creusèrent sur la peau constellée de taches de rousseur de son amant. Elles avaient toujours ravi Lana, qui reprit :

— Tu connais la sortie. Mais tu peux rester, je t’apporterai à manger.
— Je te remercie, mais n'en fais rien. Ma mère va déjà me découper en morceaux vu le temps que je mets à lui apporter son pain.

Lana referma les yeux. La ride du lion, entre ses sourcils, se creusa et lui donna un air renfrogné.

— N’oublie pas l’argent, sur la table.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Ma mère m'interroge de plus en plus sur les... bonus que je lui apporte à chaque fois que j'ai du retard. Je ne peux plus continuer comme ça, elle se méfie.
— Elle s'interroge, puis elle oublie car la contrepartie est plaisante. Et puis en attendant, tu ne subis aucun châtiment corporel. L'argent achète tout ici, même la paix. Si vous, les hommes, en possédiez, la situation serait totalement différente.

Le jeune homme posa une main sur la poitrine de son amante. D'abord étonnée, elle apprécia le geste par un ronronnement.

— Si nous avions de l’argent, les femmes le mettraient hors de notre portée. Je préfère ne rien avoir que me sentir dépossédé.

Lana s’apprêtait à lui répondre, mais il verrouilla ses lèvres en la devançant :

— Cela dit, je t’ai toi. Je ne comprendrais jamais ma chance, tu m'as choisi parmi les hommes de cette ville et tu m'apportes respect, bonheur et même des connaissances incroyables. En plus, tu es une femme magnifique et... si puissante ! Je ne cesse de m’interroger sur ce que tu peux bien me trouver.

La jeune fille éclata de rire, avant de lui envoyer mollement un coussin sur la figure.

— Imbécile ! Tu n’avais qu’à pas me marcher sur les orteils, si tu ne voulais pas que je te remarque !

La mine de Chelaz parut brusquement s’assombrir. « Aïe, qu’est-ce que j’ai encore dit ? » Son amant se leva alors et s’assit sur le rebord du lit. Il tournait le dos à la mage. Quand il s’adressa enfin à elle, de la tristesse teintait le timbre de sa voix.

— Merci, malgré tout. Tu ne peux pas tout comprendre, tu n’as pas grandi ici. Mais… voilà, saches que pour ce monde-là, tu es exceptionnelle. Pour moi, tu l'es. Pour le monde extérieur aussi d'ailleurs... j'imagine.

Lana, dépitée, ne lui répondit pas. Chelaz se répétait et elle ne savait plus comment le convaincre que cette culture n'était pas la normalité. Rien n'y faisait. Il l'écoutait, mais ne cernait pas ses arguments. Lana avait fini par admettre que le jeune homme aurait souffert à essayer de changer son monde, il aurait dû s'enfuir pour ne pas payer de sa vie ses tentatives pour dessiller les yeux de ses proches. Contrairement à elle, qui passait pour une fantasque respectée grâce à son sexe et son grade, les Farweliennes ne respecteraient jamais les propos d'un homme. Et puis, il était également possible que ses propos l'effrayent. Il valait mieux pour Chelaz qu'elle taise ses idées, elles ne pouvaient lui apporter que du mal. Par leur simple relation, cachée entre les murs de sa chambre, Lana espérait lui apporter autant qu'il lui apportait.

Chelaz n'eut besoin que d'un instant pour sortir du lit et s'habiller sous le regard sérieux de sa compagne. Lorsqu'il eut fini, il se tourna vers Lana. Elle n'avait pas bougé. Ils échangèrent un dernier regard et se sourirent. Puis le jeune homme saisit son panier et enjamba la fenêtre. La jeune femme remercia les Dieux pour un détail salvateur. À Farwel, les chambres étaient toujours situées au niveau du sous-sol, protégeant ainsi ses résidents endormis de la chaleur. La chambre de la mage était localisée exceptionnellement en rez-de-chaussée, ce qui favorisait leurs rencontres. Son amant n'avait qu'à se faufiler discrètement dans le jardin avant de disparaître à l'intérieur des murs protecteurs, complices de leur histoire défendue.

Aucun passant ne devait remarquer sa sortie depuis la fenêtre. Discret comme une ombre, il rejoignit la route et redevint un homme tel qu'on les estimait dans le pays du feu.

***

« Misère de misère. »

Encore un pas.

« Misère. »

Encore un pas.

Et ce sac, dont le poids torturait la nuque d’Eskir, n’arrangeait rien. Pas plus que les brûlures sur sa peau nue, le souffle de ses voisins épuisés, ou ses lèvres sèches et craquelées. Mais coûte que coûte, Eskir devait garder une mine inexpressive.

Devant lui, sa femme menait la marche. Elle chevauchait un équidé élancé à la robe baie, qui ne semblait nullement inquiété par la chaleur ni par la durée du trajet. Sa femme, contrairement à lui, portait un turban de couleurs dont un pan lui recouvrait la moitié inférieure du visage. Des vêtements amples, bleu foncé, éloignaient les rayons brûlants de sa peau à la couleur de miel. Ponctuellement, elle hurlait quelques mots secs, sans tourner la tête. La cadence augmentait ou diminuait au son de sa voix et Eskir, pas plus qu’un autre, ne cherchait à la contrarier.

« Misère, je n’en peux plus… »

Lorsque le soleil approcha de son zénith, la femme aboya un seul mot, et la troupe s’affaissa sur un élargissement du chemin. Eskir laissa alors échapper un murmure de soulagement. La meneuse descendit de sa monture, saisit un tapis enroulé près des étriers et le déroula au sol pour s'asseoir. Sur un claquement de langue, Eskir se précipita vers son équidé et lui rapporta une longue gourde fabriquée à partir de peaux dont la fourrure brillait au soleil. Sous les regards faussement désintéressés, sa femme pencha la gourde et but à petites gorgées le liquide de vie. Elle prit son temps. Finalement, elle rendit la gourde à Eskir. Alors seulement, l'un après l'autre, les hommes se passèrent la gourde, dont le fond paraissait sans fin, pour étancher leur soif.

