Un Dernier Sortilège - Karine W. Meyer - E-Book

Un Dernier Sortilège E-Book

Karine W. Meyer

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Beschreibung

1630. Camille, jeune noble, s’enfuit de Munich. Sous une fausse identité, il espère rejoindre les marges du territoire de la maison d’Autriche pour réaliser son rêve : conquérir sa liberté. Mais il ne se doute pas un seul instant que son secret puisse mettre sa vie en danger. Au même moment, en Alsace, le spectre de la sorcellerie plane sur la région. Les bûchers se multiplient et la paranoïa s’installe. Anna, veuve et lavandière, s’inquiète. Après le procès de sa dernière sœur, l’étau se resserre sur elle. Pourtant, rien ne semble lier Camille et Anna, hormis un détail... Un Dernier Sortilège.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Enseignante en lettres-histoire, Karine W. Meyer écrit depuis l'Alsace où elle puise son inspiration pour ses thrillers ou ses romans de Fantasy. Passionnée d'histoire et de culture, engagée dans de multiples causes, elle adore inventer des histoires tout en y intégrant subtilement ses thèmes de prédilection. Avec sa plume impétueuse et pertinente, Karine entraîne ses lecteurs dans les méandres de son univers en mélangeant habilement réalité et fiction

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K. W. MEYER

Un dernier sortilège

Roman

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-039-7

Dépôt légal : Mai 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

Toute ressemblance avec des personnages fictifs, des personnes ou évènements existants ou ayant existé est purement fortuite.

Note de l’auteure

Une importante documentation m’a accompagnée durant la rédaction de ce roman. L’objectif est de livrer un récit qui puisse immerger le lecteur dans une époque reconstituée le plus fidèlement possible, en hommage aux victimes des procès pour sorcellerie.

Des libertés ont néanmoins dû être prises pour les besoins du récit. Ces libertés ont été scrupuleusement choisies pour ne pas dénaturer le cadre dans lequel se déroule l’histoire.

Cette période de notre Histoire ne doit pas être jugée sous le prisme de notre époque moderne. L’ignorance, celle qui a favorisé les procès pour sorcellerie, s’inscrit dans le temps long. Les boucs émissaires existent encore de nos jours.

« … liée sur l’échelle, elle sera pincée deux fois avec une tenaille incandescente, puis par le feu brûlée de vie à trépas jusqu’à cendre et poudre. À la demande de l’accusateur, ses biens seront remis à l’autorité et selon la coutume confisqués. Après la proclamation de cette sentence, l’accusateur lui a accordé la faveur d’être d’abord étranglée puis pincée et brûlée. »

Jugement de Catherine Heydler,

Tribunal des Maléfices de Bergheim,

17 mai 1627

(Archives municipales de Bergheim, FF3/1)

Prologue

Cité deBergheim, propriété des Habsbourg d'Autriche. 1630.

Lorsque Marie s’adossa contre la pierre, elle ne put s’empêcher de sangloter amèrement. Trop de pression s’était accumulée. Elle laissa les larmes s’échapper au rythme des souvenirs qui défilaient dans sa tête. Elle ne put lutter contre un frisson. Un frisson bien compréhensible. Sa prison était humide et son vêtement trop léger, mais surtout, elle se savait au crépuscule de sa courte vie.

Ses yeux se posèrent successivement sur une botte de paille moisie, un recoin envahi par la vermine, avant de se porter sur les murs arrondis. Aucune fenêtre ici, seulement une fente verticale pour laisser passer en cet instant les rayons de la pleine lune. La jeune femme ne verrait plus jamais le ciel étoilé.

Elle se laissa tomber au sol. Sa vilaine chemise ne la protégeait guère de la fraîcheur, et alors ? Elle pouvait tomber malade, désormais cela n’avait plus d’importance. La jeune fille savait qu’elle ne trouverait pas le sommeil. Tandis qu’elle se sentait envahie par le chagrin, Marie respira intensément puis posa sa chevelure désordonnée contre le mur. Sa gorge desséchée lui brûlait et pour seul remède, elle pouvait uniquement tenter d’ignorer la douleur.

« Comment ai-je pu en arriver là ? Comment cela a-t-il pu m’arriver, à moi ? Cela semble impossible. Pourtant, m’y voilà. Implacable constat. »

La Tour des Sorcières. Une dernière demeure pour l’ultime nuitée des condamnées. Une prison aussi accueillante que l’exécution qui l’attendait le lendemain. Inutile de tenter une évasion.

Combien de fois avait-elle pu l’observer depuis l’extérieur ? Le bâtiment cylindrique des remparts, surmonté de mâchicoulis sur consoles et de larges créneaux, était un cachot d’où l’on ne pouvait s’évader. Elle avait imaginé les pensées de ces autres femmes, jugées en tant que sorcières. Ce qu’elles avaient pu ressentir, et vivre, la veille de leur décès, dans cette fosse putride. Mais jamais, jamais Marie ne s’était sentie en danger. Elle était témoin, pas concernée. Du moins, jusqu’à aujourd’hui.

Dehors, peut-être, une jeune fille comme elle était passée devant la tour cet après-midi et avait songé à cette pauvre créature qui allait souffrir au matin. Une autre innocente qui n’imaginait pas qu’un jour, elle pourrait se retrouver à cette même place.

Comment en était-elle arrivée là ? Elle avait pourtant tout ce qu’elle pouvait espérer de mieux. Un travail honnête, la santé, la sécurité, un toit, de quoi assouvir sa faim. Elle était appréciée, estimée pour ses compétences. Mais cette fausse sensation de sûreté l’avait trahie : elle ne s’était pas méfiée. Comment aurait-elle pu ?

Fermant les yeux, Marie songea à son existence. Quel semblant de gâchis ! Elle avait une bonne partie de la vie encore devant elle. Ses proches devaient tant s’inquiéter, par sa faute. S’en voulait-elle ? Reviendrait-elle en arrière ?

« Non. Cela en valait le coup ! »

Sur son visage délicatement éclairé par la lune, un sourire vint chasser les larmes. Un sourire faible, mais révélateur de la fierté qui réconfortait la jeune fille.

« Cela en valait vraiment la peine. »

Marie laissa pour un moment ses peurs de côté. Elle chassa de ses pensées l’angoisse de la souffrance et de la mort. Elle retrouva un état d’esprit qui lui permit, contre toute attente, de s’endormir.

Son cœur bondit dans sa poitrine alors qu’un bruit sourd l’arrachait au sommeil. Une vive lumière l’aveugla soudain, forçant la jeune fille à baisser la tête. Elle fut violemment saisie par les coudes et redressée, lorsqu’une voix acheva de briser sa tentative de conserver son calme.

— C’est ton jour, sorcière.

Marie eut beau s’opposer aux gardes, elle ne fit pas le poids. Elle qui avait refusé la veille de pénétrer dans la Tour des Sorcières, et qui refusait désormais d’en sortir, fut finalement traînée comme un bovin qu’on emmenait à l’abattoir.

