Les mots de la fin - Pierre Roehrich - E-Book

Les mots de la fin E-Book

Pierre Roehrich

0,0

Beschreibung

Cinq jours pour raconter l'histoire d'une vie.

Juin 1961. Maurice passe ses derniers jours alité, dans sa maison. Son épouse veille sur lui. Une infirmière vient soir et matin lui donner des soins de confort. Ses trois enfants lui rendent visite.
Au fil des heures, les souvenirs défilent dans sa tête et dans les échanges avec ses proches. Il revoit ces moments avec d’autant plus d’acuité qu’il a noté quantité d’informations dans un genre de journal commencé en 1913.
Vie privée, vie professionnelle, quel sens trouver à son existence, bousculée par les deux conflits mondiaux ?
À la démobilisation, en 1918, il se trouve sans travail. L’entreprise familiale, une école privée internationale, a été ruinée par la guerre. C’est dans des organisations internationales qu’il exercera ses activités : Bureau International du Travail (BIT/OIT), CICR, Service International de Recherches des personnes déplacées (SIR)…

S'inspirant de cahiers de notes, l'auteur imagine, dans ce roman, ce qu'ont pu être les derniers jours de la vie de son grand-père.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre Roehrich - Licencié ès lettres en histoire, l’auteur enseigne tout d’abord dans le Secondaire I vaudois.
Venu à Genève en 1978, il est professeur et doyen au Collège Sismondi. Il termine son parcours professionnel à la direction du département des affaires culturelles de la Ville de Genève.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 177

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Pierre Roehrich

Les mots de la fin

© 2020, Pierre Roehrich.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-940444-35-9

JEUDI 1er JUIN

1

Le jour point en ce matin du 1er juin. Je m’éveille, repris par la douleur dans le bas-ventre. D’abord sourde, elle s’amplifie à mesure que, de son côté, l’aube croit. Est vite dépassée la frontière indécise entre la nuit et le jour, le sommeil peuplé de rêves et la conscience lucide.

En temps normal, stimulé par les premières vocalises des merles, je me lèverais pour aller m’occuper du jardin, profitant de la fraîcheur matinale. Mag, encore endormie, découvrirait plus tard, à son réveil, les rosiers nettoyés de leurs fleurs fanées, les massifs arrosés, les allées ratissées et la terrasse installée, avec la table pliante et les fauteuils en osier, prêts pour le petit-déjeuner.

Mais aujourd’hui, je me trouve allongé dans un lit médicalisé, au salon, dans l’angle où se trouve aussi mon bureau. Hospitalisé ces cinq derniers jours, j’ai subi une série d’examens. La conclusion des médecins est claire : le cancer du côlon dont je souffre est si avancé qu’une intervention est inutile et qu’il ne me reste que peu de jours à vivre. Seuls sont indiqués des soins palliatifs qui, heureusement, peuvent être dispensés à domicile. Comment encaisser ce choc ? L’échéance inéluctable. On l’écarte plus facilement quand on est en bonne santé ! Aujourd’hui, elle s’impose à moi dans toute son acuité.

Attendre… le passage de l’infirmière qui doit renouveler la perfusion et, probablement, modifier le dosage de morphine…

Penser… Réfléchir…

Un son cristallin : il est cinq heures à la pendule du salon, qui veille, imperturbable, sur la cheminée, devant le grand miroir. Comme en écho, le clocher du temple voisin confirme l’heure.

Je ne vais pas appeler Mag, qui dort dans notre chambre à coucher. La pauvre, elle a besoin de repos. C’est aussi une dure épreuve pour elle, qui a accepté généreusement, l’été dernier, mon départ au Congo pour une mission du CICR. Depuis mon retour précipité par mon état de fatigue, en février, elle n’a pu aller que d’inquiétude en alarmes, découvrant avec moi la gravité de mon cas.