« Par les Dieux ! Que ça fait du bien ! »

Le groupe fit silence, moins pour admirer la vue qu'il connaissait déjà que pour savourer un repos mérité. Quand enfin leur femme se releva, les hommes bondirent sur leurs jambes et se remirent en rang.

« Dernière ligne droite. »

Une heure plus tard, la cité de Furlian faisait son apparition. Lorsqu’il put discerner ses remparts, ses champs et ses puits, Eskir retrouva un regain d’énergie. Bientôt, il pourrait apprécier un peu d’ombre. Avec un peu de chance, il aurait droit également à un brin de repos. À cette pensée, Eskir se moqua de lui-même « Haha ! Je peux toujours rêver. »

Le groupe traversa les champs de céréales et les vergers d'orangers et d'oliviers, dont la survie ne dépendait que de l'ingéniosité des hommes, sans qu'aucun travailleur ne les accoste. Une fois parvenu dans les quartiers sud de Furlian, Eskir aperçut l’élégante demeure qui avoisinait un minuscule parc de plaisance. La poussière recouvrait à peine ses façades blanches. « Enfin arrivé ! »

Lorsqu’il pénétra à l'intérieur de la demeure, il put apprécier sa fraîcheur. Eskir poussa un discret soupir de bien-être.

***

— Ton appétit m'étonnera toujours.
— Réfléchir me donne faim.
— Tout te donne faim, ma fille !

L'esprit occupé par la merveilleuse matinée passée avec Chelaz, Lana ne contredit pas Sibil. Elle ne pouvait préciser quels sentiments elle ressentait pour le jeune homme, mais elle l'aimait beaucoup. Ses moments avec lui faisaient partie des plus beaux qu'elle ait connus dans sa courte existence.

Une ombre passa. Chelaz serait bientôt le mari d’une femme dont le foyer en comptait déjà six. Une femme deux fois plus âgée que lui. Le jeune homme serait alors emprisonné dans sa nouvelle demeure, partagé entre l’éducation des plus jeunes et les services domestiques. Il lui serait impossible de s'échapper et encore moins de survivre s'il se faisait attraper auprès d'une amante. Ils en avaient longuement parlé. Le temps jouait contre eux, rendait leurs rencontres encore plus importantes.

— Excuse-moi d'interrompre tes pensées ma chérie, je ne doute pas qu’elles sont importantes, mais les Q'Aaykin sont de retour en ville.
— Comment ?

Lana lâcha sa cuillère, qui aspergea la table d'une sauce brune acidulée. L'un des neuf maris de sa mère se précipita pour éponger le tissu protecteur et lui amener une nouvelle cuillère. Il avait réagi plus rapidement qu'une ombre. La jeune femme n'eut pas l'esprit de le remercier ni de lui faire remarquer qu'elle ne voulait pas d'un autre couvert.

—  Tu devrais en profiter pour aller saluer ta tante.

« Déjà de retour ? Ils ne devaient pas revenir avant deux lunes ! »

Lana sentit son cœur tambouriner. Elle allait retrouver Eskir. Sa mère devina ses pensées, car elle lui envoya un sourire complice.

— En tout cas, je vais la voir cet après-midi. Si tu veux m'accompagner...

Zarabi Q'Aaykin les reçut avec chaleur dans sa grande demeure, mais elle cachait difficilement son agitation. Cette superbe femme à la chevelure blond décoloré possédait un regard d'acier. Mieux valait ne jamais la contrarier.

Lorsqu’elle vint à leur rencontre, la maîtresse des lieux ne manqua pas de houspiller un jeune garçon pour une simple lampe mal placée. Les deux invitées conclurent que l'humeur agitée de Zarabi trouvait son explication dans le motif de son retour anticipé à Furlian. Elles obtinrent des réponses dans le séjour lumineux, tandis qu'elles dévoraient de délicieux biscuits aux fruits séchés, installées sur de confortables coussins.

La famille escomptait rallier Chakraa puis la capitale, Q'kuelyan, à l'ouest du pays. Zarabi menait des négociations pour l'obtention de produits capitaux dans la lutte contre les maladies subies par les récoltes ces dernières années. Elle souhaitait récupérer elle-même les biens sur place. « On est toujours mieux servi par soi-même », répétait-elle sans arrêt.

Lana pensait que sa tante, si elle était née à l'ouest, serait probablement devenue officière dans l'armée officielle de Farwel. Sa voix puissante portait aux quatre coins de son domaine.

— Et que les Dieux nous prennent en pitié ! Lorsque nous avons quitté les canyons, nous ne rêvions plus que d'eau et d'ombre. L'oasis d'Akmiel était à portée de vue, et nous avons mis toute notre énergie à la rejoindre rapidement. Sur place, nous avons eu la mauvaise surprise d'apprendre… de la bouche de la régente elle-même, que le ravitaillement n'avait pas eu lieu cette semaine. Elle souhaitait économiser la nourriture pour les locaux, le temps que la situation s'arrange. Par prudence, elle a refusé de nous donner des vivres pour nous permettre de franchir le reste du désert. J'ai eu beau lui expliquer que ma mission était primordiale pour ma communauté et que mes maris avaient besoin de peu, elle ne s'est pas laissé convaincre. J'ai fini par céder, grand mal m'en fasse, et je lui ai demandé si nous pouvions rester jusqu'au ravitaillement. Je me voyais mal tenter d'avancer sans vivres, ni retourner sur mes pas. Inconcevable pour les affaires.

Sibil hocha la tête. Lana n'en pensait pas moins concernant la nécessité d'un approvisionnement, mais ne comprenait pas pourquoi les marchands de Q'kuelyan avaient annulé la transaction lorsque sa tante était revenue à Furlian. Elle aurait dû leur demander un report de leur rencontre, après l'obstacle rencontré à Akmiel. Ces marchands devaient être suffisamment intéressés par son argent pour patienter. La jeune femme ne connaissait cependant rien du commerce à Farwel, aussi garda-t-elle ses pensées pour elle. Sa tante continua, visiblement ravie de pouvoir vider son sac :

— Et bien cette chipie m'a annoncé que si nous voulions rester, mes hommes et moi allions devoir travailler, travailler ! Il était hors de question que je participe à ces basses besognes. Du coup, on a volé…

« Blabla… » Quand sa tante commençait à parler, on ne l’arrêtait plus. Mais Lana devait faire bonne figure, afficher une attention constante. Il aurait été trop étrange qu’elle fausse compagnie à sa tante alors qu’elle venait seulement d’arriver. En tant que conseillère, elle allait devoir affronter moult discours ennuyeux, autant s’habituer le plus tôt possible. Elle manifestait de l’intérêt pour ses péripéties, mais ses pensées se dirigèrent ailleurs.

