Les mystères d'Aezdria - Tome 2 - Caroline Meyer - E-Book

Les mystères d'Aezdria - Tome 2 E-Book

Caroline Meyer

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Beschreibung

Sam devra à nouveau dépasser ses limites afin de combattre le mal qui ronge Aezdria. Est-il assez fort pour déjouer les pièges qui s'abattent sur lui ?

Dans ce deuxième volet riche en rebondissements inattendus, retrouvez Sam et ses compagnons pour de nouvelles aventures palpitantes. L’adolescent devra une fois encore dépasser ses limites. Mais le plus grand danger ne viendra-t-il pas de lui-même ?

Caroline Meyer nous captive dans cette suite passionnante des aventures de Sam et de ses compagnons de fortune. Prenez garde, une fois ce livre commencé, vous ne pourrez plus le lâcher !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Caroline Meyer - Les Mystères d’Aezdria sont le fruit d’une passion de longue date qui s’est vraiment révélée au contact de mes enfants. Pour eux, mon imagination s’envole, le besoin d’écrire me saisit. Le point final du quatrième tome posé, il est temps pour moi de partager cette histoire qui m’a tant nourrie, afin de réaliser le rêve d’une fillette qui un jour déclara : quand je serais grande, je serais écrivain.

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Caroline Meyer

Les mystères d’Aezdria

TOME IILa progression de l’Ombre

© 2020, Caroline Meyer.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-940444-59-5

1

Le retour de Gargandal

Château de Dragmériade.

Dragonna poussa un soupir agacé et se réinstalla plus confortablement, vautrée dans les coussins pourpres de son palanquin. Malgré l’ombre que lui apportait la tenture de toile, elle avait chaud. Bien trop chaud. Et Dragonna détestait avoir chaud. Cela n’était pas compatible avec la robe de cuir noir qu’elle portait et cela risquait de faire couler son maquillage. Et ce qu’elle détestait tout autant, c’était qu’on la fasse attendre.

Or aujourd’hui, le sort semblait s’acharner sur elle. Le thermomètre frisait les trente-cinq degrés sans qu’aucun souffle de vent vienne adoucir l’atmosphère moite et suffocante de cette fin d’après-midi et plusieurs heures s’étaient écoulées depuis l’annonce de la découverte de Gargandal. Pourtant, ce dernier n’était toujours pas à ses côtés…

Elle frappa dans ses mains et ordonna d’une voix cinglante aux porteurs du palanquin d’accélérer le rythme. Quatre esclaves humains, la langue tranchée, armés d’une feuille de bananier en guise d’éventail, s’évertuaient à atténuer la sensation d’étouffement qu’elle ressentait. Elle aurait volontiers desserré le corsage qui retenait sa voluptueuse poitrine, mais le risque de voir s’échapper un mamelon rose et ferme était bien trop grand. Elle se résolut donc à le garder bien serré et se força à prendre de petites inspirations superficielles, sous peine de voir le corsage craquer. N’avait-elle pas un peu grossi ces derniers temps ? Sa peau n’avait-elle pas un peu perdu de son élasticité, de cette douceur de pêche qui faisait sa fierté ?

Cette pensée acheva de l’irriter et elle chassa d’un geste rageur la main de Trichnalan qui rafraîchissait son visage avec une serviette froide. Cet idiot allait enlever son maquillage et mettre à nu les nouvelles ridules qui venaient d’apparaître.

– Pas de ça, imbécile. Donne-moi plutôt à boire !

Trichnalan, posté comme à son habitude debout derrière elle, s’exécuta servilement et lui tendit un verre de cristal rempli d’eau glacée, accompagnée d’une rondelle de citron. C’est ainsi qu’elle l’aimait.

Dragonna s’en empara sans une parole de remerciement et but à petites gorgées le liquide frais. Elle aurait bien tout avalé d’une seule traite tant elle avait soif, mais elle tenait tout de même à faire attention à son maintien en présence de l’assemblée. Elle reposa ensuite avec brusquerie le fragile verre sur le plateau, puis se réinstalla pour regarder avec ennui ses sujets tenter d’ouvrir le tombeau.

Pourtant, au départ, elle s’était sentie comme une petite fille sur le point de déballer son cadeau. Voilà si longtemps qu’elle attendait ce moment. Ce qu’elle désirait plus que tout allait enfin se réaliser.

Le retour de Gargandal !

Le retour d’une époque que l’on croyait révolue, et surtout la possibilité pour elle de mettre ses projets à exécution, grâce aux pouvoirs du mage noir.

Pour la première fois depuis longtemps, elle sentit son cœur battre. Non par amour pour lui, mais bien par l’excitation que lui procurait l’idée d’être parvenue à ses fins. Des milliers d’âmes humaines pour préserver son éternelle jeunesse, voilà ce qui la stimulait.

L’annonce de la découverte avait embelli sa journée, qui avait pourtant si mal commencé par la perte de Dragis. Non qu’elle y soit attachée, mais parmi tous les Dragandards, c’était le seul à qui il restait encore un semblant de cervelle.

Elle avait été si impatiente de se rendre auprès du Mage Noir qu’elle avait à peine pris le temps de se refaire une beauté. Deux heures avaient suffi pour parfaire son maquillage, sa coiffure savamment relevée en un chignon surmonté de sa couronne, et trois robes seulement avaient été essayées avant qu’elle s’apprête à descendre à la rencontre de Gargandal.

Quelle déception n’avait-elle pas ressentie lorsqu’on lui avait signifié que le tombeau de Gargandal demeurait toujours prisonnier de la montagne dans laquelle il avait végété durant mille ans. S’il avait bien été retrouvé, il avait fallu un jour supplémentaire pour le sortir de la roche.

Après avoir fait sévèrement punir le messager qui l’avait induite en erreur – si sévèrement d’ailleurs qu’il ne s’en relèverait pas –, elle s’était installée à la fenêtre de sa chambre et avait attendu avec impatience jusqu’à ce que le cercueil du sorcier apparaisse enfin, extirpé des entrailles de la Terre par une colonne d’esclaves humains.

