Les Mystères d'Aezdria - Tome 3 - Caroline Meyer - E-Book

Les Mystères d'Aezdria - Tome 3 E-Book

Caroline Meyer

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Beschreibung

Sam devra plus que jamais faire preuve de courage et se surpasser. Mais sera-t-il assez fort pour vaincre le mal qui le ronge ? Alors même que Gargandal recouvre sa puissance et que des heures sombres s’annoncent dans l’empire d’Aezdria… 


À PROPOS DE L'AUTEURE


Infirmière en radiologie interventionnelle, Caroline Meyer quitte la blouse blanche lors de la naissance de son fils pour se consacrer à sa famille et à sa passion pour l’écriture. Après avoir parcouru le monde en globe-trotteuse, elle voyage désormais à travers ses livres dans l'univers magique d’Aezdria.

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Caroline Meyer

Les mystères d’Aezdria

TOME III D’ombre et de lumière

© 2022, Caroline Meyer.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-940723-09-6

À mes enfants, puissiez-vous réaliser vos rêves…

Récapitulatif des Tomes I et II

Sam, désireux de délivrer son père, prisonnier dans l’empire d’Aezdria, poursuit sa recherche de l’Oracle. Il espère ainsi obtenir des renseignements afin de combattre le maléfique sorcier Gargandal. Son comportement se modifie, la noirceur le ronge. Sa quête le mène à Solderad, d’où il embarque pour l’île d’Armorine après avoir échappé à une attaque dans le port.

Cependant, le vieux vampire Morguella a lancé un contrat sur sa tête. Quant à lui, il coule des jours heureux en compagnie de Cornelia.

Au même moment, Gargandal tente de réunir les deux mondes afin de sauver Dragonna, atteinte d’un mal mystérieux.

Theodaran, le roi aezdanan, découvre avec stupeur que son vieil ami Calendulus n’est autre que le fils de l’empereur défunt, et par conséquent son successeur. Néanmoins Calendulus n’est pas le seul à avoir omis certaines vérités. Theodaran cache lui-même un bien sombre secret. Un secret dont la teneur pourrait bien changer le monde…

1

Condamné

Mer d’Endraën, à quelques lieues de Solderad.

L’Ayral voguait paisiblement, ses voiles tendues frémissant sous la caresse du vent. Le navire étincelait sous les rayons lumineux qui s’accrochaient à sa paroi de nacre bleutée. Un pur diamant. Une sirène sculptée dans un coquillage s’érigeait en figure de proue. Le clapotis des vagues qui s’échouaient contre la coque avait remplacé le cri des mouettes, la terre n’était déjà plus qu’un lointain souvenir. La scène dégageait une impression de calme et de sérénité.

Un calme tout apparent que Sam était bien loin de ressentir. Peur, angoisse, rage. Panique. Les émotions le submergeaient. Il avait le sentiment qu’un tsunami l’avait emporté. Un raz-de-marée qui ne le laisserait pas indemne, brisant le peu de confiance qu’il avait en lui. S’il ne l’anéantissait pas tout entier…

La tête enfouie au creux de ses coudes, il tenta désespérément de chasser les sombres pensées qui envahissaient son esprit. Il aurait voulu les occulter, les annihiler, comme si les révélations qu’il venait d’entendre n’avaient jamais été énoncées…

Peine perdue. Les paroles d’Aleyna résonnaient en boucle, et l’impitoyable vérité le frappait de toute sa force.

Condamné ! Il était condamné. Il eut la sensation d’étouffer, des gouttes de sueur perlant sur son front. Le soleil brûlant n’en était certainement pas le seul responsable. Le temps s’était comme arrêté ; le vent qui lui souffletait le visage ne parvenait pas à atténuer ce sentiment d’oppression, cette chape de plomb qui s’abattait sur ses épaules.

Il releva lentement la tête et regarda ses amis. Tous l’observaient en silence, dans l’attente de sa réaction. Aucun d’entre eux n’avait touché aux plats – à l’aspect pourtant délicieux – qui reposaient sur la table autour de laquelle ils étaient assis, sur le pont supérieur.

Même Mirwan n’avait pas daigné goûter à la friandise dégoulinante de vanille et embaumant l’air de son parfum sucré qu’il aurait en temps normal avalé d’une bouchée. Il poussait de longs soupirs et se frottait les tempes, tout en luttant contre une nausée. Ergolan semblait tout aussi gêné et tapotait nerveusement la table, évitant de croiser le regard de Sam.

Aleyna, comme à son habitude, ne fuyait pas. L’inquiétude assombrissait ses yeux verts, d’ordinaire si lumineux, qui le dévisageaient avec compassion. Elle se tenait juste à côté de Sam. Il pouvait sentir son parfum, cette odeur enivrante qui en temps normal lui aurait fait tourner la tête, mais qui en cet instant ne lui procurait même pas la plus petite émotion. Il était bien trop terrassé par ce qu’il venait d’apprendre pour que cela lui fasse de l’effet. Il ne tressaillit pas plus quand elle posa sa main sur son épaule et la caressa doucement, en signe d’apaisement.

Les secondes, puis les minutes s’égrenèrent, dans un silence de plus en plus oppressant, sans que Sam esquisse le moindre geste ni ne formule la moindre parole. Il en aurait été bien incapable, tant la boule dans sa gorge enflait, menaçant d’exploser. S’il ne prononçait ne serait-ce qu’un seul mot, ce serait l’ouverture des vannes, il en était certain.

Il sentit le goût âcre de la bile remonter le long de son œsophage et venir titiller ses papilles. Un haut-le-cœur le saisit, si violent qu’il dut se retenir. Il se leva précipitamment, et courut s’adosser à la balustrade. Il ne résista pas à la deuxième offensive et déversa le peu de nourriture que contenait son estomac à la mer. Cela ne le soulagea pas pour autant. La douleur dans son ventre ne s’était nullement apaisée, l’angoisse revenait de plus belle, et la bile lui brûlait la gorge. Une puissante envie de crier le submergea.

