Les naufragés du Métaverse - Anke Feuchter - E-Book

Les naufragés du Métaverse E-Book

Anke Feuchter

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« Les autofictions dont j’étais créatrice et objet, actrice et metteuse en scène, finissaient vite par prendre les rênes de ma vie. Je m’étais ligotée pieds et mains. Nageant dans un bonheur narcissique, je n’en savais rien. »

Nous sommes en 2039. La révolution du Métaverse a alors bien eu lieu. Comment retrouver le chemin vers son corps et une vie ‘vraie’ quand on a cédé aux promesses d’un monde où le sublime serait accessible à tous ? Où tout se choisit - jusqu’au moment de réaliser que la liberté sans fin n’est autre qu’une prison sordide ne connaissant que la loi du marché. Le pari d’Océane, la quadragénaire noyée dans le monde du paraître, et d’Yvon, de vingt ans son aîné et loin du Métaverse, sera celui-ci : chercher la reconnexion avec un monde et une nature devenus hautement fragiles.

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Anke Feuchter

Les naufragés du Métaverse

La destruction allait crescendo.

Alors, une folie d’un genre nouveau nous saisit. Esquiver la réalité, fuir nos responsabilités. Se dédoubler dans un décor fait de pixels et d’algorithmes. Ne plus jamais arrêter la valse de nos vanités. Une danse fatale.

Océane

Le glissement était lent et dangereusement imperceptible.

L’engrenage se mit en place bien avant que je n’en prenne conscience.

Après une dizaine d’années, la situation eût sans doute mérité d’être qualifiée de grave. Elle allait empirer.

Au moment de finalement m’effondrer, j’avais passé pas loin de deux décennies dans un entre-deux insondable. M’étais perdue dans des ténèbres affichant tant de couleurs excitantes. Dans un décor singeant lavie.

Ces années pesaient lourd dans ma vie : j’avais eu vingt-cinq ans en m’aventurant dans ces paysages nouveaux, y avais patiemment construit une prison pendant une bonne dizaine d’années, ne plus quitté ma cellule pendant autant de temps, et ce n’était qu’à quarante ans passés que je tentais tant bien que mal de récupérer un double de la clé pour pouvoir en ressortir.

Je n’avais été ni été toxicomane ni alcoolique, je n’avais pas vendu mon corps, tout au moins au sens que cela recouvrait dans le « monde d’avant ».

J’avais néanmoins mis mon existence en péril.

Yvon

Nous étions mercredi 30 novembre2039.

Une journée d’une clarté exceptionnelle pour ce mois à la réputation grise. À trois heures de l’après-midi, le soleil rentrait à travers les deux fenêtres de mon cabinet, illuminant le parquet et ravivant le jaune orangé du vieux tapis de laine. Je me sentais bien, tranquille, moins tendu que souvent ces derniers temps. Je m’apprêtais à recevoir pour sa première consultation une femme qui m’avait contacté quelques jours auparavant. Sur l’écran de mon téléphone s’afficha son visage légèrement déformé par la caméra. « Au moins elle est à l’heure », me fis-je la réflexion. La ponctualité était de moins en moins une valeur partagée : un phénomène de ces temps où la majorité des gens rechignaient à honorer un rendez-vous pour lequel il fallait se déplacer – dans le sens traditionnel du terme. Les « in-person sessions» étaient devenues si impopulaires que ma patientèle s’était rétrécie comme une peau de chagrin, sans que cela, par ailleurs, ne m’inspirât un sentiment de cet ordre. Si j’avais pu être pendant de longues et belles années un thérapeute à l’agenda rempli, les quelques séances hebdomadaires qui me restaient étaient si faciles à mémoriser que je ne jetais que rarement un coup d’œil à mon carnet de rendez-vous en ligne – cet outil numérique que j’avais été forcé d’accepter au risque de perdre les derniers volontaires à consulter le vieux psy que j’étais devenu. Un vrai et bel exemple de vieux schnock, comme je le constatais régulièrement en me rendant sur les réseaux sociaux — ceux auxquels j’avais accès et qui étaient sans doute autant passés de mode que moi-même puisque c’étaient ceux qui ne vous demandaient ni avatar ni identité numérique complexe que je me refusais de créer — vieux schnock et snob à lafois.