Quarante-sept ans que nous sommes ensemble… Et voilà l’échéance toute proche, la fin de notre histoire ! Certes, nous avons pris de l’âge. Nous ne nous cachions pas qu’un jour la mort nous séparerait. Nous avons parfois évoqué cette issue, sans trop y penser. Maintenant nous sommes confrontés à cette réalité toute proche.

2

J’ai 11 ans et demi. Je vais à l’école. Je viens de quitter la maison, située sur la hauteur, à Morillon. Je traverse la propriété, par les champs, au milieu de grands arbres. Je franchis le ruisseau dans le vallon, en direction du village du Petit-Saconnex. Je suis, comme chaque fois, émerveillé par cette nature ; le chant des oiseaux me ravit.

Je pourrais m’arrêter, flâner, observer, jouer, comme je l’ai fait si souvent pendant mes premières années. Je dois me pousser pour continuer mon chemin et arriver à l’heure. Heureusement, j’aime bien l’instituteur, Monsieur Déruaz.

Avec lui, je pense que je vais réussir ma 5e, puis ma 6e, pour entrer ensuite au Collège Calvin. Jusqu’à maintenant, je n’ai guère montré d’intérêt pour l’étude, au grand désespoir de mon père et de mon grand-père qui se sont succédé à la tête de l’entreprise familiale : le Collège international pour jeunes gens, La Châtelaine. Ces deux pédagogues éminents ont essayé différentes solutions pour m’intéresser à l’apprentissage scolaire, mais je reste dissipé, trop enclin à la rigolade. Je préfère passer des heures à observer les oiseaux, les abeilles, les grillons, les hannetons, à jouer avec des glands, des noix, des papillons, à construire des barrages, des moulins dans le ruisseau, à faire de la luge, du ski, du football, du tennis ou à jouer aux quilles…

Vraiment, je dois filer à l’école et m’accrocher maintenant !

L’école primaire du Petit-Saconnex : un bon souvenir, grâce à Monsieur Déruaz. J’évoque un instant son image et me revient alors une histoire, liée à lui, autrement importante dans ma vie.

Juillet 1905. Je suis au Collège Calvin depuis deux ans. Monsieur Déruaz a organisé la course d’école de fin d’année avec les élèves de sa classe de 6e et, comme de coutume, il a invité d’anciens élèves à s’y joindre. J’y participe avec enthousiasme.

Nous nous rendons au Creux-du-Van, dans le Jura neuchâtelois. Au cours de cette sortie, je fais la rencontre d’une jeune fille, un peu plus âgée que moi. Elle aussi a eu Monsieur Déruaz comme instituteur, à l’école du Petit-Saconnex. J’ose à peine lui adresser la parole, tant je suis subjugué : c’est le coup de foudre. Marguerite. Depuis ce jour, je ne cesse de penser à elle, je passe mon temps à essayer de l’apercevoir, caché derrière la haie du jardin de la villa où elle habite, rue Tronchin. J’invente des stratagèmes pour me trouver sur son passage, attirer son attention et même lui faire passer des billets doux.

Mon application au travail s’en ressent, je peine en latin et en mathématiques, surtout. S’ajoute encore une longue absence pour cause de rougeole et de diphtérie : je dois refaire ma seconde et je n’obtiens la maturité classique qu’en juin 1909. Ouf !

Pendant ce temps, à force de ténacité, je parviens à gagner la sympathie de Marguerite, l’amitié de ses parents et, finalement, son amour, qui se révélera immense et sans pareil. Cette passion dévorante m’a fait perdre du temps et ôté parfois tout courage au travail. Mais il est certain aussi que je lui dois plus que ne m’eût jamais donné la science !

En automne de la même année, après un séjour linguistique en Angleterre, je commence des études de sciences et lettres à l’Université. Officieusement, Marguerite et moi sommes fiancés.