Il serra fortement la balustrade, si fermement que ses mains lui firent mal, et le hurlement qu’il poussa brisa le silence environnant avec une telle intensité qu’il fit frissonner les personnes présentes. Il remarqua du coin de l’œil les marins – des Aquarions – qui avaient cessé leurs occupations pour le dévisager. Leur capitaine, qui tenait la barre, les remit à l’ordre et ils reprirent leur activité en haussant les épaules. Sam en fut mortifié. Une bête de foire, voilà ce qu’il allait devenir.

Le cri mourut dans sa gorge. Libérer ses émotions le soulagea momentanément, cependant la sensation ne dura pas. L’angoisse revenait, en force. Il devrait désormais vivre avec. Si tant était qu’il vive…

Il sentit à nouveau une main apaisante dans son dos. Aleyna. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que c’était elle. Il demeura immobile et laissa errer ses yeux sur la ligne horizontale qui s’éloignait de plus en plus. Solderad ne serait bientôt plus qu’un souvenir. Tout comme le Sam qu’il avait été…

– Je suis fichu, c’est bien ça ? Vous devriez vous débarrasser de moi avant qu’il ne soit trop tard.

Sa voix n’était plus qu’un murmure.

– Ne dis pas ça ! Nous ne t’abandonnerons jamais. Ne baisse pas les bras, tu peux encore t’en sortir ! Il n’est pas trop tard !

– Ah oui ? Et comment ? Il n’y a pas de remède, tu l’as dit toi-même, rétorqua Sam, amer.

– Non, effectivement, il n’existe à ma connaissance pas de médecine pour te soigner. Pour autant tout n’est pas perdu, tu dois lutter contre le mal qui te ronge. Seule ta volonté te permettra de vaincre le poison de la haine qui s’insinue en toi.

– Aleyna a raison, Sam. Ne te laisse pas abattre, s’écria Mirwan qui les avait rejoints. Tu dois trouver en toi la force de combattre.

Sam soupira. Plus facile à dire qu’à faire. Depuis qu’il était arrivé dans l’empire d’Aezdria, il n’entendait que ça. Aie confiance en toi, Sam, dépasse tes limites, Sam… bloque tes pensées, surmonte tes peurs… sois fort et courageux. Merde ! Il en avait assez de devoir se montrer fort et courageux, alors qu’au fond de lui, il crevait de trouille !

C’est vrai qu’il s’était senti plus aguerri, ces derniers temps, mais c’était sans doute dû à la présence maléfique qui s’insinuait en lui, ou alors à l’assurance que lui prodiguait le médaillon. Tiens ? Le médaillon ! Ne pourrait-il pas l’aider dans sa lutte contre le démon qui prenait peu à peu possession de son corps, de son âme ?

Soudain plein d’espoir, il toucha sa poitrine, là où ses doigts s’attendaient à trouver le métal dur et froid du talisman de Mäesunia. Ils ne rencontrèrent que le vide. Sam tâtonna fébrilement son torse des deux mains. Aucune trace du pendentif !

– Le médaillon ! Je l’ai perdu !

– Perdu ? Comment as-tu pu l’égarer ? Dans la bagarre, l’autre nuit, peut-être ? s’exclama Ergolan, le ton légèrement accusateur.

Aleyna lui lança un regard courroucé. Ergolan se mordit les lèvres, regrettant déjà sa remarque.

– Non, il l’avait au cou lorsque nous sommes partis pour le port, j’en suis certaine.

– Des pickpockets ! L’attaque que nous avons subie n’était sans doute pas une coïncidence, murmura Mirwan en se grattant le front.

– Comment va-t-on faire, maintenant ? Je n’ai plus aucun espoir, soupira Sam, désemparé.

– Je ne pense pas que le talisman de Mäesunia aurait été d’une quelconque utilité dans ta lutte contre ce qui te ronge. Comme tu le sais, il te protège contre les sortilèges, pas contre la maladie.

– Alors ? Il n’y a plus rien à faire ? Je… je suis… perdu ?

– Comme je te l’ai expliqué, une personne a réussi à combattre le mal, et elle n’est ressortie de cette épreuve que plus forte, affirma Aleyna.

– Oui, un vaillant chevalier, ce qui est loin d’être mon cas, marmonna Sam. Je te rappelle que je ne suis pas un exemple de bravoure.

– Moi je te trouve très courageux.

Sam leva un sourcil, surpris d’entendre ces mots de la part d’Ergolan.

– Je n’aurais jamais imaginé te dire ça un jour, pourtant je suis persuadé que tu es beaucoup plus fort que tu le penses, renchérit celui-ci. Tu dois croire en toi, de la même manière que nous t’accordons notre confiance. S’il est une personne capable de surmonter cette épreuve, c’est bien toi.

Sam soupira :

– C’est gentil à vous de vouloir me remonter le moral, mais… je ne suis pas dupe. Autant me passer tout de suite par-dessus bord, comme ça mon cas sera réglé.

Il regarda les flots, comme attiré par le mouvement continu. Pourquoi pas, après tout ? Ce serait tout de même mieux que ce qui l’attendait…

Avant que les autres n’aient le temps de réagir, il grimpa sur la balustrade et l’enjamba. Il s’assit sur le promontoire, et respira profondément. S’il n’était pas assez haut pour que sa peur du vide le submerge, il n’en transpirait pas moins. Les gouttes de sueur collaient ses cheveux châtains sur son front et se mêlaient aux larmes qui perlaient de ses yeux noisette. Il était livide.

– Sam ! s’affola Aleyna.

Elle aussi pleurait, ses joues d’ordinaire si roses et fraîches concurrençant celles de Sam par leur pâleur.

