Les Mémoires Oubliées - Tome 2 - Karine W.Meyer - E-Book

Les Mémoires Oubliées - Tome 2 E-Book

Karine W. Meyer

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Beschreibung

Lana n’est plus. C’est sous l’identité de Lupya qu’elle mène une existence paisible, loin de toutes responsabilités. Mais alors qu’elle est recherchée, elle ignore que le danger ne provient pas seulement de ses ennemis, mais aussi d’elle-même ! Un danger tout autant destructeur…

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Karine W. MEYER

Fantasy

De la même auteure

Un Dernier Sortilège. Éditions La Grande Vague. 2022

Les Mémoires Oubliées. T.1 Les Chimères d’une Étincelle. Éditions La Grande Vague. 2022

Cet ouvrage a été imprimé en France par Copymédia

Et composé par Les Éditions La Grande Vague

Site : http://editions-lagrandevague.fr/

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

ISBN numérique : 978-2-38460-095-3

Dépôt légal : Mars 2023

Les Éditions La Grande Vague

 

 

 

 

« Les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnés à le revivre."

George Santayana, 20ème siècle

 

 

 

 

 

« On ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve »

Héraclite, 6ème siècle avant l'ère commune

 

 

 

Remerciements

 

Ce rêve s’est accompli grâce au soutien de personnes formidables.

Martine, tu es entrée dans ma vie et tu as œuvré, année après année, pour que ce projet aboutisse. Aujourd’hui, tu es une amie inestimable, et ce roman, il te doit la vie. Merci pour tout.

Mon mari, ma fille, qui supportent mes longues heures de transe devant l’écran. Vous êtes tout pour moi.

Mes parents qui, chacun à leur façon, m’apportent un soutien infaillible.

Ces premiers lecteurs et lectrices qui m’ont fait frémir quand ils ont apporté leur premier avis, parfois sur une version de ce roman qui n’est plus que l’ombre de l’actuelle : Anaïs et sa maman, Véronique, Marine, Chris, Éliette, Évelyne, Mélie, Charlène, Élodie, Alice, Audray, Amélie, Cathozie, Anne, Amandine, Philippe, Michel, Viking ou encore ddcoucou. Vous avez tous permis à ce récit de décoller.

Natali et Yves Roumiguieres, mes éditeurs. Chaleureux, enthousiastes, toujours à l’écoute, ils représentent la maison d’édition rêvée pour chaque auteur et autrice en France.

Enfin, vous, lectrice, lecteur, qui vous êtes procuré ce roman. Je vous souhaite de tout mon cœur de frémir au gré des péripéties qui attendent les personnages des Mémoires Oubliées. J’espère vous surprendre jusqu’à la dernière ligne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tome 2

La Flamme Errante

 

 

 

 

1

La république des Tanyos

 

« Les graffins sont des êtres surprenants. Ils paraissent telles des girafes à qui on aurait insufflé l’humanité. Leur amour pour le monde animal est inconditionnel, et incompréhensible. Il faut remarquer qu’ils ont un sens de l’hospitalité à nul autre pareil. À dire vrai, il y fait réellement bon vivre. »

 

Les pérégrinations d’une Sokalienne, p.366

 

À mesure que la caravane s'enfonçait dans la République des Tanyos, le paysage devenait plus verdoyant. Saline, l’objectif de Lissandae et de Wémélifera, se situait au sud du pays des graffins. Lupya n'avait pas forcément hâte d'y arriver, tout autour d'elle se révélait un monde lumineux et chaleureux pour la jeune femme en quête d'insouciance. Elle aurait pu savourer le chemin le restant de sa vie. Le couple ne traçait pas une route rectiligne jusqu'à Saline, pour le bonheur de la jeune femme, mais s'arrêtait dans chaque village rencontré.

La République des Tanyos n'était pas organisée en oasis intermédiaires, en bourgs et en grandes cités fortifiées comme à Farwel, mais en de multiples petits villages peu peuplés, souvent situés sur des collines, et qu'un vaste réseau, commercial comme familial, unifiait. Seule Saline, la capitale, dépassait les mille âmes. En ce lieu, nul royaume. Lors d’un passage dans une bourgade, Lupya put assister à un vote à main levée. Les habitants avaient élu leur déléguée, celle qui siégerait au conseil du pays, aux côtés du conseiller mage et de la Représentante des Tanyos.

Lupya fut également surprise par la vulnérabilité des villages. Entre une cité fortifiée comme Furlian et les bourgs traversés, il y avait tout un monde. Pourtant, à l’instar des Tanyos, Farwel n’avait plus été attaqué depuis la fin de la Grande Guerre. De l'avis de Lupya, les graffins avaient tout compris. Pourquoi se terrer derrière des murs, en temps de paix ?

Alors, elle fit une découverte encore plus étonnante. Les graffins n’étaient pas seulement ouverts et confiants, ils étaient également amateurs de familiers ! En plus d’un puits, chaque hameau possédait son lot d’animaux domestiqués. Il y en avait autant que d’hommes-girafes présents sous le même toit : des canidés, d’étranges reptiles, des kinous, et parfois un dragon des bois ! La jeune femme réalisa qu’ils faisaient partie intégrante de la vie des habitants. De vrais enfants de compagnie ! D’ailleurs, ils réservaient un accueil identique à celui des graffins à la caravane. À chaque fois que Wémélifera et Lissandae pénétraient dans une nouvelle bourgade, c’était un festival. Le géant achetait alors des matières premières, et on leur proposait systématiquement le gîte et le couvert. Le duo connaissait tout le monde. Kinou recevait, dans une totale indifférence, de fréquentes caresses.

À son plus grand soulagement, personne ne posa de question au sujet de Lupya. La jeune femme, le cheveu blond presque blanc, étonnait les regards, mais ça s’arrêtait là. Grâce aux bons soins de ses hôtes, elle reprenait peu à peu des couleurs, et surtout une dose d'ardeur. Il arrivait que quelques habitants, plus curieux que d'autres, les questionnent sur ses origines. Inéluctablement, le couple vantait les qualités de la jeune femme pour la cuisine, et l'efficacité de son soutien auprès du géant. Ils avaient fait sa rencontre à Farwel, où, pleine de volonté, elle avait décidé de les suivre un temps pour parfaire ses talents auprès du cuisinier expérimenté. Le discours plaisait, et la discussion s’orientait ensuite vers des techniques de cuisine farwelienne. Lupya savourait alors la curiosité des graffins : si le peuple végétarien maîtrisait l'art de la culture des épices, il ne se privait pas d'apprécier la découverte de nouvelles recettes grâce aux réseaux du pays.

De toutes ces nouveautés, la jeune femme apprécia tout particulièrement les couleurs chatoyantes du peuple au long cou. Leurs habitudes vestimentaires traduisaient parfaitement leur état d'esprit. Chacun d'entre eux était capable de porter l'ensemble des couleurs de l'arc-en-ciel, et pourtant, Lupya ne tarda pas à constater que les difficultés inhérentes à la vie n'épargnaient personne, pas plus qu’ailleurs. Elle en éprouva une grande admiration, elle sentait que les graffins avaient adopté le meilleur système politique concevable. « Ici, pas d’injustice. Je connais un pays qui pourrait prendre exemple sur eux… »

 

En fin de matinée, le quatrième jour, la caravane chargée à bloc de produits frais, arriva en vue de Saline.

Lupya fut alors saisie par la démesure de la ville. Le contraste avec les bourgades était confondant. Le déséquilibre portait tant sur l'étalement de la capitale que sur sa hauteur. Elle semblait s'être construite en suivant la sinueuse rue principale qui montait jusqu'à une magnifique bâtisse en bois clair, nichée au sommet d'une colline tel un gardien bienveillant.

En approchant la cité, le trio circula entre des productions agricoles que Lupya reconnut aussitôt. Saline était entourée de vignes ! Dans une ancienne vie, Lupya avait étudié le raisin, sa production et ses multiples possibilités d'utilisation.

Autour de Saline, le cadre était propice au développement du fruit riche en sucre. Une douce pente, issue de la colline, s’étendait au loin et tout autour de la cité. Lissandae l’arracha à sa contemplation.

— Tu connais le raisin ?
— Oui, je... je l'ai étudié.
— Mais en as-tu déjà goûté ?

