Les navigateurs de l'infini - J.-H. Rosny Aîné - E-Book

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J.H. Rosny Aîné

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Beschreibung

Tout est prêt. Les cloisons du Stellarium, en argine sublimé, d’une transparence parfaite, ont une résistance et une élasticité qui, naguère, eussent paru irréalisables et qui le rendent pratiquement indestructible.
Un champ pseudo-gravitif, à l’intérieur de l’appareil, assurera un équilibre stable aux êtres et aux objets.
Nous disposons d’abris dont la contenance totale atteint trois cents mètres cubes ; notre chargement d’hydralium doit suffire à nous approvisionner d’oxygène pendant trois cents jours ; nos armures hermétiques d’argine nous permettront de circuler dans Mars à la pression terrestre, notre respiration étant assurée par des transformateurs directs ou pneumatiques. D’ailleurs, les appareils Siverol nous dispenseraient de respirer pendant plusieurs heures, par leur action globulaire et par l’anesthésie des poumons.
Enfin, notre provision de vivres comprimés, auxquels nous pouvons rendre à volonté leur volume primitif, est assurée pour neuf mois.

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J.-H. Rosny aîné

LES NAVIGATEURS DEL’INFINI

1925

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383836797

PREMIÈRE PARTIELES NAVIGATEURS DE L’INFINI

Tout est prêt. Les cloisons du Stellarium, en argine sublimé, d’une transparence parfaite, ont une résistance et une élasticité qui, naguère, eussent paru irréalisables et qui le rendent pratiquement indestructible.

Un champ pseudo-gravitif, à l’intérieur de l’appareil, assurera un équilibre stable aux êtres et aux objets.

Nous disposons d’abris dont la contenance totale atteint trois cents mètres cubes ; notre chargement d’hydralium doit suffire à nous approvisionner d’oxygène pendant trois cents jours ; nos armures hermétiques d’argine nous permettront de circuler dans Mars à la pression terrestre, notre respiration étant assurée par des transformateurs directs ou pneumatiques. D’ailleurs, les appareils Siverol nous dispenseraient de respirer pendant plusieurs heures, par leur action globulaire et par l’anesthésie des poumons.

Enfin, notre provision de vivres comprimés, auxquels nous pouvons rendre à volonté leur volume primitif, est assurée pour neuf mois.

Le laboratoire prévoit toutes les analyses physiques, chimiques et biologiques ; nous sommes puissamment pourvus d’appareils destructeurs. En somme, la propulsion, l’équilibre pseudo-gravitif, la respiration normale, la combustion artificielle et la nutrition nous sont assurés pendant plus de trois saisons. En comptant trois mois pour atteindre Mars, trois mois pour en revenir, il nous restera trois mois pleins pour explorer la planète, dans le cas – le moins favorable – où nous ne trouverions là-bas aucune ressource d’alimentation et de respiration.

I

8 avril. – Notre vaisseau vogue dans la nuit éternelle ; les rayons du Soleil nous frapperaient durement, à travers l’argine, si nous ne disposions pas d’appareils qui atténuent, diffusent ou suppriment la lumière, à notre gré.

Notre vie est aussi aride que la vie des captifs ; dans l’étendue morte, les astres ne sont que de monotones points de feu ; notre tâche se borne à de menus soins d’entretien et de surveillance ; tout ce que les appareils doivent faire jusqu’à l’heure de l’atterrissage est rigoureusement déterminé. Aucun obstacle ; rien qui exige un changement d’orientation ; une vie intérieure subordonnée à la machinerie. Nous avons des livres, des instruments de musique, des jeux. L’esprit d’aventure nous soutient, une espérance démesurée quoique amortie par l’attente…

La prodigieuse vitesse qui nous entraîne équivaut à une suprême immobilité. Profond silence : nos appareils – générateurs et transformateurs – ne font pas de bruit ; les vibrations sont d’ordre éthérique… Ainsi, rien ne décèle le bolide lancé dans les solitudes interstellaires…

21 avril. – Jours indiciblement uniformes. Causeries languissantes. Peu de goût pour la lecture ou le travail.