Eskir. Elle était sur le point de le revoir ! Arriverait-elle enfin à lui arracher des souvenirs d’une enfance qu’elle avait oubliée ? Connaîtrait-elle un jour les circonstances de la révélation de son Don ? Eskir savait toutes ces choses, mais surtout, il vivait difficilement le fait de les lui cacher, contrairement aux autres. Elle le sentait ! La dernière fois qu’elle l’avait vu, il n’avait pas été loin de les lui raconter.

Et puis, que pouvait-elle faire d’autre ? Perdue au fin fond de Farwel, punie pour une raison qui lui échappait, privée de la présence de ses amies, de son véritable foyer, il ne lui restait plus qu’à fureter sur les traces de son passé. Ainsi, elle oubliait aussi - en partie - qu’elle ne supportait pas ce pays. Si elle écoutait son cœur, elle capturerait Chelaz et s’enfuirait à dos de zerti.

« Ma pauvre fille, il n’y a que dans les contes de Riaki que la vie est aussi simple. »

Lana prit soudain conscience du silence installé entre les femmes. Sibil et sa sœur buvaient tranquillement leurs tisanes refroidies, et elle en fit autant. « C’est le moment. »

Remerciant Zarabi, la jeune femme demanda à se retirer de la pièce pour aller respirer dans le petit jardin annexe. Sa tante devait savoir ce qu'elle tramait, mais elle n'en montra rien. L'autorisant à se retirer, elle porta son attention sur Sibil, tandis qu'un jeune homme soulevait la lourde toile de la porte pour laisser passer la jeune femme. Lana le remercia, ce qui ne choquait plus personne, et quitta le séjour.

Son père devait être dans le jardin, le jour était assez avancé pour permettre l'arrosage parcimonieux des cactus impériaux.

La jeune femme avait correctement deviné. Eskir Q'Aaykin s'occupait de l'entretien des plantes en fin de journée, et les cactus de Zarabi avait besoin d'eau quotidiennement, contrairement à leurs cousins sauvages. En contrepartie, ils présentaient des fleurs exquises, dans les couleurs chaudes, aux pétales larges et légèrement parfumés. Il s'agissait d'un luxe dans ces contrées, où l'eau était précieuse, mais Zarabi avait les moyens et les cactus demandaient peu d'entretien.

Avant de le rejoindre, Lana s’arrêta un instant près d’une colonne pour observer son père. La couleur de ses cheveux ne laissait aucun doute quant à l’ascendance de la fille unique de Sibil. Aucun autre mâle Q'Aaykin n’arborait ces cheveux flamboyants. La jeune femme fronça le nez. Dire que sa mère et sa tante avaient partagé le même homme !

À cet instant, les gestes précis d’Eskir trahissaient tout l’amour qu’il portait aux plantes. Lana trouvait dommage de devoir l’interrompre, briser le charme, mais elle n’avait pas le choix. « Aujourd’hui, je vais peut-être savoir ! » Elle inspira profondément, puis s’avança.

Lorsque la jeune femme s'approcha de lui, Eskir ne cessa pas son activité. Embrasser ou prendre la jeune fille dans ses bras aurait été une faute impardonnable. Toutefois, il ralentit la cadence afin d’accueillir sa fille avec un large sourire. Sa peau brûlée par le soleil présentait des couleurs inquiétantes, mais Lana fut surtout choquée par la présence d’une cloque sur son bras droit.

— Bonjour Eskir. Qu'est-ce qu'elle vous a encore imposé...
— Bonjour madame Q'Aaykin. Je vous rassure, ces marques sont entièrement de mon fait. Je vous prie de cesser de vous tourmenter, ma vie n’est pas en danger. Comment vous portez-vous ?
— Très bien, je vous remercie.

Lana aurait adoré conclure sa phrase par l'emploi du mot « père », mais l’idée était impensable. Les oreilles traînaient avec l’efficacité des serpents des sables. L'étudiante mage osa alors interroger son père sur le motif de sa visite :

— Dites-moi, Eskir, par rapport à notre dernière discussion…

L'homme ouvrit de larges yeux à l'iris clair, puis fronça les sourcils. Il devait probablement s'attendre à tout, venant d’elle.

— Euh... oui, bien entendu. Je tenterai de vous répondre au mieux.

Elle sentit grandir son remord, lutta pour le mettre de côté.

— Merci ! Eh bien, voilà. Voilà... hum... quand le Conseiller Suprême est venu me chercher, j'avais cinq ans. Je me souviens parfaitement de ce jour-là. Le pire jour dans la vie d'une petite fille arrachée à sa famille et surtout à sa mère.
— Et la pire journée dans la vie d'une mère, je peux vous l'assurer, même si elles doivent se montrer raisonnables... et ce n'est pas comme si vous étiez décédée ! Votre mère avait conscience que vous deviendriez l'une des personnes les plus puissantes de ce monde.

Eskir était sincère, même si Lana le suspectait de vouloir retarder la question fatidique. Le remord remonta dans sa gorge, elle l’étouffa.

— Certes. Cela dit, expliquez cela à une petite fille qui perd tout. Mon souvenir n'est qu’une succession d’émotions négatives ! Arrachement, souffrance, incompréhension. Et ma mère qui tentait de me convaincre que ce qui m’arrivait était merveilleux, alors qu’elle pleurait devant moi…
— Votre tante était également affectée. Voir sa sœur perdre son enfant unique...