De là où elle se trouvait, elle bénéficiait d’une vue plongeante sur le tunnel. Elle avait regardé sans aucune pitié les hommes, les femmes et les enfants enchaînés entrer dans la mine pour en ressortir quelques heures plus tard, tirant le tombeau sous le fouet des Dragandards. Eux-mêmes ne pénétraient pas dans la montagne, celle-ci étant inaccessible aux créatures magiques.

Elle ne s’était jamais intéressée au sort de ses esclaves, ne les apercevant même pas, mais devinait à présent, à leur aspect famélique, qu’à l’intérieur des tunnels, les conditions de vie s’apparentaient à celles de l’enfer.

Dragonna s’en moquait, tant qu’il lui en restait assez pour satisfaire ses besoins. Le problème était qu’en ce moment ils n’y suffisaient justement plus. Elle avait repensé aux paroles de Trichnalan. Peut-être avait-il raison. Peut-être que les conditions de détention altéraient le pouvoir rajeunissant de leurs âmes ? Devrait-elle améliorer leur sort ?

Pas la peine, avait-elle songé en haussant les épaules avec dédain, bientôt elle aurait toute une manne de prisonniers frais à sa portée. L’humanité tout entière. Elle s’en était réjouie et avait reporté son attention sur le convoi.

L’on avait disposé des rails de bois et les esclaves tiraient à la force de leurs bras sur les cordes qui entouraient le tombeau, le faisant glisser tant bien que mal, mètre après mètre. Le remonter jusqu’à la cour du château, comme elle en avait d’abord eu l’intention, prendrait des heures, avec le sentier en lacet qu’il faudrait emprunter. Tant pis, elle n’en pouvait plus d’attendre. Ils ouvriraient le cercueil dans la plaine, à la sortie du tunnel.

Une vingtaine de minutes plus tard, elle était donc descendue – à la force des bras des porteurs du palanquin – s’engageant sur le chemin de terre sinueux jusqu’au pied de la montagne. Une foule s’y massait – sorciers, Dragandards et humains – regardant d’un air émerveillé, pour certains, anéanti pour les autres, le cercueil qui se trouvait devant eux sur de simples rondins de bois.

Les porteurs – dégoulinants de sueur – avaient installé la chaise à quelques mètres du tombeau. La foule s’était écartée, les Dragandards accueillant leur reine avec des acclamations de joie, les prisonniers en silence, les yeux baissés. Dragonna s’était levée et avait esquissé quelques pas pour contempler celui qui avait été autrefois son complice, son amant.

Le Mage Noir reposait dans son cercueil de verre, fidèle à ses souvenirs. Dragonna avait craint de ne retrouver qu’un reste d’ossements, mais le temps n’avait pas eu de prise sur lui. Il semblait dormir, d’un long sommeil qui avait duré mille ans. Aucune touche de gris ne parcourait ses cheveux charbonneux, contrairement aux siens, avait-elle remarqué en soupirant avant d’aller se rasseoir, installée aux premières loges pour assister au réveil du grand sorcier.

Mais là aussi, les choses ne s’étaient pas déroulées comme elle l’espérait. L’excitation qu’elle avait ressentie à l’annonce de la trouvaille s’était muée en une franche exaspération. Tirant nonchalamment de sa main gauche sur le dragon d’or bordé sur le coussin, tenant son sceptre dans la droite, elle regardait ses sujets tenter de délivrer Gargandal. Ils avaient tout essayé : la hache, les formules magiques… Le cercueil refusait désespérément de s’ouvrir. Il répercutait au contraire les maléfices contre ceux qui les lançaient. Un sorcier en avait fait les frais.

– Abricococo, bricodabra, le verre, en un éclair, se fendra, avait-il clamé en brandissant sa baguette en direction du cercueil.

Un éclair de lumière verte avait jailli, entourant le tombeau d’un halo luminescent. Mais son sort avait ricoché, se retournant contre lui. Il s’était rigidifié, son corps s’était cristallisé, éclatant en mille morceaux dans un bruit de verre brisé, sous l’œil médusé de l’assemblée. Dragonna, elle, en aurait ri si elle n’avait été si impatiente.

– Il semblerait qu’un enchantement protège le cercueil, je crains que tout pouvoir magique soit inutile. Peut-être que, comme dans les tunnels, seuls les humains peuvent parvenir à le détruire finit par dire un sorcier à la longue barbe blanche.

Dragonna approuva d’un signe de tête, bien que mécontente que l’idée ne provienne pas d’elle-même.

Scrutant les esclaves, le sorcier en choisit un qui semblait un peu plus costaud que les autres.

– Tiens, dit-il en lui tendant une hache, à toi l’honneur. Ne loupe pas ton coup, ou c’est ta tête que la hache fracassera.

Le prisonnier, un homme d’un certain âge à la barbe neigeuse, prit l’arme entre ses mains. En réalité, il n’était pas bien vieux, quarante-cinq ans à peine, mais des années de sévices avaient eu raison de sa jeunesse. Ses cheveux châtains avaient blanchi en une nuit, lors de son enlèvement, près de quinze ans plus tôt. Le manque de nourriture l’avait délesté de son embonpoint, creusant son torse aux côtes saillantes. Les dures conditions de travail avaient fait le reste.

À l’intérieur des tunnels, il régnait une chaleur étouffante. Par endroits, des flammes jaillissaient, faisant roussir les sourcils. Lui-même avait perdu une bonne quantité de poils sur son sourcil droit. L’air chargé de particules poussiéreuses était suffocant, pénétrait leurs poumons et irritait les yeux rougis. La plupart des prisonniers étaient secoués de quintes de toux. Souvent, l’un d’eux se mettait à cracher du sang. L’on savait alors ce que cela signifiait. Pourtant, ils devaient travailler jusqu’à leur dernier souffle.