Lupya resta silencieuse. La femme-girafe sourit alors en direction de son mari, qui stoppa la caravane dès qu'il le put, soit quand plus aucun graffin ne fut visible à proximité de la route fréquentée. Quand il s'agissait de s'arrêter, Kinou n'avait pas besoin qu'on le lui demande une seconde fois. Lissandae descendit alors de son siège. Elle se précipita vers une grappe qu'elle cueillit puis apporta à la jeune fille, avant de se justifier :

— Il n'est pas très bien vu de voler du raisin, mais nous ne pouvons pas faire un pas de plus avant que tu n’aies goûté cela.

Pour Lupya, quelle révélation ! Si sucré, si délicieux. Elle essaya de savourer son fruit mais elle le termina trop vite. Quelle frustration ! Son regard envieux se porta sur les grappes alentour.

— Alors ?
— Il s'agit du meilleur fruit que j’aie jamais mangé !
— Attends de le déguster sous sa forme liquide, rétorqua Wémélifera. Le meilleur breuvage au monde. J’en mets ma main à couper.

La jeune femme ne douta pas de ses paroles.

Ils se remirent alors en route et en pénétrant dans Saline, ils furent aussitôt accueillis à coup de sourires et de saluts chaleureux. Certains gamins poussèrent des hourras, d’autres les appelèrent par leur prénom, preuves qu'ici non plus Lissandae et Wémélifera n'étaient pas inconnus. Lupya avait songé qu’ils passeraient plus inaperçus que dans le reste du pays, mais c’était raté.

— C’est incroyable. Vous êtes des célébrités locales !

Wémélifera éclata de rire.

— Ça fait des années qu’on vient ici, et on y reste toujours un sacré bon paquet de temps.

Et Lissandae d’ajouter :

— En fait, si tu remarques, notre arrivée coïncide avec la saison sèche. Les enfants seront disponibles. Certains parents ont été mes élèves, il y a des années de cela.

À ces mots, Lupya s’interrogea une énième fois sur le passé de l'enseignante scribe. Quel âge pouvait-elle avoir ? Elle paraissait plus jeune que ne le laissaient supposer ses histoires. « Je ne connais pas leur espérance de vie, si seulement j’avais mieux écouté en cours… enfin… l’autre fille. »

Elle constata alors que des graffins trop curieux l’observaient sous toutes les coutures. Instinctivement, elle rentra la tête dans les épaules. Pouvait-on la reconnaître ? Comment savoir si cette attention était liée à sa condition humaine, à sa présence parmi deux célébrités locales, à ses origines farweliennes, ou aux trois à la fois ? « Mais pourquoi est-ce que je m’en ferais ? Je suis Lupya, et personne d’autre. » Qui se soucierait d’elle ? Peut-être l’affaire de sa fugue n’avait-elle pas dépassé le cercle intime des mages ? « Honnêtement, c’est probable. Ça pourrait faire scandale, autrement. » Soudain, elle se figea. « Mais il y a un conseiller mage ici, à Saline ! Il me reconnaîtra directement ! »

— Euh... il y a un souci...
— Ah ?

Le couple l'observa, inquiet. Le géant ordonna à Kinou de s'arrêter.

— Il ne faut surtout pas que le conseiller mage apprenne mon existence. Comptez-vous vous rendre dans le bâtiment, là-haut ? Je suppose que le conseiller y loge.

Le géant des montagnes s’esclaffa aussitôt.

— La Maison du conseil ? Allons jeune fille, pourquoi on se soucierait d'eux ? Et eux de nous ? Nous ne sommes que des restaurateurs de passage, parmi d'autres. L’économie du quotidien est gérée par le peuple. On n’est pas dans une monarchie ici, personne ne surveille personne.
— Ne t'inquiète donc pas, confirma Lissandae, confiante. En plus, même si un conseiller entendait parler de nous, pour quelque raison que ce soit, tu n'as rien à voir avec la fille que nous avons récupérée. Pourquoi se méfier ? Au pire, si l'un d'eux se présente à nous, il dégustera un bon petit plat !

Lupya se laissa convaincre. Oui, elle était une nouvelle personne. Elle n'avait aucun passé douteux, aucune sensibilité à la magie, aucune chevelure rousse et elle était orpheline. « On va dire ça, c’est plus simple. » Et le conseiller mage des Tanyos, qu'elle ne connaissait pas, se moquait d'elle comme d'une guigne. Après tout, en tant qu'étudiante de l'Académie, Lana s’était-elle un jour souciée des nombreux serviteurs qui s'occupaient des mages, à chaque instant ? Que nenni. Dans l'ombre des cuisines, des couloirs de service et des blanchisseries, dans les greniers, les jardins et les poubelles, ces humains, principalement issus des États Réunis des Sokalines, n'avaient pas plus d'existence pour les mages qu'un insecte n’en avait au regard d’un géant. Soupirant, la jeune femme tenta de mettre ses inquiétudes de côté.

La caravane se remit en branle puis se dirigea vers une place spacieuse, située à mi-hauteur de la colline, et déjà occupée par de nombreux commerçants et artisans.

À peine s'étaient-ils installés qu'un certain nombre de graffins s'approchèrent. Le géant des montagnes leur assura que dans l’heure, leurs services seraient fonctionnels. Pour son plus grand émerveillement Lupya assista à la transformation de la caravane en un claquement de doigts. De sous le véhicule, Wémélifera sortit un enclos pliable où Kinou put se réfugier sans être sans cesse caressé par les passants, de bonne volonté mais probablement exaspérants. Puis, après quelques manipulations, il souleva les planches de tout un côté de la caravane et le mur se transforma en toit extérieur, dévoilant la cuisine d'un point de vue que Lupya méconnaissait. Le couple avait peint la bordure extérieure des mobiliers de cuisine, qui présentait deux poissons séparés par une montagne de légumes.

De son côté, Lissandae sortit, assistée par la jeune femme, plusieurs chaises qu'elles disposèrent à l'extérieur, face au stand créé par l'ingéniosité du système de transformation de la remorque. Quand elles eurent fini, elles délogèrent l'unique bureau du véhicule afin de le placer non loin du stand. La femme-girafe expliqua qu'à cet endroit, elles recevraient des élèves qui s’assiéraient à même le sol. La graffine avait pensé à tout, un immense tapis sorti de sous un placard fut installé devant le pupitre de l'enseignante scribe, prête à entrer en fonction.

« Un vrai tour de magie », pensa Lupya, admirative.

Ils débattirent également, pendant les préparatifs, des soucis de literie. Après le coup d'éclat de Lana pour faire fuir les voleurs, il n'était plus question que Lupya les quitte, sauf volonté venant d’elle. Elle rougit lorsqu’ils l’assurèrent de leur affection. Cependant, maintenant qu'ils étaient arrivés à destination, ils ne pouvaient plus dormir à la belle étoile et le grand lit était réservé au couple. Ils proposèrent alors à Lupya de dormir auprès d'eux, sur un matelas qu'ils achèteraient, le temps de trouver une solution plus pérenne. Malgré les protestations de ses hôtes, elle refusa cependant de les priver davantage de leur intimité et ils n'eurent d'autre choix que de la laisser dormir auprès de Kinou. Au moins, elle n’aurait guère froid dans la masse de poils endormie, d'autant que l'animal l'acceptait sans difficulté comme elle avait pu le constater la nuit précédente.

Brièvement, Lupya songea à la facilité déconcertante de son adaptation à ses rudes conditions de vie, elle qui avait été gâtée toute sa vie. Mais ces pensées ne lui appartenaient plus. Elle les oublia à peine apparues.

 

Comme ils l'avaient promis, l'heure suivante, Wémélifera et Lissandae étincelaient sur la grande place, étendant une légère ombre sur les commerces voisins. Lupya fut éblouie par la rapidité avec laquelle le géant avait entamé ses premières confections culinaires. Derrière son comptoir-cuisine, il gérait à la fois les commandes, les préparations, l'encaissement, et les discussions avec des clients enthousiasmés par leur retour. La foule s’agglutinait déjà pour pouvoir l'atteindre. Lupya pouvait sentir les délicieuses odeurs des mets sucrés-salés fabriqués par le cuisinier, qui lui avait préparé une assiette.