– Je t’en prie, Sam ! N’abandonne pas ! Ne m’abandonne pas !

C’était un véritable cri du cœur. Sam en fut touché. Aleyna tenait sincèrement à lui. Pour un peu, il aurait eu envie de descendre de la balustrade et d’aller l’enlacer pour la consoler. Mais à quoi bon ? De toute façon, il allait disparaître. Alors, autant en finir tout de suite.

– Je suis désolé… je… je n’y arriverai pas. Je ne veux pas devenir un monstre ! Je ne veux pas devenir… comme eux !

Il regarda ses bras en frissonnant. Il se serait presque attendu à les voir recouverts de longs poils noirs.

– Tu ne deviendras pas comme eux ! Comme je te l’ai expliqué, la morsure de lycan ne provoque pas de transformation… Du moins pas sur le plan physique…

– Oui, tu m’avais dit aussi qu’elle n’aurait pas de conséquences !

Aleyna se pinça les lèvres, gênée.

– Je suis désolée, Sam. D’ordinaire, cela ne génère pas ce genre de complication. Ce qui t’arrive est très rare, et ne touche apparemment que les humains…

– Ben voyons… Et il fallait que ça tombe sur moi !

– Ce n’est peut-être pas un hasard, fit la voix de Mirwan.

Sam, surpris, se risqua à retourner la tête en direction de Mirwan. Le sage Aezdanan tendait une main vers lui avec douceur, comme pour le dissuader de sauter. Un pli soucieux barrait son front, et ses yeux gris reflétaient toute l’affection et l’inquiétude qu’il éprouvait envers Sam.

Ce n’est peut-être pas un hasard… Qu’avait-il voulu insinuer ?

Avant que Sam ne puisse l’interroger, il se sentit encerclé et tiré vers l’arrière. Par deux bras puissants et musclés qui le soulevèrent sans difficulté et qui resserrèrent leur étreinte une fois Sam en sécurité de l’autre côté de la balustrade.

– Ergolan ! Lâche-moi tout de suite !

Irrité, Sam chercha à se dégager, néanmoins le prince était bien plus fort que lui. Il maintenait la pression imperturbablement tandis que Sam gesticulait.

– Seulement si tu promets que tu ne tenteras plus de sauter à nouveau.

– Pourquoi ? N’ai-je pas le droit de mourir dignement ?

– Tu ne vas pas mourir ! Aie confiance en toi, pour une fois ! Essaie, au moins ! Tu baisses les bras sans même te battre ! Après tout ce que tu as accompli ! Toutes ces épreuves traversées ! Pense à ton père ! Je croyais que tu étais prêt à tout pour le retrouver !

Sam se calma et cessa ses efforts pour se dégager. Les paroles d’Ergolan avaient fait mouche. La mention de son père lui insuffla un regain de courage. Le prince avait raison. Il ne pouvait abandonner après tout ce qu’il avait enduré. Une fois de plus, Charlie Goillon serait son moteur, celui pour lequel il était venu en Aezdria.

Et sa mère ! Que ne donnerait-il pas pour la revoir ! Elle devait être morte d’inquiétude. Ne pas savoir où était son fils, ni même s’il était encore en vie ! Disparu sans laisser de traces, depuis des semaines, des mois peut-être…

Il avait perdu le fil du temps. Les journées se succédaient et semblaient passer si vite, dans l’empire d’Aezdria. Comme il lui paraissait loin, ce jour fatidique où la rencontre avec Cyclopée avait bouleversé son existence. Ce jour maudit, dans un sens, et béni, dans un autre.

Maudit, car il l’avait entraîné dans cette aventure qui risquait bien de lui coûter la vie. Il s’était trouvé face à des créatures monstrueuses qui cherchaient à le kidnapper, avait manqué être dévoré vivant par des lycans, et voilà qu’il allait probablement y perdre aussi son âme.

Béni, car il avait enfin une chance de retrouver ce père qu’il n’avait jamais connu, et auquel il s’identifiait tellement. L’occasion lui était donnée de se dépasser, de faire surgir du plus profond de lui-même des capacités qu’il n’aurait même pas soupçonnées. D’aller au-delà de ses limites. De vivre une Aventure, avec un grand A. Et surtout de rencontrer Aleyna.

D’autant plus béni que, pour la première fois de sa vie, l’on avait cru en lui. Il n’était plus simplement Sam Goillon, adolescent suisse de quatorze ans, mal dans sa peau et risée de tout un collège, souffre-douleur de Julien.

Depuis ce jour où il avait fait la connaissance de Cyclopée, il était Sam, l’Être Élu. Celui sur lequel tout un peuple comptait. Celui qu’on espérait.

Sam regarda ses amis un par un, et s’aperçut qu’il était la seule personne présente à douter de lui-même.

Ils te font confiance, Sam, alors fais-toi aussi confiance…

Il toucha sur son front, comme pour se donner du courage, le cristal en forme de losange qu’arboraient tous les Aezdanans, et qui lui permettait de comprendre instantanément toutes les langues parlées dans l’empire. Il avait fini par s’habituer à ce symbole incrusté dans sa chair, ainsi qu’aux modifications corporelles consécutives à sa transformation en Aezdanan. Il se sentait bien dans cette nouvelle silhouette. Plus grand, plus fort, plus svelte. Si son ventre conservait quelques rondeurs, le tout paraissait tout de même mieux proportionné. Peut-être était-ce aussi dû aux longues marches effectuées depuis qu’ils étaient partis d’Azourian.

Sam respira profondément, et prit une résolution. Oui, il relèverait la tête. Oui, il résisterait à ses démons intérieurs. Pour sa mère, pour son père. Pour Aleyna. Pour le peuple d’Aezdria. Mais surtout – et ça, c’était le plus important, car jusqu’à présent il n’avait jamais eu de considération pour sa propre personne – pour lui.