1

Un rêve de liberté

Duché de Bavière, Munich.

— Alors gamin, tu as enfin compris que tu as affaire à plus gros que toi ?

Une odeur de tabac agressa les narines de Camille, qui fronça le nez. Il n’avait jamais compris le succès de cette plante à laquelle on attribuait des propriétés médicinales. Mais depuis quelques années, sous l’impulsion des soldats du Saint Empire romain germanique, les fumeurs s’étaient multipliés. Heureusement pour Camille, s’il ne s’était guère habitué à l’odeur, il avait rapidement compris qu’un joueur qui fumait semblait détendu mais nettement moins concentré.

Levant le regard par-dessus la table de jeu, il lorgna son adversaire, un petit homme bedonnant qu’il devinait marchand. « Plus gros peut-être par la taille, mais la comparaison s’arrête là. »

— C’est la dernière fois que vous me tutoyez.

Ses voisins, déjà vaincus, éclatèrent de rire, tandis que les sourcils du marchand se levaient haut sur son front. Il ne parut nullement affecté, car il sourit alors avant de s’exclamer :

— Eh bien jeune homme ! Révélons nos jeux.

Camille baissa ses cartes. Malgré son apparente tranquillité, il n’en menait pas large. Toute sa mise était engagée dans la partie. Le jeune homme avait-il aussi bien calculé qu’il l’espérait ? Le cœur battant, il osa enfin risquer un coup d’œil sur la main de son adversaire. Lorsqu’il comprit, il lutta pour ne pas révéler l’étendue de sa joie. « OUI ! »

Ses voisins manifestèrent une nouvelle fois leur allégresse. Le marchand, quant à lui, se contenta de hausser des épaules. Camille ne lut aucune colère sur son visage, seulement les marques d’une déception éphémère suivie d’une certaine forme d’amusement. Le jeune homme en fut surpris. « Il a l’air de se moquer des pertes. S’il est véritablement marchand, ses affaires l’ont mené à la prospérité. »

— Vous êtes béni, jeune homme. Oserais-je vous demander votre nom ?
— Contentez-vous de mon visage. Je ne souhaite pas que mes proches apprennent malencontreusement que je leur cache un petit trésor.

Le marchand sourit, avant d’acquiescer. Tandis qu’il sortait les gains de l’une de ses poches intérieures, Camille aperçut un détail intéressant. « Un orfèvre ! De la corporation de Paris ! » Le jeune homme l’observa plus attentivement. « Son allemand est impeccable, un léger accent peut-être, et encore. L’essentiel est qu’il ait de quoi me payer. » Mais son inquiétude s’estompa. L’instant suivant, une bourse pleine trônait au beau milieu de la table. Sans attendre, Camille s’en saisit et la glissa à l’intérieur de son manteau.

— Je vous remercie, jeune maître, pour ce jeu passionnant. Vous avez quelque qualité que j’espère, vous déploierez dans votre future profession.

Camille remercia le brave homme. Mais au fond de lui-même, la remarque l’avait attristé. « Si seulement père pouvait penser comme vous. »

Les hommes se levèrent de table, Camille en fit autant, non sans avoir terminé son verre. Il avait accumulé assez de bénéfices pour la soirée, et ne souhaitait pas attirer davantage l’attention sur sa bonne fortune. Il avait compris très tôt que ses compétences devaient rester discrètes. Sa tranquillité - sa liberté ! - méritait qu’il réprime son avidité.

Il allait quitter l’établissement et son vacarme, lorsqu’une silhouette familière se détacha sur le seuil du bâtiment. « Oh… »

— Dites-moi que je rêve…

Un homme imposant s’avança dans la lumière, révélant son visage. Face à lui, Camille blêmit. De tous les membres qui composaient son entourage, le cocher de sa famille était le seul capable de l’intimider. Étaient-ce ses traits sévères, ses yeux sombres, ou sa stature particulière ? Camille craignait surtout le caractère de Hanz. Peu bavard, l’homme pouvait le paralyser rien qu’avec un regard désapprobateur. Le genre de regard qu’il lui lançait en cet instant.

Prenant son courage à deux mains, le jeune homme inspira longuement, puis écarta les bras, penaud. Inutile de fanfaronner, il était pris la main dans le sac. Devant témoins en plus, car à ses côtés, cachés dans l’ombre, il devinait la présence de vigiles. Toute dispute était à proscrire.

— Bonsoir Hanz. Je regrette seulement qu’on vous ait privé de sommeil pour me chercher.

Le cocher fronça ses épais sourcils. Comme Camille sentait venir la tempête, il battit en retraite.

— Je vous suis. Plus tôt vous serez rentré, plus tôt vous serez au lit.
— Ne vous inquiétez pas pour moi.

Le jeune homme grinça des dents. Hanz n’avait pas besoin d’en rajouter. Effectivement, inutile de se préoccuper du sommeil du cocher. Néanmoins, il pouvait légitimement s’alarmer pour lui-même. Jetant un dernier regard sur la façade du bâtiment qu’il venait de quitter, Camille éprouva des regrets. « L’ambiance est excellente, mais je n’aurais pas dû me rendre deux fois au même endroit. J’espère que mon erreur n’annonce pas la fin de ma liberté… »

Le cocher fit brusquement demi-tour. Docile, le jeune homme lui emboita le pas. Bientôt, ils arrivèrent auprès d’un carrosse dont la vue fit soupirer Camille. « Tout de suite le grand jeu… » Malgré son énervement, il grimpa dans le véhicule sans rouspéter. Hanz avait toujours eu cet effet sur lui. « Père le sait bien… et il n’est pas le seul. »

Tandis que le carrosse prenait de la vitesse et rejoignait des rues plus fréquentables, le jeune homme s’adossa tout en tapotant nerveusement la portière. Une idée germait dans son esprit. « Avec un peu de chance, père n’est peut-être pas encore au courant. »

Mais pour connaître son destin, encore fallait-il supporter la demi-heure de trajet qui le séparait de sa destination. Et penser à l’humeur de Hanz ne l’aidait pas à se détendre.

La nourrice, mains sur les hanches, semblait plus furieuse que jamais. Camille s’en voulait, il était l’unique responsable de ses tourments. Pourtant, elle ne les méritait pas. La vieille dame avait consacré ces quinze dernières années à son éducation, remplaçant au pied levé une mère naturelle qui, selon la nourrice, l’avait abandonné.

À la voir ainsi, le visage bouffi et la respiration saccadée, Camille prit conscience des heures éprouvantes qu’il lui avait fait traverser.