Assise auprès de Lissandae, elle observait les enfants, toujours plus nombreux sur le tapis. Dans l'attente, la graffine assurait de rapides commandes d'écriture ou de lecture, proposant ses services payants de scribe tandis qu’un groupe d'élèves se formait à ses pieds. Attendrie, Lupya observait les petites frimousses. Leurs grands yeux, si noirs, auréolés de cils de jais magnifiques, brillaient, soit de curiosité soit d'appréhension. Ils étaient vêtus de tuniques de toutes les couleurs qui ne laissaient pas deviner leur niveau de vie.

Quand le tapis ne put contenir davantage d'enfants, Lissandae cessa son activité rémunératrice. Elle remercia ses clients puis orienta son attention vers son jeune public, qui ne tarda pas à découvrir l'algèbre. Lupya suivit le cours avec une extrême curiosité. Les enseignements n'étaient pas si différents de ceux auxquels Lana avait assisté, dans une autre vie et un autre temps, à l'Académie. Mais, écartant ces pensées parasites, Lupya se laissa à nouveau enthousiasmer par la curiosité insatiable des enfants. Ceux qui ne comprenaient pas dès le début finissaient par s'en sortir grâce à leur volonté et à l'énergie que consacrait la graffine à chacun de ses jeunes élèves. Lissandae possédait une patience illimitée.

Lorsque les rayons du soleil quittèrent la place, Lissandae était passée à l'étude de la langue locale. Un attroupement d'adultes se formait peu à peu autour du tapis quand elle libéra son public. Quelques soupirs de soulagement traduisirent alors les efforts fournis, les plus jeunes ne cachant pas leur fatigue. Tournant la tête vers la caravane, Lupya constata qu'un attroupement similaire attendait désormais devant le stand du géant, qui était reparti pour la tournée de la soirée. « Leur quotidien n'est pas de tout repos, et en plus ils n’ont que la matinée pour se retrouver ! » Une main à quatre doigts se posa sur l’épaule de la jeune femme, qui sursauta.

— Et voilà mon mari qui repart en guerre. Tu as compris notre quotidien, je présume ?
— En effet...
— Alors, il t'a plu, le cours ?
— C'était formidable ! Où trouves-tu toute cette énergie ? Et tes connaissances, d'où te viennent-elles ?
— Ma tante était elle-même scribe, j'ai un souvenir si agréable de son métier qu'il me semblait évident de marcher sur ses traces. J’ai toujours été captivée par les mots, et le partage. J’aime vraiment ce que je fais. Selon le public ce n’est pas toujours évident, on peut me manquer de respect. Mais je tiens le cap. Ici, c’est simple.
— Tu as admirablement repris le flambeau de ta tante.

Elle espérait, par son ton, que Lissandae en révèle un peu plus sur son passé.

— Je te remercie !

La femme girafe la gratifia d'un énorme sourire, Lupya garda ses indiscrétions pour elle. Si son amie ne souhaitait pas en dire plus, elle le respecterait. L’enseignante, toujours souriante, la quitta et se rendit auprès de deux graffins qui l'attendaient à son pupitre. Sa journée de travail n'était pas plus terminée que celle de son mari. « Elle n’a pas faim ? »

— Lupya !
— Oui ?

S'approchant de Wémélifera, la jeune femme capta l'attention des nombreux clients.

— Ça te dit de venir m'aider ?
— Certainement !

Elle avait très faim mais elle oublia vite son ventre face à l’occasion de rendre service, et elle rejoignit le cuisinier derrière le comptoir. Ce dernier, en pleine cuisson sous les regards de convoitise des clients, lui désigna d’un geste rapide une montagne de fruits, aux côtés desquels attendait un petit couteau.

— Surtout, ne te fais pas mal. Sinon j’me fais tuer par ma déesse. Tu peux m’les tailler en dés assez grossiers.
— Avec plaisir !

S’attelant à la tâche, Lupya identifia la large gamme de fruits achetés ou récupérés par le couple sur le chemin vers Saline. Elle réalisa aussitôt qu'elle n'avait jamais coupé de fruits, excepté dans son assiette, et maudit sa lenteur extrême mais le cuisinier ne fit aucune remarque. En avait-il seulement le temps ? Par bonheur, la jeune femme apprenait vite et prit le coup de main en moins d'une heure. Quand elle eut fini, elle put s'atteler aux légumes, puis à une pâte, et en fin de soirée, tandis que l'obscurité s'intensifiait sur la place, Lupya broyait des épices aussi finement qu'une commise expérimentée.

 

— Tu aurais dû voir la petite, s'extasia Wémélifera à sa femme. Elle coupait la cannelle si finement !

Le rouge jusqu'aux oreilles, Lupya savourait avec une fierté mal dissimulée une assiette chargée jusqu'à débordement des restes du jour. Elle n'osa pas préciser que ses doigts lui faisaient mal. Non loin du trio affamé, Kinou se contentait, avec sa paresse habituelle, d'une montagne de verdure fraîche rapportée par un habitant satisfait de vendre une telle quantité de fourrage à cette heure tardive. Repue, la jeune femme se laissa aller à contempler la place désormais plongée dans le noir.

Seules quelques lanternes éclairaient ponctuellement certains endroits, en fonction des accès aux ruelles et de l'importance des commerces. Saline était sans conteste une ville très propre. Son sol, pavé et harmonieux, tranchait avec la terre rougeâtre des cités de Farwel ou du nord de la République des Tanyos. Ses habitations colorées, tantôt espacées, tantôt accolées, étaient curieuses et originales dans leur architecture. Certaines étaient très hautes et étroites, d'autres si complexes – pourvues de multiples balcons ou avancements – que l'ensemble, qui aurait pu manquer d'accord, s'harmonisait majestueusement dans son cachet atypique, excentrique. Les fenêtres géantes aux volets sculptés complétaient le tableau fantaisiste. Lupya savait que les elfes de Malicinae étaient également réputés pour leur architecture extravagante, et elle aurait apprécié de pouvoir comparer les deux cultures. Peut-être qu'un jour elle pourrait accompagner le couple au pays des « joyeux lurons » ?

— Oh ! Les coquilles !

Tirée de ses rêveries, la jeune femme s’effraya. Le géant avait parlé bien fort eu égard à la soirée déjà bien entamée. Regardant autour d'elle, Lupya remarqua que l'obscurité s'était invitée derrière de nombreuses fenêtres, quand les volets n'étaient pas tout simplement fermés. Mais elle ne constata, soulagée, aucun mouvement. Wémélifera pouvait parfois manquer de finesse.

— Moins fort, rétorqua la graffine. Je les cherche.
— Lupya, tu vas m'en dire trois mots !
— Chut, Méli.

La femme-girafe disparut à l'intérieur de la caravane au mur désormais replié, avant de réapparaître, le sourire jusqu'aux oreilles. Elle portait un plateau où l'humaine pouvait apercevoir la silhouette d'un petit amas. Quand elle s'approcha, la graffine révéla de petits gâteaux ronds en forme, de coquilles. De couleur orangée, ils paraissaient moelleux et surtout appétissants. Une odeur exquise s’en dégageait.

— Allez jeune fille ! Goûte-moi ça, l'invita Wémélifera qui se tourna vers sa femme. T'as vu, je n'ai pas oublié d'en laisser de côté !
— Bienheureux que tu es.

Saisissant l'étrange pâtisserie, la jeune fille ressentit une vague sensation de familiarité. « Impossible. »

— C'est toi qui les as faits ?
— Et comment ! Goûte, hop hop hop. C'est mérité.

Sans attendre, elle porta le petit met à ses lèvres et mordit dedans avec délectation. La coquille n'était pas moelleuse, non. Elle était fondante ! Dans sa bouche, la pâtisserie se liquéfia dans une explosion de saveurs. Citron, raisin et œuf se répandirent sur son palais, puis provoquèrent une réaction inattendue.

Un bien-être s'empara de Lupya. Un frisson parcourut tout son corps. Un feu agréable et bienveillant s’alluma dans son ventre. De petites fourmis s'excitèrent dans son cerveau, comme lors d'un massage. Une paix et une sérénité s'installèrent en elle, avant de prendre possession de son cœur. Que lui arrivait-il ? Était-ce la magie de ce petit bout de gâteau ? Comment était-ce imaginable ?

— Alors ? s'impatienta le cuisinier.
— Je... euh....
— Laisse-lui le temps Méli, tu vois bien qu'elle savoure !