Je jetai un regard furtif dans le miroir sur le mur, effleurai du bout des doigts la petite tête ronde de Ganesh — ma statuette préférée, rapportée d’un voyage en Inde au début de ma carrière de thérapeute — et actionnai le bouton d’ouverture de la porte d’entrée.

« Elle en met du temps à arriver », me fis-je une seconde remarque au compte de « la nouvelle ». Mon cabinet se situant à l’entresol de l’immeuble, il n’y avait que quelques marches à monter. Océane Fabert finit par se présenter devant moi, ce furent sa pâleur et une curieuse impression se dégageant de son corps, qui me frappèrent. C’étaient ses yeux qui me décontenancèrent le plus. Leur regard passait à travers moi. Le qualifier de « vide » eut été inexact. Non, il cherchait plutôt plus loin, comme si la nourriture visuelle que lui offraient la pièce, les meubles, les tableaux et moi-même n’était pas suffisante pour qu’elle en enregistrât les perceptions.

Déstabilisé, je pressentais une problématique d’une nouvelle nature. Allais-je pouvoir aider Océane Fabert à affronter et, si possible, résoudre les problèmes qui l’avaient conduite chez le thérapeute passé de mode que j’étais ?

***

Cela faisait une heure qu’Océane Fabert était assise en face d’Yvon Yankelmann. En cette fin d’après-midi, le soleil déclinant envoya quelques derniers rayons pâles à travers la fenêtre, mettant en valeur à présent le velours rouge grenat du canapé ainsi qu’un tableau au-dessus du bureau d’Yvon. Il s’agissait d’une reproduction de Hans Hartung, ce peintre allemand qu’il aimait pour ses couleurs vives et le trait de pinceau issu d’un geste unique. Océane avait à peine prononcé une dizaine de phrases depuis le début de leur entretien. La quarantenaire — née en 1996 comme elle l’avait indiqué sur la demande du thérapeute — donnait une impression de confusion autant que de nervosité.

« Difficulté à rester présente » écrivit Yvon sur sa tablette, regrettant une fois de plus son vieux carnet sur lequel il avait eu, « avant », l’habitude de griffonner. Ce fut après une altercation avec un patient lui proposant sur le ton du sarcasme de prendre une « plume et un encrier » pour ses notes qu’Yvon s’était résigné à donner le change, sachant que sa « mise à niveau » ne durerait qu’un temps. Il avait eu raison. En 2039, prendre librement des notes au lieu de se laisser guider par un questionnaire évolutif basé sur l’intelligence artificielle était obsolète, voire aux yeux de certains, subversif.

À présent, Yvon lutta contre la tentation grandissante de remplir les blancs que laissa Océane entre chacun de ses fragments de phrase par le libre cours de ses propres pensées.

–Au début, c’était juste génial. Vraiment.

Comme des variations sur un même thème, ce fut l’information principale à retenir des propos d’Océane. Pourtant, la jeune femme ne lui semblait pas idiote. Ce fut plutôt son trouble qui semblait la couper d’une interaction fluide. Yvon s’étonna. Le message électronique qu’elle lui avait envoyé avait été court et concis – comment se faisait-il qu’en face à face elle paraissait incapable de lui donner des renseignements simples au sujet de la raison même qui l’avait poussée à consulter ?

–Vous avez développé une addiction au Métaverse, c’est bien cela ?

Aussitôt la question prononcée, Yvon sentit sa main droite se refermer comme pour rattraper ses propos : ne jamais interférer dans les développements de ses patients – il avait violé la règle d’or dès la première séance…

Ouvrant la fenêtre après le départ d’Océane, pour aérer la pièce et fermer les volets, leur ultime échange de cette première séance tourna dans satête.

–J’y vis.

–Et qu’est-ce qui vous a amenéeici ?

–Si je ne fais rien, je vais mourir. Et je ne suis pas la seule.