A peine ai-je parcouru ces souvenirs, les yeux clos, que je perçois comme un froissement d’étoffe. J’ouvre les yeux : le visage de ma chère Mag est tout proche, penché sur moi, l’air interrogateur, puis esquissant un sourire.

– Comment te sens-tu ? Où étais-tu ? Parce que tu avais l’air si détendu, si calme, en comparaison d’hier soir.

– J’étais avec toi, avec nous…

– Oui, et nous sommes encore ensemble…

Un silence… La pendule sonne la demie de sept heures.

– Je vais aller préparer un peu de thé et des biscottes. Ensuite passera l’infirmière. Elle renouvellera la perfusion et fera ta toilette.

3

Revenue rapidement avec un plateau, Mag m’aide à me redresser dans le lit et m’encourage à boire un peu de thé et à manger une biscotte garnie de beurre et de confiture aux fraises, que j’aime tant.

– Tu sais, fais-toi ce plaisir, même si ton transit intestinal n’est plus assuré !

Habité par le souvenir de notre rencontre et de ce qui a suivi, je ne lui réponds pas directement.

– Mag ! Te souviens-tu de janvier 1914 ?

– Si je m’en souviens ! Nous nous sommes mariés le 2 janvier et nous sommes partis pour Munich le 3. Tu avais ta thèse à terminer, là-bas. Tu étais rentré fin décembre à Genève, pour le mariage. Nos parents étaient convaincus de la solidité de notre amour. Tu te trouvais à Munich depuis l’automne 1911. Cet éloignement n’avait fait que renforcer nos liens ; nous nous écrivions presque tous les jours. Quel bonheur de pouvoir t’accompagner à Munich et de vivre enfin ensemble, même si ta thèse, consacrée à la pédagogie de Calvin, prenait à peu près tout ton temps. Heureusement, tu as rapidement terminé et réussi ton doctorat, à la fin de mai. Ensuite, nous sommes partis découvrir Berlin, Cologne, Mayence, Francfort, Darmstadt et Bâle, si je n’oublie rien. Et puis, le lendemain de notre retour à Genève, l’archiduc François-Ferdinand était assassiné à Sarajevo.

– Oui, ma chérie ! Nous n’imaginions pas à ce moment les conséquences de cet attentat pour l’Europe, le monde en général et pour notre existence en particulier. Mais enfin, nous sommes encore ensemble, après quarante-sept années d’amour partagé et sans cesse renouvelé, je crois pouvoir dire.

Je vois ses yeux embués par l’émotion en même temps que je sens une larme couler sur ma joue…

Nous sommes interrompus par la sonnette de l’entrée. Mag va ouvrir la porte et accueille l’infirmière dans le hall, avant de l’introduire au salon.

– Bonjour Monsieur. Comment allez-vous depuis mon premier passage, hier soir ?

– Bonjour Madame. Je peux dire que j’ai passé une assez bonne nuit, même si je me suis réveillé tôt ce matin. Je crois que c’est la douleur qui en est la cause : je la sens de nouveau davantage.

– Je vois. Je vais augmenter un peu le dosage de morphine en renouvelant la perfusion. Vous me direz si c’est mieux, ce soir, quand je repasserai. L’important, en effet, c’est que vous n’ayez pas mal, que vous ne vous déshydratiez pas, non plus. Et puis, je vais faire votre toilette.

L’infirmière s’active alors. Elle demande à Mag de l’aider à m’installer provisoirement dans un fauteuil pour refaire mon lit de fond en comble. Ses soins sont bienvenus, mais ils me fatiguent également.