27 avril. – Mon chronomètre marque 7 h 33. Nous venons de déjeuner : extrait de café, pain et sucre « reconstitués ». Un léger supplément d’oxygène nous a mis en appétit et presque en gaieté. J’observe mes deux compagnons avec je ne sais quel sentiment de renouveau : perdu dans les déserts de l’infini, je me sens plus proche d’eux que de mes frères de sang. Antoine Lougre dut être grave dès l’enfance : sa gravité n’est pas triste : elle comporte des éclairs de gaieté, des joies de jeune cheval qui s’ébroue. Une tête à pans, la tête longue des Scandinaves, mais non leur poil : cheveux goudron, yeux couleur myrtille, teint d’une pipe d’écume, légèrement culottée. La stature est haute, l’allure molle ; la parole, précise comme un théorème, correspond à la nature mathématique de l’homme.

Jean Gavial porte une chevelure aussi rouge que le pelage du renard ; des étoiles de cuivre constellent les yeux vert-de-gris ; le teint est blanc comme le fromage à la pie, semé de roussettes pâles ; la bouche sensuelle et joyeuse fait rire le visage. C’est un animal concret, vaguement artiste, qui hait la métaphysique et les mathématiques transcendantes, mais un magicien de l’expérimentation, un voyant de l’infinitésimal. Cet ennemi du calcul différentiel et intégral exécute, en un éclair, des calculs mentaux extraordinaires : les chiffres lui apparaissent en traits phosphorescents.

Moi, Jacques Laverande, humain plutôt museur, cavalier de la licorne, je dissimule un tempérament brumeux sous un simulacre tropical : cheveux, yeux et barbe qui semblent avoir crû, noirs comme lignite, dans quelque Mauritanie, peau cannelle pâle, nez d’écumeur targui…

Les affinités électives qui nous ont agglomérés, dès le collège, maintiennent une amitié nonchalante, mais irréductible.

Pour la centième fois, Antoine marmonne :

— Qui sait si la Terre seule n’a point produit la vie… et alors…

— Alors le Soleil, la Lune et les Étoiles furent vraiment créés pour elle, ricane Jean. C’est faux ! Il y a de la vie, là-bas !

— Il y en a même ici ! dis-je en étendant la main.

Antoine lance son rire brumeux :

— Oui… je sais… l’innombrable Coexistence ! Mais est-ce encore la vie ?

— J’y crois comme à ma vie propre.

— Mais consciente ?

— Inconsciente et consciente… Toutes les inconsciences et toutes les consciences… et parmi celles-ci des consciences au prix desquelles la nôtre ne vaut peut-être pas mieux que la conscience d’un crabe.

— Merci pour le crabe ! fit Jean. Je l’admirais dans mon enfance, et je l’ai toujours estimé…

— Cinquante explorations lunaires n’ont rien donné ! reprit Antoine.

— On a mal cherché, peut-être, et peut-être aussi la vie y est-elle incomparable à la nôtre.

— Elle ne devrait pas être incomparable ! grogna Antoine, avec quelque trace d’humeur. La Lune réunit les mêmes éléments primitifs que la Terre… son évolution fut plus rapide, mais analogue : une souris croît, persiste et disparaît plus vite qu’un rhinocéros… Il fut un temps où la lune avait des mers, des lacs, des rivières, où elle était emmitouflée d’azote et d’oxygène… Ne le sait-on pas avec certitude ?…

— Et cela remonte à des milliards de millénaires ! En ce temps, un monde fossile de la nature du nôtre doit avoir été complètement anéanti.

— Des squelettes, oui… mais non des traces.

— Vaine dispute ! Au reste, l’évolution de Mars doit mieux ressembler à la nôtre.

— Qui le conteste ? dit Antoine. C’est bien pourquoi j’y vais.

— Vous vous calomniez ! rétorqua Jean. Vous y allez parce que votre abstraction est sportive… Il vous plaît d’être, avec nous, le premier homme qui y ait « atterri ». Et c’est très bien… nous nous félicitons d’être menés par l’esprit d’aventure…, comme jadis ces pauvres gens sur leurs caravelles !…

Encore des jours, plus lents, plus monotones, dans les abîmes noirs, dans le mystère éternel. L’Espace ! Nous ne savons pas plus quelle réalité il dissimule que ne le savaient ceux qui crurent au vide ni ceux qui inventèrent des mondes à quatre, à cinq, six… à n dimensions, pas plus que l’Éléate, que Descartes, que Leibniz ou notre Arénaut, conquérant de l’Interstellaire.