– Je me battrai, je vous le garantis. Je ferai tout mon possible pour lutter contre ce qui me ronge. Mais… vous devez me promettre une chose…

– Laquelle, Sam ? demanda Aleyna.

– Si je n’y parviens pas, si le mal s’empare de mon âme… tuez-moi.

Trois cris indignés fusèrent à l’unisson :

– Non !

Aleyna le serra contre lui, les larmes aux yeux.

– Promettez-moi. Je ne veux pas devenir un monstre. Et surtout…

Sa voix se brisa puis il se reprit :

– Je… Je ne peux pas risquer de vous blesser… ou pire.

Il frémit en songeant aux cauchemars qui hantaient ses nuits, à cette vision qu’il avait eue du corps de ses amis en sang, les vêtements en lambeaux, et lui qui se délectait de leur chair.

Aleyna allait protester à nouveau, quelque chose dans son regard l’arrêta. Elle avait compris que vivre ainsi serait pour lui une souffrance qu’elle ne souhaitait pas lui infliger.

– Je te le promets, murmura-t-elle, une larme coulant le long de sa joue qui n’avait toujours pas retrouvé ses couleurs.

Sam résista à l’envie de caresser ses cheveux de miel, qui ondulaient librement en cascade le long de ses épaules. Ce n’était ni le moment ni l’endroit. Ergolan s’avançait vers lui et le serra dans ses bras.

– Je t’en fais serment, mais je compte sur toi pour ne pas avoir à le faire, déclara-t-il, la voix enrouée par l’émotion.

Sam lui sourit en retour. Un sourire triste, las. Il était touché de voir à quel point il était important pour Ergolan. Malgré les différends qu’ils avaient eus, et la rivalité qui existait encore parfois entre eux au sujet d’Aleyna, il comprit que celui-ci tenait beaucoup à lui.

Entre les deux adolescents, si la relation demeurait par moments tendue, elle n’en restait pas moins forte. Un peu comme deux frères, qui, bien que complices, ne pouvaient s’empêcher de se quereller.

Ergolan souffla bruyamment. Il tenta de juguler le flot d’émotions qui le submergeait et détourna le regard avant qu’Aleyna ne remarque ses yeux humides. Il ne se cacherait pour une fois pas derrière sa jovialité habituelle. La situation était bien trop grave.

Ergolan recula d’un pas, cédant la place à Mirwan qui s’avança vers Sam. Lui ne cherchait pas à masquer ses sentiments et laissa librement les larmes couler le long de ses joues rebondies tout en serrant Sam si fortement dans ses bras qu’il l’en étouffait presque. Il le garda ainsi plusieurs minutes, jusqu’à ce que Sam manifeste son besoin d’espace. Il leva les yeux vers Mirwan, et lut dans son regard la promesse que celui-ci réaliserait sa volonté le moment venu si les choses devaient mal tourner.

La vue brouillée, Mirwan recula et bredouilla :

– Nous n’aurons pas à en arriver là, Sam. Je suis sûr que tu sauras te débarrasser de tes démons, comme ton ancêtre avant toi.

– Mon ancêtre ? C’est pour ça que tu m’as dit que ce n’était peut-être pas un hasard ?

Mirwan approuva d’un hochement de tête :

– Oui. Dans le livre que Carlorian a prêté à Aleyna, il est précisé que la seule personne qui ait réussi à lutter contre « Le Mal des Lycans » – car c’est ainsi que se désigne ce dont tu souffres – est un humain membre de la famille impériale. S’il n’est pas nommément cité, certains passages me laissent penser qu’il s’agit de ton aïeul, l’empereur Ormandi.

– Mon ancêtre a lui aussi été mordu ?

– Je ne peux répondre à cette question de façon précise. Je l’ignore. Néanmoins je me souviens qu’à l’époque, il courait des rumeurs à ce sujet. L’on disait également qu’Ormandi avait un lien avec la défaite de Gargandal. Ce n’étaient que des clabaudages, démentis par la suite par Philétus. Pourtant, je pense qu’ils étaient fondés. Et que ce n’est pas un hasard si c’est toi en personne, le descendant d’Ormandi, qui as été choisi pour vaincre Gargandal.

Sam resta un moment songeur. Les yeux dans le vague, il réfléchissait aux propos de Mirwan. Les paroles de son ami lui redonnèrent du courage.

– Tu crois qu’Ormandi avait dans ses gènes l’antidote lui permettant de résister au mal qui l’envahissait, et que je serais doté de ce même antidote ?

– Peut-être. Je l’espère…

Mirwan soupira. Il n’ajouta pas le fond de sa pensée. Celui qu’il supposait être Ormandi était le seul humain affligé par le syndrome du mal des Lycans à s’en être sorti. S’il ne possédait pas une quelconque immunité héréditaire, il se demandait bien ce qui pourrait sauver Sam. Il préféra taire ses craintes et répondit avec un optimisme un brin forcé :

– J’en suis sûr, même.

Ses paroles avaient atteint leur but. Sam semblait plus calme, et dans ses yeux brillait une lumière qui n’était plus là auparavant : l’espoir. Celui que l’antidote se trouvait en lui, dans ses chromosomes. Et la certitude que l’amour de ceux qui l’entouraient deviendrait son moteur.

– J’espère que tu as raison, finit par dire Sam. Je préférerais tout de même que vous preniez vos précautions. Attachez-moi, que je ne puisse pas vous faire de mal.

Il tendit les bras vers ses amis, comme s’il attendait qu’ils lui enfilent les menottes. Mirwan secoua la tête :

– Je ne pense pas que cela soit nécessaire en journée. C’est la nuit que tes démons se réveillent.

– Pour l’instant. Si j’échoue, si je les laisse me posséder, mon âme sera leur de jour comme de nuit, n’est-ce pas ?