— Je n’ai même pas encore fermé l’œil, tellement vous m’avez fait souffrir ! Qu’est-ce qui vous passe par le crâne ? Vous voulez ma mort, c’est ça ?
— Mais non…

Dans un soupir, Camille se tut avant de s’écrouler dans un fauteuil. Combien de fois avait-il tenté d’expliquer à sa nourrice que l’appel de la liberté dominait tout le reste, à commencer par les obligations dues à son rang ? Mais la vieille dame ne cessait de le sermonner sur sa chance : celle d’avoir un toit, des repas quotidiens, et la certitude de n’avoir jamais à travailler pour survivre. Bien entendu, Camille comprenait son point de vue. La nourrice avait connu les privations et rien ne comptait plus pour elle que la bonne santé. Mais le jeune homme ne pouvait en dire autant. S’il parvenait à se mettre à la place de la domestique, pourquoi se révélait-elle incapable de faire un pas vers lui ?

— Vous savez combien vous comptez pour moi.
— Ah bon !

La vieille femme posa une main sur son cœur, la bouche grande ouverte. Si la situation n’avait pas été aussi délicate, le jeune homme aurait souri. Le sens de l’exagération de la gouvernante l’avait toujours diverti.

— Je compte pour vous ? Mais alors, pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi m’attirer constamment des ennuis ? Votre père a trouvé la meilleure école, il vous a trouvé un artisan potier pour satisfaire vos improbables caprices. Il réclame la bienveillance à votre égard, s’assure de vous entourer des meilleurs enseignements, et vous, vous, que faites-vous pour le remercier ?

La nourrice tomba à son tour dans un fauteuil. Elle respirait laborieusement. Elle ferma alors les paupières et se lança dans une prière muette. Coi, Camille l’observait. Il ne trouvait plus les mots. Lorsque sa mère de substitution bondit, soudain éclairée par quelque nouvelle pensée, il sursauta.

— Et l’on m’a appris, hier soir, que vous ratez régulièrement la messe !

« Oh non ! Ils n’étaient pas obligés de tout révéler… »

Tandis que la gouvernante se mettait à effectuer des allers-retours entre la cheminée et lui, les mains croisées dans le dos, Camille pinça les lèvres et réfléchit à tous les arguments possibles. Seulement, le jeune homme doutait, pour cette fois, de pouvoir atténuer les doutes de la nourrice.

Cette dernière s’arrêta soudain, se tourna vers lui. Son agacement s’était dissipé. Une mine de compassion s’épanouit sur ses traits, ce qui ne rassura guère le garçon.

— Ce n’est pas entièrement de votre faute. Le sang de votre mère coule dans vos veines, et les Français ne sont pas réputés pour leur discipline.

Abasourdi par les propos qu’elle venait de tenir, Camille se retint de répondre. Il n’était pas en position pour répliquer. C’était trop facile d’impliquer sa mère ou d’invoquer son sang. « C’est là que vous vous trompez. Je suis sûrement la seule personne au monde à refuser ma condition, et mes aïeuls n’ont rien à faire là-dedans. »

— Par conséquent, et afin de vous rendre service, je me dois d’informer votre père. Ces escapades et cet… accoutrement ridicule (la nourrice fronça le nez tout en examinant son protégé de la tête aux pieds) ne peuvent plus durer.

Le jeune homme s’affola.

— Mais je me sens plus à l’aise dans ces vêtements !
— Un déguisement, rien d’autre. Une faute blâmable, pour Dieu. Vous oubliez votre place. Je ne peux plus vous laisser faire. Votre avenir tient à un fil, et notre réputation également si ce n’est pas déjà trop tard pour la sauver.

Une sensation d’oppression saisit Camille, dont l’inquiétude devenait angoisse. « S’il vous plaît, ne faites pas cela… » Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, la gouvernante leva les yeux au plafond et lâcha :

— J’informerai également l’institution. Les cours de poterie seront suspendus jusqu’à nouvel ordre. Vous devez d’abord retrouver une apparence et une attitude convenables. Je m’y engage personnellement.

Hors de lui, le jeune homme se leva et s’avança vers la vieille femme, qui ne bougea pas d’un pouce. Arrivé devant elle, Camille se composa un masque qu’il espérait émouvant, avant de sangloter :

— J’implore votre pitié, nourrice. Vous savez que vous signez mon arrêt de mort.

La femme leva les bras en l’air.

— Qu’est-ce que je ne dois pas entendre ! Vous êtes tellement… vous êtes extraordinaire, mais cela ne peut que vous desservir. Atterrissez, mon petit, avant qu’il ne soit trop tard. Je ne crains rien d’autre que de vous voir un jour regretter vos extravagances. Ma décision est prise. Cette nuit, vous ne quitterez pas votre chambre. Enfin, songez à votre âme !

S’écartant de lui, la gouvernante s’approcha de deux domestiques. Tandis qu’elle les dépêchait auprès du garçon pour l’emmener dans sa cellule dorée, Camille retint un cri de désespoir. Se savoir privé de son enseignement en poterie rendait la peine réellement insupportable. « Je n’y survivrai pas. Elle ne comprend pas ! »

De surcroit, une menace plus lourde planait sur ses épaules. Lorsque son père serait dérangé en pleine tractation politique pour prendre connaissance des bêtises de sa progéniture, il allait sûrement prendre des décisions plus radicales encore que celles de la domestique.

Sans cesser de réfléchir, le jeune homme affecta la soumission et quitta le salon sans rien ajouter. Il craignit le regard de la nourrice, tandis que la porte se refermait sur lui, et ne put réprimer un frissonnement de honte.

« Je vous prie de me pardonner pour toutes les peines que je m’apprête à vous faire subir. Hélas, vous ne m’en laissez pas le choix… »

Lorsqu’il mit les pieds dans sa petite chambre, Camille entendit le cliquetis de la porte. Verrouillée. Emprisonné. Au centre de la pièce, un pot de chambre lui permettrait de se soulager. « Elle connaissait déjà la sentence », réalisa-t-il.Dans un grognement, le jeune homme s’approcha du lit, s’étendit sur les couvertures, et peaufina les détails de son plan d’évasion.

Derrière la vitre, au-delà des sombres silhouettes des bâtiments alentour, le rougeoiement de l’horizon annonçait le point du jour. Face à la fenêtre, Camille avait retrouvé son sang-froid. « C’est le moment ou jamais. »

Sa nourrice n’avait pas songé à lui retirer sa bourse. Les gains de ces derniers jours lui paieraient le voyage vers la liberté.

Il ouvrit la fenêtre, évita de regarder en bas. Sa chambre se situait au troisième étage, et il ne pouvait sauter au risque de se fracturer une jambe.

Camille avait trouvé la solution. Le jeune homme avait bricolé une corde à partir de la multitude de draps qui recouvraient son lit. Il espérait que la longueur suffirait.

Il inspira longuement, puis trouva la détermination nécessaire. Doucement, il commença à déployer la corde par-dessus le rebord de la fenêtre. La lueur du jour naissant lui permit de suivre l’avancée de son instrument d’évasion, aussi, lorsque ce dernier vint frôler les premières pâquerettes de la saison, il étouffa un cri de triomphe. Il enjamba à son tour la fenêtre, jeta un dernier coup d’œil dans sa chambre - qu’il espérait ne jamais revoir - et entreprit la descente.