Un matin, Antoine, qui est un peu hypermétrope, murmure :

— Mars cesse d’être une étoile !…

Dans la monotonie plénière de notre vie, c’est l’esquisse d’un Événement… Désormais, chaque matin, nous cherchons avidement à nous rendre compte de la grandeur de Mars. Bientôt, la figure de la planète se précise. C’est, à l’œil nu, une lune minuscule, une lunule qui serait encore presque un point à côté de notre satellite, et tout de même nettement circulaire. Tous les trois ou quatre jours, nous avons l’impression d’un accroissement, et voici que le diamètre de Mars atteint le cinquième du diamètre de Séléné.

C’est maintenant une jolie petite lune rougeâtre.

— Je songe, fait Jean, à une petite montre de dame comparée à un gros chronomètre.

La petite montre de dame devient une sœur jumelle de la Lune, teintée d’écarlate pâle. Sans cesse croissante, elle ne tarde pas à paraître beaucoup plus grosse que le Soleil ou la Lune ; au télescope, nous distinguons des linéaments précis de la superficie : chaînes de montagnes, vastes plaines, surfaces polies qui pourraient être de l’eau ou de la glace, régions blanches, vraisemblablement couvertes de neige…

À la vue simple, c’est un orbe colossal, une lune vingt fois, puis cinquante fois, puis cent fois plus étendue que l’astre sélénétique. À mesure, cet astre semble moins lumineux. D’abord pareil à un disque de cuivre poli, il pâlit, il prend un aspect presque mat ; bientôt sa substance figure un mélange de métal et de terre cuite, où le rouge domine, mais où apparaissent des taches multicolores… Les deux lunes de Mars galopent indéfiniment.

1er juin. – Il n’y a plus d’astre. Mars est devenu un monde, lointain encore, où l’œil distingue la figure confuse des monts, des plaines, des grandes vallées, que la rapidité vertigineuse de notre course transforme, agrandit sans cesse. L’heure formidable est proche. Nous sommes prêts : depuis longtemps nous avons opéré le retournement du Stellarium. Jean surveille la puissance décroissante du moteur, nous dosons notre chute, à l’aide d’un champ gravitique antagoniste, et nos horloges temps-espace nous renseignent avec une exactitude minutieuse sur les durées comme sur les distances. Il s’agit d’atteindre Mars avec une vitesse nulle. À moins d’une panne, ce n’est qu’un jeu, tout au plus pourrait-on craindre un léger à-coup lorsque nous serons à courte distance du sol, mais bientôt il est clair qu’il n’en sera rien ; le réglage est parfait, la vitesse est insignifiante, et lorsque nous sommes tout près du sol elle devient insensible : nous abordons mollement, notre appareil cesse d’opposer toute résistance à la pesanteur martienne.

II

C’est, près de l’équateur, une vallée spacieuse entre de hautes collines, presque des montagnes : nous n’espérons pas trouver d’eau ; nos lunettes ne nous ont révélé ni rivière ni lac – pas même une mare ou un ruisseau ; tout au plus quelques miroitements, vers les pôles, mais, certains qu’un froid vif, un froid « congelant » devait y régner, nous avons préféré atterrir ici, remettant à plus tard une vérification facile : en somme, il ne faudrait pas même une heure à notre machine pour faire le tour de la planète.

— Je me sens trop léger ! grommela Jean, après un silence.

— Comme moi ! fit Antoine.

— Comme moi ! ajoutai-je. Je crois que je franchirais des murs de dix mètres…

— Tels les lions et les tigres, mais la sensation n’est pas agréable ; nous nous adapterons plus tard : augmentons un peu notre champ de gravitation.

À travers nos cloisons diaphanes, nous examinons le site à l’œil nu ou avec les lunettes. Le sol aride, dur comme le roc, d’un rouge sale, apparaît sinistre.