Quand tout est terminé, Mag reconduit l’infirmière jusqu’à la porte et revient vers moi. Je suis maintenant bien installé dans mon lit et me laisse aller à l’inertie. Une douce somnolence me gagne…

4

Suis-je au pays des rêves ? J’ai la sensation étrange de mon corps au repos tout en ayant l’esprit libre de vagabonder où bon lui semble. Pourtant, je ne divague pas. Au contraire, les pensées qui défilent sont étonnamment précises. De même, des souvenirs surgissent à la faveur d’associations surprenantes. C’est peut-être un effet de la morphine, ou alors la certitude qu’il ne me reste que peu de temps à vivre. Cette acuité ne proviendrait-elle pas aussi de toutes les notes que j’ai prises, au cours de mon existence et qui constituent une sorte de journal ? Celles-ci ont beau avoir été mises sur le papier, comme pour en débarrasser ma mémoire sur le moment ; elles n’en demeurent pas moins inscrites dans ma tête.

Une fois déjà dans ma vie, je me suis trouvé dans un état qui ne me laissait pratiquement pas d’espoir. Le pire moment a été mon séjour de deux mois, en août et septembre 1940, à l’Hôpital cantonal de Genève.

Il est vrai qu’avant cette hospitalisation, j’étais mal en point depuis six mois. Les premiers examens médicaux n’avaient rien indiqué d’anormal. Pourtant, j’étais pris de tremblements, de suées. Je me suis ménagé. J’ai cessé de travailler pendant quelques jours. J’allais un peu mieux.

A Pâques, nous sommes montés à Champéry et j’ai constaté que j’avais de la peine à conduire, que j’étais incapable de mettre mes skis.

A la reprise du travail, je ne tenais pas le coup et j’ai dû m’aliter une dizaine de jours, avec une bonne grippe. Ensuite, j’ai fait des « petites journées », tant j’étais affaibli.

Quand j’y repense, les circonstances étaient particulièrement inquiétantes même si, sur le moment, j’ai pu me croire et me montrer calme et confiant.

J’étais revenu en décembre à Genève de la Conférence internationale du Travail des Etats d’Amérique latine, membres de l’OIT, qui s’était tenue à La Havane, fin novembre 1939. Elle avait été maintenue, malgré le début des hostilités en septembre. Outre ma fonction de greffier de la conférence, j’étais chargé, avec quatre collègues, de la préparation de cette manifestation. Nous devions acheminer avec nous toute la documentation : vingt-six caisses. Voyage en train jusqu’à Bordeaux, puis sur le Washington jusqu’à New York. Grande vigilance à bord, en sortant, à la tombée de la nuit, de l’estuaire de la Gironde, en raison des risques liés au début de la guerre sous-marine ; le transatlantique américain naviguait tous feux allumés, montrant ses couleurs dans de grands faisceaux de projecteurs. De New York à Miami, en passant par Washington, le voyage se poursuivit en train. Arrêt de deux jours dans la capitale où, vingt ans plus tôt, s’était opéré un des grands virages de mon existence : j’avais été engagé comme interprète pour la Conférence de Washington qui réunissait les délégations de 38 pays afin de donner corps au premier organe de la Société des Nations : le Bureau International du Travail.

Depuis le début de 1939, la situation budgétaire de la SDN et du BIT était devenue critique : des Etats membres réduisaient, voire suspendaient leur participation. En février, une cinquantaine de fonctionnaires étaient licenciés. Je n’ai pas fait partie de cette charrette, mais le directeur m’a informé que mon traitement annuel passerait au mois d’août de 28 000 à 23 000 francs. J’envisageais alors de quitter la maison que je louais à Saint-Jean, pour réduire mon train de vie. La menace de perdre mon emploi n’était toutefois pas écartée.

Le printemps 1939 a été occupé par la préparation et la tenue de la XXVe Conférence annuelle de l’OIT. Durant l’été, j’ai pris quelques jours de vacances et fait un voyage en voiture en Suisse allemande, en compagnie de Mag et de ma belle-mère. Nous avons visité l’Exposition nationale, la « Landi », à Zurich. Un souvenir inoubliable à cause de l’esprit dans lequel elle avait été conçue. J’en suis sorti avec une réelle fierté d’être suisse, et un sens nouveau de la responsabilité que nous avions de permettre au pays, par la qualité de notre vie personnelle, de remplir sa mission dans le monde. Trois croix ! Celle du Christ, celle de notre drapeau et celle de la Croix-Rouge : tout un programme de vie !