Pour la plupart, la mort était d’ailleurs une délivrance. Mais l’homme aux yeux noisette cerclés d’écailles, lui, n’avait jamais baissé les bras. Après bientôt quinze ans passés dans les geôles de Dragonna, il faisait figure de vétéran. Il avait conservé ce que les autres avaient perdu depuis longtemps : l’espoir. C’était l’espoir de rencontrer un jour ce fils qu’il n’avait jamais connu qui lui avait permis de survivre dans cet enfer. Peut-être un jour trouverait-il le moyen de s’en échapper ?

Ce jour-là était-il arrivé ? Son regard alla de la hache à Dragonna, qu’il devinait être la source de tous ses malheurs. C’était la première fois qu’il la voyait de si près. Un frisson de terreur lui parcourut l’échine à la vue de ces iris mauves qui le toisaient avec cruauté.

L’espace d’un instant, un éclat de défi fit une furtive apparition dans ses yeux noisette. Durant quelques secondes, il songea à tenter sa chance. Un coup bien placé, un lancer de hache en pleine tête mettrait-il fin à des années de souffrances ?

Il observa ensuite les Dragandards qui montaient la garde, et ses compagnons d’infortune, sales, vêtus de guenilles, qui tenaient à peine sur leurs jambes.

Et surtout, son regard croisa celui du petit garçon qui le dévisageait avec de grands yeux effrayés, enchaîné avec les autres prisonniers. Son cœur se serra. Il ne pouvait pas l’abandonner, lui aussi. Détruire Dragonna ne lui servirait à rien. Les Dragandards tueraient aussitôt tout le monde en représailles.

Son hésitation n’avait duré que quelques secondes, personne ne s’était aperçu du projet qui lui avait effleuré l’esprit. Pas même Dragonna, qui n’avait pas pris la peine de sonder les pensées d’un esclave.

Soupirant, il se résigna et brandit sa hache qu’il abattit de toutes ses maigres forces sur le tombeau. Les acclamations et vivats fusèrent dans l’assemblée en voyant l’épais verre se briser d’un seul coup.

Gargandal était enfin libéré ! Mais allait-il vraiment se relever, après un si long sommeil ? Aucun souffle de vie ne parcourait la poitrine du Mage Noir. La mort l’avait-elle enveloppée de son voile ? Le silence revint. La tension était palpable, même les oiseaux dans le ciel volaient en stationnaire, observant la scène d’un œil curieux.

Puis soudain, un cri s’échappa de la bouche du petit garçon esclave, que le prisonnier barbu avait rejoint. Les yeux ronds d’étonnement et de terreur, il contemplait – comme toute l’assemblée présente – le Mage Noir qui redressait brusquement son buste, tel un pantin qui sort de sa boîte. Celui-ci expira profondément dans un râle rauque et bruyant le souffle putride qu’il gardait depuis mille ans dans ses poumons. Il ouvrit les paupières et porta un regard circulaire hébété sur la foule, comme s’il se demandait ce qu’il faisait là.

L’étonnement ne fut que passager, et ses iris perdirent bien vite leur lueur perplexe pour reprendre leur cruauté habituelle. Il se releva d’un bond et se tint droit devant son peuple.

Un frisson général parcourut l’assemblée à la vue de cette silhouette toute de noir vêtue qui déployait ses ailes de part et d’autre de son dos tel un oiseau de mauvais augure. Même Dragonna ne put retenir un petit frémissement, plus d’excitation que de peur toutefois. Elle avait oublié à quel point Gargandal pouvait être imposant.

Majestueux, il l’était, avec sa haute stature qui dépassait largement celle des autres sorciers présents. Mais c’était surtout ses ailes – d’une envergure de trois mètres environ – qui contribuaient à lui donner cette aura diabolique, plongeant la plaine dans l’obscurité de leur ombre.

Elles faisaient oublier ce corps plutôt maigre, drapé dans une tunique de lin à l’aspect vieilli. Il les regardait de ses petits yeux cruels surmontés par d’épais sourcils broussailleux. Ses cheveux – du même noir de jais que ses yeux – qu’il portait mi-long, à hauteur d’épaule, étaient lisses et sa barbiche en forme de pointe. Deux cornes recourbées partaient du sommet de son crâne. Son visage aux traits anguleux, au nez aquilin, paraissait taillé au couteau. Il présentait le teint cireux et blafard de ceux qui n’ont pas vu la lumière du jour depuis longtemps.

La foule, le souffle coupé, attendait, ne sachant trop comment se comporter. Fallait-il l’ovationner, ou garder le silence en guise de soumission ? Tous jetèrent un œil inquiet en direction de Dragonna qui leur fit signe de s’agenouiller. Elle-même ne le fit pas mais s’inclina dans une courte révérence.

Gargandal leva les yeux vers le ciel. Ses bras suivirent son regard, poings brandis bien haut en signe de victoire. Sa tête se renversa vers l’arrière, sa pomme d’Adam tressautant au rythme du rire démoniaque qui sortait de sa gorge.

– LIBRE ! Je suis LIBRE !

Puis, se calmant, il ajouta en toisant la foule :

– Humains, créatures de l’Aezdria, tremblez ! Tremblez devant votre seigneur, le plus puissant parmi les puissants ! Gargandal le Grand est de retour !

Il possédait une voix rauque, impétueuse, bien que quelque peu éraillée par des années de silence. Elle recelait quelque chose de surnaturel, un timbre particulier qui donnait la chair de poule.

Toutes les personnes présentes – créatures et humains – ressentirent l’atmosphère chargée d’électricité, l’énergie nouvelle qui venait d’être libérée. Une énergie destructrice, une force malfaisante qui, ils le pressentaient, allait changer la face du monde.

Le prisonnier qui avait brandi la hache frissonna et serra plus fermement le petit garçon contre lui. Qu’allait-il advenir d’eux, maintenant que leur mission était terminée ? Qu’allait-il advenir de l’humanité tout entière, si elle se trouvait un jour confrontée à une énergie aussi démoniaque ?