Il s’agissait pour lui de rester aussi silencieux que possible. Le moindre bruit suspect, et c’en était fini de ses rêves.

Lorsqu’il posa les pieds au sol, Camille parcourut d’un regard le vaste jardin environnant. Son père, tenu par des obligations de discrétion, n’était venu que quatre fois au domaine depuis la naissance du jeune homme, il tenait néanmoins à conserver un extérieur irréprochable et dépensait sans compter. Cela n’arrangeait pas les affaires de Camille, qui craignait de tomber sur un jardinier trop matinal. Aussi, il resta discret tandis qu’il traversait le parc, s’assurant de rester hors de vision des petits bâtiments réservés au logement des domestiques. Normalement, ils dormaient encore, seul le boulanger devait avoir démarré sa journée. Néanmoins, aucune précaution n’était superflue.

Le jeune homme fit enfin face au mur qui entourait la propriété. Il s’autorisa une pause, tout en étudiant les lieux. Une roseraie parcourait cette partie de la façade, l’armature en bois supporterait-elle son poids ? Il le saurait bientôt.

Serrant les dents pour ignorer la douleur provoquée par les épines, Camille effectua rapidement l’ascension. Au moins, la structure tenait. Avant de passer de l’autre côté, il s’assura de ne trouver aucun garde en contrebas. Certains patrouillaient autour du domaine, mais en choisissant de se diriger vers les voisins de la haute noblesse, le jeune homme espérait que la voie serait libre : quel intérêt y avait-il à surveiller les environs de ceux qui possédaient tout ? Comme il ne remarquait personne, le jeune homme enjamba de petites pointes métalliques érodées par le temps, et prit son inspiration avant de sauter.

Le choc fut violent. Camille craignit un instant de s’être foulé une cheville, mais la douleur passa. Il leva les yeux sur le mur qu’il venait d’escalader, éprouva une intense fierté, puis se retourna et inspecta les lieux.

Calme plat. Pas un chat en vue. Les nobles n’avaient pas besoin de se lever aux aurores pour survivre.

Sans se départir de son sourire victorieux, Camille passa les mains sur son manteau pour enlever toute trace d’escalade, carra les épaules, puis se fondit dans le décor. Il avait hâte de quitter les lieux, craignant d’être démasqué ou de devoir justifier sa présence.

« J’espère que tu es chez toi, Klaus… »

Un visage fatigué l’accueillit. Mais dès que Klaus identifia son visiteur, un immense sourire s’épanouit sur ses traits.

Le jeune homme, qui avait un âge similaire à celui de Camille, représentait son meilleur espoir de fuite durable. Le musicien possédait un réseau avec lequel son ami souhaitait être mis en relation. Dès qu’il s’effaça pour l’inviter à rentrer, le noble en fuite ressentit néanmoins une once de tristesse. Si son plan fonctionnait, il ne verrait sûrement plus Klaus avant un très, très long moment. « Peut-être plus jamais. »

Le musicien referma la porte et guida son ami vers l’une des deux pièces qui composaient son foyer. Camille n’était jamais venu chez lui, aussi, lorsqu’il découvrit la masure de Klaus, il éprouva un nouveau pincement au cœur. Brièvement, la vie qu’il fuyait ne lui parut plus aussi insupportable. Mais cette sensation ne dura qu’un temps. S’il ne s’était pas enfui, sa vie n’aurait plus valu la peine d’être vécue. Klaus avait un toit, mangeait à sa faim, et il était libre de faire ce qui lui chantait.

— Installe-toi mon ami. As-tu soif ?
— Oui, je te remercie.

Klaus s’avança vers une petite étagère, saisit deux verres, et tandis qu’il les remplissait, Camille s’installa sur une chaise. Il craignait que le bois, visiblement rongé par la vermine, cède sous ses fesses. Mais le mobilier résista. Son hôte lui tendit le verre et s’assit à ses côtés.

D’un regard plus attentif, Camille remarqua ses joues émaciées, la finesse de son cou et ses clavicules saillantes. Klaus avait maigri. Ses yeux cernés et ses cheveux d’ordinaire plus soignés trahissaient également une certaine négligence. Camille se promit alors de ne pas sortir de la pièce avant que son ami n’ait accepté quelques sous.

— Alors, dis-moi ce qui t’amène dans mon palais.

« Au moins, son sens de l’humour est intact. » Bien que l’humour ne nourrisse pas un ventre, ce constat rassura le jeune noble en fuite. Il répondit sans hésiter, mais légèrement soucieux quant à la réaction de Klaus

— Je suis parti. Définitivement.

Il s’attendait à de la stupeur ou à de l’inquiétude. Mais contre toute attente, son hôte finit de boire son verre, puis son sourire s’agrandit. Il posa une main chaleureuse sur l’épaule de Camille.

— Ah ! Je le savais ! Cela ne pouvait pas durer. Tes petites cachotteries n’étaient pas pérennes. Un jour, tu aurais dû rentrer dans le rang. Pas étonnant que tu aies finalement choisi une autre voie. Je n’en attendais pas moins de toi.

Une joie profonde, mêlée de gratitude, envahit le jeune homme. Klaus connaissait son secret, ses secrets. Ils n’en avaient jamais parlé à haute voix, mais quelques allusions du musicien, dans les échanges savoureux qu’ils avaient partagés dans les auberges de la ville, avaient révélé l’étendue de son intuition. Si Camille avait d’abord craint pour son mystère, il avait fini par comprendre que son ami se moquait gentiment de lui. Comment avait-il compris, et quand ? Camille ne le saurait jamais, et le secret était devenu entre eux un amusement. De toutes les personnes en ville, Klaus était le seul en qui il avait confiance. Son ami lui avait également donné son adresse, « pour le jour où. » « A-t-il tout prévu depuis le début ? » Camille lui répondit alors :

— Tu as raison. Dos au mur, j’ai dû choisir. Mais tu viens de me conforter dans ma décision.

Klaus éclata de rire, puis se leva pour se diriger vers le fond de la pièce. Ouvrant une petite trappe que Camille n’avait pas remarquée, il saisit une étrange bouteille ronde qu’il apporta à son ami.

— Réservée pour les grandes occasions ! À la tienne ! (Et tandis qu’il le servait sous l’œil circonspect de son ami, il ajouta :) La meilleure eau-de-vie des bas-fonds. Je la tiens d’un bon client…

Brusquement inquiet, Camille leva des yeux ronds sur son hôte, qui s’empressa d’ajouter avec une note de gaieté dans la voix :

— Ne t’inquiète pas, il me traite bien. C’est grâce à lui que je peux chanter tout à mon aise sans me soucier de mon estomac et de mon loyer. Ce que je gagne, c’est pour moi.

Haussant les épaules, mais pas complètement apaisé, Camille avala sa liqueur cul sec. De toute façon, comment aurait-il pu intervenir ? La situation ne lui convenait pas, mais il ne pouvait se mettre à la place de son hôte.