« Je suis désolée Eskir, mais vous ne détournerez pas mon attention, encore moins sur les sentiments d’une femme aussi égocentrique que Zarabi… »

— Et moi, ma mère, mon univers, mes cousines, ma maison. Eskir, avant ce jour fatidique, il m'est arrivé quelque chose. Sinon, Harwyn, le Conseiller Suprême, ne serait jamais venu me chercher. Il a appris mon existence, celle d’une mage. Comment ai-je dévoilé mon Don ?
— Oh !

Lana remarqua le soudain intérêt d’Eskir pour une fleur à épines. Elle comprit qu’il cherchait désespérément une diversion, mais elle ne pouvait attendre plus longtemps dans l’incertitude. Elle avait l’âge de savoir. « Et de comprendre pourquoi on me tait mon propre passé ».

— Vous le savez, n'est-ce pas ? Vous savez ce qui s'est passé. Si je vous embête, c'est parce que je n'ai aucun autre moyen pour en apprendre plus. Ma mère et ma tante refusent d'en parler. Mais j’ai besoin de savoir ! Vous comprenez ? J’aimerais saisir cette opportunité extraordinaire qui m’a été donnée en reprenant contact avec vous. Comment les premières manifestations de mon pouvoir se sont-elles révélées ? Mettez-vous à ma place Eskir... enfin... si vous le pouvez. Tous mes amis à l'Académie se souviennent de ce jour, sauf moi. Étonnant n’est-ce pas ? Ça fait partie de moi, de mon histoire, et je veux le connaître. Je dois savoir.

L'homme affichait une gêne manifeste. Il resta silencieux. Lana ne tarda pas à se sentir stupide, et tenta de se rattraper. « Le pauvre, je suis vraiment impitoyable… » Jetant un regard aux alentours, elle se rassura sur l’absence de proximité immédiate de toute oreille indiscrète. Elle choisit alors de tutoyer son père afin de renforcer leur lien. Comme elle se sentait ignoble, le pauvre homme avait tant de soucis à se faire ! Mais elle ne tenait plus.

— Je te prie de m'excuser... bien sûr que tu sais ce que c'est, d'ignorer des pans essentiels de son histoire, de son enfance...

Eskir afficha une mine sombre. Puis il confirma :

— Je n'ai jamais eu le droit de les connaître. J'ai dû m'y faire, sinon j'aurais été perdu. Ce qui nous distingue madame, c'est que vous, vous avez le droit de savoir, vous pouvez savoir. Si vous ne le savez pas encore, c'est parce que la réponse vous ferait du mal. Et votre famille ne souhaite pas vous blesser. C’est une bonne chose, que vous ayez oublié... votre mémoire vous rend service, je vous prie de me croire.

Une gifle n'aurait pu choquer davantage la jeune femme. Elle ne s'était absolument pas attendue à cette réponse. Elle avait pourtant mille fois envisagé de multiples hypothèses, parmi lesquelles un interdit formulé par le Conseiller Suprême à l’attention des Q'Aaykin, dans la lettre expliquant le retour momentané de Lana au pays. Face à elle, Eskir se tortillait, brusquement mal à l’aise.

— Mais d’un autre côté… vous allez affronter tellement de difficultés dans votre vie, future conseillère.

Il chercha à capter son regard. Puis il cessa de gesticuler et lâcha :

— Peut-être connaître la vérité serait une expérience nécessaire, pour vous préparer aux situations les plus terribles auxquelles vous serez confrontées.

Lana était perdue. Son cœur battait à tout rompre. Eskir était sage, il avait raison, et il l’étonnait toujours. L’imminence de la révélation d’un élément aussi tabou de son passé l’effraya soudain. L’information risquait de changer sa vie. N’allait-elle finalement pas le regretter ? Néanmoins, impossible de reculer, elle touchait enfin au but !

« J’attends ça depuis des lunes, je ne vais pas tourner les talons maintenant ! » Eskir remarqua son malaise.

— Souhaitez-vous toujours que je vous réponde ? Vous paraissez moins sûre de vous.

Si elle décidait maintenant de rebrousser chemin, elle savait qu'elle allait passer le restant de ses jours à le déplorer. Il était trop tard. Et si elle voulait grandir, elle devait savoir. Sa voix tremblait quand elle répondit :

— Dis-moi.

L'homme, dont les gestes étaient devenus aussi imprécis que ceux d'un vieillard, la jaugea du regard. L'angoisse évidente de sa fille le poussa visiblement à achever son attente.

— Il y a douze ans, madame, au cœur de la saison sèche, votre mère vous a emmenée avec elle au marché, au centre de la cité. J'y étais également, ma femme m'avait envoyé pour récupérer des fruits. À l'époque, on pouvait encore acheter des rochals salés, des poissons maigres mais succulents qui pullulaient dans l'océan Chodyam. Aujourd'hui, ils ont disparu, sûrement en raison du réchauffement de l'océan et de l'air. On ne sait pas vraiment.
— Je t’en prie Eskir...
— C'est un élément important, je vous prie de m'excuser. Vous étiez folle de ce poisson, et votre mère vous l'achetait systématiquement lorsque vous l'accompagniez au marché. Ce jour-là, elle n'a pas manqué à ses habitudes. Votre panier accueillait un magnifique rochal, tandis que vous finissiez vos achats. Tout allait si bien, pour vous. Mais il y a eu un petit accident…

Eskir marqua une pause, indécis. Sur le point d'imploser, Lana bouillonnait intérieurement et ne se souciait plus de savoir si d’autres hommes se trouvaient dans leur entourage.

— Un petit garçon, plus jeune que vous, a dérobé votre panier et en moins de deux, il a disparu dans la foule. Vous avez tellement hurlé, madame, vous étiez en pleurs. Votre mère a crié au vol, et toutes les personnes présentes sur la place du marché se sont mises en branle. Le garçon n'a pas pu aller loin. Il a été rattrapé en quelques minutes et emmené sur la plate-forme. Un enfant de trois ou quatre ans, pas plus.
— La plate-forme... mais Eskir, tu parles du jugement ?