Comme pour donner raison à ses pensées, le ciel qui était jusqu’alors d’un bleu immaculé se couvrit de gros nuages noirs, masquant le soleil. L’obscurité envahit la plaine et un vent frais se leva, qui fit aussitôt chuter de plusieurs degrés la température de cette fin de journée. Pourtant, la plupart sentirent des gouttes de sueur leur couler le long du front…

« Enfin, songea Dragonna avec une joie non dissimulée. Enfin quelqu’un d’apte à m’apporter la fraîcheur dont j’ai tant besoin ».

Contrôler le temps était un pouvoir que peu de sorciers étaient en mesure de posséder. Ceux qui constituaient sa cour s’en étaient montrés bien incapables. Tout juste une petite pluie de temps en temps. L’aridité de la terre aux alentours en était bien la preuve.

Dragonna sentit l’excitation gagner son corps tout entier. La petite fille avait enfin pu ouvrir son cadeau ! N’y tenant plus, elle descendit de son palanquin et partit à la rencontre du Grand Mage Noir, après avoir fait signe à la foule d’acclamer leur roi.

Juchée sur ses hauts talons qui s’enfonçaient dans le sol meuble, sa robe de cuir ébène terminée par une courte traîne se souillant de poussière, elle n’en conservait pas moins toute sa dignité. Avec le port d’une reine, elle s’avança jusqu’à lui, sous les vivats de l’assemblée, ne s’arrêtant qu’à quelques centimètres de son visage, puis plongea ses yeux mauves dans ses iris aussi sombres que la nuit.

– Gargandal, quelle joie de te revoir enfin ! dit-elle d’une voix où perçait une nuance d’excitation.

Elle lui tendit sa main manucurée recouverte de bagues et attendit qu’il y dépose un baiser.

Gargandal la prit, mais au lieu d’y déposer le baisemain escompté, il l’attrapa par la taille et l’attira brusquement à lui. Il appuya fortement ses lèvres sur sa bouche et y glissa sa langue. Elle pouvait sentir, pressé contre son ventre, le signe évident de son excitation.

– Dragonna, ma mie, toujours aussi belle, dit-il dans un souffle en lui mordillant la lèvre. Toujours aussi enivrante ! J’ai hâte de retrouver le goût de ta peau, grogna-t-il en promenant une main le long de son fessier, une autre s’insinuant à l’intérieur du corsage pour s’emparer d’un mamelon ferme et rond.

– Houla, mon ami, que d’empressement ! Un peu de patience ! protesta Dragonna en tentant d’échapper à sa poigne. Ne te donne pas en spectacle devant mes sujets !

Gargandal relâcha brusquement la pression et Dragonna recula de quelques pas, le rose aux joues. Elle recoiffa une mèche de cheveux qui s’était évadée de son chignon. Elle jouait sa mijaurée, mais en réalité elle était ravie.

À en juger la réaction de Gargandal, elle était, chose essentielle à ses yeux, toujours aussi désirable. Mais elle ne souhaitait pas seulement être désirable. Elle voulait être irrésistible. Elle voulait que le cœur de Gargandal, et non seulement son corps lui soit totalement acquis. Et pour cela, elle savait comment s’y prendre…

Elle lui jeta un regard d’un mauve ensorcelant et s’apprêta à l’amadouer d’une phrase aguicheuse, mais la noirceur qu’elle vit dans ses yeux l’arrêta. Il paraissait vraiment en colère.

– De la patience ! Ne crois-tu pas que j’en aie suffisamment fait preuve ? Mon corps était endormi, mais mon âme se souvient de chaque seconde écoulée que j’ai passé dans ce tombeau. Tu m’y as laissé croupir durant une éternité !

Dragonna resta un moment coite devant le toupet de Gargandal puis reprit ses esprits.

– Tes remerciements me comblent de bonheur, le railla-t-elle sèchement, vexée par sa réaction. J’ai fait au plus vite, mais la tâche était ardue. Tu devrais déjà t’estimer heureux que j’y sois parvenue.

– Et puis-je savoir pour quelles raisons tu as été si longue ? Et pourquoi ce minable comité d’accueil, indigne de moi ? cria-t-il en regardant l’assemblée. Pourquoi y a-t-il donc aussi peu de monde pour m’acclamer ? Où sont mes armées ? Et où sommes-nous ?

– Il s’est passé beaucoup de choses durant ton absence. Après ta… disparition, je me suis retrouvée démunie, sans personne. J’ai tout reconstruit, à la seule force de ma volonté. J’ai bâti ce royaume dans le seul but de te libérer. Alors j’estime être en droit à un peu plus d’égards et de considération, rétorqua Dragonna, à présent énervée elle aussi.

Elle lui raconta dans les grandes lignes ce qu’il était advenu au cours du millénaire écoulé. Gargandal l’écouta attentivement, sa colère enflant, non plus envers Dragonna, mais contre celui qui l’avait mise dans cette situation.

– Philétus, prends garde à toi, tonna-t-il. Tes jours sont comptés. Bientôt, nous nous retrouverons, et lorsque j’en aurai fini avec toi, tu me supplieras de te tuer !

Gargandal criait ses menaces d’une voix forte, tête et bras levés vers le ciel, comme s’il espérait être entendu de Philétus. Le vent accentua son souffle, et des éclairs surgissant de ses poings brandis zébrèrent le firmament. Des gouttes commencèrent à tomber mais Dragonna intervint. Mieux valait le calmer avant qu’il fasse venir un déluge qui décoifferait son chignon.

– Oui, ensemble nous combattrons Philétus et nous régnerons sur le monde entier, approuva Dragonna, radoucie, en posant une main sur l’épaule de Gargandal. Regarde, ce ne sont peut-être pas nos armées d’antan, mais j’ai réussi à en reconstituer une partie. Et j’attends une nouvelle garnison sous peu.