— Que puis-je faire pour toi ? Tu as un plan ?

Camille appréciait le breuvage. Cependant, à la question de Klaus, ses préoccupations revinrent à lui. Il déglutit, puis hocha la tête.

— Oui. Tu sais, ce groupe d’artistes qui effectue régulièrement la navette entre les différents royaumes impériaux...

Klaus lui fit signe qu’il comprenait. Le musicien sembla alors surpris.

— Tu aimerais les rejoindre ?
— Oui, et non. J’aimerais les intégrer le temps de m’éloigner de Munich, et plus généralement de la Bavière. Me rendre au nord peut-être, ou à l’ouest…

Klaus fronça les sourcils, se reversa un peu d’eau-de-vie, puis réfléchit. Camille n’osa pas le déranger. Son ami avait cerné le problème, il pouvait lui faire confiance pour examiner le meilleur chemin possible. « J’espère juste qu’il n’aura aucun embarras à cause de moi. Mais il n’y a pas de raison. Personne n’a connaissance de notre amitié. »

Le musicien recula dans son siège puis se saisit le menton, avant d’expliquer :

— J’ai entendu parler de troubles au nord, et tu dois effectivement éviter le sud et le sud-est. Quant à la situation à l’ouest, je doute qu’elle soit plus stable. Mais mes amis se rendent justement là-bas. Et tu dois partir au plus vite.

Le cœur de Camille commença à s’emballer.

— Ils partent ? Quand ?

Klaus fit une grimace.

— Dans la matinée.

« Nom de Dieu ! » Selon l’endroit où ils devraient se rendre, il était peut-être trop tard pour les rejoindre. Mais Klaus connaissait sûrement leur itinéraire, ne pourraient-ils pas les rattraper ?

Comme s’il avait lu dans ses pensées, le musicien se leva et prit le verre vide des mains de son ami pour le déposer sans ménagement sur l’unique table du foyer. Ce geste trahissait son enthousiasme. Lorsqu’il se tourna vers Camille, il lui dit en souriant :

— Pas de temps à perdre ! Saisis ta chance et suis-moi !

Le soleil était déjà haut dans le ciel et ses rayons, encore tièdes en ce début de printemps, baignaient les toitures de Munich. Installé à l’arrière d’un attelage, Camille observait la silhouette de la ville dont les détails s’évanouissaient peu à peu.

« Au revoir, mon ami… »

Il était étonné de constater qu’on pouvait éprouver tout à la fois deux sentiments contradictoires. D’un côté, il était heureux de voir disparaître Munich, et d’être enfin libre. De l’autre, il s’éloignait également de Klaus, qui avait préféré rester auprès de son protecteur. « Et dire que j’ai failli le convaincre de se joindre à moi. »

Le jeune homme sourit tristement. Son seul, et véritable, ami lui manquerait. Les saltimbanques qui avaient accepté de l’accueillir pour lui permettre de quitter Munich n’étaient pas dépourvus de capital sympathie, néanmoins, Klaus représentait une oreille attentive, et un aspect de sa vie qu’il avait adoré.

Heureusement, le musicien avait accepté l’importante somme d’argent que Camille l’avait obligé à prendre. Même si, pour parvenir à ses fins, le fugitif avait dû recourir au chantage, il ne regrettait pas d’avoir bousculé son ami.

« Au revoir Klaus, et surtout prends soin de toi. »

2

Par le feu, la cendre et la poudre

Cité deBergheim.

Anna passa la main dans ses cheveux fins, en vain. Des mèches folles s’échappaient constamment de sa coiffe. Elles se révélaient aussi marginales que la veuve. Dans un souffle, Anna baissa alors les bras. Au fond, son apparence ne la sauverait pas. Pas plus que le bras divin.

Elle hoqueta. « Comment peux-tu nourrir de telles pensées ?! » Anna se signa et supplia le Seigneur de lui pardonner. Il était son dernier espoir, le seul barrage contre la solitude depuis qu’elle avait cessé de se confesser auprès du curé, un pauvre âne dénué de compassion et qui voyait le Diable en chaque femme. Mais plus important encore : aujourd’hui, la veuve avait terriblement besoin de lui.

Aujourd’hui, sa sœur monterait sur le bûcher.

Anna récita une prière, supplia les Saints, et s’apprêta à sortir. Elle n’en avait vraiment pas envie. La veuve devrait affronter des regards méfiants, des remarques désobligeantes, voire des tentatives d’évitement. Néanmoins, c’était son devoir d’accompagner le dernier membre de sa famille dans son expiation.

Surtout, au fond d’elle, Anna refusait l’évidence. La sentence proclamée par le Tribunal des Maléfices lui semblait irréelle, tant sa petite sœur avait été irréprochable sa vie durant. Mariée jeune, mère de quatre garçons en bas âge, fidèle épouse et pourvue d’un caractère docile, elle était la dernière personne à suspecter. Pourtant, l’impensable était arrivé.

Les mains d’Anna tremblaient tandis qu’elle ouvrait la porte. Elle leva les yeux sur le crucifix accroché au seuil de la maison, adressa une nouvelle prière au Christ, puis s’avança vers l’extérieur. Une peur viscérale lui nouait le ventre.

L’ascension matinale de la colline du Grasberg fut éprouvante. Plus que l’attitude craintive des manants qui la dépassaient, et la chaleur naissante du mois d’avril, Anna dut affronter les désagréments de l’âge. Elle n’avait pas encore quarante ans, mais une vie de labeur démarrée dans sa tendre enfance ne l’avait pas épargnée. Elle parvint dans la clairière essoufflée, trempée, avec des battements de cœur irréguliers. Mais elle oublia ses ennuis dès qu’elle aperçut le bûcher.

Déjà encadré par une foule nombreuse, le poteau surélevé qui allait accueillir sa petite sœur menaçait directement Anna. Cette dernière s’arrêta et posa la main entre ses seins, à l’endroit exact où se trouvait une petite croix en bois. « Seigneur, prends pitié de nous. Prends pitié pour ma sœur, elle qui n’a jamais osé enlever la vie à un poulet. » Sa réflexion fit naître le début d’un sourire éphémère. La clémence de sa cadette avait toujours exaspéré leur défunte mère. Combien de fois avait-elle puni la petite en la privant de souper, avant de déclarer forfait ?

Comme elle avait retrouvé une respiration plus régulière, la veuve se dirigea le plus discrètement possible vers la masse. Elle s’étonna d’entendre le chant des oiseaux alentour, tant les gens murmuraient bas. On l’ignora, ce qui ne fut pas pour lui déplaire. L’attention de la foule était entièrement tournée vers le bûcher.

Une fois dissimulée, Anna évita soigneusement de scruter ses voisins. Inutile de se faire remarquer maintenant. Elle étendit le cou, cherchant du regard les bourgeois et surtout les autorités locales.