Lana avait les yeux grands ouverts, perdus dans le vide. On appelait jugement la terrasse surélevée utilisée lors des annonces publiques pour la vente, au milieu de la place centrale de Furlian. Mais elle servait également de place dédiée aux sanctions infligées aux criminels ou aux délinquants. La juge annonçait alors la sentence. Il pouvait s’agir de simples corvées d’intérêt général, ou pour des particuliers, de châtiments corporels, voire de torture ou de peine de mort. Mais ces deux dernières étant très rarement appliquées. Les hommes avaient malgré tout une valeur pécuniaire. La voix d’Eskir sortit Lana de ses pensées.

— Oui. La population, votre mère... vous, madame, pardonnez-moi, vous avez appelé la juge. L'enfant, avec son panier, ne bougeait plus. Il faisait peine à voir, sur la scène. Une femme l'empoignait mais cette précaution était inutile, le garçon n'avait plus nulle part où aller et il n'était pas stupide, simplement terrifié. La majorité des personnes s'attendaient à ce qu’il ait un doigt tranché, la sanction habituelle pour vol. Vous et votre mère, qui vous situiez à quelques pas de moi, criiez en faveur d'une fessée publique. Pardon mais… ça vous faisait rire.
— Comment ?

La bouche sèche, la mage avait l’impression que son père lui parlait de quelqu’un d’autre. Elle ne se reconnaissait absolument pas dans la description de l’enfant cruelle qu’Eskir lui présentait.

— C’est courant pour les hommes de tous âges qui ont manqué une règle de base, par exemple s'ils arrivent en retard à plusieurs reprises. Votre mère est plus respectueuse envers les hommes que la plupart des femmes, mais cet enfant avait touché à votre personne, vous avait fait pleurer. C’est inacceptable à Farwel, vous le savez, n’est-ce pas ? Une fessée l’aurait calmé pour le restant de ses jours. Pour votre mère, ça suffisait.

La mage frémit.

— Je n'en doute pas, comment oublier une humiliation pareille... et les parents du petit bonhomme ? Il avait trois ans selon toi, il devait être accompagné, non ?

Dans un coin de sa tête, Lana s’interrogeait sur le lien entre cette histoire et la révélation de ses pouvoirs. Toutefois, suspendue aux lèvres d’Eskir, elle le laissait dérouler sans impatience son souvenir. Elle apprenait à connaître l’enfant qu’elle avait été. Une fillette parmi d’autres dans la culture de son pays d’origine. Si la révélation de son Don ne l’avait pas tirée de Farwel, elle serait devenue une femme aussi prétentieuse et injuste que sa tante !

Son père lui répondit alors :

— Devant un tel scandale, aucun parent ne se serait manifesté, s'il n'était pas déjà orphelin ou abandonné, d’ailleurs. Il est courant que les parents d'un garçon capturé pour délit se fassent discrets en public. Ils en rajoutent une couche en privé, par la suite. Le déshonneur est total pour sa famille, car l'enfant est toujours reconnu par quelques témoins.
— C’est une honte.
— C’est normal ici, madame. Ensuite, la juge est enfin arrivée. Elle a écouté les voix clamer les différentes sentences souhaitées. L'histoire lui était parvenue aux oreilles. Lorsque les voix se sont tues, elle a demandé à entendre la victime de ce vol.
— C’est-à-dire, moi.

Si elle s’était sentie un jour impuissante ou vulnérable, Lana ne s’était jamais positionnée en victime. Le terme employé par son père l’avait perturbée.

— Votre mère a répondu à votre place. Elle vous a placée sur ses épaules pour vous montrer à la juge. Elle a redemandé, distinctement, à ce que le garçon reçoive une fessée. Je m’en souviens comme si c’était hier… Mais la juge, à la fin de sa requête, a réfléchi longuement... trop longuement. Ce n’est jamais bon pour les hommes, ça. Du tout.

« Ne me dites pas que la juge a déclaré un autre verdict ? Pire que ça ? »

— Enfin, elle a énoncé les chefs d'accusation. Elle a cité le vol, l'absence de repentance de la part du petit voleur muet de frayeur, et surtout l'atteinte à la dignité d’une fille. Tout autour de moi, je pouvais entendre mille murmures. Vous savez, porter atteinte à la dignité d’une femme est une accusation majeure. À la suite de ça, la juge a proclamé la sanction. Et là, madame, je vous jure que je n'ai jamais vu une foule aussi divisée et virulente. L’ambiance bouillonnait lorsque la juge a ordonné dix coups de fouet.
— Par tous les Dieux !

Lana était sur le point de défaillir. Si elle avait été témoin de cette scène une fois adulte, elle ne les aurait jamais laissé faire. Elle n'aurait jamais autorisé une telle violence, encore moins sur un enfant, et encore moins pour d’aussi absurdes motivations. Elle éleva la voix.

— Il n'a pas pu s'en remettre, à son âge !
— Nous ne le saurons jamais, madame.

« Quoi ? » Observant Eskir, Lana remarqua un tic de paupière. Il s’expliqua aussitôt à voix basse, à toute vitesse.

— Vous étiez en larmes, après le verdict. Puis, devant tout le monde, vous avez envoyé une boule de feu rugissante, au sens propre du terme, sur le bourreau. Cette femme est morte au bout de la minute la plus longue que j’aie jamais connue... j’entends toujours ses hurlements, parfois, quand j’y repense.

Lana resta coite.

— Et les flammes qui l’ont dévorée, madame, ont également emporté la juge.

Il déposa son arrosoir et recommença à se tortiller. Pendant que Lana réfléchissait, son père exprimait un malaise évident. Il sembla soudain regretter sa décision. La jeune fille comprit. Une douche froide la paralysa de la tête aux pieds, tandis qu’elle murmurait :

— Et l’enfant.
— Oui. Oui madame. Je suis sincèrement désolé.

Le cœur de la mage rata quelques battements. Elle sentit ses poumons se vider. Un malaise brutal l’obligea à s’accroupir. Elle ventila. Les bruits alentours ne l’atteignirent plus, et tandis qu’elle basculait en avant, elle perdit connaissance.