Océane

Durant le premier été, rien ou presque n’avait changé dans ce que je savais encore être ma « vraie vie ». Mais pourquoi d’ailleurs je la disais « vraie » ? Était-ce parce que je m’y employais à exécuter des tâches socialement reconnues ?

Je sortais alors tout juste de mon école de commerce, heureuse d’avoir décroché quasiment tout de suite un contrat de consultante junior dans un cabinet d’audit. Je m’imaginais effectuer des missions dans des entreprises ravies de m’accueillir — tout au moins à l’étage de la direction —, me voyant comme la personnification des meilleures stratégies pour couper tant et plus dans leurs budgets de dépenses. Je me voyais déambuler dans les larges couloirs de bâtiments prestigieux, suivie de regards admiratifs, d’yeux se posant sur mes tailleurs-pantalons et surtout sur moi-même, qui incarnais l’idéal de la working girl, aussi charmante que compétente. Celle qu’aucun dirigeant n’associerait à un allègement de masse salariale. J’étais celle que tout patron avait plaisir à convier à ses déjeuners d’affaires dans des restaurants de choix, voire étoilés. #metoo étant passé par là, je n’étais pas prête pour autant à céder ne serait-ce qu’une once de mon intégrité physique !

Ce fut, en gros, la teneur de mes fantasmes d’avenir en ce printemps 2020 où, j’allais enfin plonger dans le grand bain de la vie. La cérémonie de remise de diplômes fut annulée. Le premier confinement annoncé. Mon grand bassin se limitait à mon studio de 15m2, kitchenette et salle de bains comprises. Les audits se faisant en visio, je travaillais comme tout le monde chemisier en haut, pantalon de pyjama en bas. L’arrière-plan flouté pour que la penderie derrière moi ne puisse pas plus se distinguer que les photos punaisées au mur. Exposer un labrador poilu, une fillette avec un grand sourire mais sans incisives (moi) et une énorme peluche avec un seul œil sous forme de bouton ne tenant qu’à un fil (mon nounours Toby) n’était pas vraiment compatible avec l’image de la « tueuse » qui décelait le moindre dérapage budgétaire. L’idée de me séparer de ma galerie sentimentale, curieusement, ne me traversa pas la tête. Quelque part, je devais encore être une môme. Sans doute. Quant à la penderie, il était difficile de la mettre ailleurs, faute, tout simplement, de place. Les entretiens s’avéraient fastidieux pour la plupart, hostiles pour certains, pathétiques parfois. Mes déjeuners d’affaires se prenaient sur mon tabouret du coin cuisine sous la forme de plats surgelés sortant du micro-ondes.

Le virus m’avait volé ma vie. Pendant un certain temps, je résistais. Je continuais à me raconter mes histoires de femme puissante.

Et puis, je craquai.

Le lendemain de leur rencontre, Yvon Yankelmannn se réveilla avec ce sentiment d’oppression dans la poitrine qu’il n’avait pas connu depuis qu’il avait quitté son poste de responsable de ressources humaines dans un groupe pharmaceutique. Un burnout prévisible l’avait expulsé d’une trajectoire qui avait perdu tout charme depuis longtemps.

Au moment même où Océane découvrait à l’école primaire son plaisir de manipuler des chiffres — modestement en cette année où elle « consolidait ses connaissances de la chaîne numérique jusqu’à cent », comme le stipulait le programme de l’Éducation nationale -, Yvon se remit dans la peau d’un étudiant et s’inscrivit pour un Master II en psychologie clinique, psychopathologie et psychologie de la santé. L’année durant laquelle Océane apprenait à « organiser et représenter des données » – timidement encore, mais déjà avec une ardeur qui aurait pu indiquer à un observateur attentif sa passion pour tout ce qui pouvait s’exprimer par un tableau Excel, Yvon rédigea son mémoire de fin d’études et passa ses examens pour travailler dans le service de psychiatrie d’un hôpital en banlieue parisienne.