Gargandal se calma et contempla la foule restée silencieuse durant leur échange. Il porta un regard chargé de mépris aux prisonniers et aux sorciers – toujours immobiles, l’échine courbée – mais dévisagea de plus près les Dragandards. Il fit se relever l’un d’entre eux et le détailla des pieds à la tête.

– C’est étrange, ils me paraissent différents que dans mes souvenirs.

– En effet, je les ai quelque peu modifiés, répondit Dragonna en revenant sur ses pas. Après ta défaite, les Dragandards ont disparu. Mais j’ai réussi à conserver leurs gènes, et suis parvenue à leur redonner vie. Plus puissants, plus résistants, indestructibles, ajouta-t-elle avec fierté. Enfin… presque, murmura-t-elle pour elle-même en songeant à Dragis.

– Hum, tu as accompli cela, toi ?

– OUI MONSIEUR ! Grâce à mon intelligence et à mes pouvoirs, j’ai constitué tout un bataillon de Dragandards. Bientôt, nous dirigerons une véritable armée pour reprendre ce qui nous est dû, s’énerva Dragonna.

Elle avait oublié à quel point il pouvait être misogyne. Dans leur ancien duo, c’était lui le cerveau. Elle n’était que son faire-valoir, sa chose. Mais la situation avait évolué, et elle ne se gêna pas pour le lui dire.

– Ainsi, tu es devenue reine, répéta-t-il après qu’elle lui eut brièvement expliqué son changement de statut. Dois-je t’appeler Majesté ? demanda-t-il d’un ton où perçait une certaine ironie.

– Il serait bien, oui.

– Eh bien ! MAJESTÉ, je suis admiratif de ce que tu as accompli durant tout ce temps. Je dois avouer que je suis ébahi par ta réussite : un royaume, et des Dragandards fortifiés…

Dragonna s’approcha et le scruta d’un air suspicieux. N’y avait-il pas une pointe d’ironie dans sa voix ? Un soupçon, certainement, mais dans son regard elle lut également autre chose. Elle y lut tous les sentiments qu’elle lui inspirait. Ses yeux brillants, cette façon inconsciente qu’il avait de mouiller ses lèvres avec le bout de sa langue tout en la contemplant… Elle avait toujours produit cet effet-là sur lui. Et ce n’était pas seulement l’œuvre du désir.

Cette constatation acheva de chasser les nuages noirs qui hantaient ses pensées depuis le début de la journée. Elle avait craint que le temps n’ait altéré les sentiments que Gargandal lui portait – surtout après sa réaction de colère – mais la lueur qu’elle voyait dans son regard la rassurait. Et comblait de joie son immense orgueil. Qu’y a-t-il de plus enrichissant pour son amour-propre que de faire battre le cœur du plus sombre des personnages ? Qu’importe si Gargandal se comportait avec supériorité. Mieux valait le lui laisser croire. Elle savait bien, elle, qui dirigeait réellement. Tant qu’il était sous ses charmes, elle obtiendrait de lui ce qu’elle voudrait…

– Ton compliment me comble de joie. Mais ne restons pas là, veux-tu ? déclara d’une voix mielleuse Dragonna qui repartit en direction du palanquin. Rentrons au château, j’ai ordonné un festin en ton honneur. Tu dois mourir de faim. Je te raconterai plus en détail ce que tu as manqué durant ce millénaire. Ensemble, nous pourrons planifier ta vengeance.

– Excellente idée, acquiesça Gargandal en marchant à ses côtés. Il me faut surtout des âmes humaines, pour retrouver toute ma puissance, reprit-il en scrutant en direction des prisonniers.

– Malheureusement, il semblerait que cela ne fonctionne plus comme il le devrait. Ceux-ci sont, semblerait-il, trop usés par des années d’esclavage. Leur âme est flétrie.

Gargandal la regarda, furibond.

– Et bien, amène-m’en que l’esclavage n’a pas altérés, l’empire en regorge.

– Il n’y a pas d’autres humains ici, affirma Dragonna.

(Sauf un, songea-t-elle en se demandant si ses troupes l’avaient retrouvé.)

Elle jeta un œil sur la sphère de cristal qui ornait le sceptre. La bille bleue n’avait pas changé de royaume.

– Comme je te l’ai brièvement expliqué, notre monde a été séparé de celui des humains. Je compte sur toi pour rétablir l’ordre des choses.

– Je m’y attellerai dès que j’aurai le ventre plein. Tu vas vraiment monter là-dedans ? Et où sont passées tes ailes ?

Il regardait d’un air amusé Dragonna s’installer dans le palanquin.

– Elles m’ont été retirées par Philétus, en représailles.

Gargandal serra le poing si fort qu’il fit blanchir les jointures de ses doigts. Il prononça le nom de son ennemi avec mépris :

– Philétus ! Lui et tous ceux de son espèce paieront cher cet affront ! Mais ne t’inquiète pas, ma colombe, je te rendrai tes ailes dès que j’aurai repris des forces. En attendant, viens par là.

Il l’attira à lui, plus doucement que la première fois, et s’envola d’un battement de ses gigantesques ailes, la portant dans ses bras.

– Vive Dragonna ! Vive Gargandal ! criaient sorciers et Dragandards en applaudissant.

Les esclaves gardèrent le silence. Qu’adviendrait-il d’eux à présent que leur mission était achevée ? Bien qu’ils fussent soulagés de ne pas avoir à retourner dans l’enfer des tunnels, ils se doutaient que leurs jours étaient comptés. Maintenant qu’ils ne lui étaient plus d’aucune utilité, Dragonna ne leur ferait certainement don d’aucune grâce.

Un Dragandard se posta devant eux, confirmant leur crainte. Il ouvrit grand sa gueule et passa une langue dégoulinante de salive sur ses grosses lèvres.

– Eh, j’crois qu’on va s’régaler, maintenant qu’y sont dev’nus inutiles !

– Ouaip, ça va ê’te notre fête !