Mirwan passa une main nerveuse dans ses cheveux blonds, puis se caressa le menton. Il esquissa une étrange grimace, comme s’il se refusait à dire les choses. Il finit par bredouiller :

– Oui… mais… nous n’en sommes pas là. Je ne pense pas que tu représentes un danger pour les autres, du moins pas en journée. Toutefois tu as raison, nous ferions mieux de te garder attaché la nuit.

– OK. Alors, faites un nœud solide avec les cordes, car j’ai l’impression que mes forces décuplent pendant mes moments de crise.

– Ne t’inquiète pas pour ça, Sam. Je doute que tu parviennes à te délivrer de ça, dit Aleyna.

Sam la regarda, étonné. Il la vit lever sa baguette magique dans sa direction, proférer quelques paroles dont il ne comprit pas le sens, et avant de pouvoir réaliser ce qui lui arrivait, se retrouva à terre, ligoté comme un saucisson dans ce qui ressemblait à des lierres.

– Eh ! Pas mal ! J’ignorais que les fées savaient faire ça ! s’exclama Ergolan.

– Nous maîtrisons beaucoup d’autre chose, rétorqua Aleyna.

En moins de temps qu’il en faut pour le dire, Ergolan rejoignit Sam au sol et se tortilla à son tour dans un enchevêtrement de lianes.

– Je vous mets au défi de vous en sortir par vos propres moyens, les garçons.

Ses yeux avaient recouvré un peu de leur gaîté habituelle. Les propos de Mirwan lui avaient à elle aussi redonné espoir. Elle sourit à les voir se trémousser et se contorsionner pour essayer de se défaire de leurs liens. Sans succès. En d’autres circonstances, elle se serait esclaffée, mais se contenta d’un petit rire presque forcé.

Elle finit par avoir pitié d’eux et les libéra.

– Efficace, marmonna Ergolan en se frottant les poignets, un tantinet vexé de la situation de faiblesse dans laquelle il s’était retrouvé. Une fois de plus, il s’était fait moucher par Aleyna.

– C’est parfait, Aleyna. Je ne pense pas que je parviendrai à me délivrer de mes liens, même avec une force surhumaine.

Sam en ressentit un certain soulagement. Une maigre consolation, certes, mais au moins, il ne serait pas un danger pour les autres. S’il leur faisait du mal, il ne pourrait le supporter. L’émotion le submergea à nouveau. Il sentit ses yeux se mouiller et essuya furtivement une larme.

– J’ai besoin de me retrouver un moment seul, histoire de digérer tout cela.

– Hors de question ! Tu crois peut-être qu’on va te laisser après ce qui vient de se produire ? Han han. Tu peux toujours rêver !

– J’en ai vraiment besoin, Ergolan. Je ne sauterai pas, je te le jure.

– Tu ne feras rien qui mettrait ta vie en danger ?

– Promis. Je veux juste être seul.

Ergolan le regarda avec suspicion, peu convaincu.

– Désolé mon ami, c’est non. À partir de maintenant, je serai ton ombre. Où tu iras j’irai…

Ergolan décocha un clin d’œil et se prépara à sortir une nouvelle blague, cependant le bateau tangua et son sourire se figea. Son teint, de pâle, était devenu livide, et il dut se raccrocher à la rambarde. Courbé en deux, il poussa un gémissement :

– Oh… Qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne me suis guère senti aussi mal…

– Nous autres Aezdanans n’avons pas le pied marin, répondit Mirwan qui semblait tout aussi mal en point.

– Je croyais que vous n’étiez jamais malades ?

– Effectivement, toutefois nous ne sommes pas un peuple de l’eau. Je ne connais pas un Aezdanan qui apprécie de se retrouver en mer.

Mirwan porta la main à sa bouche, réprimant une nausée. Sam le regarda avec compassion. Pour une fois que ce n’était pas lui ! Lui-même adorait cette sensation, le souffle du vent qui lui fouettait le visage, l’air iodé dont il emplissait ses poumons. C’était la première fois qu’il naviguait. Si les circonstances n’avaient été aussi sombres, il en aurait pleinement profité.

– Allez vous coucher, je resterai avec Sam, proposa Aleyna.

– Que nenni ! On ne va quand même pas te laisser seule avec…

Ergolan se mordit la lèvre. Aleyna le fusillait du regard. Elle paraissait vraiment furieuse. Quel idiot ! Il devrait savoir, depuis le temps, qu’elle ne supportait pas qu’il la traite comme une faible femme sans défense. Il ne pouvait s’en empêcher, c’était plus fort que lui.

– Allez vous coucher, répéta Aleyna d’un ton sans appel.

Ergolan et Mirwan capitulèrent puis s’éloignèrent, après avoir reçu d’Aleyna quelques soins qui ne leur laisseraient qu’un court moment de répit. Tant que la houle serait impétueuse, ses dons ne seraient pas suffisants.

Sam et Aleyna se retrouvèrent seuls. Accoudés à la balustrade, ils contemplaient la mer en silence, le regard envoûté par les vagues de plus en plus hautes qui se dressaient devant l’Ayral. Malgré le bruit qu’elles provoquaient en heurtant la coque de nacre, Sam pouvait entendre les battements de son cœur qui s’intensifiaient dans sa poitrine. Seuls ! Ils étaient enfin seuls, tous les deux !

Ils se tenaient l’un à côté de l’autre, si proches qu’il pouvait sentir l’odeur enivrante de sa peau. L’émotion le submergea. Un feu d’artifice naquit dans le creux de son ventre et se propagea à l’entier de son corps. Une envie folle de l’embrasser le saisit.

Sam ferma les yeux, imaginant le goût sucré de ses lèvres, les baisers qu’il déposait sur sa nuque délicate, sur ses paupières bordées de longs cils voluptueux. Si seulement il osait…

Il rouvrit les yeux et la couvrit d’un regard chargé d’émotion. Une mèche de ses cheveux, portée par le vent, vint lui chatouiller la joue. Il la prit tendrement et la remit avec douceur derrière son oreille, les doigts tremblants.