La cobaye était perdue, son esprit lui jouait un tour. Le géant avait forcément usé de magie ! Tandis que son bien-être commençait à s'évaporer, elle saisit une nouvelle bouchée, plus importante. L'effet fut identique à la première. Une félicité imprévue se propagea à nouveau dans tout son être secoué de délices. On aurait dit que sa peau et ses organes étaient les cibles de caresses réalisées avec talent. Sans attendre, elle prit une troisième bouchée, et enfin, termina la coquille. Mais l'effet commençait déjà à se dissiper. Doucement mais sûrement, le bien-être se retira, laissant pour empreinte un trou noir d'incompréhension et de malaise.

Lupya sortit secouée de l’expérience. Le goût du gâteau ne pouvait être à l'origine de ce phénomène. Elle n'avait jamais entendu parler d’un sort susceptible de provoquer un tel état d'esprit. Alors, elle accepta l’évidence. Le phénomène ne s’expliquait pas par la coquille, mais par elle.

— J'en conclus que ça t'a plu, ronchonna Wémélifera, faussement boudeur.
— C'était... une expérience extraordinaire ! Je suis désolée, j'en perds mes mots.
— Haa, j'aime entendre ça !
— Bon, ta fatigue se voit Lupya, intervint la graffine. Nous aussi, ajouta-t-elle en direction du géant.

Lupya ne loupa pas le regard chargé de sous-entendu. Le couple se leva, embrassa la jeune femme et rejoignit, main dans la main, l'intérieur de la caravane. Pliées à ses côtés, de nombreuses couvertures attendaient d'être saisies par Lupya avant qu'elle ne rejoigne Kinou dans son lit de paille. Heureusement pour l’humaine, l'animal, très propre, concentrait ses déjections sur un côté de l'enclos, à l'opposé de l'endroit où il dormait. Il avait sa fierté.

Guère pressée, l'humaine réalisa que l'expérience qu'elle venait de vivre avait repoussé sa fatigue. Elle ne trouverait pas le sommeil avant d'avoir des réponses aux interrogations qui l'assaillaient. Qu'y avait-il, enfoui en elle, pour engendrer une telle vague de plaisir ? Un tel degré d'apaisement ? Sous l’effort concentré, Lupya activa malgré elle sa mémoire sensorielle. Ce goût, oui, elle l'avait déjà connu. Elle le connaissait. Mais d'où ? Traversant l'océan de ses souvenirs, la jeune femme évita de nombreuses îles. Elle ne comptait pas ce soir frôler d'autres pans de son histoire – celle de Lana - que ceux qui concernaient directement le goût ou l'odorat. Volant au-dessus de l'immense étendue de son identité refoulée, Lupya se concentra sur sa quête, la dégustation de la coquille. Elle ne voulut remarquer ni les îles sombres de son être, ni des îlots parfaitement inconnus, noirs et repoussants. « La coquille. » Son goût. Sa boussole interne devait l'y mener. Et elle l'y mena.

Brusquement, elle se souvint.

Une table de cuisine, des murs rouges, de la farine et des moules partout. Kialine. Kialine sa cousine. Elle ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans. Elles étaient assises toutes deux dans un coin de la cuisine, chez Lana, sur un petit banc. Sur un plateau, entre elles, des gâteaux. Leurs gâteaux. Ceux qu'elles avaient elles-mêmes confectionnés, avec l'aide importante mais niée d'un homme. Eskir ? Un homme roux. Eskir. Ces gâteaux représentaient leur réussite, leur complicité, leur joie.

Leurs mères les complimentaient toujours lorsqu'elles leur en apportaient. Était-ce sincère ? Lupya, l’adulte, ne pouvait répondre. Mais cette joie, sincère, elle l'était. Oh oui, comme elles étaient heureuses, ces chipies ! Ces pâtissières en herbe qui pouvaient donner des ordres aux hommes et savourer avec un bonheur enfantin le fruit de leur travail. Un mélange de citron et d’œuf. Pas de raisin. Cette texture fondante. Mais oui, il s’agissait bien de lui, ce mets que Lupya venait de manger sans le reconnaître.

Ce souvenir, Lana l'avait perdu. Il avait disparu une ou deux années plus tard, dans la machine de l'Académie. Là où il fallait oublier pour survivre à l’éradication de son passé, de son origine, de ses liens. Là où il fallait créer de nouveaux souvenirs qui allaient supplanter les anciens.

De retour à Saline, tant d'années plus tard, Lupya sentit le goût du sel sur ses lèvres et passa sa langue dessus. Elle comprit qu'elle pleurait. De grosses gouttes se frayaient un chemin entre ses yeux embués et le sol. Elle porta la main à ses joues, effaça le torrent.

Pourquoi ce souvenir lui était-il revenu ? S'il était revenu, il n'avait donc pas totalement disparu. Sa mémoire sensorielle n'avait pas oublié, elle. Et elle avait été l'actrice de la réminiscence d'un moment qu'elle n'avait pas oublié. Un moment de joie. Un moment... d'insouciance. Quand les responsabilités n'existaient pas. Quand elle ne connaissait ni la souffrance, ni les regrets, ni la terreur, ni l'impuissance. Ni l’horreur d’être ce qu’elle est.

« Mais non ! »

Tout cela, c'était Lana. C'était la mage, la rousse, qui portait le poids de cette culpabilité. Le poids du monde. C'était Lana le monstre. Lana n'était pas là. Elle n'était pas à Saline, pas ici dans ce pays d’espoir. Lana avait disparu avec le sable de Farwel, emportée tel un grain de plus dans l'océan jaunâtre du reg infini et sanguin.

Effaçant les traces de ses larmes, Lupya poussa un profond soupir. Elle garderait le bon côté de cette expérience, cette sensation agréable et envoûtante qui l'avait emportée dans un torrent d'extase. La coquille serait désormais associée à cette nouvelle vie qui lui était indispensable. La coquille représentait la gentillesse de Wémélifera et de Lissandae, elle était l'insouciance d'une existence vouée aux plaisirs simples et aux responsabilités limitées à ses actions.

La coquille de Wémélifera.

Un sourire naquit sur ses lèvres. Surmontant les douleurs associées à ses doigts, elle se remit debout. Il était temps pour elle de rejoindre les astres. Elle n'avait jamais attendu le lendemain avec autant d'impatience. La nuit serait belle. Le sommeil, réparateur.

 

2

Malicinae

 

Pénélope Kiosa n’avait pas besoin de se tailler un chemin dans la foule. Son prestige à lui seul lui permit de rejoindre le palais sans avoir besoin de jouer des coudes ou de la voix. Elle n’en demeurait pas moins blasée. Dans deux jours, les elfes fêteraient l’anniversaire du couronnement de leurs reines sœurs et en attendant, la journée battait son plein dans la capitale, Faecetin.

L’attention de la télépathe n’était pas orientée vers l’événement. Elle avait bien d’autres soucis en tête. Mais elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil désinvolte sur les préparatifs.

La ville habituellement colorée disparaissait peu à peu sous un excès de banderoles et de lampions. Sur le rythme des musiques et des chants, les elfes vaquaient joyeusement à leurs missions respectives. Les maçons et les ébénistes montaient les charpentes et les tribunes, les couturiers et les tisseurs travaillaient sans relâche, les artistes ensevelissaient les façades et les tissus de peintures criardes, les cuisiniers et les pâtissiers œuvraient aux mets gastronomiques tandis que les fermiers vidaient leurs entrepôts de grains. Les comptables comptaient, les maîtres dirigeaient, les gardes surveillaient et pendant ce temps, la cour se reposait.

Lorsque Pénélope franchit enfin le seuil du palais, l’ambiance la poursuivit. Ici, nul préparatif bon enfant, mais un branle-bas de combat. Les domestiques, bouffés d’inquiétude, cavalaient dans tous les sens. C’est que les deux reines menaient leur pays à la baguette, et qu’elles étaient susceptibles, fières et colériques. Pénélope n’eut guère besoin d’user du Don pour sentir la détresse ambiante. Les elfes avaient peur de les décevoir. Plus ceux de l'extérieur œuvraient à rendre la capitale et ses alentours féeriques, plus ceux de l’intérieur avaient de pain sur la planche pour se surpasser.