— Nous avons vu, dit Antoine, que cette vallée fait suite à la moyenne et à la haute montagne, et qu’elle est disposée pour recevoir de l’eau par un réseau de ravins… De plus, la température devrait être beaucoup plus favorable à l’existence du liquide que vers les latitudes élevées.

— Elle le devrait, oui. Mais avons-nous vraiment cru trouver de l’eau limpide ? Tout au plus de la vapeur ! En tout cas, si nous ne rencontrons pas de végétaux dans cette zone et dans d’autres régions favorablement placées, nous pourrons conclure que Mars est désormais plus stérile que nos déserts !

— Ainsi aurait raisonné le guerrier légendaire qui périt au siège de Milan.

— Eh ! c’est le fin fond des raisonnements scientifiques ! reprit Antoine… mais voyez donc !

Nous suivîmes la direction de son bras et nous aperçûmes des structures singulières. Par la couleur, elles se distinguaient à peine du sol, lequel était rouge, ou plutôt rougeâtre ; c’est la forme qui les rendait discernables. Après quelques moments, nous en comptâmes quatre sortes.

La première comportait des lanières en zigzag : à chaque angle, il y avait une manière de nœud. Le tout était aplati contre la terre ; la largeur des lanières atteignait le double ou le triple de leur épaisseur, et celle-ci ne semblait nulle part dépasser deux ou trois centimètres…

Les figures de la seconde sorte formaient des spirales aux lignes irrégulièrement ondulées, avec un gros nœud au centre. Elles étaient aplaties contre le sol, à peine plus épaisses que les figures en éclair.

La troisième sorte semblait une variété complexe de la première ; d’un nœud assez vaste jaillissait une série de lignes en zigzag, mais il n’y avait pas de nœuds secondaires.

— On dirait une pieuvre très plate avec des tentacules en éclair ! remarqua Jean.

— Et sans yeux ! ajoutai-je.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ?… marmonna Antoine. Est-ce une bizarrerie minérale…, est-ce de la végétation…, est-ce une sorte d’animalité immobile… car, enfin, nous ne constatons aucune agitation ?

— Aucune ! confirma Jean, les objectifs de ses lunettes fixés sur les étranges figures. Rapprochons-nous !

Nous nous rapprochâmes, nous pûmes nous assurer que la surface des structures était recouverte en partie d’un mélange de bulles semi-transparentes et d’une espèce de moisissure polychrome, où dominait le carmin.

— Tout de même, c’est encore à des végétations que ça ressemble le plus, conclut Antoine.

Cette conclusion fut bientôt confirmée par l’apparition d’autres formes en éclair, en tentacules rayonnants et en spiraloïdes, dont quelques-unes atteignaient des longueurs assez considérables : cinq, dix, vingt mètres.

— Faisons une courte randonnée à la recherche chimérique de l’eau, proposa Jean.

Nous mîmes la machine en marche, très lentement, à peine quinze kilomètres à l’heure, avec de fréquents arrêts, mais sans découvrir d’eau. Une excursion plus rapide vers l’amont ne fut pas plus productive. Rien que la pierre, la désolation des sites lunaires, entrecoupée de pseudo-végétations, de plus en plus rares.

En redescendant, nous fîmes une découverte intéressante : dans un site où les pseudo-végétations étaient abondantes, Jean nous montra des corps en mouvement. Ces corps aussi étaient plats, de couleur orange, avec des taches bleues ou violettes : nous discernâmes vite qu’ils avaient des prolongements en lanières, pattes ou pseudo-pattes, sur lesquelles ils semblaient glisser plutôt que marcher.

Ce qui tenait lieu de corps avait des contours si irréguliers que ces êtres nous parurent informes. En fait, ils affectaient une surface moussue, avec une multitude de pores, de replis, de sinus, de bosselures. En nous enfonçant un peu plus dans la vallée, nous ne tardâmes pas à en percevoir d’autres, de formes un peu différentes et de nuances diverses, tous remarquables par leurs structures confuses et aplaties, par des surfaces moussues, parfois spongieuses. Nous en comptions maintenant au moins douze sortes différentes. Deux de ces êtres atteignaient une longueur de cent pieds. Impossible de dire s’ils avaient des organes ou une tête, mais tous montraient les prolongements en lanières qui servaient de pattes…

— Les pattes-lanières s’opposent fort imparfaitement, dit Jean ; la tête doit être ce qui précède le reste quand ces êtres se meuvent.