À ce moment, le bateau tangua plus fortement, projetant Aleyna dans les bras de Sam, qui en perdit toutes ses inhibitions. Il ne pouvait plus résister à ce flot de désir qu’elle provoquait en lui. Sans réfléchir, l’adolescent resserra son étreinte et fit ce qu’il n’aurait cru possible.

Il s’empara avidement de ses lèvres, comme il l’avait fait si souvent en songe. Cette fois, ce n’était pas un rêve. Cette fois, c’était bien réel ! Il embrassait Aleyna ! Et elle répondait à son baiser !

Le plaisir le submergea, affolant son cœur, inondant son corps d’une chaleur brûlante. Des frissons le parcoururent tout entier. Jamais encore il n’avait ressenti pareil bonheur. Il aurait voulu que cela dure pour l’éternité.

Malheureusement, l’instant de pure extase ne dura guère. Rattrapé par ses pensées, Sam relâcha son étreinte. Le souffle court, il reprit lentement ses esprits. Il regarda Aleyna, si belle, si douce, si passionnée. Qu’avait-il donc fait ? Il n’aurait pas dû céder à ses pulsions, il n’en avait pas le droit. Quel avenir pourrait-il lui proposer ? Il était un danger pour elle.

– Pardon, Aleyna, je n’aurais pas dû. Je suis désolé, je… je ne t’apporterai rien de bon, s’écria-t-il avant de s’enfuir précipitamment.

Aleyna resta un moment interdite, subjuguée par les sensations nouvelles que le baiser de Sam avait fait naître en elle. Elle se remémora la conversation qu’elle avait entendue entre Ergolan et Sam, lorsqu’elle se trouvait cachée dans la besace. Celle qu’ils avaient eue au sujet de l’amour. Était-ce donc cela ? Elle ne se souvenait pas avoir éprouvé une telle émotion.

Non, elle n’avait jamais connu pareil feu d’artifice. Ce feu qui se propageait dans son corps, à l’instar d’un buisson ardent… Ce cœur battant, palpitant au gré d’une impulsion nouvelle…

Elle secoua la tête, comme pour se réveiller d’un rêve. Sam ! Il ne devait pas rester seul !

– Sam, attends !

Le temps qu’elle reprenne ses esprits, celui-ci était déjà hors de vue, disparaissant à l’intérieur du navire. Sam s’était engouffré précipitamment dans les escaliers qui menaient à la cale. Il avait besoin de trouver un endroit isolé, un lieu secret à l’abri des regards. Il ressentait encore la brûlure cuisante du baiser d’Aleyna, peinant à réaliser ce qui s’était produit ! Il aurait dû se sentir heureux, pourtant il ne pouvait se défaire d’une pensée obsédante. Était-ce vraiment lui qui avait osé embrasser Aleyna, ou était-ce l’Autre, celui qui s’emparait peu à peu de son âme et de son cœur, celui contre lequel il devait lutter ?

Ravalant ses sanglots, il descendit les marches quatre à quatre. Il avait l’esprit si préoccupé qu’il ne s’attarda même pas sur la ligne parfaite du bateau qui lui aurait arraché un « waouh » enthousiaste en d’autres circonstances. La caravelle ne ressemblait en rien à ce qu’il avait pu imaginer jusque-là, comme bien des choses dans l’empire d’Aezdria.

Les parois recouvertes de coraux rivalisaient avec les plus beaux fonds marins tandis que le sol, transparent, laissait percevoir des poissons multicolores.

Sam continua son exploration. Le bateau était beaucoup plus spacieux qu’il ne l’aurait cru. Il emprunta une enfilade de pièces jusqu’à ce qu’il parvienne à la dernière, à peine plus grande qu’un cagibi. L’endroit serait parfait pour être tranquille. Il s’allongea en position fœtale avant d’éclater en sanglots.

Il demeura ainsi un long moment, tentant d’évacuer le stress et l’angoisse ressentis au cours de cette journée, ne gardant en mémoire que le souvenir du baiser d’Aleyna. Les soubresauts qui agitaient son corps s’estompèrent peu à peu. L’endroit agissait sur lui comme un calmant, apaisant ses peurs, à l’instar de la salle aux cocons de Lunabella. Si bien qu’il finit par s’endormir, exténué par la nuit blanche qu’il avait passée à Solderad et par l’intensité émotionnelle de ces dernières heures.

2

Le Grand Mage Noir

Cour du château de Dragmériade, au même moment.

Le vent glacé fouettait son visage, plaquant ses cheveux noirs et gras contre ses joues émaciées, sa toge de lin s’enroulant autour de son corps décharné. Il se tenait solidement campé sur ses jambes, ses longues ailes déployées résistant à la tornade qui sévissait tandis que les oiseaux s’écrasaient tout autour de lui. La pluie dégoulinait sur sa tête cornue et le long de son cou, mais ne semblait pas l’atteindre.

Son bras, toujours tendu vers le ciel, maintenait fermement le sceptre d’où jaillissaient les éclairs de feu qui zébraient le firmament.

Gargandal pouvait ressentir l’énergie, la puissance qui circulait dans son corps. Cette puissance qui lui avait tant fait défaut, il l’avait enfin retrouvée.

Néanmoins, quelque chose n’allait pas. Quelque chose clochait.

Quoi ?

La jouissance qu’il avait éprouvée au départ s’était muée en un profond sentiment d’exaspération. Lequel s’accroissait de minute en minute jusqu’à devenir une franche colère.

Du point de vue d’un observateur extérieur, tout semblait se dérouler selon ses plans. La nature, comme prise de folie, répondait à ses ordres, la tornade sévissait, emmenant dans son sillage arbres, oiseaux ainsi que les rares créatures qui avaient commis l’erreur de se risquer au-dehors.