Lorsque la mage se réveilla, quelques minutes lui furent nécessaires avant de se remémorer progressivement les événements récents, ainsi que les raisons de sa présence dans une chambre souterraine appartenant à sa tante. Elle se crut d'abord seule, avant de prendre conscience de la présence de l'une de ses cousines, endormie dans un fauteuil. Elle ne se soucia nullement de préserver le sommeil de cette dernière, une adolescente rondelette et toujours enjouée prénommée Kialine. On lui avait raconté que, petites, elles étaient inséparables. La cousine avait gardé de bons souvenirs. Lana, aucun. Lorsque la mémoire lui fut totalement revenue, son sang ne fit qu'un tour.

— Oh grands Dieux !

Lana se saisit les joues et ferma les yeux, elle ne cessait de répéter ces mots à voix haute. Croire aux paroles de son père était une étape, intégrer qu'elle allait vivre le restant de ses jours avec cette donnée monstrueuse sur son passé en était une autre. Son esprit refusait d'accepter les faits. Comment avait-elle pu les oublier ? Pourquoi ? Était-ce un mécanisme de défense ? Elle était si jeune lors de l'accident. Elle aurait tout donné pour effacer cette réalité insupportable. Revenir en arrière.

« Oublier ».

Revenir si loin dans le temps qu’elle n’aurait jamais refoulé le sol de Farwel…

— Lana. Comment vous sentez-vous ?

La jeune femme interpellée tourna un regard effaré vers l'origine de la voix endormie. Kialine, à peine réveillée, s'approchait du lit. Les yeux plissés par la fatigue ne cachaient pas son appréhension. Lana se surprit à penser qu'elle s'inquiétait peut-être plus de sa réaction que de son état de santé. Elle se força à ordonner ses pensées.

— Ça va, Kialine je te remercie. Tu peux me tutoyer, tu sais...

La jeune fille de seize ans ne répondit pas, mais se mordit la lèvre inférieure. Elle sembla hésiter, ses doigts commencèrent à s'entremêler. Au milieu du chaos émotionnel, Lana ressentit une pointe de gêne pour sa cousine, mais elle était bien trop bouleversée pour lui venir en aide. Finalement, Kialine trouva une parade.

— Je vais chercher nos mères.

Lana acquiesça. Kialine courut plus qu’elle ne marcha vers les tentures de la porte, éteignant presque une torche murale sur son passage précipité, et sa disparition laissa à la jeune femme alitée l'opportunité de se concentrer pleinement sur ses émotions.

Pourquoi ne lui avait-on rien dit ? Pourquoi le Conseiller Suprême lui avait-il caché son passé ? Avaient-ils tous vraiment cru que la réalité ne rattraperait pas un jour la petite fille d'autrefois ? Ils avaient provoqué une situation insoutenable qui ne pouvait qu'arriver, celle d'apprendre à un âge trop avancé un élément de son passé qui modifiait incontestablement le regard qu’elle portait sur sa vie. Et sur elle. Un élément si terrifiant qu'il était impossible pour elle de ne pas se voir sous les traits d’une meurtrière. Certes, elle était alors une enfant, mais pour Lana, l’argument ne changeait rien.

« J’ai brûlé vif un petit garçon ! »

Et si, au fond, tous ses cauchemars étaient liés à ce traumatisme ?

L’esprit de Lana fit un bond dans un passé récent, bien loin de Farwel et des mœurs d’un peuple qu’elle ne comprenait pas…

2

L’académie

« Lorsque leur don se révèle, leur malédiction commence.

Ils perdent tout, même leur identité. En échange, leur nom accède à l’immortalité.

Ces enfants sont les garants de la paix. Sans eux, sans leurs sacrifices, la plupart des races s’éteindraient, annihilées en silence par la loi du plus puissant »

Les pérégrinations d’une Sokalienne, Tome II, p.12

Six lunes plus tôt…

Dans le couloir, de nombreux étudiants attendaient. Des humains, pour la plupart. Tous vêtus de leur vêtement de nuit, le visage inquiet.

Lana Q'Aaykin était assise dans son lit, ses yeux grands ouverts perdus dans le vide. Ses cheveux de feu et sa chemise de nuit étaient collés à sa peau couleur miel, révélant sa maigreur inquiétante. La mage de seize ans les avait encore réveillés, hurlant à la nuit comme à chacune de ses périodes de cauchemars inexplicables. Depuis, elle restait statique, insensible aux tentatives de ses amies pour la ramener à elle.

Face à elle, son aînée de près de dix années, Pénélope Kiosa, noire de peau comme de cheveux, transpirait presque autant que la jeune fille. Ses muscles tendus ressortaient sur ses bras et ses yeux clairs ne lâchaient pas les iris vert forêt de son amie. La télépathe usait de ses facultés pour ramener la cadette à la réalité.

En retrait, Elsa Elshedo, une jeune femme brune de l’âge de Pénélope, fixait la scène, sourcils froncés.

Quand, enfin, Lana sembla reprendre ses esprits. Elle susurra lentement :

— Pen…
— Lana, ma chérie, tu nous as si fait peur. J'ai mis bien plus de temps à te ramener que la dernière fois.

Lana n’avait pas encore récupéré. Elle secoua doucement la tête, semblant remettre ses idées en ordre, avant de murmurer :

— Par les dieux… Ça a recommencé… j’ai réveillé…
— Toute la tour chérie, mais tout le monde dort à nouveau, ne t'en fais pas.

Lana évitait constamment d'en parler, après coup. Une fois qu'elle avait retrouvé toutes ses facultés, son esprit se refermait aussi efficacement qu'un coffre scellé, dont ses amies ne possédaient pas les clefs. Ces dernières devaient donc user de tous leurs talents pour la faire parler dans les secondes qui suivaient son retour.

— Vraiment pardonne-moi, mais nous devons savoir. Que s'est-il...

Pénélope ne sut de quelle manière terminer sa phrase sans pousser Lana dans ses retranchements. Elle fut rassurée lorsque la mage du feu répondit d’une voix où perçait une certaine précaution.

— Le feu. Mon corps brûlait. Mes nerfs brûlaient. Tout. Je sentais mes yeux, mon visage, mes organes, mes os partir dans une douleur innommable. Et je tombais, sans fin, comme un projectile…

Perplexe, Pénélope hocha doucement la tête.