Quand elle passa entre deux gardes royaux, Pénélope constata qu’ils n’étaient pas épargnés. En lisant brièvement en eux, elle comprit qu’ils détestaient l’agitation frénétique du palais. Leur chef Clavesai, qui plusieurs semaines auparavant avait eu le courage d'affronter Célestine, n'avait aucune pitié pour les erreurs. D’ailleurs, tandis qu’elle pensait à lui, Pénélope le vit apparaître au détour d’un long couloir. D’après la mine de l’elfe qui l’accompagnait, elle sut que cette dernière passait un sale quart d’heure.

— La garde royale, c'est pas l'UPI. Tu dégages ! 

Elle commença à dégager. Alors, Clavesai la rabroua :

— Et reviens dans une heure, t’as une garde à terminer, imbécile !

La télépathe cacha son sourire. C’était toujours la même histoire. Le niveau des elfes de la Garde Royale n'était pas uniquement le fruit de plusieurs années de formation intensive. Pour intégrer les troupes de Clavesai, il fallait sortir du ventre de sa mère une arme au poing, se faire repérer dès le plus jeune âge et suivre une quinzaine d'années d'entraînement. Clavesai ne virait pas un membre pour une poignée de secondes de retard. En revanche, chacun savait qu'on perdait ses tympans et une journée de repas, pour une seconde de retard. À la garde royale de Malicinae, la nature ordinairement extravagante des elfes était mise au rebut.

S’approchant de Clavesai, Pénélope sentit sa gêne. L’elfe ne l’aimait pas. Mais alors, pas du tout.

Elle poursuivit son chemin en l’ignorant et atteignit ses appartements. À l’entrée, elle héla une domestique et lui signala qu'il serait inutile de venir la déranger pour des raisons afférentes à la préparation de la fête. La télépathe ressentit le respect mêlé de crainte de la domestique affable, et décida de lui sourire. L’elfe lui répondit timidement. Satisfaite, Pénélope referma alors la porte derrière elle, puis s’effondra dans un fauteuil.

« Pff… enfin seule. »

Elle avait sa dose de spectacle pour la journée. Depuis son arrivée à Malicinae, la nouvelle conseillère n’avait pas chômé. Pas un seul jour de congé, en huit lunes. Au moins, ses efforts commençaient à payer. La cour avait été nettoyée de ses éléments les plus conspirateurs ou incompétents, elle-même avait gagné le respect et l’amitié des reines, mais en échange elle avait acquis une réputation peu louable. Les elfes la craignaient. Ils s’alarmaient à juste titre chaque fois qu’elle apparaissait, de peur d’être décryptés. Si elle pouvait les comprendre, ce rôle lui pesait désormais autant qu’un fardeau. Et l’animosité entre elle et Clavesai, le chef de la Garde Royale, n’arrangeait rien.

Par ailleurs, certains domestiques du palais avaient répandu quelques inquiétantes rumeurs susceptibles d’aggraver l’impopularité de la mage. Grâce au Don, Pénélope n’avait rien loupé de ces bavardages. Elle avait appris à ce jour que depuis les marges éloignées de la capitale, on disait que la mage prenait possession de l'âme des reines. On disait aussi qu'elle se servait des sœurs pour perpétrer quelque complot. À cette dernière théorie, nul argument, mais la rumeur n’en était pas moins efficace.

Pénélope s’enfonça plus profondément dans son siège, puis soupira. C’était n’importe quoi… Les mages veillaient sur la paix générale de Daléor depuis des centaines d'années ! Ces conneries faisaient plus de mal que de bien. Elle n’aurait pas dû être affectée, la télépathe le savait mais n’aimait pas ça. Elle s’était préparée à ce poste toute sa vie, et jamais elle n’aurait imaginé qu’il s’avérerait aussi difficile de conseiller un pays tout en devenant sa bête noire.

Depuis près d'une lune, Pénélope avait ainsi pris l’habitude de saisir quelques minutes de pause, chaque jour, sans exception. Elle en avait besoin. Pour digérer les informations quotidiennes, les pensées ahurissantes qu’elle captait, et les émotions de ceux qu’elle approchait. Elle savait tout, maîtrisait tout, des plus innocents sentiments aux opinions les plus dangereuses, et elle devait en permanence jongler pour ne pas se sentir dépassée. Une lourde tâche déjà, qui serait suffisante pour une seule femme et pour toute une existence.

Hélas, le rôle de Pénélope ne se limitait pas à conseiller les reines sur les affaires intérieures… il était impératif de rester dans la course au niveau diplomatique. « Et s'il y a une chose que je ne maîtrise pas, c’est bien ce qui se passe en dehors de nos frontières. »

Avec un nouveau soupir, la mage se leva brusquement puis se mit à arpenter la chambre. Sur ce plan, elle n'avançait pas, et son échec la tourmentait chaque jour un peu plus.

Grâce à sa position politique, elle avait entendu parler des massacres à Marlam dès les premiers jours de son investiture. Les humains se faisaient exterminer par un pouvoir phénoménal que Harwyn n’avait jamais mentionné. Afin d'en savoir plus, la mage avait noué une relation privilégiée avec les reines, usant de ses capacités pour affermir leur règne. Cependant, tous les efforts de la télépathe s'étaient révélés vains. Les sœurs ne savaient rien. Dès qu’il s’agissait de s’intéresser à l’étranger, il n’y en avait que pour les nains de Béral. Et Pénélope n’avait trouvé aucun moyen pour contourner ce désintérêt profond des elfes à l’égard des autres voisins. Un temps, elle avait tenté plusieurs projections astrales vers le nord, jusqu'aux limites de ses capacités. Mais elle n’avait rien trouvé. Exténuée, elle avait dû abandonner avant d'éveiller les soupçons. Chaque jour, il lui fallait reprendre un masque d'indifférence et de neutralité. Chaque jour, elle devait paraître stoïque et uniquement dévouée à ses reines et à Malicinae. Là était sa place, son rôle, ce pourquoi elle avait été formée. Elle ne serait pas la pièce pourrie qui mènerait un millénaire de paix à l'échec.

Alors, Pénélope avait tenté d'oublier. À l'instar des autorités de ce pays tourné sur lui-même, elle avait pris les rares nouvelles de l'île dévastée comme on l’attendait d’elle. En quoi le carnage pouvait-il inquiéter les elfes ? Ces informations, fournies par les États Réunis des Sokalines, l’État le plus puissant du continent, étaient tristes et dérangeantes. Mais jusqu'à ce jour, le massacre ne s'était pas étendu jusqu'aux côtes nord de Sherval. Alors, pourquoi s’inquiéter ? Les elfes n’étaient pas de nature à se mêler de ce qui ne les regardait pas. Leur conseillère ne pouvait se permettre de contourner l’usage. Pas sans une bonne excuse. Et ça, elle n’en avait pas.

Avec le temps la télépathe aurait peut-être réussi à ignorer les doutes qui la rongeaient. Tout aurait pu continuer ainsi. Mais il avait fallu que l'ailée se montre. Célestine Viss'Line.

La mage s’arrêta devant une tapisserie. L’ouvrage, aussi haut que le mur, découvrait les hauts sommets de Béral. Des sommets que Célestine avait forcément survolés, avant de la retrouver à Faecetin. Mais pourquoi ? Pénélope se souvenait parfaitement d'elle. Une invocatrice orgueilleuse qui prenait tout le monde de haut, enseignants compris. Et cette ancienne étudiante, désormais dépourvue du Don, avait atterri de manière inattendue dans la cour du palais de Faecetin. Quelle effrontée ! Elle n'avait pas changé. Et quel message avait-elle délivré ! À chaque fois qu'elle y repensait, Pénélope était traversée par un frisson. L'ailée était profondément convaincue, presque de façon obsessionnelle, que Harwyn était responsable de l'attaque nocturne sur les futurs conseillers et, pire ! Que Lana pouvait les aider à le combattre.

Pénélope ferma les paupières. Ô combien d'efforts la mage avait-elle dû déployer pour ne pas afficher son état intérieur, ce jour-là. Il était cependant hors de question que Célestine voie ses doutes. Que Clavesai voit ses doutes. La stabilité. Là était la clef de voûte de sa position en tant que conseillère. Pénélope avait renvoyé l'ailée, espérant ainsi la protéger. Privée de ses pouvoirs et de sa position privilégiée, Célestine se mettait en danger avec de tels propos. Elle oubliait qu’elle était désormais une civile comme une autre, fragile, privée de relations. Isolée, décrédibilisée, elle était sans doute retournée ruminer dans ses montagnes d'origine, là où était sa place. Enfin, Pénélope l’espérait.