Du coin de son œil noir, Gargandal contempla un Dragandard imprudent dont le corps, semblant aussi léger qu’une plume, tangua et tournoya comme une toupie avant de s’écraser à terre avec force. Le choc aurait dû l’assommer. Il se releva tout de même et, sans présenter le moindre signe de blessure, courut se réfugier à l’intérieur du château.

Gargandal haussa les épaules. Peu lui importait le Dragandard. Il reporta son attention sur ce qui avait engendré sa colère.

Le sceptre.

Il ne fonctionnait pas comme il le devrait.

Pourtant, il contenait une magie puissante, c’était indéniable.

Alors pourquoi ne fonctionnait-il pas correctement ?

Au lieu d’émettre un faisceau lumineux continu, dont le rayon réunirait ce qui avait été séparé – les deux mondes –, il ne faisait que cracher des éclairs de feu, aussi considérables soient-ils.

Le problème venait-il de lui ? Même s’il lui en coûtait de l’admettre, il devait bien reconnaître que le millénaire passé à végéter avait pu altérer ses pouvoirs. Et cette idée le mettait dans une colère noire. Il ne pouvait se permettre d’entacher son retour par un échec.

Si seulement il avait plus de temps ! Il avait besoin de reprendre des forces. Cependant, Dragonna ne pouvait guère attendre.

Il se concentra plus consciencieusement sur sa tâche, et tenta à nouveau d’émettre le faisceau continu.

Peine perdue.

Le sceptre tressautait entre ses mains. Un frémissement à peine perceptible au départ, qui se transforma rapidement en une vibration de plus en plus forte. Si puissante qu’il éprouvait de plus en plus de difficulté à tenir le bâton. Des étincelles en jaillissaient, brûlant ses doigts fins aux longs ongles noirs. Dans sa sphère de cristal, la petite bille bleue oscilla et se déplaça.

Peut-être le problème venait-il de là ?

Oui, sans doute !

Pourquoi les femmes avaient-elles toujours la manie de vouloir enjoliver les choses ? Ne pouvaient-elles donc se contenter de l’utile ? Mais non, il fallait qu’elles y joignent l’agréable, au risque de dénaturer la fonction première de l’objet.

Gargandal sentit la colère monter encore d’un cran, et serra le poing. Si Dragonna n’était pas au plus mal, il lui aurait fait payer cher son effronterie. Oser modifier son sceptre ! À lui, Gargandal ! Et avec mauvais goût, en plus ! Une bille bleue dans une sphère de cristal, il y avait mieux, question décoration.

Il secoua la tête d’un air énervé et referma si fortement sa main sur l’orbe que celui-ci se rompit. Il ne sourcilla même pas lorsqu’un bris de verre se planta dans sa paume, laissant couler un sang aussi noir que ses yeux. Il se contenta de l’enlever et de le jeter à terre.

Le tesson heurta la bille bleutée en tombant sur le sol, provoquant un petit tintement. Le son, qui serait passé inaperçu quelques secondes plus tôt, noyé par le brouhaha de l’orage, rompait un silence devenu oppressant.

Les grondements du tonnerre s’étaient tus, le sifflement du vent n’était plus qu’un doux murmure. Même le plic-ploc de la pluie avait cessé. La tempête s’était calmée, aussi soudainement qu’elle était arrivée.

Gargandal regarda le sang qui s’écoulait de sa blessure remonter le flux – comme s’il remontait dans le temps – et reprendre sa place dans le creux de la coupure. Laquelle se referma, sans laisser de cicatrice.

Il émit un petit rictus de satisfaction. Maintenant, les choses sérieuses pouvaient commencer… Et cette fois, cela allait fonctionner ! Il se concentra et répéta la formule :

« Par les pouvoirs de Crucifer, roi des enfers, par les pouvoirs de Galanèbre, roi des ténèbres, par la puissance de Créonade, roi des tornades, moi, Gargandal, Grand Mage Noir, dissous le sortilège qui fut en son temps établi et ordonne la réunion des deux mondes. Que la tempête s’abatte sur l’univers, que sa force détruise les frontières et que le chaos règne sur cette terre ».

À nouveau, l’orage gronda, néanmoins le sceptre refusait toujours de donner tout son potentiel. Il vibrait même si intensément que Gargandal dut déclarer forfait.

La colère fit jaillir la veine sur sa tempe, ses petits yeux sombres semblaient sortir de leurs orbites et sa mâchoire anguleuse se crispa.

Il regarda le sceptre de plus près et l’observa dans ses moindres détails. C’était lui le responsable. C’était essentiel.

Sinon, il perdrait la face.

Le premier examen visuel ne lui apporta aucune réponse. Gargandal ferma les paupières et glissa ses doigts sur le long bâton d’ébène. Il laisserait parler ses sens.

Il caressa l’objet comme s’il s’était agi d’une femme. De Dragonna. Il imagina sa peau douce, soyeuse, qu’aucun défaut ne venait ternir. Il explora minutieusement chaque parcelle. Il était parvenu aux trois quarts de son examen lorsque ses phalanges rencontrèrent ce qu’elles recherchaient.

Là, à peine perceptible, quasi invisible à l’œil nu : l’imperfection ! Une fine cicatrice qui zébrait le manche de part en part. Son sceptre avait été brisé !

Le soulagement le submergea, puis la colère. Soulagement, car il venait d’obtenir la confirmation que le problème n’émanait pas de lui.

Colère, car il savait que désormais, il ne serait pas en mesure de résoudre cette contrariété de sitôt. Et le temps pressait. Dragonna risquait de ne pas y survivre.

Il regarda une nouvelle fois la fine cicatrice. L’on avait recollé les morceaux avec tant de doigté qu’il ne l’aurait même pas aperçue sans un examen aussi attentif.

Un travail d’orfèvre. Celui qui en était à l’origine était de toute évidence un grand artisan. En reproduire un autre ne devrait pas lui poser problème.