Les Dragandards firent cercle autour des prisonniers. L’un d’eux s’approcha si près de l’homme à lunettes qu’un filet de bave lui coula sur la tête. De sa grosse patte, il s’en empara et le porta à hauteur de sa gueule béante.

– Lâche-le !

Le Dragandard n’écouta pas et s’apprêta à refermer la mâchoire sur sa proie.

– J’AI DIT : LÂCHE-LE !

L’ordre claqua, surmontant le brouhaha des conversations qui avaient repris, de manière si sèche et autoritaire que le Dragandard, surpris, reposa sa proie à terre. L’homme, les jambes tremblantes toujours enchaînées, s’écroula sur le sol. D’une main fébrile, il essuya ses lunettes couvertes de bave gluante et nauséabonde.

– Comment oses-tu t’approprier les biens de Dragonna sans son accord ? Les humains peuvent encore lui être utiles, elle nourrit d’autres projets pour eux !

Le Dragandard regarda celui qui avait donné l’ordre, hésitant. Il n’avait jamais pu le blairer, celui-là, cet échalas d’Aezdanan, le toutou de Dragonna. C’est comme ça qu’on le surnommait, à Dragmériade. Toujours derrière elle, à assouvir ses moindres désirs. Ouais, il avait tout du caniche. Tout juste si sa langue ne pendait pas en la dévisageant. Malgré tout, il détenait un certain pouvoir. Il était les yeux et les oreilles de Dragonna. Il se risqua toutefois à une dernière tentative.

– C’est Dragonna elle-même qui l’a dit : y sont dev’nus inutiles, alors j’vois pas pourquoi on pourrait pas les croquer !

– Tu es dans ses confidences, peut-être ? Ne discute pas ! Ramène les esclaves à leur geôle, et veille à ce qu’ils reçoivent désormais double ration. Maigres comme ils le sont, ils ne servent à rien, effectivement.

Le Dragandard grogna encore un peu pour la forme puis obtempéra. Mieux valait quand même pas trop contrarier l’toutou. L’avait quand même l’oreille de la patronne. Il s’empara de la chaîne qui retenait les prisonniers et les tira en grommelant en direction des cachots.

Trichnalan les regarda partir puis quitta lui-même la place. Un pli soucieux barrant son front, il se dirigea en direction du château, là où Dragonna et Gargandal avaient pénétré quelques minutes plus tôt. Il marchait d’un pas lent, les épaules voûtées, les gouttes de pluie s’accrochant à ses sourcils broussailleux. Il pressentait que le retour de Gargandal ne serait pas sans conséquence pour lui.

À nouveau, l’oppression qu’il avait ressentie en voyant le regard noir de Gargandal, qui lui semblait personnellement dédié, le submergea. Sa place auprès de Dragonna était compromise, il le savait. Et il connaissait aussi le sort que l’on réservait aux anciens amants…

Il mit du temps avant de parvenir à l’entrée du château, sous la pluie diluvienne qui tombait à présent de manière continue. La terre aride peinait à contenir ce flot inhabituel et déjà le sentier qui menait à la forteresse se transformait en un bourbier dans lequel ses pieds s’enfonçaient. Le lit desséché du ruisseau s’était rempli à la vitesse de l’éclair, menaçant d’inonder toute la vallée.

Trichnalan frissonna dans ses vêtements détrempés. Il avait perdu l’habitude de températures aussi fraîches. La nuit était bien entamée lorsqu’il parvint à hauteur de la porte gardée par les dragons de pierre. Il pénétra dans la cour déserte. Son regard s’accrocha à la dépouille de Dragis qui pendait lamentablement, suspendu par les pieds. Les oiseaux, pépiant, tentaient de percer sa carapace. Peine perdue. Ils avaient beau s’escrimer depuis des heures, la cuirasse de Dragis était bien trop dure pour leur petit bec.

Trichnalan s’empara du coutelas qu’il portait à la ceinture et s’approcha de Dragis. Il frotta énergiquement la lame émoussée sur la corde qui retenait l’ancien chef des Dragandards. L’attache céda, libérant son imposant prisonnier.

Le corps de Dragis heurta le sol dans un bruit sourd. Un gémissement sembla s’échapper du cadavre. Trichnalan se figea. Avait-il bien entendu ? Il tendit l’oreille. Rien. Seule la pluie perturbait le silence. Il haussa les épaules et reprit sa route, après s’être recueilli quelques instants. Il ordonnerait aux autres Dragandards de donner une sépulture plus décente à leur ancien chef.

Il n’avait pas fait trois mètres que le bruit recommença. Il retourna sur ses pas, le cœur battant. Non, il n’avait pas rêvé. Le cadavre avait à nouveau émis une sorte de borborygme. Ce n’était plus un râle, mais un rugissement. Stupéfait, il regarda le « cadavre » bouger puis se remettre sur ses jambes. Dragis était revenu à la vie !

2

Le sang de la vie

Royaume de Licuria, à la sortie de la tanière.

Il les regarda partir, heureux et frustré tout à la fois.

Heureux d’être encore en vie. Satisfait que l’humain – ou l’Aezdanan, s’il en croyait l’illustration dans le livre – le soit, lui aussi.

Frustré, car il n’avait réussi sa mission qu’à moitié. Les voilà qui s’en allaient, sans lui. S’il n’avait pas tant traîné, si ce maudit jour ne s’était pas levé, il ne serait pas coincé là, à attendre que le soleil se couche. Cependant, il devait bien s’avouer qu’il n’était pas mécontent de les voir s’éloigner…

Ce ne fut qu’une fois hors de portée de vue, et surtout d’odorat, que Morguella reprit son apparence vampirique. Enfin, ce n’était pas trop tôt ! Il épousseta son costume « queue-de-pie » et respira une grande goulée d’air frais.

Quoique, frais, pas vraiment. L’air était encore saturé de leur odeur, mais c’était déjà plus supportable qu’auparavant. Il avait cru mourir, coincé dans son corps de chauve-souris, dans l’impossibilité de se transformer ni même de parler. Comme si l’ail bloquait ses capacités.