Elle les repéra aisément. La haute sphère, femmes et enfants compris. Les notables étaient déjà tous installés confortablement dans des tribunes disposées au sud des festivités, de façon à recevoir les rayons du soleil dans le dos, et non dans le visage. Seuls les plus jeunes bambins pouvaient gambader librement, sous la surveillance de quelques nourrices désappointées bien incapables de les suivre. Anna se mordit la lèvre inférieure, tout en observant le Bailli. Une rage naquit dans son ventre, une rage destinée au fonctionnaire seigneurial.

Le gros homme, au nom de l’archiduc d’Autriche, avait prononcé la sentence. « La sorcière sera jetée au feu et son corps réduit en cendres et en poudre. » Anna se remémora ses émotions la veille, à l’instant fatidique où tout avait basculé. D’abord le choc, puis l’incompréhension, et le déni. Et surtout, pourquoi le Bailli n’avait-il pas accordé la décapitation avant le feu ? Hélas, Anna, pas plus qu’un autre habitant de la cité, n’avait accès aux détails de l’enquête. La procédure était tenue secrète, et se révélait plus opaque qu’une soupe épaisse.

Des cris s’élevèrent soudain, tirant la veuve de ses souvenirs.

— La voilà !
— Sorcière !
— Seigneur, protège-nous de ses mauvais sorts !

Les voisins d’Anna effectuèrent un signe de croix. Certains prièrent. Pour ne pas paraître suspecte, elle les imita, mais n’en pensait pas moins. Sa cadette, une sorcière ? « Ridicule. » Elle ne pouvait s’y résoudre. La vérité se tenait du côté de son mari le menuisier. « Cette saleté. » Assistait-il au procès ? Bien entendu. Mais Anna ne pouvait le voir. La chevelure blonde du menuisier était certainement perdue au milieu des trois mille cinq cents âmes de Bergheim. Et si elle ne parvenait pas à le trouver, elle espérait qu’il en serait de même de son côté. « Est-il ravi par la condamnation ? Ce fils de démon devrait prendre la place de sa malheureuse épouse. »

Alors qu’elle songeait à sa cadette, cette dernière fit son apparition dans son champ de vision. La tristesse s’abattit aussitôt sur Anna.

Coincée dans une cage, transportée sur une charrette, sa cadette semblait plus meurtrie que jamais. Le crâne rasé, les joues creuses, la peau pâle, et bâillonnée par une corde, elle flottait dans une grossière chemise noire. Son aînée la reconnaissait à peine, et en eut le souffle coupé. Qu’avait-elle subi, pendant des semaines, pour afficher désormais une telle apparence ? La prétendue sorcière avait tout juste atteint ses trente ans, mais en paraissait le double. Anna vit son regard écarquillé parcourir la foule, tantôt paniqué lorsqu’elle observait le bûcher, tantôt suppliant quand elle fixait les autorités ou les habitants.

La veuve ressentit un élan de désespoir, il ne s’agirait probablement pas du dernier. Elle aurait tant souhaité se manifester, montrer à sa cadette qu’elle était là, jusqu’aux derniers instants. Car Anna était sûrement celle que la condamnée cherchait éperdument. La dernière sœur, sur les neuf enfants qui avaient un jour composé leur fratrie. L’aînée oserait-elle se mettre à sa place ? Ressentir l’angoisse de la mort imminente, d’une souffrance inqualifiable, sous le regard froid, voire cupide, de celles et ceux qu’elle avait considérés comme ses voisins, son sabotier, son boulanger, son curé ? Non, cela en était trop pour Anna qui, lâchement, détourna le regard. Fermant les paupières, elle adressa une prière muette au Très-Haut.

« Seigneur, prends pitié. Je t’en supplie. J’accomplirai tout ce que tu me demanderas, mais épargne-lui le supplice du bûcher. Elle n’est pas responsable des récentes calamités qui ont frappé nos récoltes et notre bétail. » Rouvrant les yeux, Anna nota l’avancée de la charrette. Elle retourna à sa prière. « Je suis certaine que c’est un complot de ce vieux porc. S’il te plaît Seigneur, ne lui fais pas payer les erreurs d’autrui. » La veuve avait failli ajouter « Prends-moi à sa place » mais au dernier moment, elle se trouva incapable de formuler le souhait. Elle tenait trop à la vie et craignait la douleur.

Reportant son attention sur la cage, elle fixa l’arrière du crâne de sa petite sœur. Cette dernière regardait désormais droit devant elle. Pincement au cœur pour Anna. « J’espère qu’elle m’a vue, j’espère… » Si sa présence pouvait apporter un ultime réconfort à la jeune femme, s’il pouvait lui donner la force de supporter son supplice…

— Sorcière !

La voix rauque du Bailli fit brusquement cesser le vacarme ambiant. Le gros homme s’était levé, et pointait la sorcière d’un doigt accusateur.

— Tu as détruit nos récoltes, tué deux cochons, et provoqué un accident dans l’atelier du pauvre Matthias Mayer, notre cordelier. Heureusement, tu as été démasquée. Il te faut maintenant rendre des comptes au Tout-Puissant.

L’émotion fit naître des larmes au coin des yeux d’Anna. Bouleversée, elle lutta pour ne pas complètement céder. « Trahie, tu parles. Ce vieux porc ! » Si d’ordinaire Anna se signait pour chaque injure, elle n’en éprouva aucun besoin en cette funeste journée. Le Bailli poursuivit ses accusations, sur un ton néanmoins adouci.

— Par le feu, le mal sera purgé, purifié. C’est là ton ultime espoir de guérison.

Sur ces mots, l'agent de l'autorité seigneuriale baissa le bras et s’assit lourdement. Le bourreau ouvrit alors la cage et saisit le bras de la sorcière. Cette dernière eut un geste spontané de repli, mais elle céda rapidement sous la force de l’homme vêtu de noir.

Elle fut menée sur l’estrade, puis entre la paille, les bûches et les fagots qui entouraient le poteau, avant d’être attachée à ce dernier. Anna ne vit alors plus que le torse et le visage de sa jeune sœur. Lorsque le bourreau eut terminé son œuvre, le cœur de la veuve s’emballa. « Va-t-il ?.... » Mais non. Il n’étrangla ni n’assomma la sorcière, contrairement à ce qu’elle espérait. « Pourquoi ! Seigneur, pourquoi ? » Puis, sous les yeux horrifiés d’Anna, l’homme en noir saisit quelque chose dans un sac et se pencha, de façon à ce que plus personne ne put le voir, en dehors de sa victime. La veuve comprit. Il astiquait les pieds de sa cadette avec du lard afin de faciliter le travail du feu. Lorsqu’il releva le buste, il jeta un dernier coup d’œil à la sorcière, sembla lui murmurer quelques mots, puis la quitta. « Seigneur, s’il te plaît. Tu ne peux pas laisser faire ça. »

Hélas, le Tout-Puissant ne répondit pas à sa prière. Dans un silence de mort, le bourreau se tourna vers l’estrade et attendit un ordre qui ne tarda pas à lui parvenir.