Gargandal se dirigea d’un pas pressé en direction du château. Il traversa la cour dont le sol d’ordinaire sec, peu habitué à une pluie si abondante, s’était transformé en véritable bourbier à la suite des récentes intempéries.

Il caressa machinalement du doigt l’un des dragons de pierre sculptés qui entouraient l’entrée puis avança à l’intérieur de ce qui ressemblait à une imposante mâchoire. Les stalactites et stalagmites jaunies qui constituaient le porche, semblables à des canines recourbées, lui donnaient l’impression de s’enfoncer dans une gueule béante.

Les dragons. Il reconnaissait bien là la griffe de Dragonna. Elle avait toujours voué une grande admiration à ces bêtes ancestrales. À tel point qu’elle avait cherché par tous les moyens à les faire revivre. Les Dragandards en étaient d’ailleurs un dérivé.

S’il ne partageait pas sa passion pour ces créatures, Gargandal devait tout de même admettre qu’elle avait bien réussi son œuvre. Les Dragandards qu’elle avait façonnés étaient bien plus performants que ceux dont il gardait le souvenir. Plus forts, plus puissants, plus résistants. La preuve en était ce Dragandard, qui s’était relevé sans une égratignure après une chute qui aurait pu lui être fatale. Et l’autre, dont il avait oublié le nom… Il était revenu à la vie après avoir ingurgité un poison mortel.

Il en ressentait une certaine irritation. Dragonna avait réussi où lui-même avait échoué. Elle avait créé des êtres supérieurs, bien que dotés d’une intelligence quasi inexistante. Ce qui, soit dit en passant, était aussi une chance. Mieux valait des sujets sans trop de cervelle. L’instruction engendre la révolution.

Dans l’entrée, un serviteur déroula devant ses pieds un long tapis pourpre. Gargandal le foula, déposant sans aucune gêne ses empreintes boueuses, et se dirigea tout droit vers lui.

Celui-ci, un Radugard, le regarda venir avant de baisser les yeux. Engoncé dans une chemise rêche trop grande pour lui, il tremblait de tout son frêle corps. Son pelage fait de poils gris rayés de noir se hérissait de frayeur à l’approche de Gargandal. Ses longues oreilles pointues frémirent lorsque le sorcier lui demanda sèchement :

– Qui est le maître-baguettier ?

La petite gueule de fouine frissonna de plus belle. Les yeux toujours baissés, il mit les paumes devant sa bouche, indiquant qu’il ne pouvait pas parler.

Gargandal secoua la tête en signe d’exaspération. Le serviteur avait la langue coupée. Encore une des idées de Dragonna.

– Si tu ne peux me le dire, conduis-moi vers lui.

Le Radugard hésita. Il semblait sur le point de défaillir. Il finit par relever timidement un œil inquiet et haussa les mains pour montrer son ignorance. Devant le regard noir de Gargandal, il lui fit signe de le suivre.

Gargandal lui emboîta le pas. Les muscles de sa mâchoire se crispèrent sous l’effet de la colère et de l’exaspération. Il se trouvait réduit à talonner un serviteur, comme le dernier des visiteurs. Il n’avait jamais vécu en ces lieux, Dragonna avait fait construire la forteresse après sa… disparition. Il aurait été bien incapable de dire où il allait. Un étranger dans son propre château ! Et cela ne lui plaisait pas, mais alors pas du tout !

Gargandal regarda autour de lui. Des miroirs, encore des miroirs ! Bien qu’ils fussent moins abondants que dans les étages supérieurs, il en dénombra tout de même trois sur le seul mur qu’il longeait. Il y jeta rapidement un œil et ce qu’il y vit accentua son amertume.

Des cheveux couleur corbeau, gras et filasses, qui tombaient négligemment sur ses épaules, un visage émacié, blafard, des sourcils broussailleux, une silhouette décharnée et une toge élimée par les ans. Même les deux cornes qui surplombaient sa tête semblaient avoir perdu de leur prestance.

Il haussa les épaules. On verrait ça plus tard. Pour l’heure, il avait d’autres préoccupations.

Parvenu devant une lourde porte de bois d’ébène ornée des fameux dragons, Gargandal congédia le serviteur d’un geste impatient et poussa le double vantail.

Il pénétra dans une vaste salle, au plafond de voûte soutenu par dix piliers de marbre gris. Un lustre à douze branches semblable à des serpents éclairait les lieux, à l’instar des larges fenêtres qui couvraient tout un pan de mur et laissaient passer les rayons des lunes. Conformément au reste de la demeure, les couleurs rouge, noire et or prédominaient.

À l’intérieur, une grande agitation régnait. Des sorciers, installés à deux tables de bois aussi longues que la pièce – ce qui n’était pas peu dire au vu de la dimension tout à fait honorable de la salle – s’entretenaient avec véhémence. Apparemment, ils relataient les récents événements.

Gargandal avait eu le temps de saisir quelques bribes de conversation avant que toutes les discussions ne s’interrompissent à son arrivée. « Réunir les deux mondes… Gargandal… moins de pouvoir… sceptre… plus ce qu’il était » furent entre autres les mots qu’il parvint à entendre.

De toute évidence, ses exploits dans la cour du château avaient eu des témoins. Sans doute les imposantes fenêtres donnaient-elles sur le parc…

Gargandal resta un moment silencieux, tandis que les sorciers gardaient les yeux baissés sous le joug de son regard noir. Les épaules voûtées en guise de soumission, leurs cornes pointant vers le sol, ils attendaient la vindicte de leur maître.

Gargandal prit son temps, ce qui ajouta encore à la tension environnante. Il marcha nonchalamment dans la salle, observateur, apposant parfois sa main sur l’un ou l’autre. Enfin, il s’arrêta au centre de la pièce et déploya ses ailes.