Il brassa l’air jusqu’à ce que l’odeur se dissipe, puis s’allongea à même le sol, s’adossant contre la paroi. Il n’aimait pas trop cela, s’allonger dans la poussière, mais il n’avait guère le choix. Avec ses vieux os rabougris, il ne tiendrait pas debout jusqu’au soir. Il sentait déjà la fatigue dans ses reins.

Une fois installé plus ou moins confortablement, il plongea la main dans la besace contenant les bijoux et les fit rouler machinalement entre ses doigts. Ils avaient quand même servi. Pas de la façon dont la reine s’y attendait, mais ils lui avaient tout de même été bien utiles. En plus, il avait pu les récupérer. Naïumi en serait certainement contente, et peut-être lui pardonnerait-elle de revenir sans l’humain ?

Il soupira et ferma les yeux, la tête soudain lourde. Tout ce qu’il désirait, c’était rentrer chez lui. Retrouver sa maison, vivre une paisible retraite auprès des siens. Il n’avait plus l’âge pour des missions héroïques.

Heureusement, il n’avait pas eu à faire usage de la force ni même à négocier avec les lycans. En fait, tout s’était déroulé pour le mieux. L’humain et ses compagnons s’étaient déjà délivrés tout seuls. Il se demandait bien comment, d’ailleurs. Peut-être la créature ailée qui se trouvait avec eux ? D’où pouvait-elle bien sortir ? Il ne l’avait pas remarquée auparavant.

Il regarda dans la direction qu’ils avaient empruntée et se demanda quelle serait leur destination. Il ne s’était jusqu’alors pas posé la question, mais il brûlait à présent de le savoir. Que faisaient-ils à Licvania ? Où allaient-ils ?

Il se concentra et chercha à établir la communication mentale avec l’humain. Cette fois, il y parvint, l’air frais lui ayant rendu ses facultés. Il s’insinua dans l’esprit du jeune homme, ou du moins perçut-il quelques bribes de ses pensées.

Ils étaient déjà trop loin pour que la télépathie fonctionne de manière plus efficace. Néanmoins, le garçon était assez facile à percer. C’était le seul avec lequel il parvenait à établir un contact. Les autres se refusaient à lui.

Il eut la vision trouble des hautes montagnes qui bordaient la frontière de Licvania sur toute la partie nord. Ainsi, c’est là qu’ils se dirigeaient. Il les vit traîner un pas après l’autre, assoiffés et à bout de forces.

Il se fustigea. Perdu qu’il était dans ses pensées, l’idée qu’ils puissent mourir de soif ne l’avait même pas effleuré.

Morguella tapa dans ses mains et exerça une danse étrange. Il marmonna quelques formules dans une langue autre que la sienne tandis que l’horizon s’obscurcissait de façon soudaine. Il ignorait ce que cela signifiait, mais les paroles fusaient toutes seules de sa bouche, sans qu’il en donne l’ordre. C’était comme cela depuis son enfance, chaque fois qu’il avait voulu que la pluie tombe. Le ciel se déversait alors sur la plaine, leur procurant l’eau nécessaire à leur survie.

Un don providentiel, transmis sans doute par ce père qu’il n’avait jamais connu. C’était d’ailleurs grâce à ce don qu’il avait pu transformer la terre aride et sèche qui couvrait jadis le sol de Vanoria en cette splendide cité verdoyante, ruisselante de l’eau cristalline des cascades qui parcouraient son territoire.

À présent, il n’utilisait ses dons qu’en de rares occasions, la végétation de Vanoria leur assurant des pluies régulières. Il avait également inventé un système d’irrigation, afin que le royaume puisse se gérer de façon autonome, une fois qu’il ne serait plus…

Morguella soupira. Peut-être avait-il eu tort de les rendre ainsi indépendants ? Mais jamais auparavant il ne lui serait venu à l’esprit que l’on puisse le chasser de Vanoria. Sa terre, sa création. Il sentit les larmes lui monter aux yeux à l’idée de ne plus revoir sa ville natale. Tout cela à cause de cet horrible prince Gravela qui ne songeait qu’à s’emparer du pouvoir. Il repensa à ce que celui-ci lui avait dit : s’il ne ramenait pas l’humain, il serait banni.

Devait-il poursuivre sa quête, le forcer à l’accompagner à Vanoria, en échange de quoi il pourrait couler une retraite heureuse dans ce qui avait toujours été sa patrie ? Après un moment de réflexion, il décida que non. Il savait que Gravela n’hésiterait pas à mettre ses menaces à exécution, mais il n’était pas encore roi. Et quoi qu’il en dise, Morguella était certain que jamais la reine ne permettrait qu’on le chasse.

Ragaillardi par cette pensée, il se décida à rentrer chez lui. Il regarda la pluie tomber, une pluie torrentielle qui dissipa les ultimes relents d’ail, et attendit avec impatience la fin du jour.

À peine le dernier rayon de soleil eut-il terminé sa course dans le ciel que Morguella s’envola, pressé de retourner parmi les siens. Il allait aussi vite que ses petites ailes le lui permettaient, pourtant le voyage lui parut plus long que jamais. Il retrouva avec un plaisir empreint d’émotion la cité éclairée par le halo des lunes qui s’accrochaient aux cascades scintillantes, ainsi qu’à la blancheur duveteuse des fleurs de coton.

Il gravit les marches qui menaient à l’entrée et fut frappé par l’air lugubre qu’arboraient les deux sentinelles. Aussitôt, un sombre pressentiment l’assaillit.

– Que se passe-t-il ? Est-il arrivé quelque chose durant mon absence ?

– Sa Majesté la reine Naïumi est au plus mal, répondit tristement l’un des gardes.

– L’on craint pour sa vie, soupira l’autre qui parvenait difficilement à cacher son émotion.