La rencontre avait ébranlé la mage plus qu'elle ne voulait bien l'admettre. Ses interrogations antérieures, enfouies en elle, avaient rejailli. D'abord, cette hécatombe, au nord, et maintenant Célestine, qui venait quémander son aide pour combattre Harwyn et retrouver Lana ! « Ce discours n'a strictement aucun sens. »

Ouvrant les paupières, la télépathe s’éloigna de la tapisserie et retourna près du fauteuil. Elle se planta devant, sans s’asseoir. Le visage de Harwyn dansait devant ses yeux.

Il était impossible que le Conseiller suprême soit à l’initiative du drame, à l'Académie. Impossible. Il avait fait de son mieux pour que ce malheur n'arrive pas. Le plus puissant des mages avait failli et il n'était pas le seul. Pénélope savait. Pensait savoir. Après tout, il n’avait pas été capable de nettoyer Pénélope, avant de l’envoyer à Malicinae. Nettoyée, comme ses prédécesseurs.

Quant à Lana... Lana. En y repensant, Pénélope sentit son cœur se serrer. Le visage de sa petite sœur adoptive, si frêle et à la fois si forte, lui revint à l'esprit. Où était-elle désormais ? Harwyn l'avait renvoyée pour un temps indéterminé à Furlian, afin qu'elle se repose, mais...

Mais une semaine plus tôt, en plein conseil avec les reines, Pénélope avait failli perdre l’équilibre. Et pour cause. En l’espace de quelques secondes, elle avait subi de plein fouet un déferlement de souffrance. La télépathe recevait parfois de telles pensées, vestiges des elfes qui passaient outre-tombe dans l'environnement de la capitale. Mais cette fois, l'expérience avait été traumatisante. Durant ces quelques secondes, des milliers d'âmes étaient passées de vie à trépas. L’expérience était déjà terrible, mais lorsque Pénélope avait pu en situer la direction…

La mage tomba dans le fauteuil. Elle saisit un coussin et le serra contre elle.

Furlian.

« Et ça ne signifie qu’une chose. Ce qui s‘est passé à Marlam, ça a recommencé à Furlian. »

Plantant sa tête dans le coussin, Pénélope étouffa un cri rageur. Furlian, ville d'origine de Lana, rayée de la carte. Au moment où sa petite sœur s'y trouvait. Quelque temps après le passage de Célestine. Puis des massacres sur l'île du nord.

Jusqu'à quel point ces éléments étaient-ils liés ? Où était Lana ? Avait-elle survécu ? Que se passait-il à l'Académie ? Que faisait Harwyn ? Comme les reines sœurs n'avaient pas encore été informées de cet événement, Pénélope devait tout garder pour elle, et c’était pire que tout ! Ses talents de comédienne avaient atteint leurs limites, sa chambre était devenue son cauchemar et son exutoire. D'un côté, elle avait hâte que le monde apprenne les événements. Elle serait enfin informée par les voies officielles, comprendrait ce qui s'était passé et ce qui allait en découler pour les elfes. D'un autre côté, elle n'était pas vraiment prête à entendre, à savoir.

Peut-être allait-elle apprendre que Lana était morte ? Peut-être avait-elle joué un rôle qu'elle ne soupçonnait pas...

Un rôle... indésirable.

Plus que tout, cette idée mettait Pénélope hors d'elle. Et puis, elle la revoyait, Lana, la nuit, lors de l'attaque. Quand tout semblait désespéré. Lana les avait sauvés. Comment ? Par quel miracle ? Mais elle les avait tous sauvés !

Pénélope sécha ses larmes dans son coussin. Son cri l’avait grandement soulagée.

Non, Lana n'était pas l'auteur de ces crimes. Mais dans ce cas, elle était en danger et Pénélope, impuissante, ne pouvait rien y faire. Dans sa chambre, elle ne pouvait que perdre la boule et se ronger les sangs. Coincée à la fois dans son rôle, ses missions et ce pays, elle devait attendre. Attendre qu'un vivant apprenne enfin et transmette sa lugubre découverte. Coincée, puisqu'Harwyn n'avait plus la capacité de la formater.

« Mais ça, c’est ce qu’il a prétendu. » Au fond, qui devait-elle croire ? Célestine, ou Harwyn ? La première avait inséré le ver dans l’esprit de la télépathe. Ce ver avait grandi, comme une gangrène, avant de pourrir l'esprit de Pénélope. Tout se mêlait dans sa tête, tels les instruments désaccordés d'un orchestre dirigé par un elfe saboteur. Les souvenirs visuels et auditifs, images et sons, se déréglaient dans l'espace et le temps. Quel visage avait été celui de Harwyn, à son retour ? Ceux des enseignants ? Qu'avait-elle réellement vu, lors de l'attaque ? Cette brume n'avait pas caché que des monstres.

« Je vais devenir folle, si je ne fais rien. De ça, j’en suis sûre. Comme je suis sûre que Lana nous a sauvés. Sans elle, j’aurais perdu le Don. » Alors… qui croire ?!

La conseillère sursauta lorsque trois coups secs furent donnés contre la porte. « Par les Dieux ! » Elle se calma et appliqua son masque. Un masque de contrariété alors qu’en réalité, elle fut reconnaissante envers l’importun de la sortir de son pétrin mental.

— Oui ? J'ai demandé qu'on ne me dérange pas au sujet des préparations.

« J’espère que c’est important. Faites que ce soit important. »

— Madame, on a un problème qui nécessite votre attention...

Cette voix, elle la connaissait par cœur. Poussant un soupir qu'elle espérait bruyant, la mage autorisa son visiteur à ouvrir la porte. Jaune, avec sa barbe nattée à trois couleurs, le chef de la Garde Royale se présenta alors, l’air sombre. « Toujours le même, celui-là. »

— Pouvez-vous m'accompagner jusqu'à la ferme royale ? On a un problème de taille. Les reines sont dans tous leurs états.

Pénélope observa longuement Clavesai avant de lui répondre. Elle savait qu'il ne l'appréciait pas. Elle savait que le chef avait été brimé par l'ancienne conseillère, et l'aura mystérieuse qui entourait la nouvelle mage n'arrangeait guère ses affaires. Mais elle sourit, ravie d’être pour un bref moment sortie de ses tourments. Sans surprise, Clavesai s’en trouva encore plus méfiant.

— Je vous suis.

L'elfe, malgré son antipathie évidente, l'invita à le suivre dans les règles de la politesse.

 

L'officier ne pipa mot sur le trajet. Marchant devant la conseillère, qui pénétra dans ses pensées, il tenait à maintenir une distance respectable afin que leur différence de taille ne soit pas trop inconvenante. Il savait que sa réputation n'était plus à prouver, notamment après le passage de l'ailée qu'il avait osé affronter verbalement. Les recrues les plus récentes le craignaient et l'admiraient autant que les autres. Il était toujours bon cependant d'éviter toute situation gênante, et se retrouver près de celle qu’il appelait mentalement « la perche » en était une évidente.

Cette circonstance aurait pu amuser Pénélope, dans une autre vie. Mais elle préféra se concentrer sur la raison de sa venue. Pénétrant plus profondément dans l’esprit de Clavesai, dépassant ses émotions, elle chercha le problème. Mais au lieu d’en trouver un, elle en découvrit une multitude.

Disparition de la boucle d'oreille d'un noble qui le harcelait, maladie de sa grande sœur, appréhension relative à la fête de commémoration, vol, mensonges... « Eh ben, pas certaine qu’il trouve le temps de dormir. » Puis il sembla que la mage touchait au but. « Un vol, donc ? » Elle y regarda de plus près. « Tiens... » Le résoudre serait plus compliqué qu'il y paraissait au premier abord. Mais rien qui lui serait impossible.

 

Dans la première couronne du palais, la plus large et la plus éloignée des appartements royaux, les serviteurs de la terre œuvraient à faire pousser leur plus belle production de courges. Celles-ci seraient primées lors du dernier jour de la fête, et les gagnants se voyaient généreusement récompensés par les reines avec divers présents. Le plus recherché était celui du royal portrait. L'une des sœurs donnait quelques heures de son temps à un artiste afin qu'il immortalise sur tableau la suzeraine volontaire ainsi que le gagnant lumineux qui posait près d'elle – à ses pieds.