L’année finalement qui vit Océane quitter son lycée du centre-ville, le baccalauréat avec mention « Très bien » en poche — ce qui lui permit d’intégrer une « prépa HEC » à Paris — fut celle pendant laquelle Yvon osa faire le pas et s’installa comme thérapeute dans le 10e arrondissement, à deux pas du Canal Saint-Martin dont il avait l’habitude, entre deux séances, d’arpenter les berges animées.

Malgré les nombreux doutes et remises en question qui ne devaient jamais quitter Yvon de toute sa deuxième vie professionnelle, il figura vite parmi les thérapeutes dont le bouche-à-oreille assurait un agenda bien rempli. Sans doute fut-ce son tempérament calme, le propos mesuré, et un cadre à juste distance entre professionnalisme et un trop d’empathie qui aidaient nombre de ses patientes et patients.

Dans la mesure du possible, Yvon se sentait heureux. La quiétude de sa vie allait pourtant voler en éclats à peine un an plus tard quand l’année 2015 s’ouvrit sur les tueries barbares des membres de la rédaction de Charlie Hebdo et trouva un superlatif à l’horreur avec les attentats du vendredi, 13 novembre. Yvon n’était pas sur Paris ce week-end-là mais à Verdun chez ses parents, qui avaient insisté pour qu’il vienne fêter son anniversaire avec eux le mercredi.

(Être né un 11 novembre à Verdun est un départ dans la vie qui vous prédestine à une carrière de psychanalyste, était une blague d’Yvon qu’il espérait secrètement être « à la Woody Allen ».)

Ce fut via le téléviseur du salon qu’Yvon découvrit des images qui le terrorisaient. Incapable de retourner sur Paris, Yvon prit la fuite. Il passa quatre semaines dans un village en Forêt-Noire où le fait de ne rien comprendre ni aux conversations des gens ni à la télé, qu’il n’allumait d’ailleurs pas, ne pas pouvoir communiquer que pour le strict nécessaire le rassurait curieusement.

Océane

Je ne m’étais pas rendue compte de mon addiction croissante à Instagram et Facebook. Comme tous les accros de la terre, je m’obstinais longtemps à croire que tout était sous contrôle. Oui, d’accord, je passais plus de temps sur les réseaux, oui, d’accord, je publiais plus souvent des selfies (quoi d’autre aurais-je pu publier par ailleurs, étant donné que j’étais assignée à résidence et que la vue de ma fenêtre n’avait mais alors vraiment rien de palpitant ?). Le filtre de correction esthétique pour la retouche photo ? Qui ne l’utilisait pas ? Une peau un peu plus satinée, des yeux un tantinet plus grands et plus bleus, des dents juste une nuance plus blanche. Le menton un peu moins large. Atténuées, les pattes d’oie. Plus long et gracieux, le cou. Mais ça restait tout de même moi ! Et ça m’occupait les doigts et m’empêchait de soit me les mordre — littéralement, je veux dire, j’avais frôlé le panaris plus d’une fois — soit de me goinfrer de chips. Sans vouloir livrer une caricature de détresse, ainsi se déroulait jour après jour ma pauvre vie en miettes pendant cette année maudite 2020 qui aurait dû me voir partir explorer le monde. On était censé prendre son envol quand on avait vingt-quatre ans, découvrir, rencontrer des gens. Tomber amoureux !

Je n’avais jamais fait l’amour. J’avais aussi fantasmé ce début de vie professionnelle comme celui d’un vaste champ des possibles du côté intime. Et puis ? Quand je sortais une heure par jour me promener dans des rues désertes, un masque protecteur en forme de bec de canard sur la bouche et le nez, à qui aurais-je pu faire envie ? Et par ailleurs, personne, ni même moi n’avait franchement l’esprit aux gestes romantiques ou de séduction. Nous étions terrorisés, moins, à l’époque par ce virus qu’on croyait, à tort, un phénomène éphémère. Non, nous étions dans l’angoisse de nos quatre murs qui se rétrécissaient autour de nous, dans ces retrouvailles avec la solitude qui n’avaient pour le coup, pas du tout été prévues. Nous étions sclérosés dans une immobilité physique autant qu’émotionnelle et l’idée d’une âme sœur qui aurait pu rentrer juste à ce moment-là dans nos existences paraissait incongrue. Pendant les longues heures où je scrutais le plafond dans la pénombre, cherchant un sommeil qui ne venait pas, résistant à la tentation de faire un dernier tour sur les réseaux comme on prend un dernier verre, j’essayais de m’expliquer pourquoi, alors que l’âge moyen d’un premier rapport sexuel pour une fille était de 17 ans et six mois, et que j’en avais six et demi de plus, j’étais encore vierge à un moment où la chance que ce statut changeât était quasi nulle.