— Tu sais où tu étais, qui tu étais ?... C’était toi je veux dire ? Ou s'agissait-il d'un autre corps ? Peut-être as-tu des capacités de divination...

Lana fronça les sourcils sous l’effet de la concentration et un V s'inscrivit au-dessus de son nez, sous un front encore perlé de sueur.

— Je me souviens de la douleur, le feu, dans un détail terrifiant. Jamais je n'ai ressenti cette scène avec un tel degré de réalisme. J'ai l'impression que ce rêve n'en est pas un et que sous ma peau, tous mes organes sont brûlés, pour de vrai.

La jeune fille se mordit les lèvres, ferma les yeux. « La pauvre, songea la télépathe. D’abord les insomnies, puis la perte de l’appétit et sa peur constante de frôler la mort. » Quelque chose lui échappait. Quelque chose d’essentiel. Et bientôt, elle ne serait plus auprès de Lana pour lui apporter du réconfort. Elle allait la perdre, comme elle allait perdre Elsa.

— Pen, oh Pen !

Lana saisit le bras de la télépathe, avant de fermer les yeux. Elle sembla lutter contre les larmes. Maternelle, Pénélope passa une main réconfortante sur le bras de la jeune fille. Tandis que cette dernière fermait les paupières, elle se tourna vers Elsa, lui intima le silence.

La mage brune se renfrogna.

***

Le reste de la nuit s'écoula sans autre incident. Lorsque les rayons du soleil finirent par réveiller le visage pâle de Lana, cette dernière émergea d'un sommeil réparateur. Ou était-ce l’œuvre de son énergie ? Elle ne pouvait le dire.

Elle se souvint alors de son rêve, mais déjà il ne faisait plus qu’écho dans la douleur. Des événements relatés à ses amies, elle avait en tête les paroles, mais elle ne se souvenait plus les avoir vécus. Puis elle fronça les sourcils à l'idée des interrogatoires qu'elle allait subir dans la journée. Comme toujours, ils seraient vains, ne serviraient qu'à la déstabiliser et à maintenir les inquiétudes des étudiants et des enseignants à son égard. Mais il fallait bien baisser un peu les yeux, exprimer de l'humilité, lorsqu'on avait réveillé plusieurs dizaines de personnes au beau milieu de la nuit...

Enfin décidée à affronter la journée, Lana aéra son lit, poussa le volet de sa grande fenêtre, saisit du linge propre, puis quitta sa chambre. Les bains se trouvaient à l'étage supérieur, un atout non négligeable pour elle car certains résidents devaient monter ou descendre de multiples étages pour y parvenir.

Arrivée devant la pièce réservée au sexe féminin, la jeune fille poussa la lourde double porte et fit face aux immenses bains qui occupaient la salle vitrée. La décoration, humble mais largement suffisante pour les occupantes potentielles, se limitait à des plantes adaptées. La vue à trois-cent soixante degrés sur les environs accaparait tous les esprits rêveurs, surtout lors des journées où la météo se révélait clémente. Avec un regard sur les champs de coquelicots pourpres situés non loin de la tour, Lana enleva sa chemise et la jeta dans les paniers réservés à la blanchisserie. Elle réalisa alors qu'elle était seule... constat improbable à moins que l'heure ne soit plus avancée qu'il n'y paraissait. Elle tenta d'apercevoir le soleil à travers les baies vitrées, en vain. Son échec confirma la position trop haute de ce dernier. Il était donc près de midi. Malgré les cours, on l'avait laissée dormir !

Sur un haussement d'épaules, la jeune fille s'avança en direction du bassin le plus proche, jusqu'à ce que l'eau fraîche l'engloutisse complètement. Lorsque son visage ressortit de l'eau, elle songea que rien n'était plus exquis que la sensation d'être décrassée.

La journée s’annonçait belle. Elle aurait dû l’être. Puis une ombre envahit les pensées de la mage.

Elle repensa à la nuit passée. À l’inquiétude de ses amies. Ces amies qu’elle allait perdre prochainement… Mais comment s’en sortirait-elle sans elles ? Elle n’avait plus la force de supporter de nouvelles séparations ! Plus la force d’affronter ses peurs…

La jeune fille figea ses pensées durant quelques minutes. Puis elle se retira du bassin et usa de son don pour se sécher. Elle s'approchait de ses affaires quand une sensation familière l’assaillit. Une force magique tentait de franchir les barrières de son mur mental. Habituée, elle ouvrit naturellement son esprit à la télépathe.

— Lana ! Enfin te voilà réveillée. Comment tu te sens ?
— Pen… je vais très bien. On m’a laissé dormir jusqu’à maintenant !
— Harwyn a été clair ce matin. Repos pour Lana. Mais ne va pas t’imaginer qu’il va te ménager maintenant que tu es réveillée.
— Une chose après l'autre. Je vais d'abord avaler une montagne de nourriture, j'ai l'impression de ne rien avoir avalé depuis des semaines.
— Oula ! C'est du sérieux. Mais je te rassure, cela aussi, Harwyn l'a prévu et je n'ai pas eu besoin de le lui suggérer. Va directement aux cuisines, une marmite a été préparée pour une seule personne dénommée Lana et les directives ont été données de la laisser manger sur place à son arrivée. Les marmitons doivent être déboussolés.

La mage du feu éclata d’un rire franc. La joie l'envahit et elle éprouva une profonde gratitude à l’attention de son amie.

— Harwyn t'attend après ton repas. Je le préviens de ton réveil.
— Pen. C'est pitoyable comme mot, tellement insuffisant à exprimer ma gratitude, mais encore une fois, merci.
— Oh ! Arrête avec ça maintenant… À plus tard !

La télépathe se retira de sa tête. Lana s'offrit un sourire et s'habilla rapidement. Elle aurait aimé vivre à l’Académie toute sa vie, aux côtés de ses sœurs adoptives. Hélas…

Pénélope n'avait pas exagéré. Devant la curiosité mal dissimulée des marmitons humains, Lana avala l'équivalent de plusieurs repas et engloutit une volaille, des quantités scandaleuses de tranches de pain, quelques œufs, un demi fromage fort en goût comme en odeur, un nombre invraisemblable de figues et d'abricots séchés et une tartelette au citron, avant d'achever stoïquement le tiers restant d'une tarte aux pommes de la veille. « Pauvres marmitons, je leur donne du travail supplémentaire… » Mais face au bien-être procuré par un estomac rassasié, difficile de résister !