En ce lieu Pénélope fut emmenée, comme elle l'avait deviné. Plus précisément, elle se retrouva devant le champ de courges le plus fourni du palais, clôturé par un vaste enclos provisoire destiné à éloigner les voleurs en cette période critique qui précédait le concours. Face à elle, une dizaine de gardes royaux à l'allure sérieuse et un couple de fermiers mécontents encerclaient cinq elfes à la mine déconfite. Au demeurant, ils s'affolèrent à la vue de la mage. Un bleu ciel, un vert, un jaune, un orangé et un rouge. Les couleurs de l'arc-en-ciel. À l'image des courges. Par respect, la conseillère laissa les fermiers lui exposer la situation.

— Einsh, odair banch, hib’s kekuhl stilen ! avança l’un d’eux, visiblement fou furieux.

Ses immenses oreilles se dressaient sur sa tête, et bougeaient comme si elles tentaient de faire décoller leur propriétaire. La barbe frémissante sous l’effet de l’énervement, Clavesai le rabroua.

— Faites un effort de langage, imbécile. Vous ne vous adressez pas à l'un de vos employés.
— Oh, schis... excuse-moi. Excusez. Oui. Un a volé ma courge, la plusse grande. Sinon j'avais gagné ! Gawonna ! Eux, tous, sont mes employés. Ils ont la clef. La porte de l'enclos. Un voleur, odair cinq voleurs. Si nous écoutons eux, ils sont innocents. Tss.
— Le souci, soupira l'officier, c'est que ce cas de vol avéré affole tous les autres paysans. Si les fermiers s'énervent ou s'inquiètent...
— Ils vont s'énerver ! On avait gagné ! Gawonna ! Gawon…

Clavesai foudroya du regard le fermier, qui se ratatina. Il reprit d’une voix menaçante :

— S'ils s'énervent, ces imbéciles, ils vont répandre des rumeurs, inventer des histoires, trouver de faux coupables, devenir paranoïaques, créer des conspirations... bref, ils sont capables de tout saboter. Si je les sanctionne, cela ne fera qu’attiser leur aigreur et la fête approche. Vous pourriez nous donner le ou la coupable, conseillère, qu'on puisse en finir tout de suite ?

Pénélope sentait l'effort qu'il devait fournir pour solliciter son aide dans une affaire qui l'exaspérait au plus haut point. Mais l'effort était vain. Il était du devoir de la mage de perpétuer la paix à Malicinae – et la moindre flamme qu'elle pouvait étouffer devait l'être – mais de surcroît, l'affaire était déjà réglée. Le chef le savait, il connaissait suffisamment les pouvoirs de la mage pour la savoir capable de résoudre l'affaire en un tour de main. Il ne manquerait pour autant jamais au protocole. Après les reines, la conseillère était la personne la plus importante du royaume.

Sans les faire attendre plus longtemps, elle sonda les esprits de tous les elfes qui l'environnaient.

Le couple de fermiers était furieux. Ils avaient consacré leur temps et leurs moyens pour nourrir leurs nourrissons végétaux, et ils avaient eu la satisfaction de voir leurs efforts porter leur fruit quand la courge disparue avait atteint des proportions vénérables. Avec sa forme de... danseuse – l'image que Pénélope voyait la laissa au préalable perplexe – ils auraient à coup sûr gagné le concours ! Ils allaient lui faire payer, au voleur !

Les gardes, en dehors de leur chef, éprouvaient un semblant d'excitation face à l'affaire. Pour une fois que l'attention de leur supérieur ne se portait pas sur eux. Et puis, cela les changeait de leur routine quotidienne. Ils devaient en permanence effectuer des entraînements intensifs, ils étaient l’élite des élites, tout ceci pour surveiller les fesses rebondies de mollesse des elfes de la cour. Au moins, au prix du prestige et de la solde, les soldats de l'UPI vivaient l'aventure !

Clavesai était agacé. Il avait d'autres chats à fouetter, et cette petite épingle pouvait se transformer en montagne. Qui paierait les pots cassés, derrière ? Lui, comme toujours. La mage, qui l'irritait hélas tout autant, le sortirait de ce bourbier. Elle était aussi énervante à cerner que surprenante.

Les cinq elfes accusés étaient littéralement affolés. Le jaune venait juste d'être embauché, et se savait lourdement suspecté par le patron. S'il perdait son poste, il serait raillé par la famille jusqu'à la fin de ses jours, et s'il avait descendance, ses propres enfants en paieraient le prix. L'elfe orangée et la rouge, deux sœurs expérimentées, ne craignaient rien pour elles-mêmes. Elles angoissaient cependant pour leurs patrons. En quarante années de bons et loyaux services, elles ne s'étaient jamais occupées d'une plante gagnante. Pour une fois que le miracle allait se produire ! Quelle injustice ! L'elfe vert, de son côté, savait ce qui s'était passé. Il avait assisté au vol, endormi dans un fourrage au sein de l'enclos. Mais il avait été surpris par le voleur qui l'avait menacé, lui et sa famille, s'il disait quoi que ce soit. Si la mage se trompait, il était cuit.

Enfin, l'elfe à la peau bleu ciel semblait sur le point de tourner de l’œil. Il le cachait en croisant ses petites jambes, mais maigrichonnes comme elles étaient, elles ne pourraient couvrir la lente coulée d'urine dont il était à l'origine. Il était terrifié à l'idée d'être repéré, mais surtout, il était épouvanté par les yeux blancs accusateurs de la mage. Pénélope savait, et elle ne chercha pas à le lui cacher. Il comprit. Transi de peur, il s'agenouilla aux pieds de ses patrons et fondit en larmes.

— Sech miiiiiiiiiiish !!! Ah wans belibt, pitié, pitié !

Écœuré, le couple s’écarta. Les gardes vinrent saisir l'elfe en question par la peau du cou.

— Et elle est où ?! hurla la patronne. La courge ! Traître !

Le voleur, effondré, ne cessait plus de pleurer, saisi de tremblements que les soldats eux-mêmes eurent du mal à appréhender. Sondant ses pensées, Pénélope sentait que l'affaire allait encore durer si elle ne la résolvait pas sans délai. Tant pis pour l'effet de surprise auquel elle ne s’accommodait pas – et le chef non plus.

— Chez lui, au sous-sol, entourée de pots de peinture.

Elle le garda pour elle, mais il avait eu pour projet de la repeindre, afin qu'on ne l'accuse pas ultérieurement. Il espérait que la simple similitude entre les deux formes ne suffirait pas à faire le lien. Quel naïf ! Comme prévu, et comme toujours, les elfes autour de Pénélope ouvrirent de grands yeux ronds, à l'exception du voleur dont les pleurs se firent plus insistants. Les quatre autres accusés, eux, furent rassurés pour des raisons bien différentes. Clavesai s’impatienta et se tourna vers deux de ses gardes :

— Vous attendez votre mère ? Au pas de course, allez vérifier ça !

Ils ne se le firent pas répéter une seconde fois. Pénélope ne comptait guère s'attarder, surtout qu'elle savait la précaution vaine. Il était toutefois normal que l’assertion soit certifiée. Quant au devenir de l'elfe bleu, il n'était plus de son ressort. Elle se retourna, prête à quitter les lieux. Elle se souvint alors d’un détail, et jeta un dernier regard à la petite créature pathétique et pleurnicharde.

— Si j’apprends que sa famille a des ennuis, tu me reverras.

Les soldats, les fermiers et trois des elfes accusés affichèrent leur stupéfaction. L'elfe bleu cessa de brailler et l'observa avec des yeux ronds. Il donna l'impression de s'être pris un nain en pleine figure. L'elfe vert, lui, fit un grand sourire, ravi plus qu'effrayé par l'usage étonnant de la magie.

En s'éloignant, Pénélope ne jeta plus un regard derrière son épaule. Elle n'en avait pas besoin. Les pensées entremêlées – colère, peur, joie, irritation – l'accompagnèrent jusqu'à qu'elle décide de cesser la liaison.

 

La télépathe ne tira aucune satisfaction de l'impression qu'elle venait de donner à son public. Il était de son devoir de régler de telles situations. À l'Académie, on apprenait aux étudiants que chaque étincelle pouvait enflammer une forêt, et à défaut de pouvoir distinguer les braises dangereuses des inoffensives, on les éteignait toutes. Principe de précaution.