— Ce qui précède ressemble pas mal à une grappe d’on ne sait quels fruits moussus ou spongieux… Si c’est la tête, elle est composée de compartiments distincts quoique soudés… Je ne vois rien qui évoque l’idée de sens, rien qui ressemble lointainement à des yeux, des oreilles, des narines…, pas de bouche non plus… à moins qu’il n’y en ait une parmi les cavités qui s’entrouvrent dans la mousse ou l’éponge. Ceux qui s’arrêtent près des pseudo-plantes n’ont pas l’air de les consommer…

— Toujours pas d’eau !

— Elle est peut-être souterraine…, à moins que ces vies ne s’en servent point…

— Il est temps que nous nous occupions de la composition, de la pression et de l’état hygrométrique de l’atmosphère.

Chargé de l’opération, je me rendis dans la chambre étroite destinée aux communications avec le monde externe. On y pénétrait par une poterne qui, une fois refermée, abolissait strictement toute communication avec l’atmosphère des autres chambres. Alors, à volonté, on mettait les appareils vérificateurs en contact avec l’ambiance. Cette opération suffisant pour l’heure, je fis jouer un commutateur, et bientôt je constatais que la pression atteignait près de neuf centimètres, la température cinq et demi au-dessus de zéro ; l’état hygrométrique se décelait faible, mais enfin il indiquait nettement la présence de la vapeur d’eau.

Quand je communiquai ces résultats à mes compagnons, Antoine exclama :

— Vous avez bien dit cinq degrés et demi au-dessus de zéro ?

— Deux cent soixante-dix-huit degrés et demi absolus !

— C’est impossible… Je n’attendais pas plus de cinq degrés au-dessous… La pression même m’étonne. Quant à la vapeur d’eau… c’est conforme.

— Conforme ou non… Possible ou impossible… tout est comme je vous l’ai dit.

— Alors, il y a un mystère… deux mystères…

— Dix mystères ! gouailla Jean. Et ces mystères gisent vraisemblablement dans l’atmosphère martienne, proportionnellement plus propre que la nôtre à empêcher la déperdition de la chaleur. Donc, analysons cette atmosphère…

Une demi-heure plus tard, l’analyse, sommaire, était terminée : la proportion d’oxygène était surprenante – à peu près les deux septièmes du fluide soutiré ; il y avait un tiers d’azote, une quantité minime d’un gaz inconnu, un dix millième de gaz carbonique, des substances diverses en quantité fort minime, parfois à l’état de traces.

— Nous sommes un peu chez nous tout de même ! fit Antoine rasséréné.

— Et sur la voie du mystère… Je parie que c’est ce gaz inconnu qui limite le rayonnement martien.

— On verra bien… En attendant, il y a assez d’oxygène pour que nous puissions circuler à l’air libre, avec l’aide de nos condensateurs, et renouveler indéfiniment la provision du Stellarium.

— Si nous faisions une première sortie ?

— Le soir est assez proche, objecta Antoine. Évidemment, il nous est facile de gagner des zones lumineuses…, mais je suis curieux de voir la nuit martienne…

Dans l’air raréfié, le crépuscule devait être plus bref encore que dans les régions tropicales de notre Terre. Au fond de l’Occident, la fournaise solaire croulait ; elle demeura un moment suspendue entre deux montagnes et à peine eut-elle disparu que les étoiles scintillèrent dans un ciel incomparablement pur. Ce spectacle était semblable, en somme, à celui que nous avions vu pendant tous les jours de notre voyage, mais, sur cette terre lointaine, il détermina une petite crise de poésie chez Jean, un flux d’épithètes et, je crois, la récitation de quelques vers.

Nous allions faire de la lumière lorsque nous fûmes frappés par un phénomène extraordinaire. De quelque côté qu’on se tournât, on apercevait des réseaux de phosphorescences – phosphorescences si pâles qu’elles ne cachaient pas les astres – et merveilleusement nuancées.