Ensuite, le vendredi 1er septembre, quelques heures après l’attaque surprise allemande en territoire polonais, l’ordre de mobilisation générale de l’armée suisse était lancé par radio. Le jour même, j’ai dû rejoindre mon unité de landsturm à Payerne. Le lendemain, mon fils Luc était mobilisé, à Payerne également, et ma fille cadette Germaine rejoignait son unité de la Croix-Rouge, à Fribourg. Pour ma fille et moi, cette mobilisation n’a duré que quelques jours.

J’ai repris le travail en me consacrant à la préparation de la conférence de la Havane. A mon retour de Cuba, à la toute fin de décembre, le 31 exactement, mon chef me remettait une lettre m’annonçant la résiliation de mon engagement le 31 janvier 1940, car une nouvelle réduction budgétaire nécessitait le licenciement de soixante fonctionnaires. Il espérait cependant que le directeur, absent jusqu’au 17 janvier et qui devait encore se prononcer sur mon cas, déciderait de me garder. Sur le moment, avec Mag, nous ne paniquions pas, nous nous bornions à vivre presque recueillis et muets…

5

–Maurice…, Maurice…

J’ouvre les yeux en entendant la voix de Mag qui chuchote à mon oreille. Elle est penchée sur moi, le sourire interrogateur.

– Où étais-tu ? Derrière tes paupières fermées, je voyais tes yeux s’agiter.

Je réalise alors ce qui m’occupait intensément, et je lui explique.

– Je revivais la fin de mon engagement au BIT et la maladie qui m’a pris en 1940. Te souviens-tu de ce moment terrible où j’ai bien cru que j’allais y rester ?

Elle s’assied à côté de mon lit et prend ma main libre entre les siennes.

– Si je m’en souviens ! J’ai vécu cette période dans l’angoisse, en m’efforçant de ne rien laisser paraître. J’essayais de te soutenir de mon mieux. Tu as eu une première alerte juste avant de fêter tes cinquante ans. Puis, tu es resté patraque, sans qu’on arrive bien à savoir ce que tu avais, malgré les examens passés à la Clinique de la Colline. Ensuite, le lendemain de la naissance de notre premier petit-fils, survenue le 8 avril, l’Allemagne envahissait le Danemark et la Norvège. Un mois plus tard, le 10 mai, je crois, elle lançait l’attaque sur le front ouest, contre la France. Notre pays, se sentant menacé, proclamait à nouveau la mobilisation générale, comme en août 1939. Tu étais rappelé, ainsi que notre fils et notre fille cadette. Heureusement, ton commandant de compagnie, ton ami Lefort, a tout de suite vu qu’il fallait te ménager. Malgré les précautions, tu supportais mal le service, tu dormais mal et tu étais pris de vomissements, comme tu me l’écrivais. A la fin mai, on t’a transporté à l’ESM de Vevey. Là, tu as passé trois semaines. Les médecins ont conclu que tu souffrais d’une infection microbienne des centres nerveux. Tu avais déjà perdu une douzaine de kilos. De mon côté, j’étais de plus en plus inquiète. Pourtant, vers la fin de cette hospitalisation à Vevey, un traitement approprié semblait apporter une légère amélioration. Tu parvenais à te lever un peu. C’est alors que deux violentes crises de tachycardie t’ont à nouveau cloué au lit.

– Quelle mémoire ! Vraiment, tu m’as suivi de près, même à distance, dans toutes ces péripéties.

Elle poursuit avec vivacité, en me fixant droit dans les yeux.