La gourmande se rendit ensuite devant le bureau du Conseiller Suprême. Plus rien ne pouvait la sauver d'un affrontement avec leur supérieur à tous, pas même les milliers de marches qui l'emmenaient doucement, mais sûrement, au sommet de la tour. Comment faisait-il pour les monter et les descendre, encore et encore, jour après jour ?

La porte s'ouvrit toute seule avant même que Lana ne puisse annoncer sa venue. Derrière un bureau rangé et lustré, le Conseiller Suprême s'activait à achever un écrit. La plume en action, il invita de sa main libre la jeune fille à s'installer devant lui.

Lana traversa la pièce parsemée de classeurs parfaitement alignés et ne s'étonna même plus de la présence d’un monticule de roches abritant un dragon des bois. Ces animaux nocturnes cherchaient à éviter les regards extérieurs lors de leur sommeil, non pas par crainte d'être attaqués, mais plutôt par souci d'éviter la fuite de toutes les proies potentielles qui, dans la nature, risquaient de prendre la poudre d'escampette à la vue du prédateur. La mage du feu ne vit donc pas le magnifique reptile aux couleurs sanguines, dont elle savait que la crinière pourpre entourait une tête démesurée dotées de mâchoires effrayantes. Elle était intriguée par cet étrange animal de compagnie, et jamais la peur ne l'avait saisie, même le jour où ses yeux le virent pour la première fois. Si longtemps auparavant. « Des siècles semble-t-il. »

Le fauteuil qui lui avait été indiqué se trouvait plus bas que le siège de l'hôte, une façon efficace de rappeler à tout un chacun sa place au sommet de la tour. La jeune fille résista contre une furieuse envie de s’enfuir.

Harwyn, le Conseiller Suprême des dix-sept États, était le plus âgé, le plus expérimenté et le plus puissant des habitants de cette tour. Pourtant, l'homme ne laissait rien deviner. De taille moyenne, plutôt fin et peu musclé, il avait des yeux clairs et une tête lunaire encadrée par une masse épaisse de cheveux bruns et bouclés. Son âge était impossible à déterminer. Il pouvait tout aussi bien avoir vingt ans que cinquante. Le fruit de la magie ? Ses habitudes vestimentaires, simples, ne traduisaient pas mieux son statut. Il portait toujours une robe à la couture serrée, dans les nuances de la couleur violette. Un rubis noir d'encre, porté en collier, était le seul signe visible de sa puissance.

L'homme posa sa plume et, rangeant ses papiers dans un tiroir, observa à son tour la jeune femme, qui frémit. Ses yeux violets la mettaient systématiquement mal à l'aise. Ils semblaient lire en elle comme dans un livre ouvert. Pourtant, Lana ne l'avait jamais senti tenter d'entrer dans son esprit, à l'instar de ce qui lui arrivait lorsque Pénélope voulait communiquer mentalement.

— Lana Q'Aaykin, des terres de feu. Comment vous sentez-vous ? Avez-vous pu tirer profit de la tranquillité que j'ai imposée à votre égard ce matin ?
— Maître, votre attention m'a offert tout le loisir de me reposer convenablement. Je suis désormais parfaitement disposée à effectuer mes tâches quotidiennes.
— Disposée physiquement... mais vous conviendrez que je puisse raisonnablement me faire du souci au sujet de votre état de santé mental. Quels rêves ont pu vous troubler à ce point, cette fois-ci ?
— Des cauchemars incompréhensibles, maître... comme toujours.
— Incompréhensibles pour une étudiante, Lana Q'Aaykin. Vous allez de ce pas me les rapporter. Je vous prie d'accepter mes excuses pour la gêne dans laquelle je vous place peut-être mais il est de mon devoir de vous aider. À cette fin, vous devez coopérer.
— Maître...

Acculée, la jeune femme relata ce qu'elle avait déjà raconté à ses deux amies. Elle doutait fortement que le Conseiller Suprême puisse en tirer quelque chose. Cependant, elle respectait assez son maître pour se plier à toutes ses demandes et elle n'ignorait pas qu'il était mille fois plus sage qu'elle. Plus mystérieux, aussi. Lorsqu'elle acheva son récit, les yeux de Harwyn la découpaient mais n'exprimaient rien de ses émotions. Après un silence pesant, durant lequel Lana ne sentit plus que le battement sauvage de son cœur, il prit la parole.

— Vos cris, cette nuit, n'ont jamais été aussi intenses. Vos souvenirs se limitent clairement à un extrait infime de vos cauchemars. Pourtant, vous dites la vérité. Je vous connais tous comme si vous étiez mes propres enfants, même si cela doit vous échapper. Je vous prie donc de comprendre ma décision Lana, mais Pénélope Kiosa va déménager dès ce soir dans votre chambre. Ou vous vous rendrez dans la sienne, peu importe. Au prochain événement de ce genre, je vais lui donner ordre d'user de ses pouvoirs sur vous sans vous réveiller ni chercher à vous apaiser. Nous devons comprendre.
— Mons... maître.

La jeune femme ferma les yeux et inspira. Elle ne voulait ni mêler Pénélope à ses démons, ni en savoir plus, ni souffrir davantage. Son inconscient devait avoir d'excellentes raisons pour garder prisonniers certains secrets. Plus elle arrivait à s'éloigner de ses cauchemars une fois éveillée, mieux elle se portait.

Pourtant, sa curiosité l'appelait à en savoir plus.

— Lana, si vous voulez bien me laisser travailler maintenant. J'informerai moi-même Pénélope de mes ordres. Vous conviendrez ensemble des détails. Bonne journée à vous.
— Au revoir maître, je vous remercie pour votre attention.

En quittant la pièce, Lana songea que le Conseiller Suprême aurait mieux fait de la laisser régler ses comptes toute seule. Elle n’oublia tout de même pas de jeter un dernier regard au monticule de roches.