Ces réseaux formaient des colonnes lumineuses – horizontales, verticales, obliques – souvent entrecroisées et dont les teintes n’allaient pas en deçà du jaune et montaient jusqu’à l’extrême violet. Des formations lumineuses y circulaient, de nuances variables, faites de filaments singulièrement entrelacés. Ces formations, légèrement plus brillantes que les colonnes, n’empêchaient pas non plus d’apercevoir les étoiles, même de faible grandeur.

— À peu près l’intensité de la Voie lactée, remarqua Antoine.

Toutefois, la Voie lactée s’apercevait moins bien à travers les colonnes que dans les nombreux interstices des réseaux.

Après quelque temps, nous nous convainquîmes que les formations circulaient avec une grande liberté d’allure, accélérant, ralentissant leur marche, s’arrêtant ou revenant en arrière. Elles semblaient vriller les colonnes et pouvaient atteindre de grandes vitesses : certaines parcouraient douze kilomètres par minute. Les formations violettes étaient les plus rapides.

— Est-ce que cela vit ? grommela Jean.

— Doutons-en ! répondit Antoine… mais c’est probable !

Rarement, des formations quittaient les colonnes et s’engageaient dans l’étendue noire, où leur marche se ralentissait, où leurs allures devenaient plus capricieuses.

— Oui, ça ressemble farouchement à de la vie, reprit Jean. Pourtant, je n’ose croire…

— Inutile de croire. Bornons-nous à faire la part du réel et du possible… Ça peut être de la vie. Alors, quelle énigme !…

— Vie éthérique, vie nébulaire ?

— Fonction de la planète en tout cas ; puisque nous n’avons rien vu de comparable dans les espaces interplanétaires – et participant sans doute autant de l’Éther que de la Nébula.

Nous observions maintenant le phénomène avec les lunettes, et si la phosphorescence des colonnes semblait à peu près invariable, celle des formations mouvantes variait si harmonieusement qu’on eût dit d’une symphonie lumineuse.

Bientôt, une nouvelle particularité nous frappa : plusieurs colonnes s’étant heurtées au Stellarium, la phosphorescence s’arrêtait à partir de la paroi rencontrée pour reprendre à la surface de la paroi opposée ; au reste, les segments communiquaient par des colonnes amincies qui contournaient notre abri. Comme, normalement, les colonnes étaient droites, ou si faiblement courbes qu’on ne s’en avisait point, il nous fallait admettre que la jonction s’était faite après notre arrivée. Pour nous en convaincre, nous déplaçâmes le Stellarium, nous rompîmes plusieurs colonnes. Celles que nous laissions à l’arrière se refaisaient très rapidement, celles qui demeuraient en contact avec notre abri mettaient quelque temps à établir le raccord.

Quant aux formations vivantes (?), partout où se produisait une rupture, elles étaient projetées dans l’étendue noire.

Quelques-unes s’attardaient, d’autres rejoignaient une colonne ou les segments des colonnes atteintes.

— Fantasmagorique ! grogna Antoine. Si ce ne sont pas des organismes, ce ne sont pas non plus des existences analogues à nos météores… et moins encore aux minéraux solides ou liquides !

— J’opte délibérément pour la vie ! déclara Jean. Les habitants de Mars, avec lesquels nous espérions échanger des vérités premières, font partie de plans qui, vraisemblablement, ne permettent aucune communication intellectuelle.

— Voire ! intervins-je. D’abord, il y a peut-être d’autres formes ; ensuite, que savons-nous des « possibles » de celles-ci ? Pourquoi n’y aurait-il pas entre elles et nous des analogies au moins abstraites ? Déjà, si elles vivent…

Antoine me coupa la parole :

— Nous rêverons plus tard… Je voudrais, s’il se peut, établir des tranches d’observation…

— L’un n’empêche pas l’autre ! fis-je. Je continue à regarder… et tout en regardant je me demande si Mars n’est pas plus complexe que la Terre – en un sens plus évolué – et s’il n’y a pas un troisième plan de vie quelque part.