– Comment faire autrement ! Début août, l’ESM de Vevey devant être démobilisé, les médecins ont organisé ton transfert à l’Hôpital cantonal de Genève. Pour moi, ce changement a permis de te voir pratiquement chaque jour. Quel soulagement ! Mais aussi quelle épreuve ! Dans quel état tu étais : blafard, complètement amaigri, affaibli au point de ne pas réussir à tendre le bras pour saisir un verre ! Et moralement, je sentais que tu dégringolais dans un abîme de plus en plus profond. Au départ, tu disais que tes souffrances n’étaient rien en comparaison des sacrifices et des peines de millions d’êtres humains, écartelés, déchirés par la guerre.

– Oui, c’est bien ça ! De plus, je m’imaginais que Dieu voulait m’éprouver, brûler mes ailes, consumer toutes mes scories, m’obliger, à rester fidèle, confiant et obéissant pour m’accorder en même temps sa grâce indicible. Et puis, j’ai compris que la maladie pouvait être soit une défaite, soit un sacrement ; et je me suis préparé et attendu à ce qu’elle soit ceci et non cela. J’ai su que Dieu avait, à travers cette épreuve, une intention à mon égard et, en attendant de découvrir quelle était cette intention, je me suis préparé à être rappelé autant qu’à être maintenu dans mon corps. Mais je n’ai pas toujours réussi et, en mai déjà, j’ai dû réaliser que je n’avais pas été capable autant que je l’avais cru.

A ces mots, Mag réagit en serrant plus fortement ma main entre les siennes.

– Mon chéri ! Pour moi, tu as connu le pire moment à l’Hôpital cantonal quand, par instant, tu me donnais l’impression de ne plus avoir la conscience claire. Tu disais aussi que tu ne parvenais même plus à prier, que ça ne servait à rien. Vraiment, le fond du désespoir… Par chance, l’un des médecins qui te soignaient, le Dr Alphonse, je crois, a réalisé que tu avais autant besoin d’aide spirituelle que de piqûres. Il a fait venir à ton chevet ton ami Henry Mentha avec qui tu fréquentais le Groupe d’Oxford. Finalement, les médecins ont pensé que tu serais dans des conditions plus favorables, pour sortir de ton état très dépressif, si tu rentrais à la maison. J’ai accepté cette idée avec joie… Et l’épreuve a continué, pour moi, d’une autre manière. Mais je me suis consacrée à te soigner, à veiller sur toi en croyant que tu allais t’en sortir, parce que notre amour serait le plus fort…

Cette fois, c’est moi qui tente de saisir ses mains entre les miennes, malgré la gêne de la perfusion.

– C’est vrai, ma chérie, que tu m’as tiré de ce très mauvais pas, avec une patience infinie, une attention de tous les instants. Je t’en garde une immense reconnaissance. Je sais que je n’ai pas été un malade commode. Je n’avais pas toujours le contrôle de mon corps, ni celui de ma pensée. A certains moments, plus difficiles, j’ai été désagréable avec toi, l’être que j’aime le plus au monde. Je m’en veux encore aujourd’hui… Aujourd’hui où, de nouveau, je me retrouve devant toi dans une situation de malade. Mais les circonstances sont différentes. J’ai soixante-dix ans et les perspectives sont autres : je sais que je vis mes derniers instants. J’essaye de l’accepter en partageant ce qui se présente avec mes proches, toi la première. J’envisage la tristesse de la séparation, de la perte, en espérant qu’au-delà de celle-ci, tu pourras, vous pourrez tous garder les lumineux souvenirs de ce que nous avons vécu ensemble…

Nous restons muets, yeux dans les yeux, nos mains jointes.

Je vois les larmes envahir ses yeux bleu pâle, sa poitrine se soulever dans un sanglot muet. Elle se penche sur moi, me caresse la tête, m’embrasse sur le front et se lève.

– Tout à l’heure, Germaine viendra te voir et manger avec moi. Luc doit passer aussi, s’il trouve un instant, entre deux consultations. Repose-toi, maintenant, mon amour.

6

L