Mais penser à l’Académie lui remémora le visage de Lana. Pénélope repoussa la pensée, avant de se fixer un nouvel objectif. Heureusement, l’heure avait tourné, et il était désormais temps pour elle de se rendre dans la salle des couronnes. En matinée et en fin d'après-midi, les reines se réunissaient avec la conseillère pour discuter des affaires d’État. Derrière ce nom pompeux se cachaient des soucis d'un ennui profond. Malicinae était un pays sans problème, mais les reines adoraient s'en inventer de futiles pour pimenter leurs journées. Les pseudo-querelles avec les nains, sans lesquelles la vie d'un elfe n'aurait pas de sens, en constituaient une majeure partie. Rares étaient les semaines sans que le sujet ne soit abordé. Si d’ordinaire il l’ennuyait, cette fois Pénélope serait ravie de l’aborder. Au moins, elle n’aurait pas le temps de ruminer de son côté.

En pénétrant dans la haute salle des couronnes, elle scruta les lieux. Depuis peu, la télépathe n’avait plus le moindre scrupule à user de ses pouvoirs, quitte à violer couramment les esprits présents sans qu'ils le sachent. L'époque où elle croyait sur parole ceux qui l'entouraient était révolue.

Les deux compagnons et moindres conseillers des reines étaient présents, installés sur leurs petits fauteuils situés de chaque côté des trônes. Ils étaient absorbés par la discussion enflammée de leurs suzeraines. Ces dernières paraissaient plus excitées que d'ordinaire. Plissant les yeux, Pénélope s'informa des causes. Quand elle comprit, elle haussa les épaules. Encore une affaire de nains. Et celle-ci se révélait compliquée.

La télépathe passa entre les majestueuses et fines colonnes sculptées de la longue pièce, sous le regard des reines et rois passés, figés pour l'éternité dans les vitraux latéraux démesurés. Parmi eux, les parents des reines actuelles trônaient au-dessus des trônes, dans des vitraux deux fois plus grands encore que ceux de leurs aïeuls. Bien qu'elle considérât cet étalage comme une marque d’excentricité, une de plus, la mage devait bien admettre que la technique était une prouesse, et le rendu, magistral.

En arrivant au pied des trônes, son regard se plaça à hauteur des deux elfes les plus importantes du royaume. Les sièges étaient surélevés par un pied fin et solide. Leurs occupantes y accédaient par des tabourets déposés et enlevés par des serviteurs cachés en coulisse, qui intervenaient au moindre geste. Dès que la mage se présenta, les sœurs se turent et l'accueillirent sur un ton enthousiaste. Minya, la reine à la couleur de l’abricot, s’emballa la première.

— Conseillère ! Vous n'allez pas croire ces horribles nouvelles !

Sa sœur, la reine améthyste, ne semblait pas moins excitée.

— Nos espions ont révélé une information regrettable pour nous, et tout à fait inattendue !
— Vous le savez déjà, les nains nous ont narguées il y a des lunes de cela… ah non, vous ne le savez pas, c'était peu avant votre arrivée (si, Pénélope le savait, elle l'avait lu dans sa tête). Je reprends donc pour vous Conseillère.
— Nous allons avoir besoin de vous !
— Attends, Maïya. Elle doit comprendre. Il y a presque un an de cela, nous avons accepté un petit pari innocent avec les nains. Vous connaissez le royaume Âgairia ?

Pénélope mima la bienveillance. Elle connaissait déjà les tenants de l’affaire, mais les reines aimaient tout contrôler.

— Bien entendu, Majestés...
— Parfait. Les ailés sont plus inaccessibles que votre Académie pour les profanes de la magie. Alors, quoi de plus improbable que de parier sur le premier, nous ou eux, qui mettrait les pieds dans l'une de leurs cités ?
— Personne n'y croyait, du moins ici, compléta Maïya. Nous n'avons même pas essayé. Le pari a été initié par les nains, et nous les avons motivés pour la forme, et pour rire. Ne serait-ce que pour nouer une relation commerciale, seule relation envisageable, les ailés utilisent des intermédiaires, comme les nains le savent très bien.

Le souvenir de Célestine et des autres ailés noirs de l'Académie suffisait pour que la mage comprenne exactement. Ces créatures étaient réellement les plus antipathiques au monde, loin devant les harceks en personne. Bouffies d'orgueil, de fierté et intolérantes, elles étaient surtout repliées sur leurs montagnes blanches, qu'elles dominaient sans partage. Les ailés de l'Académie étaient forcés de vivre en communauté, et ce jusqu'à la fin de leurs jours, mais ces obligations n'avaient jamais étouffé leur insupportable suffisance. Célestine, lorsqu'elle s'était rendue ici, avait fait étalage de cette qualité. Même si celle-ci s'était révélée amoindrie par quelques aventures... et rencontres qu'elle avait pu faire.

Pénélope fut tirée de ses pensées par le hurlement de Maïya.

— Nous nous sommes complètement trompées ! Les nains ont ramené des légumes. Vous ne devinerez pas d'où !
— Ou peut-être que si, chuchota Minya en captant le regard de Pénélope.

Sa sœur ne tint aucunement compte de son intervention.

— De Numyrêa. Les nains... Accrochez-vous, conseillère, je vous en conjure. Les nains n'ont pas seulement mis les pieds en Âgairia, ils sont allés dans la capitale elle-même, ils ont obtenu des accords improbables, ils ont creusé des galeries sous la ville pour cultiver des légumes de Béral ! Les nains ont convaincu les ailés qu'il était dans leur intérêt de les laisser vivre chez eux pour leur procurer en permanence et pour des frais réduits les légumes et fruits de leurs choix !

Elle conclut sa tirade en s'effondrant sur son siège. Une vraie pièce de théâtre ! Son compagnon tenta de lui saisir une main, elle accepta de bonne grâce. Les deux autres elfes étaient également accablés.

— La situation est pire que tout ce que nous aurions pu imaginer, si nous pouvions l'imaginer. Mais impossible. Impossible car cette situation l'est, impossible ! Hélas, les espions sont catégoriques. Les nains sont sur le point de venir nous apporter en main propre toutes les preuves nécessaires. L'un de leurs agents est en train de revenir à Béral avec les preuves matérielles, des légumes cultivés sous Numyrêa, j'ai encore du mal à le dire, et quelques documents attestant des accords passés avec ces fichus ailés.
— Par quelles prouesses les nains ont-ils réussi un tel tour de force ? reprit Minya. Leurs arguments, ou leur réseau, nous échappent. Nous assistons cependant à un véritable tournant dans les annales de Daléor et pour une fois, il n'est pas le fait des humains. Et nous voilà les premières victimes ! Après cela, nous autres, elfes, allons perdre la face pour les dix prochains millénaires. Et c'est arrivé pendant notre règne…

Sa sœur s’avança sur son trône et manqua d’en tomber. Elle apostropha Pénélope.

— Conseillère, vous devez impérativement nous épargner ça, compris ! Il en va de la réputation de notre royaume. Les nains pourraient très vite nous envahir, nous croulerons sous la honte pendant qu'ils s'engraisseront d'argent et de soutien ! Les humains, lorsqu’ils apprendront la nouvelle, vont les soutenir dans chaque projet. Toutes les espèces de ces terres chercheront à se rapprocher d'eux, les géants y compris ! Ils obtiendront tout ce qu'ils souhaiteront !

La reine abricot tenta de la calmer…

— N'exagérons rien. Nos relations avec les nains sont certes épineuses, mais restent amicales. La catastrophe, c'est que nous perdrons la face pour toujours.

… mais ne réussit qu'à l’énerver davantage.

— Tu verras ! Nous verrons tous ! Quand on atteint ses rêves, on perd le goût d'apprécier ce que l'on a et on en veut toujours plus. Les humains sont comme ça, les nains aussi... pardonnez-moi conseillère, mais c'est vrai.

Pénélope leva un sourcil. Maïya qui demandait pardon ? La situation était vraiment intéressante.

— Je vis pour les elfes, Majesté, les humains ne m'intéressent pas.
— Conseillère, que pouvez-vous nous suggérer ?

Les quatre elfes qui lui faisaient face, ainsi que les dizaines d'autres cachés dans la salle, portèrent sur la mage un regard chargé d’espoir.