Yvon

Bien sûr, j’avais prévenu ma compagne que je comptais m’enfuir pour une durée indéterminée dès le 14 novembre 2015. Je ne m’étais pas non plus caché du fait que cette retraite se ferait dans un endroit que je comptais garder secret et que je ne dévoilerais à personne, même pas à elle. Nous vivions alors dans une entente qui permettait ce genre de liberté. Avec le recul, il m’apparut que nous avions un contrat sentimental comme ce couple de philosophes bien plus connu que nous, un accord déjà bien anachronique à ce moment même. Nous nous voyions comme les héritiers de la génération soixante-huit, à la retraite de la révolte, elle, rangée dans des vies plus conformistes que leurs idéaux de jeunesse l’avaient présagé. Clothilde avait accueilli mon annonce par une longue respiration qui traduisit mieux que des mots son désarroi profond. « Je vais éteindre mon téléphone », lui dis-je froidement pour ne pas laisser monter en moi une empathie qui aurait pu desservir mon dessein. « Ne cherche pas à me joindre. Je reviendrai quand je serai prêt. » Et ce futtout.

J’ai donc passé un mois. Seul, marchant pendant de longues heures sur les sentiers, à la recherche des raisons de ma déroute. Qu’est-ce qui m’avait empêché de retourner à Paris après les événements de cette soirée apocalyptique ? Où trouverais-je le ressort pour surmonter la terreur toujours présente ? Le processus, une sorte d’auto-analyse, fut douloureux. Chaque jour ou presque, je fus confronté à une nouvelle facette de ma personnalité et, pour être franc, aucune n’était à mon honneur. J’étais un lâche, un vaniteux aimant pérorer depuis son fauteuil, détenant son pseudo-pouvoir de thérapeute, de sachant. Sur le fond, j’étais le même que j’avais déjà été dans mon habit de RH. Me mettre en jean et col roulé au lieu de me cacher dans un costume et nouer une cravate autour de mon cou ne transformait pas Saul en Paul. Mes péchés, je les avais bel et bien transposés dans ma nouvelle vie - orgueil, complexe de supériorité, rigidité. Mais le pire : toute cette assurance n’était que supercherie. Le colosse sur des pieds d’argile que j’étais, avait vacillé, s’était fracassé et n’arrivait pas à se relever, alors que l’épreuve, je l’avais vécue par image télévisée interposée. Quel minable j’étais ! La belle affaire. Le psy se cherche un trou de souris pour disparaître. Alors que d’autres sauvaient, donnaient, s’engageaient corps et âme. Et encore, pendant que je respirais l’air pur au milieu de sapins vigoureux en me complaisant dans l’autoflagellation, il y aurait eu tant d’heures à passer avec des personnes en recherche de consolation. Je n’avais jamais été autant balloté entre le dégoût — celui des terroristes, de l’humanité, de moi — et une tristesse inconsolable. Je me sentais indigne. Que faisais-je là, à me cacher du monde plutôt que de contribuer à ce que les choses et des gens aillent mieux ?

Puis, le miracle se produisit.

Ce n’était certes pas la voix du Seigneur qui me parla des cieux, je n’étais définitivement pas Saul. La réconciliation avec ma nature profonde, avec toutes mes contradictions fut plus banale, mais elle avait bien la valeur d’une synchronicité : une journée de don du sang. Le mien se glaça, comme toujours, à la vue de l’affiche invitant à cette collecte. J’étais terrorisé par la moindre goutte rouge et j’avais pour habitude de faire des malaises dès que je me coupais, ou même à la vue d’une blessure d’autrui, voire d’un enfant s’égratignant le genou lors d’une chute. Une main invisible me poussa ce jour de décembre 2015 à entrer dans la salle communale du village où était organisée la collecte. À mesure que mon sang passait par la perfusion, ma culpabilité s’en alla. Je ne faisais pas grand-chose mais au moins, enfin, j’allais au-delà de mes peurs enfantines et je faisais mapart.