— Bourreau, accomplis ton devoir.

« Seigneur, c’est le moment. Tu peux encore intervenir. » Anna ne fit pas semblant cette fois, lorsqu’elle fit le signe de croix à l’instar de ses voisins. Elle ne quittait plus des yeux sa sœur, toujours bâillonnée. La condamnée ne semblait plus se soucier de la foule, son regard se portait droit devant elle et fixait un point invisible. Elle devait probablement prier et supplier le Très-Haut de recevoir son âme tourmentée.

La veuve cachait de plus en plus difficilement son abattement. Mais comme on ne l’avait toujours pas repérée, elle devait continuer à lutter. Pleurer une sorcière ? Cela la trahirait. Les habitants, bien que tendus, pensaient que sa mort leur apporterait nourriture et bonne santé. Son calvaire représentait l’exutoire dont ils avaient terriblement besoin, une vengeance nécessaire pour mieux supporter les injustices du quotidien. Si Anna en avait conscience, c’est qu’elle avait pensé comme eux lors des bûchers précédents.

Elle regarda le bourreau tandis qu’il mettait le feu aux fagots. Le curé commença à psalmodier. Quant à sa sœur, débâillonnée, elle ne lui avait jamais paru aussi pâle. Soudain, Anna eut une pensée pour ses enfants. « Pauvres petits, sur lesquels je ne peux même pas veiller. » Connaissant son beau-frère, et sa tendance à la violence domestique, il les avait sûrement emmenés avec lui, et il ne la laisserait jamais s’approcher d’eux. Grâce à leur mère, Anna avait pu les voir lorsqu’ils lui rendaient visite, ce qui n’était plus arrivé depuis un certain temps. La veuve savait que le menuisier les frappait pour la moindre contrariété, et il détestait sa belle-sœur, « cette folle qui fornique avec son chat ».

Un cri la fit sursauter. Revenant à sa sœur, elle réalisa que le feu avait gagné du terrain. La sorcière était désormais cernée par les flammes, et ses hurlements ne semblaient plus avoir de fin.

Reprenant ses prières frénétiques, Anna joignit discrètement les mains. De tout son cœur, elle accompagna sa petite sœur dans son épreuve, mais elle continuait d’espérer, au fond d’elle, l’intervention divine. Elle songea aux martyrs, ces Saints qui avaient souffert pour connaître la résurrection. Si Dieu n’intervenait pas du vivant de sa petite sœur, Anna espérait qu’il saurait au moins l’accueillir au Paradis. Pour sa douleur, pour son innocence, n’était-elle pas devenue une martyre, elle aussi ?

Les cris s’intensifiaient, entrecoupés de quintes de toux. En dehors du crépitement du feu et des sons émis par la victime, plus aucun bruit n’émanait de la population. Chaque homme, chaque femme étaient tournés vers la sorcière, tous imploraient le Seigneur en silence.

Lorsque les flammes devinrent si hautes qu’on ne put discerner le visage de la sorcière que par intermittence, Anna cessa d’implorer le père. Soudain, elle ne ressentit plus aucune espérance. Soudain, la foi l’avait désertée. Sa sœur n’émettait plus que des râles discontinus, bientôt recouverts par le brasier.

Anna n’était alors plus une grande sœur, elle n’était même plus une sœur. Elle était la dernière survivante. Elle était, simplement.

Baissant la tête, elle laissa les larmes envahirent ses joues, creuser des sillons avant de se glisser à l’intérieur de son col. Elle serra les poings, puis la mâchoire. « Ma sœur, ma pauvre sœur. Courage, le Seigneur aura pitié de ton âme. » Au moins, dans quelques instants, sa cadette aura quitté ce monde. Il n’était pas fait pour elle. Dès l’enfance, en refusant d’enlever la vie aux poulets, elle avait trahi sa véritable nature. Trop pure, trop innocente. Bien entendu, trop malchanceuse également. En épousant le menuisier, elle s’était jetée dans la gueule du loup. Mais qui aurait pu prédire son destin funeste ? L’accusation de sorcellerie, puis la sentence, la pire qui soit, sans décapitation préalable. Qui aurait pu deviner, en dehors du Tout-Puissant ?

Oui, sa sœur était une martyre. Contrairement à Anna, sa place était garantie aux côtés du père. Il suffisait de tendre l’oreille, d’assister à sa souffrance, pour s’en convaincre.

Une souffrance qui n’avait rien à voir avec le hurlement douloureux que la veuve venait d’entendre.

Surprise, Anna releva la tête. Sa sœur n’était plus visible, les flammes l’avaient entièrement dévorée. Le cri recommença pourtant. Celui d’un enfant, cette fois. À l’image de ses voisins, Anna tourna la tête dans sa direction.

— C’est le petit Peter qu’on entend là ?

« Peter ? » La veuve ne tarda pas à comprendre. Il s’agissait sûrement de Peter Schirm, l’unique neveu du Bailli. Elle fit le lien avec le premier cri, qui se manifesta une seconde fois, confirmant les craintes des habitants. « Catherine Schirm ! » La sœur du Bailli. Comment était-ce possible ? Anna jeta un coup d’œil à l’estrade, remarqua deux places vides non loin du Bailli. La mère Schirm avait rejoint sa progéniture.

— Que se passe-t-il ?

Les hurlements de la femme comme de l’enfant furent bientôt accompagnés par un troisième cri, celui d’une fillette. « Et voilà toute la tribu, manque plus que monsieur. » Anna était partagée entre la curiosité et les flammes dévorantes. Alors que ses oreilles captaient l’agitation de la famille Schirm, ses pupilles restaient fixées sur le bûcher. Autour d’elle, les commérages battaient leur plein.

— C’est la sorcière !
— Elle se venge !
— Elle a jeté un maléfice aux Schirm !

La veuve s’énerva. « Bêtises ! » Même si sa sœur avait été une sorcière, une idée saugrenue, elle n’était visiblement plus en état de jeter un sort. Comment ces ânes osaient-ils calomnier sa sœur, alors que cette dernière endurait le supplice du feu ?

Anna détourna finalement le regard. Plus aucun miracle ne viendrait sauver le corps de sa cadette. Elle devait s’en remettre à Dieu concernant son âme, or elle lui accordait toute sa confiance. La veuve se décida à s’approcher des cris. Petit à petit, elle se glissa entre les habitants, veillant à n’éveiller aucun soupçon. « Ils viendraient encore m’accuser, ces gredins-là. » Elle arriva finalement au niveau des Schirm, mais s’assura de rester légèrement en retrait. Ses yeux trouvèrent un passage entre deux épaules, et elle put saisit la scène. Médusée, Anna prit alors conscience du problème.