— Je veux bien ! Mais voici que déjà un classement s’esquisse… oh ! le plus rudimentaire possible. Vous avez remarqué que les formations comportent des parties plus pâles, qui forment des espèces de vacuoles dans la masse… Or, j’observe que les mouvements semblent d’autant plus rapides et plus précis, les changements de direction d’autant mieux exécutés, que les vacuoles sont plus nombreuses… Comparez celles qui ont cinq ou six vacuoles à celles qui n’en ont qu’une ou deux : le contraste est frappant.

C’était exact. Les « formations » à vacuoles multiples atteignaient des vitesses de trois cents à sept cents kilomètres à l’heure, les formations à vacuoles uniques ou doubles atteignaient à peine le dixième de ces vitesses…

Un peu partout, certaines formations s’arrêtaient : nous observâmes que, pendant l’arrêt, des rais très fins reliaient telles formations qui possédaient le même nombre de vacuoles. L’intensité des rais n’était pas stable : on la voyait croître et décroître, sans que nous pussions discerner aucun rythme. Dès que les formations se remettaient en marche, les rais ne manquaient pas de se rompre.

— Savez-vous quoi ? s’exclama Antoine. Les variations des rais expriment des échanges spontanés… elles dénoncent vraisemblablement un langage où des vibrations infinitésimales remplacent analogiquement nos ondulations sonores !…

— Donc, fit Jean, vous ne doutez plus de la vie de ces formations… si dissemblables de tout ce qui avait été imaginé par les plus imaginatifs de nos savants et de nos artistes !

Nous considérâmes encore quelque temps l’étrange spectacle, sans découvrir rien qui augmentât sensiblement ce que nous avions déjà constaté, puis nous fîmes de la lumière, ce qui rendit les formations invisibles, et nous prîmes le repas du soir.

Si tout se passe comme aujourd’hui, nous ne verrons les manifestations de ces existences que pendant la nuit…

III

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Jean, quand nous eûmes consommé le repas.

— Si c’est mon avis que vous voulez, dis-je, j’aimerais à rejoindre des zones diurnes…

— Dans l’espoir de rencontrer des organismes plus proches des nôtres ?

— Oui… D’ailleurs, ceux que nous avons vus pendant le jour étaient bien moins loin de nous que les formations lumineuses.

— Si nous analysions d’abord plus minutieusement l’atmosphère ? fit Antoine.

Nous retrouvâmes naturellement les corps révélés par l’analyse sommaire, mais le fluide inconnu ne put être classé : il semblait extrêmement complexe.

Le carbone et l’azote comportaient des isotopes, tellement que le poids atomique du carbone atteignait 12,4, tandis que le poids atomique de l’azote descendait à 13,7. Il y avait, en quantité infinitésimale, de l’argon, du néon, etc.

Comme on l’a déjà dit, la proportion d’oxygène était surprenante.

— La présence de l’azote et du gaz carbonique rend possible l’existence d’organismes composés à peu près comme les organismes terrestres, remarqua Antoine.

— Oui, mais les isotopes ? s’exclama Jean. Passe pour l’azote, et encore ? Mais le carbone me choque et même me scandalise ; lui si fidèle à l’hélium, sur notre Terre, s’adjoindre ici d’autres atomes ! C’est inconcevable !

— Le fait est là !… J’entrevois qu’un carbone composé ainsi peut agir autrement que le nôtre dans un monde animé ! Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver des différences vives entre notre faune-flore et la faune-flore martienne.

— Ajoutez à cela les influences physiques : densité de Mars, intensité de la pesanteur, température, durée des saisons…

— Êtes-vous fatigués ? demanda Jean… Sinon nous pourrions rejoindre les régions éclairées…

— Mon chrono marque l’heure du repos, répondit Antoine. Puisque rien ne presse, jetons encore un coup de sonde du côté des formations aériennes, et faisons une sortie après le sommeil… Mieux vaut procéder par série.

Jean, n’ayant aucune raison sérieuse pour insister, accepta la discipline du repos. Pendant une demi-heure encore, nous observâmes les formations aériennes, ce qui nous permit de les mieux classer et nous confirma dans la croyance qu’il s’agissait bien de manifestations vitales d’une nature bien plus subtile que les plus subtiles manifestations terrestres.