Le lendemain, je pus rentrer à Paris.

Océane

Imperceptiblement, je m’enfonçais. Le nombre de likes sur mes selfies me poussait à en multiplier les publications. Dans le but de développer mon audience, je ratissais le web pour trouver des « amis » à ajouter à mes différents comptes. Pour me présenter sous le jour le plus avantageux, j’avais acheté un équipement pour les prises de vue avec lumières, spots et filtres de couleur, du maquillage et des accessoires pour varier les décors. Mon vestiaire se remplit vite : dessous, robes, pantalons, pulls, t-shirts et autres maillots. Baskets, escarpins, bottes et bottines. Je gagnais bien, voire très bien ma vie, et ce fut tant mieux. Une folie pareille pendant mes années d’études et j’aurais fini interdit bancaire. Dans les affaires, par ailleurs, je m’endurcissais rapidement. Si j’avais été plutôt soft et compréhensive lors de mes premières missions, je devenais à présent intraitable. Il n’y avait plus que les aspects chiffrés qui retenaient mon attention, je me moquais totalement du propos quand on cherchait à m’amener sur des terrains tels que le « sens du travail » ou encore le « plaisir ». Foutaise, pensais-je et il m’arrivait alors de placer un tag rouge à côté d’une personne laissant paraître des émotions alors qu’elle était supposée me livrer un bilan objectif et chiffré de ses missions. Les mois passaient, du confinement on alla vers un couvre-feu, puis, un second confinement. Je ne faisais plus très attention, j’avais — et je m’en félicitais — réussi à construire une vie parallèle. Dans cette vie, dès que je quittais mes habits de consultante Schneider & Risch, je me recoiffais, me maquillais, me mettais en posture et braquais les projecteurs sur moi pour récolter des images qui me racontaient l’histoire de ma vie en plus glamour.

J’apprenais à accompagner les publications d’une anecdote, blague ou histoire afin de les rendre « différentes » des dizaines de milliers de posts circulant sur le web. J’apprenais aussi à enregistrer de courtes séquences vidéo pour lesquelles j’inventais un personnage que je baptisai Ondine – en hommage aux contes que m’avait racontés mon arrière-grand-mère maternelle d’origine allemande. Me glisser dans la peau d’une sirène me semblait tellement séduisant face à ma vie asséchée de tout désir, de toute réalisation, de toute liberté. Mes autofictions dont j’étais créatrice et objet, actrice et metteuse en scène, finissaient vite par prendre les rênes de ma vie. Je m’étais ligoté pieds et mains.

Nageant dans un bonheur narcissique, je n’en savaisrien.

***

Accepter Océane Fabert comme patiente ou la refuser ?

S’engager dans un suivi thérapeutique qui risquait d’être long, laborieux et difficile ? Dont l’issue ne semblait pas du tout assurée. Yvon doutait de ses compétences à accompagner la jeune femme évoluant dans un univers tant éloigné du sien. Possédait-il les codes pour comprendre les problématiques qu’il semblait avoir détectées ? Océane n’était pourtant pas la seule patiente appartenant à la génération Y, Yvon avait déjà accueilli des « millenials » en consultation. Il ne s’agissait pas d’un problème d’âge, de décalage avec les tendances de l’époque, habitudes, mœurs, style de vie, centres d’intérêt. C’était autre chose. Yvon décida de se laisser couler un bain – plaisir coupable à une époque où l’eau était devenue précieuse et chère et où chaque baignoire remplie était suivie sur un tableau de bord digital par l’indication des litres consommés avec comparativement l’économie en eau et énergie qu’aurait permis une simple douche de trois minutes (en coupant l’eau au moment du savonnage).