L’une des deux fillettes de la fratrie Schirm était agenouillée dans l’herbe piétinée. Entre deux vomissements, elle haletait, et son front baignait de sueur. De longues années de pratique dans les soins basiques permirent à la veuve d’analyser la nature du rejet gastrique. De la bile surtout, et quelques restes d’un repas. Une fièvre peut-être ? Elle aurait aimé pouvoir s’avancer, toucher le front de l’enfant. Sa passion pour les maux l’enveloppa alors, écartant toute autre préoccupation. S’agissait-il pour elle de détourner ses pensées du funeste bûcher ? « Au moins, il est encore possible de sauver cette fillette », pensa-t-elle amèrement. Elle aurait pu l’ignorer, songer que le Bailli méritait ce châtiment divin. Mais la pauvre enfant n’était pas plus responsable des décisions de son oncle, que la prétendue sorcière ne l’était vis-à-vis de son cruel époux.

Anna se dandina un instant. « J’interviens ou pas ? » La petite fut secouée d’un nouveau spasme, et retourna à la terre un liquide transparent. Sa mère s’époumonait, appelait à l’aide, mais la foule continuait de former un cercle inactif autour d’elle. Quelques-uns continuaient à maudire la sorcière pour son dernier maléfice, mais la plupart présentaient une curiosité passive. Anna comprenait leur réaction. Ils pensaient que l’enfant était possédée, et que seul le curé saurait la soigner. Mais le curé psalmodiait toujours près du bûcher, trop près sûrement pour avoir remarqué le problème.

Et le médecin ? Où était-il ? Anna n’avait jamais cru en ses méthodes. Pour elle, une infusion de plantes pouvait se révéler plus efficace qu’un saignement, et elle ne supportait pas l’ingestion de mercure. Néanmoins, à ce moment précis, elle aurait été ravie de le voir apparaître. Sa présence lui aurait épargné une intervention. Hélas, elle eut beau patienter, Catherine Schirm eut beau l’appeler, le bougre resta absent.

Anna décida d’agir, sans songer aux conséquences. Elle porta une main contre son sein, pria le Sauveur, puis La Vierge Marie. La veuve remit ensuite sa coiffe en place, plus pour se donner confiance que pour améliorer son apparence. Enfin, elle quitta le cercle des témoins et s’approcha de Catherine et de ses trois enfants. Des murmures s’élevèrent, un homme exprima sa peur.

— C’est Anna Lang ! Méfiez-vous, le mal est en elle !

À son approche, la fillette et le garçon épargnés ouvrirent des yeux ronds. La mère, malgré la remarque sur Anna, ne la remarqua pas tout de suite, mais quand elle leva les yeux sur la veuve, un vent de panique traversa son regard. Anna crut qu’elle allait la repousser, mais elle n’en fit rien. Personne d’autre ne bougea, mais la veuve sentait le malaise teinté de crainte de celles et ceux qui l’observaient. La jeune mère resta de marbre, tandis que la veuve se penchait pour scruter l’enfant.

Sa main se posa délicatement sur son front. Il était légèrement chaud. Cependant, la petite transpirait abondement, et une veine palpitait sur une tempe au rythme de ses sursauts. Ses vomissements avaient cessé. À quatre pattes, elle tentait de retrouver son souffle. Comme elle ne pleurait pas, Anna en fut étonnée. « Quel courage. Ou bien n’en trouve-t-elle plus la force ? »

— Qu’a-t-elle ?

Catherine s’agenouilla aux côtés de la soigneuse et planta son regard vert dans celui, bleu ciel, d’Anna.

— S’agit-il de votre sœur ? Se venge-t-elle sur mon enfant ?

La veuve jeta un regard courroucé sur la jeune femme, qui eut un mouvement de recul. Mais elle se souvint de ses propres croyances, lorsqu’elle assistait aux bûchers qui avaient précédé celui de sa petite sœur. Il n’y avait pas de fumée sans feu. Anna pensait autrefois que si ces femmes avaient été condamnées, elles l’avaient forcément cherché d’une façon ou d’une autre. Puis l’étau s’était resserré petit à petit sur sa fratrie, jusqu’à saisir sa cadette. Depuis ce jour, tout avait changé. Le monde n’était plus le même. La façon de penser de la veuve, de croire, sa confiance dans les autorités, rien n’avait été préservé. Ravalant son courroux, elle protesta dans un chuchotement :

— Ma sœur n’est plus, vous pouvez le constater par vous-même. Cette enfant est malade et il nous faut maintenant la soulager sans nous laisser déconcentrer par les causes. Chaque chose en son temps.

La mère se le tint pour dit, fronça les sourcils, et hocha la tête. Elle avait compris. Lorsqu’elle écarta ses autres enfants, Anna put reporter son attention sur sa patiente. Avec douceur, elle repoussa les mèches blondes qui s’étaient échappées de ses nattes. Puis elle l’aida à s’asseoir et fixa les traits de la petite malade. « Pas encore de fièvre, mais la peau est pâle et le regard est trop brillant. » Elle s’adressa directement à la fillette :

— Tu as mal quelque part ?

La petite ne répondit pas de vive voix, mais elle hocha la tête en faisant la grimace. Puis elle plaça une main sur son bas-ventre. Anna marmonna. « Je peux déjà écarter la peste. C’est digestif. Une intoxication ? Le mal est néanmoins dans l’estomac. » Elle ferma les paupières et réfléchit à toute vitesse. Que pourrait-elle conseiller à la mère, en dehors du repos ? « De la reine des prés et de la sauge devraient soulager le mal. »

Elle allait conseiller la jeune femme quand soudain, une voix tonna :

— Écartez-vous !

Avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre, Anna fut violemment remise sur ses pieds. On lui serrait le bras si fort qu’elle ne put s’empêcher de hoqueter. La panique la submergea. Celui qui la malmenait était un garde, agissant sur les ordres de l’homme qui l’avait interpellée. « Le prévôt ! »

La peur fit place au soulagement. Le prévôt était un brave homme. Bien que désigné par le Bailli, il était plus pondéré que ce dernier. Anna fut sur le point de le rassurer sur son activité, mais le maire seigneurial ne lui laissa aucune occasion de s’expliquer. D’un signe, il invita le garde à écarter la veuve de la famille Schirm, qui ne fit aucun geste en sa faveur.

— Anna Lang, tenez-vous éloignée des Schirm.

Une menace ? Le prévôt reprit aussitôt sur un ton moins agressif :

— C’est un jour de deuil pour vous. Préoccupez-vous plutôt de l’âme de votre sœur. Mais surtout, Monsieur le curé saura délivrer la pauvre enfant du mal qui la ronge.

Dans un soupir, Anna s’écarta de son plein gré. Le garde la laissa alors tranquille. Elle ne voulait pas compliquer la situation, et estimait bien s’en sortir. Enfin, pas si bien si l’on prenait en compte les dizaines de regards craintifs qui l’épiaient. Le rouge monta à ses joues, elle baissa la tête. « Je ne m’y serais pas prise autrement si j’avais voulu attirer plus l’attention que ma pauvre sœur… »