Naïumi, avec sa jeunesse et sa candeur, était une souveraine très appréciée de ses sujets.

Sans attendre plus d’explications, Morguella se précipita à son chevet. Sans même accorder un regard aux gens qu’il croisait dans les couloirs et sans respecter le protocole, il pénétra dans la chambre de la mourante, traversa en quelques pas pressés la vaste pièce et s’agenouilla devant son lit-cercueil à baldaquin, ses genoux cagneux s’enfonçant avec douceur dans le tapis moelleux.

Reposant telle une poupée de porcelaine, la reine paraissait faire corps avec la literie, tant sa pâleur se confondait avec la blancheur des draps de coton. Elle respirait en silence, un souffle à peine perceptible. Les yeux clos, les lèvres légèrement entrouvertes, elle semblait dormir d’un profond sommeil.

Déjà installé à son chevet, assis de l’autre côté du lit dans un fauteuil de velours rouge élimé, un jeune aux longs cheveux blonds veillait.

Morguella s’empara de la main inerte de Naïumi et la serra entre ses doigts, comme pour lui insuffler un élan de vie.

– Quel est donc ce mal qui la ronge ? demanda-t-il, la voix brisée en s’adressant à celui qui faisait office de médecin, un vampire de la nouvelle génération que Morguella n’avait jamais vraiment apprécié. Il avait des idées novatrices qui lui déplaisaient.

– Elle a perdu connaissance peu après votre départ et ne s’est pas réveillée depuis. Elle semble dormir, mais le mal est plus profond. Elle ne réagit à aucun stimulus. Je crains pour sa vie, murmura le docteur d’un air grave. Mais ne restez pas agenouillé ainsi, vous ne pourrez plus vous lever. Prenez donc ma place, ajouta-t-il en se redressant.

– Comme par hasard ! Je suis sûr que Gravela en est responsable ! Il l’a empoisonnée ! s’exclama Morguella.

Le vieux vampire se releva péniblement et se dirigea vers le fauteuil, oubliant de le remercier tant cette idée l’obnubilait.

– Vous portez là de terribles accusations, protesta le médecin en regardant autour de lui avec des yeux effarouchés, redoutant des oreilles indiscrètes. Naïumi a toujours été de frêle constitution, nous savions depuis longtemps qu’elle quitterait cette terre jeune. Vous ne pouvez accuser ainsi notre futur roi. N’ayez crainte, je tairai vos propos, mais à l’avenir veillez à surveiller votre discours.

– Notre futur roi ! s’exclama Morguella sans prêter attention à ses mises en garde. Vous parlez d’elle au passé, comme si elle n’était déjà plus. Ne pouvez-vous rien faire ? murmura-t-il, dévasté, tout en arrivant à hauteur du praticien.

– Peut-être… que…

– Quoi ? Qu’y a-t-il ?

– Eh bien, je… vous… vous savez bien de quoi je veux parler. Nous… nous nous demandons si le régime que vous préconisez, avec du sang de bétail, est vraiment bien adapté à notre constitution, finit par lâcher le docteur en le regardant droit dans les yeux.

Morguella resta un moment coi, estomaqué par ce qu’il venait d’entendre, avant de perdre pour la première fois son flegme habituel.

– Tu insinues que c’est moi le responsable, c’est cela ! cria-t-il en empoignant le médecin par les épaules et en le secouant. Sornettes, cela fait des centaines d’années que nous suivons ce régime, et nous nous portons tous fort bien. Je sais très bien ce que toi et tes confrères cherchez à accomplir ! Vous voulez revenir au temps de la barbarie, où le vice couvrait nos bouches de sa couleur pourpre !

– Lâchez-moi, ou je vous ferai arrêter ! Vos idées conservatrices ne sont plus à l’ordre du jour. Nous voulons du sang, du vrai, et pas ce simulacre qui nous limite dans nos capacités ! Nous ne sommes pas faits pour du sang de bétail ! Je suis certain qu’une hémoglobine de plus noble extraction pourrait sauver la reine ! Nous sommes des chasseurs, nous avons besoin de planter nos crocs, de boire à même notre proie, sinon nous perdrons ce qui constitue notre identité, siffla d’une seule traite le médecin en montrant ses canines avec agressivité. Déjà, certains de nos enfants sont dépourvus de ces canines qui font notre fierté. Si nous continuons ainsi, d’ici un siècle ou deux, tous nos descendants connaîtront ce sort malheureux. Nous ne pouvons aller contre notre nature.

Ses paroles produisirent l’effet d’une douche froide sur Morguella, qui relâcha aussitôt la pression qu’il exerçait sur les épaules du praticien et observa ses mains tremblantes d’un air hébété. Le regard éteint, le dos courbé sous le poids de la culpabilité, ce qui accentuait encore l’impression de vieillesse que dégageaient ses traits, il subissait le choc des accusations portées contre lui.

Le docteur avait-il raison ? Lui qui durant toute sa vie croyait avoir œuvré pour le bien-être de sa communauté avait-il en réalité précipité sa perte ? Avait-il contribué à la maladie, et peut-être au décès de leur reine bien-aimée ?

Il y a un jour à peine, il aurait relégué ces accusations au rang de pure calomnie, mais à présent, il n’en était plus si sûr. Il ne pouvait s’empêcher de repenser au plaisir qu’il avait éprouvé au contact du sang de l’humain sur ses papilles émerveillées. Quel délice, quel sentiment de puissance n’avait-il pas ressenti alors ? Pour un peu, il avait même eu l’impression durant une fraction de seconde de retrouver un peu de sa jeunesse perdue.

– Je… mais… je ne voulais pas, balbutia-t-il d’un air hagard, titubant comme s’il allait chuter et se raccrochant de justesse d’une main au lit.

– Allons, allons, reprenez-vous, répondit le médecin d’une voix radoucie en le soutenant. Ne vous mettez pas dans cet état. Mes paroles ont peut-être dépassé mes pensées, sous l’emprise de la colère. Venez donc vous asseoir.