Après quoi nous entrâmes dans l’inconscience, jusqu’à l’aube martienne… qui vint après le même nombre d’heures qu’elle fût venue là-bas, à une latitude comparable.

À mon réveil, Jean préparait le café matinal, dont l’arôme concentrait, deux fois par jour, les rêves de mon pèlerinage. Le pain déjà chaud, redilaté, était aussi frais que s’il sortait du four : joint aux vitamines, au sucre condensé, au beurre, il devenait un aliment parfait.

Cuisinier par vocation, Jean nous offrit du café sans reproche et des tartines savoureuses.

— Corps Dieu ! fit Antoine, qui était le plus gourmand des trois. Cueillons ce petit déjeuner…

— Dire que nous sommes encore mortels, nous qui prenons notre café sur une autre planète !

— J’estime plus étonnant encore que nous l’ayons bu dans les espaces interplanétaires ! fis-je. Ici, du moins, nous nous trouvons dans un monde homologue au nôtre.

— Nous envahissons la demeure du voisin… Jusqu’à présent, elle ne paraît pas très confortable. Préparons notre sortie.

— Mais d’abord consultons les oiseaux.

Nous en avions emporté six, deux moineaux, un pinson et trois serins, qui, comme nous, avaient mené une vie saine pendant le voyage.

Antoine, saisissant la cage du pinson, l’introduisit dans la cellule qui, à volonté, communiquait avec l’extérieur. Une petite pompe aspirante et foulante devait condenser l’air martien. Quand nous eûmes achevé le déjeuner et notre toilette, nous constatâmes que le pinson n’avait aucunement souffert.

— Il fallait s’y attendre ! dit Jean.

— À peu près… Mais l’action du gaz inconnu pouvait être nocive. Il paraît qu’il n’en est rien… Nous prendrons toutefois quelques précautions.

Dix minutes plus tard, munis du respirateur ordinaire, du condensateur, d’armes et d’outils, nous prenions pied sur le sol de la planète, où nous marchions aussi légèrement que si nos forces avaient triplé. Grâce au condensateur, nous respirions sans peine.

— Permettez une petite crise d’enthousiasme ! s’exclama Jean, en brandissant son piolet.

Son exclamation nous causa une impression singulièrement agréable : nous nous attendions, dans ce milieu raréfié, à ne pouvoir parler ou entendre qu’avec une difficulté extrême – et pour quelque cause énigmatique, l’atmosphère conduisait assez bien le son.

L’air était d’une limpidité parfaite. Les organismes foisonnaient, les uns immobiles, comme nos plantes, les autres mobiles, comme nos animaux, les plus véloces comme des pythons, les plus lents guère plus rapides que les limaces.

Aucun ne semblait strictement symétrique, et pourtant ils ne rappelaient point nos rayonnés.

— D’abord, combien ont-ils définitivement de pattes, si ces lanières sans cesse déformées sont des pattes ?

— Il semble en tout cas qu’elles en tiennent lieu.

— Ces… « Zoomorphes » s’en servent pour se mouvoir, et toutefois leur glissement prend aussi des allures de reptation…

— Un, deux… trois, quatre… huit ! Ils auraient huit pattes ?

— Oui… mais… ah ! en voici une neuvième… qui ne paraît que par intervalles…

Les mouvements des appendices étaient bizarres : tantôt repliés, tantôt en zigzag, tantôt plus ou moins hélicoïdes, ces pseudo-membres se révélaient fort transformables.

— Il faut en retourner quelques-unes, si c’est possible ! dis-je.

— Allons-y ! riposta Jean en approchant d’un organisme à peu près long comme un rat et qui circulait en tardigrade.

D’un mouvement précis du piolet, il réussit à retourner la créature, tandis qu’elle s’enveloppait d’un halo fluorescent, lequel s’éteignit au bout de quelques secondes. Elle agitait hâtivement ses appendices en tentant de reprendre sa position naturelle.

— Cette fluorescence est intéressante ! grommela Antoine.

— Neuf pattes ! annonça Jean.

— Exact.

— Voyons donc ! Les appendices sont fixés par trois… chaque « terne » formant une faible courbe…